Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Rédaction : 1984
Mise en ligne : novembre 2018

 

 

 

 

PETIT ECHANGE AVEC CHATGPT

APHORISMES

ETRE ET EXISTER

ENSEIGNER LA PHILOSOPHIE

ESTHETIQUE DE L'ABSTRACTION

PRINCIPES DE PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

I- Orientation

II- Théorie de la connaissance esthétique

III- Théorie de la rencontre

IV- Théorie de la signification

V- Théorie des échanges et Conclusion

LA PEINTURE HOLLANDAISE AU SIECLE D'OR

LES FANTOMES DE L'OPERA

ON DEVRAIT DIRE...

QU'EST-CE QUE LE NEOREALISME ?

LA STAR, LA VIVANTE ET LE SANS POURQUOI

ESTHETIQUE DU PARADIS TERRESTRE (1)

LE REALISME SELON CEZANNE

NOTE SUR WITTGENSTEIN

ENTRETIEN

CEZANNE ET LA FORCE DES CHOSES

MANTEGNA : ANCIENS ET MODERNES

LE TABLEAU ET LE MIROIR

LE JARDIN A LA FRANCAISE

REMBRANDT, BETHSABEE

PHILOSOPHIE ET RHETORIQUE

LES RELIGIONS DU LIVRE

DU CARACTERE A LA CARICATURE

QUELLE VANITE QUE LA PEINTURE...

LES GROTESQUES

LE ROSSIGNOL ET LA DIVA

LA STATUE AMOUREUSE

L'INTERPRETATION DE L'OEUVRE D'ART

DE L'IDEE DU BEAU A L'ESTHETIQUE

CARAVAGE ET L'OPERA

 

 


PRINCIPES DE PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

III- THEORIE DE LA RENCONTRE

             On a coutume de regretter l’état fragmentaire de La Poétique d’Aristote. La rédaction abrégée, conduite sans souci apparent d’unité, de ces notes de cours destinées sans doute aux auditeurs du Lycée manque, semble-t-il, à la promesse de son titre. Peri poiêtikês : de la production de l’œuvre. On attendait l’exposé, méthodique et général, d’un système de philosophie esthétique. On ne trouve qu’un court traité sur l’art tragique et, par opposition, quelques incidences sur la poésie épique. Au chapitre VI, Aristote annonce qu’il sera plus tard question de la comédie (1449 b 21) (1) : ce développement n’ayant pas laissé de trace, on a supposé que la seconde  partie de l’ouvrage s’était perdue, hypothèse qui n’a pas manqué de stimuler l’ingéniosité des érudits et parfois même l’imagination des romanciers (2). Pourtant, et malgré la limitation de son propos, je crois reconnaître en cette œuvre lacunaire la première tentative philosophique pour construire cette analyse poétique que réclame la violence de l’événement esthétique, d’où procède le travail de l’artiste. Si la partie consacrée à la tragédie est seule demeurée, c’est parce qu’en elle se fonde et s’énonce explicitement une pensée esthétique radicalement nouvelle. L’analyse aristotélicienne de la tragédie est en effet beaucoup plus que l’analyse d’un genre parmi d’autres : il est possible d’y deviner une philosophie de la pratique artistique en général, ou encore une esthétique en action, et non seulement un traité de théorie. Le déroulement du drame tragique est le modèle rigoureux des moments et des crises par lesquelles doit nécessairement passer l’activité artistique. Le héros tragique est le prototype idéalisé de l’artiste : comme lui, il choisit d’assumer une situation dont il n’est pourtant que le principe extérieur et l’agent accidentel – à la façon dont l’archi-tecte (qui est principe – arkhê – de la production et de l’enfantement – tiktô, tektôn) conduit, par art et non par nature, la construction de l’édifice ; comme lui, il s’expose librement au risque de la violence, qui est acte contre nature, outrage fait à ce qui, de soi-même, se montre et s’épanouit. Comme le héros tragique qui s’exalte et se détruit au centre d’un conflit essentiel – dont il est la proie passionnée – ainsi l’artiste soumet sa liberté à l’épreuve du choix, il se risque au lieu crucial où s’affrontent deux contraires : la matière indistincte et la forme achevée, la puissance désirante et l’acte institué.
            La tragédie est mimêsis. Il faut entendre : représentation (3). La représentation dramatique conduit l’événement jusqu’au point critique de sa complète maturité, elle accompagne l’avènement du sens dans le jour de la présence, elle force la vérité dans l’évidence. La mimêsis platonicienne est représentation de l’eidos, elle rend sensible la forme idéale que le dialecticien, conçoit et définit par un acte de langage, et que le peintre incarne en une image fascinante, par un stratagème technique. L’artiste, ce rival du philosophe, captive la vérité dans l’éclat trompeur de la beauté sensible, il la convoque sous nos yeux et subjugue la pensée par l’éblouissement d’un divin manifesté. L’art, selon Platon, est illusion, puisqu’il fait croire à la possible saisie du vrai, puisqu’il rend visible l’invisible, puisqu’il nous fait halluciner la capture de la bête, la torpille tant désirée, l’animal paradoxal qui ne signale sa présence que dans l’instant où il échappe à notre prise. Le peintre – qui est l’artisan de la couleur – barbouille le visage de l’absence essentielle. Son art est grimage et maquillage, il prostitue la vérité et la livre – comme une courtisane trop  fardée – à l’ardeur de nos curiosités (4). La mimêsis est mensonge puisqu’elle installe dans la présence cela même dont le destin est de toujours se dérober. L’homme mimétique reste pour Platon le faussaire de la vérité. Il est le sophiste de l’apparence (5).
            A l’inverse, la mimêsis aristotélicienne n’est pas représentation de l’eidos, mais de la phusis. L’art imite la nature. Phusis – de phuein, naître, comme natura se dérive de nasci – est l’horizon de la manifestation et de la croissance, la source inépuisable qui engendre les formes et le principe de l’ostension phénoménale. Platon médite le charme envoutant de l’œuvre achevée, la séduction stupéfiante d’une parfaite beauté. Aristote pense le travail de l’œuvre en train de se faire, et l’histoire passionnée de sa mise au monde. Pour le philosophe de l’Académie, l’art est la perversion sensible de l’acte pur de la contemplation. Platon envisage l’activité esthétique du point de vue du spectateur. Pour le philosophe du Lycée, le travail de l’artiste manifeste clairement les modalités de toute production poétique, il assume par un acte de liberté ce que la nature accomplit par nécessité, chaque fois que mûrit un fruit. Aristote interprète l’activité esthétique du point de vue de l’acteur. Il pense le mode de la production artistique quand Platon n’en réfléchit que le produit fini. C’est pourquoi la peinture est pour Platon le modèle par excellence de la magie sophistique : l’image montre un éclat étudié, elle s’admire dans le regard qui la reçoit (6). Mais c’est la tragédie qui, pour Aristote, est le paradigme déterminant de l’accomplissement poétique : la représentation dramatique ne livre pas d’emblée tous ses secrets, dans l’instantanéité d’un seul acte de vision, elle est le déroulement d’une histoire – d’un muthos – qui s’effectue en son lieu, en son temps. Elle fait participer aux espoirs de la genèse comme aux certitudes du fait accompli.
            La mimêsis est représentation de la nature. Aristote n’entend nullement par là soumettre l’invention du poète aux servitudes de l’imitation. Il lui reconnaît au contraire la dignité d’une activité autonome. L’acte tragique est à lui-même sa propre mesure et n’obéit qu’au seul ordre de ses raisons. C’est ainsi en effet qu’il « représente la nature », puisque la nature trouve en elle  – et non en un démiurge qui, à l’image de celui du Timée, façonne une matière qui lui est étrangère – le principe de son déploiement et l’acte de sa génération. Ce sont les méchantes tragédies qui ne savent conclure que par l’intervention d’un dieu qui vient d’ailleurs (1454 b 1-8) (7). Le seul déroulement du drame suffit à définir sa cohérence et son unité. La nécessité interne de l’action détermine seule la succession des épisodes. L’œuvre d’art, à la façon des productions de la nature, est une totalité organique douée du pouvoir de s’engendrer elle-même (8). La mimêsis détermine moins le contenu que la forme : c’est l’unité structurelle de la tragédie – c'est-à-dire sa cohésion dramatique – qui imite la nature, et confère à la représentation vie et beauté – to kalon kai zôon (1450 b 35). C’est pourquoi le vrai moteur de l’action tragique se trouve moins dans la psychologie des personnages que dans la logique rigoureuse de la situation, ce que nomme Aristote « ê tôn pragmatôn sustasis » (1450 a 15), la connexion des actes revendiqués.
            La tragédie est la représentation d’une action – mimêsis praxeôs (1449 b 24). Action n’est pas agitation. L’acte tragique est spoudaios, il est engagement total au péril de la situation, action ardente et choix extrême. Le héros tragique choisit de faire face à la vérité, il ne se dérobe pas à la recherche du sens. Œdipe conduira l’enquête jusqu’à son terme. Il ne parle pas en vain, chaque mot qu’il prononce traque l’événement hors de sa retraite et le contraint à se trahir. La gesticulation seule est comique : elle est l’emphase de l’insignifiance et l’aveu de l’impuissance. C’est ainsi, écrit Aristote, que les mauvais acteurs « multiplient leurs mouvements sur la scène, pareils aux mauvais flûtistes qui se contorsionnent » (1461 b 30), et qu’autrefois, « à cause de son jeu exagéré, Mynnicos traitait Callipidès de singe » (1461 b 34). La comédie singe la tragédie, le grotesque est la parodie du sublime, et la mimique du pitre est la grimace de l’acte tragique. Le héros du muthos tragique fuit également le bouffon et l’enflé. Chaque coup porte, chaque parole est décisive (9). Accomplir un acte, c’est non seulement s’engager dans le conflit, mais encore trancher entre les deux partis et résoudre la tension. Il y a praxis chaque fois que, par l’intervention d’une volonté librement déterminée, un ordre est effectivement renversé. Il suffit parfois d’un geste pour transformer le monde. Il suffit du geste d’Antigone – cette poignée de poussière sur le cadavre de son frère – pour que l’équilibre de la cité soit brutalement compromis. La tragédie enseigne comment la volonté d’un seul, l’audace d’un geste unique, la violence d’une rare rencontre changent la vie et font se lever l’aurore. Il a suffi qu’Œdipe prenne la route sinistre, non pas celle de droite qui conduisait à Corinthe, mais la route de Thèbes où l’attendait le Sphinx, la bête aux chants perfides, pour qu’il vienne se jeter dans la gueule du dieu et que l’humanité titubante, aveuglée, s’avance à sa suite sur le chemin de l’Histoire. La situation tragique est situation de crise : elle fait comparaître le héros devant son juge, elle prononce le verdict irrécusable. Toute crise est situation cruciale, limite de rupture et tension entre les forces contraires, carrefour entre Corinthe et Thèbes, entre simulacre et vérité, essentiel affrontement entre l’homme et l’inhumain. Tel est bien l’engagement dont l’art choisit d’assumer la violence. L’unité de l’œuvre s’enracine dans l’unique et sainte détermination de l’acte. Si le drame s’achève « en une seule révolution de soleil » (1449 b 13), c’est parce qu’il est l’aboutissement glorieux d’une ancienne et puissante distension qu’en un instant l’acte crucial fait enfin éclater. L’unité de l’acte suffit seule à déterminer l’unité du temps. Elle détermine encore l’unité du lieu, qui est l’aire sacrée où le drame se joue. Ce qui assigne au théâtre son lieu, ce n’est pas le décor extérieur – Aristote n’a que mépris pour les accessoires du grand spectacle (1450 b 20) (10) – mais la grandeur de l’acte héroïque qui, ici et maintenant, est sur le point de s’accomplir. Le lieu ne précède pas l’acte, il est au contraire révélé par lui dans le moment tragique. Là, s’élèvent la colonne et le temple pour commémorer l’audace de l’action et l’envol ailé de la victoire (11). Il n’appartient qu’à l’homme de définir le lieu, car lui seul peut risquer sa liberté à l’épreuve du choix – proairesis (Ethique à Nicomaque, IV, 1111 b 12) – lui seul est capable de provoquer l’événement dont il sera à la fois le martyr et l’acteur, le témoin passionné et le sujet souverain. Car « l’homme seul est principe et générateur (archê, gennêtês) de ses actes comme de ses enfants (Ethique à Nicomaque, VII, 1113 b). L’homme, selon Platon, a vocation théorétique : il est fait pour se connaître lui-même, pour cultiver en lui la réminiscence de la pensée, pour tourner le regard de son esprit vers le soleil intérieur qui illumine la pensée. L’homme, selon Aristote, est animal éthique, et politique : il est le poète qui brise le vieux monde et invente l’avenir, il est l’énergie et la volonté qui se tendent dans l’attente de l’innommé, il est instituteur de valeurs nouvelles. La tragédie n’a jamais eu pour ambition de peindre les passions, mais d’exalter les décisions. En fait de psychologie, celle du drame reste à la fois simple et rigoureuse. Il n’y a que deux sortes d’humains : ceux qui s’avancent et ceux qui reculent, ceux qui s’engagent et ceux qui désertent. C’est Electre ivre de vengeance face à Chrysothémis effarouchée (12) ; c’est Antigone, sainte et rebelle, qui préfère la mort plutôt que d’abjurer « les lois non écrites, inébranlables des dieux » (13) face à Ismène craintive, qui cède à la raison d’Etat ; c’est Œdipe enfin qui se charge seul de la cause double et contradictoire « de Thèbes et du dieu » (14), face à Créon qui voudrait vivre des privilèges du pouvoir sans en connaître les dangers. Les états d’âme du héros tragique se réduisent à la seule fermeté de son projet, à l’êthos qui le soutient, et qui est la détermination du caractère et de la volonté. La situation du drame est l’épreuve où s’écartèle et s’extase la condition de l’homme en sa plus grande généralité, placée, dans le temps de l’événement, à la croisée des chemins. Tout acte poétique se reconnaît dans l’ivresse de la transgression tragique.
            Le schème de l’événement est invariable. Il passe par les trois moments qui sont les temps fondamentaux du rythme tragique : le nœud (desis : 1455 b 24), le coup de théâtre (peripeteia, 1452 a 22) et la reconnaissance (anagnôrisis, 1452 a 29). Le nœud se serre tandis que mûrit la crise, tel le garrot sur la gorge du condamné. Il est la lente et patiente torture  de l’intransigeance, crucifiée sur la scène où se partagent les destins. Les forces contraires qui travaillent la volonté se tendent toujours davantage. Le temps est un bourreau sûr. S’il est une leçon de la tragédie, c’est qu’il est vain de se dérober à l’épreuve, que rien n’est jamais oublié, que tous les mots, tous les actes sont comptés, et que la vérité, contre les résistances qu’on lui oppose, finit toujours par éclater. La tragédie dit le travail difficile du retour du refoulé, le dénouement douloureux de la tension. Dans toute tragédie, comme dans tout roman policier – c’est là tout ce qui nous reste de cet art, à nous autres modernes – il y a chaque fois un cadavre dans le placard. C’est le cadavre de Polynice qui se décompose au soleil et empuantit la cité ; c’est le cadavre de Laïos qui empeste Thèbes et menace la royauté d’Œdipe ; c’est le cadavre d’Agamemnon, le roi mort qui est demeuré vivant dans le cœur d’Electre. Les trépassés sont toujours des revenants. En cette partie de bras de fer qui met aux prises l’humain avec l’inhumain, le profane et le sacré, les vivants et les morts, il faut que l’un des deux, tôt ou tard, emporte la décision. Il suffit d’un instant pour que tout soit joué. En ce point critique, qui est le seuil d’une critique fondatrice, surgit l’événement, qui est l’attentat de la vérité librement assumé par le héros. C’est Antigone qui bafoue le pouvoir de Créon et ose dire tout haut ce que la ville pense tout bas ; c’est Oreste, le voyageur inconnu, qui vient venger son père assassiné ; c’est Œdipe enfin qui conduit jusqu’à son terme la traque de la vérité. Le coup de théâtre est l’acmé de l’action, il est le point de cristallisation de l’intensité dramatique. Alors, dans l’éclair du geste essentiel, la situation des hommes se trouve d’un coup bouleversée, et le monde nouveau se lève sur les ruines de l’ancien monde saccagé. « Le coup de théâtre, écrit Aristote, est le renversement qui inverse l’effet de l’action (eis to enantion tôn prattomenon metabolê, 1452 a 22) ». Ainsi dit-on de l’insurrection qu’elle « renverse » le trône. Créon dominait orgueilleusement Thèbes : le voici frappé de folie, ayant perdu son fils et son épouse. Clytemnestre maintenait Electre dans l’humiliation : elle tombe sous les coups de son propre fils. Œdipe était, selon le titre que lui donne le prêtre de Zeus, « le premier parmi les mortels » (15) ; il n’est plus, une fois que tout est consommé, que « le maudit entre les maudits » (16). La tragédie médite l’instabilité des apparences, la constante ambivalence du monde à l’envers et de l’ordre établi. Ce qu’on taisait est proclamé ; ce qu’on cachait se manifeste. Le poids du silence et le bâillon du mensonge cèdent sous la poussée de la vérité. Les puissants sont humiliés, les offensés sont rétablis, la bonne fortune (eutukhia) et l’infortune (dustukhia) inversent leurs rôles.
            La reconnaissance est le dernier acte du drame. Elle est la pensée de l’aurore et le temps de la réflexion, le jour de la conscience qui se lève sur les décombres, une fois épuisée la violence du pathos. Elle est le commencement d’une connaissance. « La reconnaissance est le retournement qui, de l’ignorance, conduit à la connaissance, révélant à ceux qui sont destinés pour le bonheur ou pour le malheur – eutukhia ê dustukhia – l’amitié ou la haine » (1452 a 29). Elle est le partage de midi et la justice de l’acte tragique. La tragédie ne finit pas : son épilogue est un prélude, l’annonce silencieuse du dieu qui va venir. Tandis que s’achève le temps de la terreur, la pensée découvre le vrai prix des choses. Le coryphée peut alors s’avancer au-devant de l’orchestra et formuler la sentence d’une antique sagesse, que chacun emporte chez soi, dans le silence de son intérieur. Voici le temps de la philosophie, quand l’horreur  sacrée s’efface avec l’illumination de l’aurore, quand la conscience réfléchit et co-naît la clarté qui l’envahit. La reconnaissance est katharsis, baptême dans la lumière du matin, réconciliation calme dans l’amitié retrouvée. La sagesse des Grecs nous est devenue étrangère : nous ne savons plus rien du sourire de la purification. La katharsis, croit-on, serait le déballage du fantasme et la nausée de l’inconscient. La tragédie serait psychanalyse. Et comment le serait-elle quand la subjectivité, cette « psychologie des profondeurs », ici, n’a pas de part, puisque seul compte l’équilibre objectif de la situation ?  Le héros tragique n’a pas dans ses habitudes de s’étendre sur le divan. Le parricide ne rêve pas un désir – ne serait-il que cela, dit Œdipe à son épouse et mère Jocaste, il n’y aurait pas de quoi en faire un drame (17) – il est un événement historiquement et effectivement accompli, la mise à mort du basileus, Laïos, l’ancien roi, et l’avènement du turannos, le maître des cités nouvelles porté au pouvoir par le soulèvement du peuple. La katharsis, pense-t-on encore, est l’expulsion rituelle de la souillure, la mise à mort du bouc émissaire (18), le mécanisme victimaire qui, faisant porter tout le poids de la faute sur un seul, innocente la communauté. Mais ce n’est pas l’exclusion qui donne sa rigueur à la représentation tragique, mais bien au contraire l’implication de chacun, par compassion et répulsion – eleos kai phobos – dans la logique rigoureuse du développement de la situation. Le rite des pharmakoi, ou bien encore la mise à mort du roi de carnaval, sont les actes constituants de l’exclusion comique, et demeurent nécessairement étrangers à la grandeur de la participation tragique. Il se peut que, malgré les apparences – puisque le sang y coule moins – la comédie soit plus cruelle que la tragédie. Le pitre dont on n’exhibe le ridicule est un clown qui n’a plus rien d’humain. S’il est vrai qu’on diffère son exécution, on le livre néanmoins volontiers à la bastonnade. C’est sur le clown, et non sur le héros tragique, que nous transférons la mauvaise image de nous-mêmes : purification de la mauvaise foi, par projection et expulsion ; Mais la katharsis tragique est véritable reconnaissance. Antigone, Œdipe, Electre ne sont pas des épouvantails de carnaval qu’on livre en pâture à notre haine pour nous donner, à bon compte, bonne conscience. Ils sont, telle est du moins leur signification dans la pensée de Sophocle, les figures universelles de la condition humaine. Quand s’achève le dernier acte, chacun sait qu’il est semblable à Œdipe, aveuglé comme lui, marchant dans les ténèbres depuis le jour où, par l’audace d’un blasphème inouï, l’ancienne idole mangeuse d’enfants fut précipitée dans l’abîme. Soucieuse surtout de plaire, la comédie se maintient dans le malentendu : le spectateur rirait moins du clown s’il savait combien il lui ressemble. La tragédie accomplit l’acte jusqu’à sa dernière extrémité. Elle fait l’aveu de la reconnaissance. Loin d’expulser le bouc émissaire, elle se reconnaît dans sa souffrance, mais aussi dans sa joie. Elle est, en effet, une leçon de la « pitié ».
            La purification n’est ni exorcisme, ni imprécation. Elle ne bannit pas, elle reçoit et reconnaît. Elle est un rite d’admission dans la communauté, elle est le baptême qui prépare le néophyte à son entrée dans la communauté. Elle est le cristal de l’eau lustrale et la transparence de l’amitié. Elle fait crédit d’innocence. La distanciation comique refoule les miasmes sur l’infirme qui fait rire ; mais la participation tragique sait la grandeur du pardon, elle acquitte le coupable qui lui ressemble comme un frère, elle ose, seule, rétablir la confiance. Elle fait grâce à l’homme par qui le scandale arrive. Elle apaise plus encore la tension de la situation. La purification est l’épreuve douloureuse qui réconcilie l’homme et l’univers, l’individu et la totalité, et ressuscite l’harmonie dans la nature et dans la cité. Elle restaure l’unité perdue par un acte d’intégration. Elle se livre, confiante, à l’océan des apparences et, dans le sillage du bateau ivre, lavée des taches de vin bleu et des vomissures, se baigne dans le Poème de la mer.

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            Le nœud – c'est-à-dire la situation où mûrit la crise – le coup de théâtre et la reconnaissance : sur cette mesure à trois temps s’inscrit le rythme de tout événement poétique. Comment ne pas reconnaître en ce parcours d’obstacle, dont Aristote autrefois fixa le dessin rigoureux – la trajectoire obligée qui enfante les œuvres ? Les trois coups du théâtre, les trois actes du drame dont nous avons deviné l’accomplissement dans le silence des images, l’exposition spectaculaire, le revers hallucinaire et la réflexion onirique (19), superposent les trois moments du muthos tragique. L’ordre spectaculaire met en place la scénographie des apparences, il plante le décor essentiel où se joue le mystère de l’acte visuel. Là, dans l’ouverture du champ de vision, le lieu imaginaire, la matrice première qui féconde les images paraît en majesté. L’œil spectaculaire parcourt librement l’étendue de son royaume perspectif, il prend possession de la terre visible où voyage la lumière, il reconnaît son lieu propre, l’unité de son lieu. La sensation s’accouple au phénomène, le sujet à l’objet en une étreinte passionnée qui donne le jour au monde. « Le nœud » : ils se nouent en effet l’un à l’autre comme s’enlacent les corps amoureux. L’offrande spectaculaire n’est pas dédaignée par le regard qui la reçoit, qui la connaît d’une profonde et pénétrante connaissance. Ainsi se limite et s’affirme la situation du regard, ainsi se définit le rayon de l’horizon sensible. En ce lieu, en un temps, le revers hallucinaire, à la façon d’un coup de théâtre, qui est un coup de foudre, renverse l’équilibre. En un instant, il déstabilise le règne des puissants et fait basculer l’ordre des choses. Il enseigne à la confiance naïve, native, la fragilité de l’apparence et l’imminence du prodige. Il est, disait Aristote, « le retournement qui inverse les effets de l’action » (1452 a 22). Il inverse en effet la direction de la visée, il occulte la royauté perspective par la beauté renversante d’un regard rencontré. Point crucial de la tragédie, acmé de l’invention esthétique : à la façon des rois qu’on voit au théâtre tomber sous les coups des assassins qu’une tenture dissimule, ainsi le corps voyant, qui croyait régner en maître sur ses domaines de lumière, voit s’ouvrir face à lui, dans l’éclair de la rencontre, l’œil médusant qui le pétrifie. A la révérence des Ambassadeurs (20), représentants de toute gloire, succède le saut du loup, les orbes creux, le point de ténèbre de la mort soudain présente. Une forme s’hallucine sur la tache indistincte, sur l’écaille du mur, sur la fêlure des apparences. L’artiste se met au travail : il amortit l’onde de choc par l’image composée. L’événement tragique dépasse infiniment la rhétorique du drame et les conventions du répertoire : il dit l’avènement du signe qui s’ouvre sur le sens, l’essentiel accident, le coup du hasard qui est aussi l’éclat de la vérité. Dans l’instant de la commotion hallucinaire, le regard intersecte le réel et l’œuvre se conçoit. Le travail de l’œuvre apprend à composer avec les exigences de l’insurrection, il résout la violence du traumatisme dans la trame des significations. Patient, il se livre au rituel cathartique de la « reconnaissance ». Il convertit le regard que l’extériorité subjugue dans l’intériorité de la pensée. Ainsi s’évase, sur le miroir global qui voit les époux Arnolfini (21), l’infinité inclusive de la réflexion onirique ; ainsi s’ouvre pour nous, sur les « intérieurs » des maîtres hollandais, la suite des appartements de l’esprit, étagés selon le degré de la clarté et la fugue du jour. L’histoire de l’œuvre épouse les moments du drame. La poétique de la tragédie énonce la vérité de toute activité esthétique, quelque soit son domaine. Elle dit l’unité des arts et manifeste leur essence invariable. L’art est la célébration dionysiaque de la rencontre et de l’extase qui suscitent l’événement. Il est la réponse de l’humanité sensible au surgissement du sens, l’accueil périlleux du réel dans l’abîme de la réflexion. Il est la pensée, la pesée de la rencontre.
            La philosophie esthétique est une science de l’improbable. L’événement tragique est le fruit du hasard. On sait qu’Aristote consacre les chapitres IV à VI du livre II de la Physique à la distinction argumentée de tukhê et automaton. On traduit ordinairement « fortune » et « hasard ». Il est permis de préférer la traduction plus suggestive, mieux ajustée, que propose Lacan (22) : automaton, c’est « le réseau des signifiants », comprenons l’ordre des choses, le système des faits provoqués par la collision des mouvements naturels, la mécanique aveugle des événements. Tukhê, c’est « la rencontre du réel », c'est-à-dire le surgissement de l’évidence, la sédition de la vérité qui met le travail poétique en demeure de répondre. Automaton, selon Aristote, qualifie le monde physique : non le ciel, où « rien n’arrive par hasard » (196 b 2), où les corps divins suivent éternellement la trajectoire uniforme que leur assignent l’ordre et l’harmonie cosmique ; mais la phusis, source et principe d’une mobilité inquiète, où les corps matériels, arrachés par violence du lieu de leur repos, se heurtent selon la raison aléatoire de leurs chocs successifs. Les lois physiques ne sont pas nécessaires, elles sont seulement plausibles, le déterminisme n’est pas rigoureux, il est statistique. Le plus probable n’est jamais sûr : c’est ainsi qu’un trépied peut fort bien, après sa chute, retrouver de lui-même l’aplomb (197 b 15). Automaton qualifie, selon Aristote, l’effet le moins prévisible de l’enchaînement des causes. Il est la corrélation des mouvements par incidences fortuites. L’illusion de l’ordre physique se déduit de la loi des grands nombres : plus on additionne les lancers, plus la moyenne est fréquente, et plus se répète la chute du trépied. Mais le jeu des circonstances n’exclut pas l’inattendu, et le trépied culbuté retombe parfois sur ses pieds : il est une occurrence rare, le résultat mécanique d’un agencement occasionnel, un non-sens contingent, un accident dépourvu de signification. Tukhê au contraire fait effet de sens . Tukhê dit le coup du sort que le héros tragique choisit librement d’assumer. Il est l’événement provoqué par l’intervention de la liberté de l’homme dans l’univers stochastique de la nature, qui est le théâtre où se joue son destin, et l’indépassable horizon de son existence. Tukhê est en effet « la rencontre du réel », la saillie de la vérité qui, dans l’instant de l’acte, déchire le rideau des apparences et fait se rompre la trame aveugle des connexions « automatiques ». Automaton est un improbable physique ; mais tukhê est un improbable éthique. Automaton dit l’effet le moins fréquent d’une cause naturelle ; tukhê la conséquence singulière de l’engagement d’une libre volonté. Ni l’être inanimé, ni la bête sauvage, ni l’enfant dépendant ne sont dignes, dit Aristote, de provoquer l’événement (197 b 5). Seul l’ose le héros tragique qui se risque à l’épreuve du choix – proairesis (197 b 8) – qui, par un écart infinitésimal, dans l’instant différentiel, prend la route de Thèbes et rencontre son père. La tragédie rend sensible la réalité du hasard, elle en manifeste la vérité positive. Tukhê n’est pas l’effet de notre ignorance, l’indéterminisme que l’ordre des raisons échoue à réduire, mais le péril rigoureux auquel l’acte librement s’expose. L’engagement de la volonté dans le champ de l’expérience engendre d’irréductibles turbulences qui peuvent bien être fatales à l’imprudent qui les a provoquées. La liberté perturbe grandement l’ordre des choses. L’homme seul est fauteur de troubles. Les atomes, d’eux-mêmes, sont incapables de déviance. L’automaton est le principe stérile d’une agitation désordonnée et, comme l’épouse esseulée que nul ne vient enfanter, il défait la nuit la trame qu’il avait tissée le jour. Mais le héros tragique fonde une cité nouvelle, il féconde un avenir improuvé. A la croisée des destins, le hasard est inévitable. Au maximum de la tension, quand la situation tragique atteint son point critique, il suffit d’une seule parole, d’un seul geste, pour que le monde commence sa révolution. Antigone, Œdipe, Oreste viennent à point nommé. La liberté n’a qu’un mot à dire pour que la fête commence. Le hasard est le déterminisme de l’infiniment petit. Mais il reste sans effet si nul ne se présente pour commettre l’attentat. Ainsi la rencontre, qui résout l’impatience de l’attente, appelle l’œuvre qui la manifestera. Elle est signe et semence inutile pour le regard inattentif qui manque les rendez-vous. Mais elle est, si le grain ne meurt, coïncidence féconde pour le travail poétique qui choisit d’en accomplir la promesse. La vie gaspille sa fortune – tukhê – en la distribuant au hasard. L’événement tragique est le point origine et le principe de l’activité esthétique. L’artiste doit savoir demeurer disponible aux suggestions aléatoires. Tel le héros du mythe, il ne renie pas l’improbable. Il est à l’écoute de la surprise. Il se prépare à l’accident.
            La réflexion esthétique concentre la pensée sur le foyer de la sensation (aisthêsis). Elle médite la distribution somptueusement aventureuse des chocs admirables qui font tressaillir la chair sensible. Tukhê est la mère de toutes choses et la source de toute beauté. Royauté d’un enfant. Tukhê se dérive de tugkhanô, toucher le but, rencontrer par hasard. Le monde rencontre le corps qui se déploie pour le recevoir au point sensible de la merveille. Le prodige est un don du hasard. La sensation est la saisie audacieuse qui s’empare du signe intermittent, à la façon du pêcheur expérimenté qui, d’un geste, capture le reflet argenté, la lueur fugace qui signale la bête dans l’épaisseur de l’eau. Le saisissement esthétique est la coïncidence miraculeuse du sujet et de l’objet. Saisir : verbe ambivalent selon qu’il est direct ou réfléchi. L’œil saisit le trait fortuit de la lumière ; mais il est tout aussi bien saisi lui-même par la netteté de la frappe, par l’instantané où se conçoit l’image. Je saisis la beauté, puisque toute beauté me saisit. L’organe sensible et le surgissement du phénomène se saisissent également, ils s’accouplent et copulent dans la manifestation de l’être. La rétine n’est pas la plaque du photographe, l’écran mécanique où vient se projeter l’image, accommodée par la lentille convergente du cristallin ; elle est la chair vivante, le pourpre visuel qui frissonne quand l’ausculte la pointe incisive de l’éclat lumineux. La vision est saccade, l’ivresse d’un corps qui répond à l’appel de l’extérieur. La sensation est extase. Comme Aphrodite, elle naît de l’écume, non de la vague, non de sa courbe profonde, mais de sa crête instable, elle est la rencontre catastrophique provoquée par le choc du reflux et du ressac, de l’onde incidente et de l’onde réfléchie. Comme le muthos tragique prend appui sur le point de la rupture probable, ainsi la sensation est un acte d’effraction, une crise génératrice qui donne lieu à l’épanouissement de l’œuvre. La tragédie, pense-t-on, est l’histoire des demi-dieux et des héros : il suffit en vérité, pour susciter l’événement, du seul éclair de la sensation, la saccade qui annonce à l’œil la venue du phénomène, la vibration qui fait connaître au tympan la véhémence de l’ébranlement sonore. Le voyant est la proie du visible comme Œdipe est la proie du sacré. La saisie esthétique s’expose à la collision des contraires, au point où le désir précipite, comme le héros tragique s’avance à la limite des deux mondes, entre l’humain et l’inhumain, au lieu crucial de la passion. Comme Œdipe force la vérité et la débusque de sa tanière, ainsi l’acte de la sensibilité manifeste l’évidence et reçoit le choc de l’irréfutable. La suspension de l’épokhê est une abstraction de la phénoménologie. La rencontre ne se laisse pas « mettre entre parenthèses ». La pensée ne peut placer « hors circuit » l’instant sensationnel qui court-circuite son attente. Je ne suis pas libre de douter de la beauté. L’analyse husserlienne de la perception est une abstraction mentale qui sublime la saisie esthétique au seul profit d’un acte de conscience. « Voici, devant moi, dans la demi-obscurité, ce papier blanc. Je le vois, je le touche » (23). Mais il n’y a pas grand mérite, pour l’intellectuel, ce fonctionnaire de la philosophie, à mettre « hors jeu » la présence de cette feuille : c’est là le matériel ordinaire de l’écrivain, l’apparence coutumière qui l’environne. En ce bureau où il prend ses habitudes, la probabilité est faible que l’inouï survienne. La tragédie réclame un autre lieu, lieu de naissance et d’action, non lieu de résidence, chemin de l’errance et de l’exil, et non décor casanier. Dans l’instant du saisissement sensible, la conscience n’a pas le temps de suspendre son jugement. Je ne suis pas seul maître au « champ de l’intuition » (24). Comment douterais-je du regard qui fait face puisque j’en suis la créature, puisque je nais en réponse au désir qu’il signifie, puisque je suis l’enfant hasardeux de la rencontre ? (25) L’acte de l’attention, qui s’origine dans l’impact de la saisie, ne peut en disposer « en toute liberté ». La frappe de la sensation fixe le point d’ancrage du réel. Elle institue la vérité dans l’évidence.
            Saisir, c’est figer le mouvant, c’est pointer la note de la rencontre. La sensation pratique une ponction sur l’apparence. Elle découpe une forme, elle dessine un contour, elle suscite l’apparition de la figure. L’intuition n’est pas seulement réceptive, elle est un acte de définition qui surprend le regard à l’arrêt, un instantané qui fixe la présence. La surprise surprend l’attitude, elle trace le geste, elle calligraphie l’écriture de l’instant. C’est ainsi que la résolution du conflit tragique est à la merci d’un seul geste, l’acte mémorable dont l’événement garde l’empreinte. Toute sensation est discrimination. Elle fait surgir par effet de contraste, elle différencie les valeurs. La forme se conçoit et s’affirme par le saisissement mutuel, par l’engagement réciproque de la sensibilité et du phénomène. L’artiste, selon Nietzsche, est créateur de valeurs. Non pas de valeurs morales, qui lestent la gravité de l’esprit de sérieux, ni même de valeurs culturelles. La valeur, c’est pour le peintre la qualité d’une teinte qui la distingue de ses voisines (26). La sensation valorise l’apparence, elle discerne les écarts différentiels qui mettent le phénomène en relief et font saillir le sens. On reconnaît l’homme au style, l’artiste à la sûreté de sa découpe. Le style est le poinçon qui inscrit le trait sur la tablette de cire, il est l’inscription de la rencontre. Comme la tragédie dont on a dit qu’elle était la sagesse des limites (27), l’art enivre la sensation par la stricte définition de l’aspect, par la rigoureuse mise au point de la forme. Il transgresse les défenses du moi par l’irruption du contour manifesté. Ce n’est pas chez Winckelmann ni chez Goethe qu’il faut selon Nietzsche chercher l’essence du classicisme, qui est la vérité de l’activité esthétique, mais dans le bond calculé du danseur dionysiaque (28). La sensation saisit la balle au bond, elle se saisit de la forme dans l’instant de la rencontre aléatoire, elle saisit l’apparence comme on saisit une truite au bleu. Elle réussit un prélèvement sensationnel sur le flux du devenir (29). La beauté ne se manifeste ni par l’ordre des proportions, ni par la consonance de l’harmonie. Elle est occurrence effervescente, insurrection infiniment improbable de la silhouette surgissante. L’art est l’école du « grand style », il est le stimulant de la vie, il communique à la volonté la fièvre de la chasse esthétique, il est la tension de l’arc et le coup de l’œil qui met dans le mille de la valeur (30). L’impression subjective, la sensation active, provoquent l’événement par le flash de la représentation, elles s’emparent dans l’instant de la rencontre déterminante… La causalité logique est une illusion de la sensibilité, elle est un mirage esthétique. La critique nietzschéenne de la causalité s’enracine dans l’illumination dionysiaque de la saisie. L’enchaînement des causes et des effets dont le physicien dénombre les maillons est le système abstrait des collisions mécaniques (31), la projection, sur l’écran objectivé des automata, de l’impulsion sensible qui met l’organisme vivant aux prises avec le surgissement des choses. Il n’y a de vraie causalité que celle du coup du sort – tukhê – qui irradie l’individualité dionysiaque dans l’énergie vibrante de l’univers. L’homme imagine le système de la nature, le « monde en soi », en construisant les lois de l’interaction des corps physiques sur le modèle originaire de l’estocade esthétique. Seule la volonté vivante co-naît au monde, et le monde ne peut se connaître lui-même. La cause incidente est, en vérité, le hasard infime qui provoque le coup de théâtre, l’illumination intermittente qui met le feu aux poudres (32). L’analyse logique voudrait enfin dénouer le nœud de la sensation. C’est ainsi, écrit Nietzsche, que les doigts du pianiste, s’ils étaient doués de pensée, établiraient fallacieusement des connexions logiques entre les impressions ponctuelles qui s’égrènent, sonores, sur la portée (33). La sensation ausculte le piano des apparences. Elle fait corps, indissociablement, avec l’événement suscité. Je dis : « l’éclair luit », et déjà je divise, en sujet et verbe, ce qui ne fait qu’un dans la saisie fulgurante (34). Le coup de foudre assemble les deux termes de la rencontre au point de fusion du hasard admirable, il les réunit dans la copule de la connaissance. L’événement est une création de l’organisme sensible, un précipité du désir. Le monde physique – le monde objectif – est une erreur logique, une hallucination de la syntaxe, une grammaire sans sujet pour prendre la parole, un système de corrélations dont nous croyons abstraitement pouvoir nous exclure (35). La croyance en la causalité est notre dernière religion. Elle est, comme les dieux, une illusion de l’anthropocentrisme.
            Seule est réelle la beauté renversante de la rencontre. Il n’y a de valeur que de l’instant. La saisie met le point sur l’i de l’image. Elle met l’image au point, elle définit le point-image. Les fruits du devenir se cueillent à la pointe du style, selon la suite discrète des surprises merveilleuses. La rencontre marque de son poinçon l’instant de la trouvaille. Le stylet de l’événement inscrit dans nos mémoires le point de la coïncidence inoubliable. Nous ne nous souvenons que de ce qui fait date. La mémoire n’enregistre pas le film des événements, elle collectionne les instantanés du désir, elle dénombre les perles du collier du Temps. Si la causalité est l’illusion du physicien, la durée est la fiction du philosophe. Le temps n’est continu que pour une sensibilité anesthésiée. C’est dans l’ennui, qui est la vacance de l’action, l’intervalle vide que deux rencontres bornent, que s’étire la morne continuité du temps, que bâille l’indifférence d’une volonté qui ne répond plus à l’appel. La vie ne s’exalte, la volonté n’existe que par la stimulation ponctuelle de la saisie. Le corps sensible, qui s’innerve dans l’attente amoureuse de la sensation, est le scintillographe des apparences. Il faut atomiser l’expérience esthétique. La continuité du mouvement visuel est l’impression globale d’une série de flashes infinitésimaux, une succession de saccades ponctuelles. Le son, qui vient frapper au tympan, ne se prolonge lui-même que par la prolongation dans l’air d’impulsions discontinues, de souffles intermittents. Notre oreille d’ordinaire est trop grossière pour sentir la structure granulaire de l’impression sonore, comme nos yeux qui n’aperçoivent que le flux de la clarté et ne savent pas discerner l’ensemencement du grain de lumière. L’art, plus soucieux de vérité, affine la qualité de la saisie : le pianiste résout la synthèse approximative de la sensation anesthétique par le trille longtemps tenu qui fait vibrer le son sous le choc alterné du marteau sur la corde ; le peintre – et Vermeer est ici un maître – distille la lumière diffuse et la fait tomber, goutte à goutte, sur la tapisserie des apparences. L’intelligence esthétique du temps se concentre sur l’instant de la rencontre. Elle découvre l’essentielle discontinuité que dissimule le flux apparent du devenir. C’est, selon Bergson, par une opération d’abstraction que le physicien pratique des coupes sur la trajectoire du mouvement. L’intermittence du procédé cinématographique serait un acte d’entendement, le fractionnement arbitraire d’une analyse logique. Mais la durée, telle que notre intuition l’appréhende, est un changement fluide, un enchaînement continu (36). Elle est, s’il faut croire Bergson, la vérité profonde, le fleuve souterrain du sentiment. Ne serait-elle pas plutôt le songe-creux du philosophe qui s’imagine toucher la source vive de l’existence ? La durée bergsonienne se maintient dans l’ineffable, elle résiste à toute tentative de définition, elle s’offenserait si l’on voulait la connaître. Indémontrable, indéterminable, sainte parce que nécessairement immaculée, elle est la coulée fugitive et essentielle en laquelle se liquide la conscience d’exister. C’est ainsi que l’alchimie philosophique liquéfie l’existence dans la fluide inexistence de l’intuition transcendante. La durée bergsonienne est un irréel métaphysique. C’est dans la saisie esthétique, au contraire, dans l’instant extatique de la rencontre, que la vie est appelée à l’existence (37). L’organe tressaillant s’empare de la forme, une volonté affirme une valeur, un acteur institue le réel et revendique pour lui seul la responsabilité de l’événement. La scène tragique est le lieu d’une naissance : elle montre ce que vaut un homme en le soumettant au péril de la crise, elle réalise une existence, elle l’institue en plein cœur du réel et lui donne chair et sang. Ce n’est pas la sensibilité fluente qui fait le héros tragique, mais la détermination du caractère – êthos – qui le fait parler haut et clair, et agir vite. La saisie esthétique concrétise l’instant. La convergence sensationnelle est encore une concrétion matérielle. La matière est la qualité de la présence, et la présence l’effet suscité par le choc de la rencontre. La sensation s’empare du réel, elle est une prise de conscience qui mord sur la réalité, le baiser qui infuse sens et parole aux lèvres désirables. Plus le peintre est attentif à l’étonnement de l’instant, et mieux il rend sensible le grain de la matière et la densité de présence du fruit. L’art du Caravage sait surprendre le tableau dans le flash surnaturel de l’acte décisif. Il appelle le regard, il le met en demeure d’accomplir sa vocation, qui l’expose à la passion de la lumière et au martyre de l’événement. Ainsi le Christ fait irruption dans la douane, cette taverne obscure où la monnaie s’échange, où le sens se trafique et se dévalue, et debout, d’un doigt magistral que souligne et prolonge le trait surhumain de la lumière, désigne Matthieu : « Toi, viens et suis-moi. » (38) La vocation de l’apôtre répond à l’appel de la clarté, elle arrache le regard à lui-même par le coup de force de la rencontre. Mais le Caravage est aussi le peintre des fruits – le velours de la pêche, la chair gonflée de la pomme, la peau duveteuse du raisin – qui débordent sans fin la corbeille d’osier (39). La matière fait acte de présence par le coup de foudre de la vocation. Il n’y a d’extases que matérielles. Le style de la saisie fait saillir le point matériel de l’instant. La sensation saisissante actualise le devenir, elle fait sentir le grain de la présence. Elle se désintéresse du flux continu sur l’écran – celui qui fascine les prisonniers enchaînés par l’apparence confuse – et n’est attentive qu’à l’intermittence cinématographique qui, sur la pellicule, ponctue les phénomènes. La durée continue se rend incapable de comprendre la vérité de l’instant (40). Il est vrai que sur une droite infinie et monotone la définition du point est un acte arbitraire. Un point ne se détermine pas par la section imaginaire d’une droite unique, mais par l’intersection de deux sécantes. L’instant de la rencontre esthétique se localise à l’intersection du sujet désirant et de l’objet que le hasard suscite. Il naît de la collision qui voit surgir le phénomène. Il est l’impact phénoménal de la saisie. La vérité de la sensation se dilue dans le sirop de la durée, comme le sucre fond dans l’eau (41). La flèche atteindra la cible, en un instant, dans l’éclair d’une saccade qui dessine pour toujours, sur fond d’azur, le geste magnifique de l’archer (42). Le tir à l’arc est un art de l’instantané, la concentration de l’effort sur la fraction de seconde, la propulsion foudroyante de la visée. Cette flèche qui vibre, vole et ne vole pas, ne dure pas : elle fait mouche. Le doigt frappe  la touche sur le clavier. L’œil se fixe sur le point de regard. Maille par maille, la sensation tisse la trame pointilliste des apparences. Elle accumule les trésors brefs que l’occasion lui offre et, de cette poussière de diamants, fait un monde.
            L’homme n’est pas un animal raisonnable, mais halluciné au contraire. Il est une créature de l’éblouissement. L’instant de la saisie esthétique ne se réduit pas à l’abstraction du point géométrique ; il est une reprise imaginaire/imaginante prélevée sur le temps qui passe. Il est un point marqué contre la mort. Nous concevons l’idée de la durée continue en annulant fictivement l’activité sensible. Au degré zéro de la sensation, à la limite où s’évanouit l’existence, il ne reste qu’un temps mort qu’aucun drame ne fait vivre, la débâcle épouvantable du temps perdu que le désir ne sait plus retenir. Alors, la ligne du temps, enfin continue, est l’horizontale monotone dont le cardiogramme conserve la trace désolante, quand le cœur a cessé de battre. Mais la vie, cette perturbation provisoire, provoque le sursaut d’une vague sur la mer étale de la mort. Vivre c’est, par un acte de sensation, marquer le temps d’arrêt dans l’affaissement imbécile de l’universelle inertie, c’est arracher un atome à l’entropie chaotique, c’est sauver un grain de sable du sablier. La ligne continue de la durée est lisse, impénétrable ; l’appréhension esthétique fait un nœud sur cette corde tendue, elle inégalise la pente du devenir, elle accidente le terrain. « Les pavés assez mal équarris » dans la cour de l’hôtel du duc de Guermantes, qui font soudain clocher le pas, offrent une prise à la saisie intuitive (43). Le tintement du cristal que vient cogner la cuillère incise la chair du temps et suggère à l’écoute attentive le tressaillement de l’instant. Alors résonne en nous, comme pour le narrateur de La Recherche, un très ancien bruit de marteau, le martèlement sonore qui accompagne le voyageur et se fait mieux entendre quand le train est en gare et que souffle la machine (44). Le miracle du sens est un coup porté contre le Temps. L’événement sensationnel est ivre de victoire instantanée. La sensation est prise et surprise sur la durée. L’œil ne reçoit pas l’image, il la retient au filet de la rétine. C’est la fièvre du désir, l’impatience de voir qui  impriment au globe oculaire ses mouvements saccadés : si, par un artifice de laboratoire, on maintient l’œil immobile, l’image qui se fixe en un point pâlit lentement puis s’évanouit tout à fait (45). Quand le trait de lumière frappe continûment les mêmes cellules visuelles, leur énergie s’épuise, elles défaillent sous le coup d’une clarté qui se fige. Chaque saccade sauve l’image d’une mort possible, elle fait renaître le jour, elle reprend sur le Temps l’éclat de la merveille. La vie est le processus des résurrections hasardeuses, une victoire ponctuelle qui devance le temps et se saisit de l’occasion singulière. La sensation est un acte d’anticipation, le bond de la volonté ivre de désir qui s’extasie et s’empare de la perle de l’instant. Kant appelle « anticipation de la perception » la variation continue de l’intensité phénoménale, qui est un a priori du jugement que l’entendement porte sur l’expérience sensible : il n’y a pas, selon lui, de rupture intensive, l’objet de la sensation ne peut surgir du néant ni s’annihiler brusquement (46). Il est vrai que l’anticipation de la saisie esthétique mesure la grandeur intensive du phénomène rencontré : plus le bond de la sensation est rapide, plus le saut du danseur prend appui sur l’instant, et plus éclairante est l’image, plus intense l’éblouissement. La beauté est radieuse quand nous réussissons à devancer le temps, quand nous savons la ravir au fleuve qui l’emporte. Mais l’effet merveilleux ne se maintient pas de lui-même dans la continuité. L’héroïsme de l’acte tragique consiste surtout en ceci qu’il faut toujours le recommencer. Kant suppose la gradation continue de l’intensité ressentie parce qu’il ne conçoit que la pure réceptivité de l’intuition sensible. Mais l’activité de la saisie esthétique se porte au devant du phénomène dans la mesure exacte où le phénomène s’avance à sa rencontre. La sensation est incidente. Le temps esthétique s’engendre de la série des sauts périlleux, par saccades répétées, que la vie risque dans le monde apparaissant. La continuité de l’intensité sensible est une illusion suggérée par la danse des sensations : la grâce naturelle du geste infime et essentiel qui maintient le corps en vie fait croire à l’enchaînement du mouvement, à la facilité de l’envol, et dissimule la souffrance du danseur qui se maintient sur les pointes. La vie est le sursaut de la volonté qui, dans l’instant toujours recommencé, emporte la victoire sur le temps. La volonté est en nous la plainte du trop peu d’être. La vie veut vivre davantage. Elle est une réussite vacillante, la résistance fragile et sainte qui tient un instant le devenir en échec. Comme le coup de théâtre qui, selon Aristote, renverse l’effet de l’action, ainsi le bond de la sensation inverse le sens de la durée. Il remonte le cours du temps, par intermittences précaires, par saccades qui ne sauraient durer. L’image est le fruit délectable qui vient récompenser l’audace mille fois répétée de la saisie. La régrédience du rêve dont Freud avait, dès sa première œuvre, souligné l’importance, est aussi le noyau de sa figurabilité (47). La mise en image est un acte de la volonté qui retourne – l’espace d’un éclair – sa flèche assassine contre le Temps. La résurrection, de temps en temps, et selon les coups du hasard, est à la portée du désir. « Il se produit dans les rêves, écrit le père de la psychanalyse, des inversions de situation, de rapport entre deux personnes, comme si tout se passait dans un monde renversé. Dans le rêve, c’est le lièvre qui fait souvent la chasse au chasseur » (48). Le coup d’audace du désir met le monde à l’envers. Dans l’instant de la rencontre sidérante, je tiens la mort à bout portant de regard, je saisis à la gorge le chasseur noir qui, depuis toujours, m’escorte en silence. L’amour fou marque un point contre l’oubli infidèle, contre la durée accablante. La jeunesse retrouvée jette un cri de victoire. Je me souviens qu’il faut tenter de vivre.

           

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            La volonté veut la puissance, non le ressentiment du dominateur, mais l’élan et la joie farouche de l’existence. La surprise de la rencontre fait éclater le rire de la vie. Dans l’explosion de la saisie, le geste dessine la forme du monde, il désigne le sens de la terre. Le coup de fouet de chaque seconde imprime au vouloir-vivre le mouvement de la danse. Toute vie est rythme, intermittence légère, mais têtue, du bond et de la chute, du réveil et de la syncope. L’activité esthétique se souvient de la pulsion toujours recommencée. L’image saisissante marque un point d’arrêt. Elle enregistre le tressaillement du temps. La sensibilité vivante est le sismographe de la durée. Rhuthmos vient de rheô, qui dit, croit-on, l’écoulement du fleuve. Mais ce flux continu glisse sur les berges, l’eau s’écoule indifférente aux beautés de la terre. Oublieuse, elle ne sait rien retenir, ni saisir. Le fleuve n’est jamais de lui-même qu’une eau morte qui passe, l’universelle clepsydre de l’éternité monotone. Ce n’est pas le flux qui fait l’eau vive, mais le surgissement admirable, au point-source de l’instant. Il n’y a ni rythme ni drame dans l’indifférente coulée du flot. Ce n’est pas en suivant le courant, mais en remontant l’amont du fleuve que rhuthmos découvre son origine. Benveniste nous guide sur ce chemin : rhuthmos c’est la saccade féconde qui suscite la figure (skhêma), qui surprend le contour et fixe la tournure (tropê), qui inscrit sur la page blanche de la durée ineffable la forme de la lettre (rhuthmos tôn grammatôn) (49). Le rythme, alternativement, imprime sur la matrice son caractère. Le saut rythmique gagne sur le temps son image capturée, il réussit le contretemps de la sensation (50). Au point marginal, tout près de la rive, où l’herbe frémissante ausculte le cours de l’eau, le tourbillon du rhuthmos maintient un instant son cercle – la forme parfaite, la figure première – contre l’irréversible qui l’entraîne (51). La vie résiste à la mort. La volonté anticipe le devenir et saisit par miracle l’occasion qui se présente. Le rythme actualise le présent au point d’incidence de l’obstacle rencontré. Le sursaut rythmique est le signal du désir, l’annonce discrète d’une existence manifestée. Le tourbillon n’est pas un phénomène physique – n’en déplaise aux atomistes – mais un événement dramatique. Les collisions chaotiques qui se produisent sans fin au sein de l’automaton ne tiennent pas la forme. Il faut, pour que commence la genèse des images, l’intervention d’une volonté et le scandale d’un acte. Il faut une parole vibrante, désirante, pour prononcer le mot. Démocrite, Epicure tombent sous le coup de la critique que Nietzsche adresse au principe de causalité : ils projettent sur la fiction du « monde en soi » – le système de la nature – l’événement que détermine l’ivresse dionysiaque de la volonté agissante. Ils objectivent, par l’opération d’une abstraction, la saccade vivante de la sensation. La déclive des atomes est incapable d’engendrer des mondes. L’homme seul est déviant. Lui seul est artiste puisqu’en lui seulement, et selon la visée de sa perspective, le réel fait acte de présence. Il n’y a d’univers que pour la volonté qui s’en empare, comme il n’y a de fruit que pour la main qui le cueille, pour les lèvres qui le savourent. La concrétion de la matière est un effet de la saisie esthétique. La poétique de la tragédie est la vérité du matérialisme. Le nœud qui accouple l’acteur et la situation, l’implication réciproque du sujet et de l’expérience sont indépassables. Le système croît en entropie par les chocs aléatoires des particules. Mais la vie se régénère et s’affirme au hasard des rencontres. Tout se brouille et s’efface dans la confusion atomique. Mais toute forme est surgissante pour le désir qui répond à l’appel. L’impulsion rythmique de la sensation discerne les valeurs. En un instant, elle crée le monde, lui donne forme et matière, et le monde, sans elle, retournerait au néant. La qualité de la saisie se mesure au pouvoir discriminateur de l’organe sensible, à l’exactitude ponctuelle du rythme de la danse. Il est un art de la visée, de la vision – la peinture – un art de l’écoute attentive – la musique… L’art du toucher, de la caresse, est plus problématique : l’érotisme, peut-être la sculpture. On ne connaît guère l’art du goût, et non plus celui de l’odorat. Ni la gastronomie ni l’osmologie ne sont admis au rang des beaux-arts. Pourquoi ce privilège ? Pourquoi cet ostracisme ? Ne serait-ce pas parce que la saisie esthétique a pour vocation de saisir le discontinu ? Les cellules sensorielles de la rétine comme la vibration du marteau sur l’enclume sont sensibles aux plus infimes accidents. La saisie de l’œil, ou de l’oreille, opère à la pointe de l’instant. Chacun sait au contraire combien les parfums se mêlent dans l’effluve, comment les saveurs fondent sur la langue et comment la douceur des caresses aplanit les différends. Sans le saut différentiel de la volonté, la vie retournerait à l’inertie des choses. Le rythme affirme la valeur, il renouvelle le bond de l’existence. Le désir anticipe le mouvement, il vise non la proie au lieu où elle se trouve, mais le point avenir et probable où, dans un instant, la proie trouvera sa mort (52). L’oscillation rythmique de la sensation est le point d’appui sur lequel la volonté prend son élan. L’anticipation de la saisie donne à la vie son ressort. L’attaque de l’instant détermine l’exactitude de la danse.
            La théorie de la musique éprouve quelque difficulté à définir le rythme, en lequel elle reconnaît pourtant la source vive de son art. A cette fin, elle s’aide souvent d’une image : l’appui rythmique, disent les solfèges, est semblable aux rebonds élastiques d’une balle sur le sol dur (53). Dans la proximité de la lancée, la balle jaillit, ivre de puissance ; mais la gravité la retient, elle cède bientôt à l’esprit de pesanteur, et le bond s’achève en chute morte. D’un rebond, elle renaît, soulevée par la force de l’impact. La balle tressaute par sauts et par bonds, comme tressaute la trotteuse sur le cadran de la montre. La saccade sensationnelle communique sa puissance à l’insurrection de la volonté. La balle co-naît le sol comme le talon le tremplin, par contact instantané. La volonté connaît le monde par l’ivresse de la danse. Le monde naît avec l’élan, il se dessine par surprises, par saisies illuminantes, selon les points d’appui du rythme. Le désir fait des pointes sur la scène des apparences. La ponctuation des phénomènes enivre la volonté.
            Le rythme n’est pas le temps. Le temps, c’est, selon Aristote, le nombre – arithmos – du mouvement, de l’immédiat antécédent au tout juste successif – kata to proteron kai husteron (Physique 219 b 1-2). Le décompte du temps mesure le mouvement par l’itération de l’intervalle unité, par l’arythmie du nombre. Je compte les temps du mouvement et, avec le musicien, je bats la mesure à deux temps, à trois temps, à quatre temps… Le temps se compte, il se laisse compter, incapable qu’il est de trouver sa mesure en lui-même. Le temps est une éternité abstraite, le prolongement idéal d’un infini continu. Il est un non-être, il n’est pas, il ne passe pas, mais la vie passe en lui, contre lui. Le temps n’est que le support neutre, indifférencié, sur lequel la vie exerce son activité. Je compte : un, deux, trois. Je prélève, sur l’inexistence du continu, les points de suspension de la suite des ordinaux. Je mesure un mouvement. Ce n’est pas encore un rythme. Il suffit de consulter la théorie pour l’apprendre : saisir le rythme, c’est beaucoup plus que jouer en mesure ; ce n’est pas même marquer le temps fort et le distinguer du temps faible, selon les barres alternées de la mesure, à la façon du débutant qui croit bien faire en fixant la portée du regard, et oublie d’entendre les battements de son cœur. Si précise que soit l’écriture musicale, elle n’a pourtant pas de signe pour transcrire le rythme. Je peux déchiffrer exactement la sonate, sans faute de lecture, et cependant n’avoir rien entendu. Sans l’intelligence des articulations, sans la saisie intuitive des points d’appui, il ne reste du rythme qu’une mécanique isochrone. Le temps nombre le mouvement. Mais il n’est pas de nombre pour compter le rythme. Rythmer, ce n’est pas compter avec le temps, ni même compter sur lui. Le rythme au contraire travaille contre le temps, il lui porte des coups, il fait pulser la vie par le choc des instants, il la fait se heurter au décompte des secondes. Consultons les manuels : au chapitre du rythme, il sera surtout traité de la syncope et du contretemps, c'est-à-dire de cet accident, de cette surprise qui fait verser le temps fort sur le temps faible, et magiquement boiter la mesure (54). A cet accroc, comme aux pavés mal équarris chez le duc de Guermantes, nous reconnaissons le point de la prise aléatoire, l’incidence fertile dont aucune loi générale ne fixe la formule – l’écriture musicale avoue cette lacune. Le rythme est un hasard qui déjoue notre attente. Il travaille contre le temps, il travaille à contretemps. Il est la force interne qui maintient le désir en vie, la résistance passionnée de la volonté à l’ennui monotone qui se laisse nombrer. L’unique vérité du continu, c’est d’offrir à la vie le mur où vient résonner le coup du marteau, comme le bois frappe le tambour, comme les jambes du marcheur font résonner la terre, cette caisse divine. Le coup de la saisie sensationnelle ébranle l’inertie du temps, il fait, divine surprise, jaillir l’étincelle de la rencontre. L’élan de la volonté assène un coup terrible à l’éternité immobile. Le temps tremble sous les assauts du rythme, comme l’arbre sous la cognée. Admirable tremblement du temps (55). On sait combien les chants qui accompagnent le travail sont puissamment rythmés (56). Le rythme scande l’effort, il communique à la vie l’énergie de la danse. Le choc de la rencontre se propage en ondes rythmiques dans le champ de la sensation. Le rythme soulève la vague du désir.
            Pour faire un rythme, il faut au moins deux temps, il faut au moins deux forces pour se livrer l’assaut, pour s’exalter dans l’étreinte. Le surgissement de la beauté multiplie la volonté, il met la vie en liberté, il élargit le désir, infiniment. Le sentiment du sublime est, selon Kant, ce rythme à deux temps, il naît du contretemps, du contrecoup qui porte l’un sur l’autre le sujet et le monde : « Le sentiment du sublime est un plaisir qui ne jaillit qu’indirectement, étant produit par le sentiment d’un arrêt des forces vitales durant un bref instant immédiatement suivi par un épanchement de celles-ci d’autant plus fort » (57). Depuis l’explosion initiale, le monde sensible est en expansion, le rayon de son univers ne cesse de croître. La rencontre est émouvante, elle ébranle l’inertie à la façon du moteur qui, dans l’éclair de la collision, transmet au mobile la quantité de mouvement. Au sublime appartient, écrit encore Kant, « l’émotion, sensation en laquelle l’agrément n’est suscité que par un arrêt momentané suivi d’un jaillissement plus fort de la force vitale » (58). Le rythme soulève le geyser de la vie. Il frappe la terre comme les sabots du cheval au galop. Le cheval du temps emporte le désir sur la trace des rencontres fugitives, pour la chasse et non pour la prise, pour l’aventure fabuleuse. Il n’est pas le cheval de Dürer, le pas à pas de l’ennui, l’errance sans but du chevalier devenu mercenaire que Dieu abandonne – qu’il aille au Diable ! – mais le pur-sang furieux, le cheval d’enfer qui emporte la jeune fille, pâmée d’extase, dans les ténèbres que les éclairs sillonnent. Son galop est le martèlement rythmique qui soulève à chaque coup une gerbe d’étincelles. Schubert le savait bien, lui qui, pour nous faire entendre la course éperdue du roi des Aulnes, fait sonner le piano comme un instrument de percussion. La barque des morts sur l’eau morte du fleuve, le Nil enfin stabilisé dans l’éternité uniforme, glisse continûment au fil de l’eau. Mais sous les coups redoublés de la cavale du désir, yeux de feu, naseaux fumant, la terre, où se soulèvent les vivants, où la Mort est embusquée, tremble. Le temps compte les pas du mouvement. Mais le rythme compte les coups du cœur. Il scande la danse de la volonté. Il est le souffle de la vie.
            Claudel écoute : « L’expression sonore se déploie dans le temps et par conséquent est soumise au contrôle d’un instrument de mesure. Cet instrument est le métronome intérieur que nous portons dans  notre poitrine, le coup de notre pompe à vie, le cœur qui dit indéfiniment :
                        Un.   Un.    Un.  Un.   Un.  Un.
                        Pan (rien). Pan (rien). Pan (rien)
L’iambe fondamental, un temps faible, un temps fort. » (59)
            L’impulsion rythmique prend appui sur le temps fort de l’existence. La parole poétique épouse le rythme du saisissement. Elle est en effet « l’iambe fondamental », l’enjambement miraculeux de l’acrobate, le saut périlleux du funambule dont chaque bond, sur la corde tendue de la durée, est un acte de naissance, la suite improbable des événements qui arrachent la vie au ventre de la matière. Le rythme est le temps fondamental, la saccade originaire qui noue le nœud du désir. Le temps dénombre le mouvement – arithmétiquement – par calcul mental. Mesurer l’écart temporel, c’est le segmenter en autant de fractions que l’on veut. La division de la durée est un acte arbitraire. On est libre de choisir le temps que met la terre à faire un tour complet sur elle-même, ou bien à parcourir son orbite, ou encore l’intervalle que borne les deux impulsions d’un cristal de quartz… Mesurer le temps, c’est le rapporter à un autre temps qu’un autre temps mesure, et ainsi indéfiniment. L’archer de l’Eléate connaît depuis longtemps la vanité de cette opération. Le temps s’irréalise dans la convention de l’unité. Mais le rythme se mesure lui-même, il se co-naît lui-même, il est lui-même la raison qui engendre la suite des battements. Le rythme est la mesure de toutes choses. Le pianiste joue mal quand il rapporte le rythme au clic-clac mécanique du métronome qui se dandine sur le piano. Ce ressort inintelligent est inutile pour qui sait entendre la musique : alors le rythme peut aller son allure libre et, vraiment, couler de source. La ronde vaut deux blanches qui valent quatre noires qui valent huit croches qui valent… L’entendement, sage, prend en note la leçon du solfège et compte les sept figures, jusqu’à la quadruple croche. Cette ultime ponctuation de la durée, cet atome du temps musical, combien vaut-il lui-même ? L’intelligence sourde, anesthésiée, ne sait que répondre. Il y a soixante minutes dans une heure et soixante secondes dans une minute ; combien vaut la seconde ? Cela se sait, on peut répondre, il y a mille et une manières de fixer, précisément, l’intervalle-unité. Le temps arithmétique est déterminé, par convention, il est soumis, par violence, à l’arbitraire du numérotage. Le temps rythmique, autonome, trouve en lui sa vraie mesure, il se nombre lui-même en épousant exactement l’inflexion de la voix et le souffle du chant. L’entendement veut qu’on lui livre des conventions. « Désolé, répond le musicien je n’ai que des oreilles pour entendre ». La durée de la note varie, c’est selon. Il n’est pas de règle suffisante pour ponctuer justement la musique. Il n’est pas d’instrument de mesure pour compter les intervalles de l’iambe musical.
            Seul le rythme – et non le temps – est transcendantal. Il est un a priori de la sensibilité, la pulsation originaire où vient s’inscrire la frappe de la saisie. Il est le principe de l’intuition pure. Le temps et l’espace kantien superposent le temps bref et le temps fort qui soulèvent l’émotion du sublime. L’intuition transcendantale, qui est la condition de possibilité de l’expérience pure ou empirique, réfléchit les modalités du sentiment esthétique. L’espace, comme le temps, a trois dimensions. Mais tandis que le premier les déploie dans la simultanéité, le second les dispose dans la succession. La série temporelle se focalise sur l’instant actuel, entre passé et avenir, elle est une perspective qui converge vers un point de fuite originairement synthétique, la synthèse originaire de l’aperception où le présent se définit. Par le saisissement instantané qui le parcourt, le temps n’a qu’une dimension (60). La pointe aiguisée de l’instant touche au cœur de la subjectivité transcendantale (61). Le présent n’est pas un point mathématique, entre le révolu et le prochain, entre le nécessaire et le possible, mais un nœud qui vient serrer sa boucle dans le centre vivant de l’intuition pure. L’instant est un réel pénétrant. Le temps est le sens interne. Mais l’espace, qui fait éclore devant nous le champ de tous les possibles et s’apprête pour la donation phénoménale, comme les bras se tendent pour recevoir le trésor désiré, est la perspective divergente, extasiée, qui donne sur le monde apparaissant. L’espace ajoure la subjectivité sur la venue du phénomène. Il est le sens externe. L’espace se dilate sur l’immensité. Les grands espaces sont spacieux. Voyager dans l’espace, c’est partir pour l’infini. Mais le temps se résume à la concision de l’instant. Il contracte la subjectivité sur son centre, il concentre l’attention sur le point du présent. Le temps et l’espace rythment la forme pure de l’intuition sensible comme contraction et expansion, comme convergence et divergence. L’esthétique transcendantale enregistre les battements du cœur de la vie sensible, qui est désir et volonté de saisir la représentation qui se réalise en elle (62). La saisie intuitive pulse, vivante, entre espace et temps, du centre jusqu’aux confins, selon la diversité des sensations et les sollicitations de la rencontre. Cette palpitation première résonne, en concordance de phase, avec les deux temps qui rythment le sentiment du sublime : c’est d’abord, écrit Kant, « un arrêt des forces vitales » (63), « un bref instant », « un arrêt momentané » ; l’émotion se contracte sur la systole du présent. C’est ensuite « un épanchement d’autant plus fort », « un jaillissement de la force vitale » ; le cœur éclate sous la pression de l’événement, la volonté s’élance, exultante, exaltée, sous le coup puissant de la diastole sensible. Depuis la loi morale en moi, qui prend sa source au centre porté à l’infini de l’intériorité vivante, jusqu’au ciel étoilé au-dessus de ma tête qui me transporte et me ravit, la vie reprend son souffle et, d’expiration en inspiration, de contraction en expansion, mesure le rythme de l’iambe fondamental. Le temps et l’espace, le sens interne et le sens externe, qui divisent l’unité de l’esthétique transcendantale, se rassemblent par l’oscillation rythmique de l’instant ponctuel et de l’univers infini, de la rencontre saisie et de l’ovation sauvage de la volonté ivre. Il est remarquable que Kant attribue à l’espace la simultanéité, qui est une propriété temporelle (64). L’intuition pure de l’espace donne le jour à « ce tout unique qu’on appelle le monde » (65). Elle rassemble le monde dans l’unité d’une synthèse originaire, elle est « le principe de l’Ensemble » (66). Comme l’épanchement de la force vitale qui prend sa source jaillissante dans l’émotion du sublime, l’espace est le sentiment de l’infini, il est la connaissance intuitive et immédiate de la totalité : « L’espace, qui est la condition universelle et nécessaire, saisie par la connaissance intuitive, de la présence simultanée de toutes choses, peut être appelé l’OMNIPRESENCE PHENOMENALE » (67). L’espace ouvre le regard de l’esprit sur l’immensité de la présence phénoménale, il embrasse simultanément, dans l’unité d’un saut qu’on dira plus tard dionysiaque, les régions de l’univers. Mais la simultanéité, de l’aveu même de Kant, est « la plus importante des idées dérivées du temps » (68). L’espace se dérive du temps : je ne peux apercevoir le monde que depuis le point de visée centré sur le sens interne. L’espace kantien est nécessairement un espace-temps. La causalité, qui est la catégorie a priori que l’entendement, spontanément, applique aux phénomènes pour construire dans l’espace le système de la nature extérieure, s’enracine dans le temps, qui est le sens interne, car « ce n’est qu’en ayant recours aux relations temporelles que l’esprit peut apprendre ce qui est antérieur et ce qui est postérieur, autrement dit ce qui est cause et ce qui est effet » (69). Ainsi enracinée dans le rythme interne qui soulève la vie, la causalité – non plus phénoménale cette fois, mais bien intelligible – est le ressort de la volonté et la puissance de l’autonomie. Ainsi l’espace kantien suppose le temps comme le champ de l’expérience suppose le regard de l’observateur. Il faut chercher l’unité de l’esthétique transcendantale dans l’intuition d’une pure temporalité dont l’espace et le temps sont les moments distincts, un absolu temporel et vivant qui tantôt se contracte sur le point de l’instant, et tantôt se déploie dans l’univers immense. Le saisissement rythmique du vivant, le bond recommencé de la volonté affamée de puissance, sont le principe originaire de l’activité esthétique. Le point d’impact de la rencontre atteint le centre nerveux de l’organe sensible. Le sens interne tressaille sous le coup de foudre. Le saut prodigieux du danseur sidère la sensibilité dans le trouble du jour. Le sens externe se distend dans l’extase. Ainsi le corps de l’athlète se ramasse, concentré dans l’effort, sur le point d’appui du tremplin, puis s’étire et s’élance, comme l’oiseau ouvre ses ailes, pour franchir l’obstacle. L’impulsion de la saisie détermine la propulsion de la lancée, le geste qui se déploie, l’œuvre qui s’accomplit. Le rythme est la matrice qui engendre les arts. Il est la source intermittente de la volonté dionysiaque.
            A chaque instant, selon les nombres du temps, je meurs. A chaque instant, selon les attaques du rythme, je renais. Le rythme renouvelle en moi, d’instant en instant, par surprise et par miracle, l’élan du désir. Le rythme est entraînant, la vie se laisse emporter par l’ivresse de la danse, elle se laisse séduire par les œillades de la rencontre. Renouveler n’est pas répéter. Un mouvement rythmique n’est pas un mouvement périodique. La périodicité n’est qu’une récurrence machinale. Mais le rythme est le sursaut d’une volonté, l’affirmation patente d’une existence, l’anticipation de la saisie qui, le temps d’un éclair, force le mur du temps. Le métronome intérieur, ce ressort de l’esprit, contredit les lois de la mécanique : il accroît son énergie, il fortifie la volonté par supplément d’âme, il réussit une surenchère sur la quantité de mouvement. Il majore le désir par la divergence de l’ivresse. Le rythme est l’euphorie du vivant. Mais la répétition est accablante, ennuyeuse comme la pluie, comme le goute à goutte des secondes, comme la suite des nombres qui sont les temps abstraits du mouvement. Rien n’est plus consternant que le hoquet stupide du mouvement périodique. Le principe de répétition et le principe de plaisir sont irréductiblement opposés. Quand le disque rayé tourne sur la platine, le tac périodique, parasite, qui claque à chaque tour de sillon perturbe indiscrètement le rythme de la musique. Quand, le soir venu, le corps las cherche le sommeil, quand il tente de se mettre en phase avec le souffle fondamental, la goutte d’eau stupide qui sonne, régulièrement, contre l’évier de zinc, harcèle et exaspère. Le rythme apporte la promesse d’un sens avenir. La répétition est inepte, irrécupérablement. Le « bip bip » des quasars, que les astrophysiciens ont cru d’abord être un langage, s’est révélé bientôt n’être qu’un mouvement périodique. Les astres rabâchent. La rotation des mondes est muette. Mais de la danse naît le chant, l’euphorie rythmique sustente l’élan de la parole poétique. Par saccades vivantes, elle fait effet de sens. Le mouvement pendulaire, le fléau de l’horloge qui châtie le désir, est une répétition. Mais la vie est une renaissance, une reprise précaire sur la mort probable. Comme la marche, qui est la série des chutes rattrapées, le rythme ne tombe en syncope que pour mieux se relever. Agile, il est déjà de retour quand on le croyait tout juste parti. La cadence, c’est, en musique, l’art d’achever en beauté ; c’est en poésie l’accentuation de la métrique. Le rythme danse par cadences successives, par achèvements ponctuels, par chutes brèves. Acrobate, il saute dans le vide pour jaillir toujours plus haut. Il s’enivre par vertige (70). Ainsi la vie nargue la mort, par défi et par jeu. L’instant de la saisie sensationnelle ne dure qu’un laps de temps – du latin labor, qui signifie à la fois glisser, couler et trébucher, tomber. La rencontre est le lapsus de la durée, l’aveu de la discontinuité esthétique. Le temps sonne et trébuche sous les coups que lui porte le marteau du désir. Il titube, ébloui, par le miracle perpétuel de la re-création. Dans le laps de temps, le ressort intérieur du métronome se détend, se distend ; mais le rythme, aussitôt, appuie sur la détente, tire la flèche et se saisit de la forme. « Pan (rien) Pan (rien) » : le battement du cœur fait entendre l’impatience de vivre par le mouvement alterné de la syncope et de l’attaque, du soupir et de la croche, de la lacune et du mot, du néant et de l’être.
            Au commencement de la logique hégélienne, c’est de la synthèse de l’être et du néant que s’engendre le devenir. Pourtant, le rythme n’est pas synthèse, mais suite discrète d’instants ponctuels, fine discrimination du temps, en temps fort et en temps faible, en plein et en vide. La synthèse établit la continuité du devenir, elle noie la différenciation infinitésimale du rythme dans le fleuve de l’Histoire. Les moments de la dialectique sont les leviers qui suppriment les différences (71). Cependant, l’esprit ne progresse que par la force du moment, il danse par bonds, il se régénère par métamorphoses. Hegel pense les moments qui sont autant de stations pour « le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif » ; Nietzsche énonce les métamorphoses qui sont autant de crises génératrices pour le plaisir et l’ivresse de la volonté dionysiaque, pour le jeu de la forme et le pas de la danse (72). « L’être pur et le néant pur sont donc la même chose, écrit Hegel. Ce qui est vrai, ce ne sont ni l’être ni le néant, mais le passage, et le passage déjà effectué, de l’être au néant et de celui-ci à celui-là » (73). Hegel regarde le temps passer. Il est la victime d’une illusion d’optique. Le temps ne passe pas, il danse, il ponctue la perle de l’instant. On fait de la mauvaise musique en diluant le rythme dans le sirop mélodique de la continuité. Hegel étire le temps bref, le temps fort qui scandent l’iambe fondamental, dans la durée de l’action, par le double mouvement, le double moment de l’apparition et de la disparition (74). Il écrase les points d’appui du rythme, il préfère à la danse le pas lourd du marcheur. Sur le piano, les notes s’égrènent, distinctes. Mais sur le lieu du travail, le temps s’allonge avec l’ennui. C’est bien de l’être et du néant purs et simples que se compose le rythme, et non de l’effort d’apparaître ni de la peine de disparaître. « L’être pur et le néant pur » ne sont pas « la même chose ». Ils s’entendent, séparément, dans l’instant du rebond. Il est vrai que la discontinuité rythmique est discrète. La saccade est infime. L’indiscrétion de la continuité érige en tribunal – l’histoire du monde est le tribunal du monde – son flou auditif. Le musicien a l’oreille plus fine : il entend la note surgir, intacte, du silence. Il entend le silence qui se déploie, immense, pour le temps d’une pause, pour le temps d’un soupir. Il écoute l’instillation miraculeuse des instants.
            La surprise suscite, du néant, l’être. Le phénomène est intermittent : sitôt survenu, sitôt disparu. Le désir se met en chasse, il surveille l’oscillation du sens. La merveille recommence, par rencontres aléatoires. La saisie esthétique ausculte le pouls des apparences. La forme surgit/s’annule, plus ou moins, selon la fulgurance de la saccade et la justesse du coup d’œil. La vie tressaille par résurrections jaillissantes. Eternel retour. Le jugement esthétique doit se régler sur cette vacillation originaire. Il doit se mettre au rythme du marteau. Il doit entendre la musique. Philosopher à coups de marteau, ce n’est certes pas frapper comme un sourd (75). Avec un marteau, ordinairement, on ne philosophe pas, on enfonce des clous. Enfoncer un clou n’est pas philosopher, mais endoctriner et sermonner. C’est ainsi qu’une pédagogie qui ne doute pas d’elle-même croit qu’il est bon de répéter pour mieux assener la leçon à l’élève. Le clou, il est vrai, ne s’enfonce que dans la matière molle, il se tord sur les têtes dures. Le maître du troupeau veut que les esprits soient malléables. Mais la volonté de puissance se cherche un obstacle qui résiste. L’impact de la juste saisie porte sur un point acéré pour que l’élasticité du rebond soit maximale, pour que l’incidente se réfléchisse, instantanément. On danse mal sur le sable. L’œil ne voit bien que l’éclat du diamant. Avec un marteau, on peut encore briser les vases de porcelaine, et mettre les idoles en morceaux. Serait-ce philosopher à coups de marteau ? Mais la vie veut affirmer des valeurs nouvelles, susciter des formes inconnues, plutôt que briser les anciennes tables. C’est l’adorateur déçu qui casse les idoles. La fureur iconoclaste fait le jeu du nihilisme, elle est la proie du ressentiment. Le lion qui rugit « Ni Dieu ni Maître » n’est pas encore philosophe (76). Il faut chercher ailleurs le marteau de l’Eternel Retour : par exemple, dans la main du forgeron qui bat le fer et fait sonner l’enclume de la vie, par frappes répétées, et donne forme au métal incandescent du désir : « Ainsi la création poétique dispose d’une espèce d’atelier où il faut distinguer le métal, la forge et le soufflet. C’est de ce triple élément mis en œuvre suivant des formules variées, que sort le vers. Le métal spirituel entre en fusion sous un afflux ou vent venu du dehors (inspiration) et le flan informe reçoit le poinçon de la conscience sous le choc du balancier » (77). Claudel, ici, est plus nietzschéen qu’il ne pense. C’est en écoutant cette forge, s’il faut croire Boèce qui le tient de Jamblique, que Pythagore autrefois découvrit les lois de l’harmonie (78). Le retour du marteau engendre la musique. Si l’on préfère une image moins grandiose, plus discrète, on pensera au marteau du piano qui cogne la corde tendue et fait retentir la table de résonance ; ou bien au marteau de l’oreille, qui fait écho au précédent, et vient frapper, précisément, « l’enclume ». Si l’on veut plus discret encore, à la limite du perceptible bat le marteau de la montre, le coup irréparable de chaque seconde, comme autant de coups du cœur qui rythment la mesure fondamentale. Le marteau philosophique, qui entretient l’amitié de la co-naissance, tressaille, discrètement, à l’origine de toutes choses. L’échappement à ancre, depuis le point d’ancrage du réel, le point d’impact de la saisie, soulève l’élan sublime de la vie. Par poids et contrepoids, par temps et contretemps, le marteau tremble dans le jour. L’oreille collée contre le boîtier entend distinctement le carillon du Temps. L’œil discerne la vibration cristalline du trait de lumière. L’organe ultra-sensible est le stéthoscope du rythme. Il enregistre le tintement du monde.
            Le retour du marteau ferme le cercle de l’anneau. La saisie se recommence par l’illumination de la genèse mille fois retrouvée. La rencontre serre le nœud du voyant et du visible, elle accouple, pour l’éternité, le sujet avec le monde comme on cherchait autrefois, selon Nietzsche, « à contraindre les dieux, à leur faire violence par le rythme ; la poésie fut un lacet magique qu’on leur passa autour du cou » (79). Par incidences hasardeuses, j’enlace la beauté. L’anneau de l’Eternel Retour, le cercle de l’horizon phénoménal, est la scène tragique où Dionysos enivre la danse de la vie. Il est l’alliance nuptiale qui réunit pour toujours le corps sensible avec le monde. La boucle de la sensation se ferme dans ce cercle de flammes – « comme tout s’embellit à la lueur des flammes ! » s’étonne le poète (80) – où sans fin chatoient, dansantes, la lumière et les formes. La maïeutique diotimienne prend son essor, soulevée par l’irrésistible poussée d’Eros, et s’élance dans la pleine mer de la beauté – to pelagos tou kalou – elle prend le large et s’abîme dans la divine éternité (81). Elle est la pensée la plus légère. Mais l’Eternel Retour est « la pensée la plus lourde » : le danseur vigoureux s’élance sur le sol dur, et retombe pour bondir à nouveau, tant que la volonté est vive, tant que le désir n’a pas renoncé (82). La danse reste attachée à la terre. Par sauts et par bonds, la parole poétique interprète et ausculte la sphère des apparences. Elle nomme, mot à mot, le sens de la terre. La trajectoire de l’événement tragique épouse exactement la courbe de l’anneau. La communion cathartique fait se réconcilier les hommes et rétablit l’ordre dans la cité. Un monde nouveau s’institue, une autorité s’établit, se raidit et se tend sous le travail du devenir. Au point limite de la rupture, une volonté se présente pour oser l’attentat fabuleux. Par contraction et expansion, l’explosion se recommence. Par saccades prodigieuses, l’œil vivant se saisit/dessaisit du monde. A chaque instant, l’éblouissement récidive. Le rythme reproduit, intacte, l’illumination de la première fois. La vie ne cesse pas de naître. L’insurrection est permanente. La beauté est convulsive.

 

NOTES

1- De même, dans La Rhétorique, Aristote fait allusion à une partie de sa Poétique où il serait question des « choses risibles et ridicules », partie qui n’existe pas dans l’état actuel de La Poétique (Rhétorique, 1371 b 36 et 1419 bc).

2- On connaît les variations que tisse sur ce thème Umberto Eco dans Le nom de la rose.

3- Telle est la traduction que proposent R. Dupont-Roc et J. Lallot dans leur édition de La Poétique. Elle me semble en effet préférable au traditionnel « imitation ». Mimeisthai suppose une production effective, et non le simple décalque de l’imitation. Représenter souligne le travail de la composition poétique qui affirme l’acte propre de la mimêsis. C’est ainsi que les auteurs justifient eux-mêmes leur traduction : « Comme le jeu dramatique qu’est le mime, la mimésis est « poétique », c'est-à-dire créatrice […]  Mimésis désigne ce mouvement même qui, en partant d’objets préexistants, aboutit à un artefact poétique, et l’art poétique selon Aristote est l’art de ce passage » (« Introduction », p. 20).

4- C’est ainsi que Macrobe (Vème siècle) rapporte que le philosophe Numenius, qui voulait percer les secrets des mystères, vit en rêve les déesses d’Eleusis, devenues courtisanes fardées, qui se prostituaient devant le temple (T. Todorov, Théories du symbole, 1977, p. 77). Platon de son côté écrit que la sophistique donne à l’âme le simulacre de la beauté comme le maquillage donne au corps celui de la santé (Gorgias, 463 a et sq). Il oppose encore le portrait véritable de l’Etat tel que le philosophe le trace aux couleurs bariolées dont le peintre orne les statues (Rép. IV, 420 cd). Ainsi l’artifice prostitue le divin en le maquillant comme une courtisane. La poésie est un semblable leurre : le masque coloré du style recouvre – refoule – la mine défaite d’un vieillard : « Si l’on dépouille les ouvrages des poètes des couleurs de la poésie et qu’on les récite réduits à eux-mêmes, tu sais, je pense quelle figure ils font […] On peut les comparer à ces visages qui, n’ayant d’autre beauté que leur fraîcheur, cessent d’attirer les yeux quand la fleur de la jeunesse les a quittés » (Rép. X, 601 b). Sur ce thème, voir Pierre-Maxime Schuhl, Platon et l’art de son temps, 1952, chap. II : « Prestiges ».

5- On sait que, selon Platon, la science du sophiste donne l’illusion de la toute-puissance divine de même que l’image du miroir donne l’illusion de la réalité (Rép. X, 596 ce).

6- Platon, dans La République : si le livre III instruit surtout le procès du théâtre tragique, le livre X, qui s’interroge sur le lieu et la fonction du sophiste, évoque de préférence la peinture.

7- « Il est évident que le dénouement de chaque histoire doit résulter de l’histoire elle-même, et non d’un recours à la machine, comme Médée ou dans l’Iliade pour la scène de l’embarquement » (Poétique, 1454 a 37-b 2) ; et » : « L’observation montre bien que la nature n’est pas une série d’épisodes sans liens, à la façon d’une méchante tragédie » (Mét. N 3, 1009 b 19).

8- « … tout discours doit être constitué à la façon d’un être animé : avoir un corps qui soit le sien, de façon à n’être ni sans tête ni sans pieds, mais à avoir un milieu en même temps que deux bouts, qui aient été écrits de façon à convenir entre eux et au tout » (Platon, Phèdre, 264 c).

9- Le coup du destin prend le plus souvent, dans la tragédie, la forme d’un mot prononcé imprudemment et qui revient, au terme du parcours, frapper son auteur de plein fouet : « L’ironie tragique pourra consister à montrer comment, au cours du drame, le héros se trouve littéralement “pris au motˮ, un mot qui se retourne contre lui en lui apportant l’amère expérience du sens qu’il s’obstinait à ne pas reconnaître » (J. P. Vernant, « Tensions et ambiguïtés dans la tragédie », Mythe et tragédie en Grèce ancienne, 1977, p. 35).

10- « Le spectacle, bien que de nature à séduire le public, est tout ce qu’il y a d’étranger à l’art et le moins propre à la poétique ; car le pouvoir de la tragédie subsiste sans concours ni acteurs, et en outre, pour la mise en scène, l’art de l’homme préposé aux accessoires est plus important que celui du poète » (Poétique, 1450 b 16-20).

11- Michel Butor, « Sites », Répertoire III, 1968, p. 25-31.

12- Sophocle, Electre, v. 1025-1057.

13- Sophocle, Antigone, trad. P. Mazon, v. 454-455.

14- Sophocle, Œdipe roi, trad. P. Mazon, v. 136.

15- Sophocle, Œdipe roi, trad. P. Mazon, v. 33.

16- Sophocle, Œdipe roi, trad. P. Mazon, v. 1344.

17- Jocaste : « Ne redoute pas l’hymen d’une mère : bien des mortels ont déjà dans leurs rêves partagé le lit maternel » (Œdipe roi, v. 980-982). Freud (L’interprétation des rêves, 1971, chap. V, p. 228-230) interprète cet aveu comme une dénégation. Cette figure est bien commode : tantôt l’inconscient est le non-dit, tantôt ce qu’on dit pour ne plus avoir à le dire… Il me semble que l’immense tragédie de Sophocle n’a rien à voir avec le triangle familial en lequel Freud voudrait la réduire… Voyez « Œdipe sans complexe » dans Jean-Pierre Vernant, Mythe et tragédie dans la Grèce ancienne, 1972, p. 75-98.

18- C’est du moins le thème inlassablement repris par René Girard, depuis La violence et le sacré (1972). Voir le chapitre III, « Œdipe et la victime émissaire », p. 105-134.

19- Voir Jacques Darriulat, Métaphores du regard, éditions de la Lagune, Paris, 1993.

20- Il s’agit du tableau d’Holbein le Jeune, aujourd’hui à la National Gallery de Londres.

21- Il s’agit cette fois du tableau de Jan van Eyck, Les époux Arnolfini, également à la National Gallery de Londres.

22- Jacques Lacan, Séminaire XI, chapitre IV, p. 51 et chapitre V, p. 53-61.

23- Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, 1950, p. 111-112.

24- Edmund Husserl, Idées…, 1950, p. 112 : « Tout autour du papier sont des livres, des crayons, un encrier, etc. ; eux aussi sont “perçusˮ d’une certaine façon, offerts à la perception, situés dans le “champ d’intuitionˮ. »

25- Edmund Husserl, Idées…, 1950, p. 97 : « La tentation universelle du doute tombe sous le pouvoir de notre entière liberté ; tout et n’importe quoi, aussi fermement convaincus que nous en soyons, et même si l’évidence adéquate accompagne notre assurance, peut être soumis à la tentative du doute. »

26- « Si vous posiez la question : “Il y a 50 000 ans les arbres donnaient-ils l’apparence d’être verts ?ˮ, je répondrais : “Pas encore, sans doute : on peut supposer qu’à l’époque existait seulement l’opposition élémentaire des valeurs : masses plus sombres, masses plus claires : – et peu à peu les différentes couleurs s’en sont dégagéesˮ (Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, 1982, tome XI, p. 381). Nietzsche écrit ici le mot “valeurˮ en français. »

27- Georg Lukács, L’âme et les formes, 1974, p. 257 : « La sagesse du miracle tragique est la sagesse des limites. »

28- « Cet accès à l’antiquité est en effet le mieux enseveli ; ceux qui se sont imaginés être particulièrement renseignés sur les Grecs, Goethe et Winckelmann par exemple, n’ont rien flairé de ce monde » (Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, 1982, tome XI, p. 152). Outre Goethe et Winckelmann, Nietzsche vise ici Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff.

29- On lira à ce propos les belles pages que Claudel a consacrées au coup d’œil photographique : « Au moment voulu, au point opportun, nous avons déclenché l’éclair ! Nous avons surpris l’énorme nymphe en chemin continuel de dissolution, nous l’avons arrêtée et, comme on dirait en termes de cuisine, nous l’avons saisie » (Paul Claudel, Les psaumes et la photographie, in Œuvre en prose, Pléiade, 1965, p. 392-393)

30- Nietzsche oppose volontiers l’exactitude euphorique du « grand style » à l’histrionisme de la musique wagnérienne. Voyez par exemple Œuvres philosophiques complètes, tome XI, 1982, p. 413 : « Le grand style auquel jusqu’ici même les artistes les plus raffinés n’ont pu dire ni oui ni non […] Wagner est celui qui est le plus éloigné du grand style : l’aspect extravagant, héroïco-vantard de ses procédés artistiques se situe complètement à l’opposé du grand style… ». Sur ce thème du grand style, voir Martin Heidegger,  Nietzsche, tome I, 1971, p. 116-128.

31- Nietzszche, Le Gai savoir, § 112 ; Œuvres philosophiques complètes, tome V, 1967, p. 130.

32- « J’ai appris à distinguer la cause de l’agir de la cause de telle-et-telle façon d’agir. […] La seconde, comparée à cette force disponible, est quelque chose de tout à fait insignifiant, un petit hasard à la faveur duquel ce quantum se “changeˮ alors d’une manière indéterminée : l’allumette par rapport au baril de poudre » (Nietzsche, Le Gai savoir, § 360 ; Œuvres philosophiques complètes, tome V, 1967, p. 254.

33- « Qu’on prenne, à titre d’exemple, ce qu’un doigt peut savoir de ce que réalise le pianiste qui l’utilise… » (Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, tome XI, 1982, p. 359-359).

34- Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, tome XII, 1978, p. 110-111.

35- « Ce n’est pas, comme on le devine, l’opposition entre le sujet et l’objet qui me préoccupe ici : pareille distinction, je la laisse aux théoriciens de la connaissance qui se sont fait prendre dans les nœuds coulants de la grammaire, cette métaphysique pour le peuple » (Nietzsche, Le Gai savoir, § 354 ; Œuvres philosophiques complètes, tome V, 1967, p. 242.

36- Henri Bergson, L’Energie créatrice, 1962, chapitre IV : « Le mécanisme cinématographique de la pensée et l’illusion mécanistique », p. 272 et sq.

37- « Le temps ne se remarque que par les instants ; la durée – nous verrons comment – n’est sentie que par les instants. Elle est une poussière d’instants, mieux, un groupe de points qu’un phénomène de perspective solidarise plus ou moins étroitement » (Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant, 1966, p. 33).

38- Michelangelo Merisi, dit « Le Caravage », La Vocation de saint Mathieu, 1599-1600, chapelle Contarelli, Saint Louis des Français, Rome.

39- Michelangelo Merisi, dit « Le Caravage », Corbeille de fruits, autour de 1598, Pinacothèque Ambrosienne, Milan.

40- Je reprends ici à mon compte la formule décapante de Bachelard : « Du bergsonisme, nous acceptons tout, sauf la continuité » (Dialectique de la durée, 1972, p. 7).

41- On sait en effet que Bergson invoque cet exemple pour mettre en lumière l’impossibilité où nous sommes d’intellectualiser la durée (L’Energie créatrice, 1962, p. 9 et sq.).

42- Sur les arguments de Zénon et le paradoxe de la flèche qui n’atteindra jamais la cible : Henri Bergson, l’Energie créatrice, 1962, p. 308 sq. Alexandre Koyré (Etudes d’histoire de la pensée scientifique, 1971, p. 9-35 : « Remarques sur les paradoxes de Zénon ») a effectué une sorte de recension philosophique de ce problème.

43- Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, tome III, Pléiade, 1954, p. 866.

44- Pour les deux dernières références (le tintement du cristal  et le marteau du cheminot) : Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, tome III, Pléiade, 1954, p. 868.

45- Cette expérience a été réalisée par Derek H. Fender, « Control mechanisms of the eye », Scientific American, juillet 1964, vol. 211, n° 1, p. 24-33.

46- Kant, Critique de la raison pure, « Anticipations de la perception » ; Œuvres philosophiques, Pléiade, tome I, 1980, p. 906-914.

47- Sur la figurabilité du rêve, voir S. Freud, L’Interprétation des rêves, 1971, chap. VI, p. 291-300 ; et Introduction à la psychanalyse, 1962, chap. XI, p. 159-162.

48- S. Freud, Introduction à la psychanalyse, 1962, chap. XI p. 164.

49- Emile Benveniste, « La notion de “rythmeˮ dans son expression linguistique », Problèmes de linguistique générale, 1966, tome I, p. 327-335.

50- « L’homme est une créature qui invente des formes et des rythmes […] Dans toute perception, c'est-à-dire dans la forme la plus primitive de l’assimilation, l’essentiel est un acte, ou plus exactement une imposition de forme… » (Fr. Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, tome XI, 1982, le fragment 38 (10), p. 341-342). C’est tout le texte qui mériterait ici d’être cité.

51- Je pense ici aux stimulantes analyses de Michel Serres dans La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, 1977.

52- On lira à ce propos l'intéressant article de Marc-Jean Jeannerot, « Le contrôle de l'oeil sur le geste », La Recherche, mars 1981, n° 120, p. 376-378.

53- Par exemple, J. Chailley et H. Challan, Théorie complète de la musique, Paris, A. Leduc, 1951, IIème volume : deuxième cycle, p. 30 : « On peut comparer l’appui rythmique aux mouvements successifs d’une balle de tennis qui, frappée par la raquette (temps fort), reçoit d’elle son impulsion, rebondit ensuite une ou plusieurs fois sur le terrain (temps faibles) et remonte vers la raquette du partenaire pour recevoir d’elle une nouvelle impulsion (temps fort suivant). »

54- A. Danhauser, Théorie de la musique, Paris, Hachette, 1914, « Huitième leçon : du rythme », p. 91-93.

55- Cette formule empruntée à Chateaubriand (Vie de Rancé) fait le titre du bel ouvrage que Gaëtan Picon consacre à l’inscription du temps dans l’espace des images (« Les sentiers de la création », Skira, Genève, 1970).

56- Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques, 1972, tome I, p. 135-136 : « A la séparation et à la gradation qualitative des sons s’ajoutent la gradation dynamique par l’action, ainsi que la gradation par le rythme. On a essayé de montrer que cette articulation rythmique, telle qu’elle se manifeste en particulier dans les chants de travail primitifs, était un moment essentiel du développement de l’art comme du développement du langage ». Cassirer renvoie ici à Karl Bücher, Arbeit und Rhythmus, Leipzig, 1897, Ludwig Noiré, Der Ursprung des Sprache, Mayence, 1877 et Logos-Ursprung und Wesen der Begriffe, Leipzig, 1885.

57- E. Kant, Critique de la faculté de juger, 1965, trad. Philonenko, § 23, p. 85

Voir Jacques Darriulat, Métaphores du regard, éditions de la Lagune, Paris, 1993. (19)

58- E. Kant, Critique de la faculté de juger, 1965, trad. Philonenko, § 14, p. 68.

59- Paul Claudel, « Réflexions et propositions sur le vers français », Œuvres en prose, Pléiade, 1965, p. 5.

60- E. Kant, Critique de la raison pure, « Esthétique transcendantale » : « Le temps n’a qu’une dimension : des temps différents ne sont pas simultanés mais successifs (de même que des espaces différents ne sont pas successifs mais simultanés) » (Œuvres philosophiques, Pléiade, 1980, tome I, p. 792).

61- Schiller a bien vu que la fonction du temps, chez Kant, est de ponctualiser l’existence, de la limiter dans l’instant actuel dont le contenu est la matière de la sensation : « Comme tout ce qui existe dans le temps est successif, une réalité exclut, par cela seul qu’elle est, toute autre existence. Quand on tire d’un instrument un son, celui-ci est, entre tous ceux que l’instrument peut rendre, le seul réel : quand l’homme a la sensation d’une réalité actuelle, tout l’infini de ses déterminations possibles se réduit à ce mode unique d’existence » (Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. Leroux, 1943, Douzième lettre, p. 169).

62- La dynamique du vivant est en effet chez Kant une causalité intelligible qui, soulevée par l’élan du désir, tend à réaliser ses propres représentations : Voir Critique de la raison pratique, préface : Œuvres philosophiques, Pléiade, 1985, tome II, p. 116, note ; et Critique de la faculté de juger, trad. Philonenko, 1965, « Introduction », note 1 de la p. 26.

63- E. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. Philonenko, 1965, § 23 p. 85 et § 14 p. 68.

64- Sur ce point, voir surtout Critique de la raison pure, « Troisième analogie », Principe de la communauté : « Toutes les substances, en tant qu’elles peuvent être perçues comme simultanées dans l’espace, sont dans une action réciproque universelle » (Œuvres philosophiques, Pléiade, 1980, tome I, p. 942).

65- E. Kant, Dissertation de 70, in Œuvres philosophiques, Pléiade, 1980, tome I, p. 659.

66- Ibid. p. 656 (souligné par Kant).

67- Ibid. p. 664.

68- Ibid. p. 650.

69- Ibid. p. 658.

70- « Le rythme franchit le silence, de la même manière que l’être franchit le vide temporel qui sépare les instants » (Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant, 1966, p. 68).

71- « On ne supprime une chose qu'en faisant en sorte que cette chose forme une unité avec son contraire. Dans cette détermination plus approchée, on peut lui donner le nom de moment. Dans le cas du levier, on appelle moment le poids et la distance à partir d'un certain point. » (Hegel, Science de la Logique, 1947, trad. S. Jankélévitch, tome I, p. 102.

72- Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, préface (trad. J. Hyppolite), tome I, p. 18 ; Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Maurice Betz, « Des trois métamorphoses », p. 35.

73- Hegel, Science de la logique, 1947, trad. S. Jankélévitch, tome I, p. 73.

74- Hegel, ibid, p. 100 : « … le devenir commence par le néant qui se rapporte à l’être ou, plus exactement, qui passe à l’être ; l’autre est constitué par l’être, le devenir commençant par l’être qui se rapporte au néant ou, plus exactement, passe au néant : apparition et disparition. »

75- C’est ce que laisserait pourtant croire l’ouvrage de Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, qui confond le marteau philosophique avec l’arme de l’iconoclaste, et l’ironie du soupçon avec la fureur de l’anarchiste.

76- Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Première partie, « Des trois métamorphoses », trad. M. Betz, 1947, p. 35-37..

77- Paul Claudel, Réflexions et propositions sur le vers français, Œuvres en prose, Pléiade, 1965, p. 5.

78- Benjamin Farrington (La science dans l’antiquité, Paris, Payot, p. 48-49) rapporte la légende de Pythagore chez le forgeron à Boèce (VIe siècle A.C.) et cite le texte. Michel Serres (Hermès IV. L’interférence), Paris, Minuit, 1972, « Musique et bruit de fond », p. 182) attribue quant à lui cette même légende à Jamblique (IIIe-IVe siècles). Voir Jamblique, Vie de Pythagore, introd., trad. et notes par L. Brisson et Ph. Segonds, Paris, Les Belles Lettres, 1996, § 116-120, p. 66-69 ; et Boèce, Théorie de la musique (De Institutione muscica), introd., trad et notes par Christian Meyer, Brepols, 2004 ; Livre premier, chap. X et XI, p. 46-51.

79- F. Nietzsche, Le Gai Savoir, § 84 ; Œuvres philosophique complètes, tome V, 1967, p. 101.

80- André Breton, L'Amour fou, « Folio », Gallimard, 1976, p. 140.

81- Platon, Le Banquet, 210 d.

82- On sait que l'une des premières versions du thème de l'Eternel Retour se trouve au § 341 du Gai Savoir. Il porte pour titre : « Le poids le plus lourd ».

 

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