Jacques Darriulat

 

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Master 2, 2009-2010.
Mise en ligne : décembre 2010

 


CEZANNE ET LA FORCE DES CHOSES (1)


« Cézanne a cassé le compotier, et il ne faut pas essayer de le recoller, comme le font les cubistes. »
Robert Delaunay (1)

 

            Quelques ouvrages sur Cézanne :

1907 : Rainer Maria Rilke, Lettres sur Cézanne, trad. Ph. Jacottet, Seuil, 1991. Quelques intuitions d'une grande acuité, rédigées un an après la mort de Cézanne, lors du Salon d'Automne à Paris.
1929
: The Paintings of D. H. Lawrence, éditions Mandrake Press à Londres, tiré à 510 exemplaires. On lira ce texte, sous le titre « Introduction to these paintings », in Phoenix, the Posthumous papers of  D. H. Lawrence, avec une introduction de  Edward D. McDonald, The Viking Press, New York, 1936, p. 561-584. Il s’agit d’une réflexion générale sur la peinture moderne conçue comme un manifeste qui doit, dans l’esprit de Lawrence, aider à la découverte de son œuvre peint. En, effet, l’auteur de L’Amant de Lady Chatterley était aussi peintre. Il exposa en 1929 un certain nombre de ses tableaux à la Warren Gallery de Londres. Cette exposition eut un succès de scandale et la police, à la suite d’une plainte qui s’offusquait des toisons rousses ou noires qui fleurissaient sur les sexes des nus de Lawrence, saisit treize tableaux jugés plus particulièrement choquants. Ce texte a été traduit en français par  Claire Malroux, sous le titre La Beauté malade, aux éditions Allia, Paris, 1993, avec vingt-six reproductions des œuvres de Lawrence. Il s’agit d’un essai véritablement inspiré, d’une très grande originalité, et qui consacre à l’art de Cézanne une trentaine de pages qui sont, à mes yeux du moins, d’une extraordinaire pertinence. Ce texte n'a pas échappé à la sagacité de Gilles Deleuze, qui en fait l'éloge dans son cours sur Spinoza prononcé à l'université de Vincennes le 13 janvier 1981.
1936
 : Lionello Venturi, Cézanne, son art, son œuvre, 2 vol. Le premier catalogue complet, qui détermine pour la première fois les quatre « périodes » du peintre..
1938 : Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne, Degas, Renoir, Grasset, « Les Cahiers rouges », 2003. De nombreux propos et anecdotes, souvent utilisés, sans qu'on prenne toujours soin de citer la source. En outre, on trouvera une anthologie fort instructive d'articles contemporains du peintre.
1945 : « Le Doute de Cézanne », in Merleau-Ponty, Sens et Non-sens, Gallimard, 1996 (un texte intéressant, mais dont le dernier tiers bifurque vers un dialogue avec Sartre, via le Léonard de Valéry – liberté absolue de l’artiste – ou de Freud – travail du rêve – sur le thème des relations réciproques entre l’œuvre et la vie).
1950 : Guerry, Liliane, Cézanne et l’expression de l’espace, Flammarion. Un magnifique livre, le meilleur à ma connaissance sur ce peintre. Cependant, daté : l’art de Cézanne est souvent pensé en relation avec l’abstraction qui dominait la peinture française dans les années 50 ; en outre, les œuvres sont commentées en fonction de l’unique question de la perspective, et de façon plutôt formelle, considérant le tableau comme une structure de formes et de forces à la façon de Wölfflin (interprété à la lumière des théories de Francastel). Cela dit, l’intelligence et la sensibilité des analyses ont conservé toute leur valeur.
1968 : « Les pommes de Cézanne ; essai sur la signification de la nature morte », in Meyer Schapiro, Style, artiste et société, Gallimard, « Tel », 1982, p. 171-230 ; première publication : 1968 (un contresens développé avec intelligence et érudition : la pomme devient l’expression d’un phantasme sexuel, et le silence de la nature morte est alors recouvert par le bavardage de l’interprétation).
1974
 : Catalogue de l’exposition Cézanne, Orangerie des Tuileries, 1974, Editions des Musées nationaux.
1975 : Tout l’œuvre peint de Cézanne, introd. Gaëtan Picon, documentation Sandra Orienti, Flammarion (outil de travail indispensable).
1977 : Lawrence Gowing, Cézanne : la logique des sensations organisées, Macula, 1992 (sur le sens des mots « sensations » et « réalisation » chez Cézanne ; riche mais touffu, tente de retrouver la méthode de composition par touches de couleurs du peintre ; rédigé pour le catalogue de l'exposition Cézanne, The Late Work, MOMA, 1977-78).
1978
 : Cézanne, Correspondance, éd. John Rewald (éd. révisée et augmentée). La lecture de la correspondance est absolument indispensable à l'intelligence de l' œuvre peint. C'est par là qu'il faut commencer.
1978 : Cézanne, les dernières années (1895-1906), catalogue d’exposition, Grand Palais, 1978, Réunion des Musées Nationaux.
1978 : Conversations avec Cézanne, Macula (anthologie de textes sur Cézanne, avec quelques lettres. Très précieux).
1995 : Cézanne, Grand Palais, sept. 95-janv. 96, éditions de la RMN, 1995 (une exposition générale de l’œuvre de Cézanne, et un magnifique catalogue, indispensable et d’une grande richesse).
1995 : Richard Shiff, Cézanne et la fin de l’impressionnisme ; étude sur la théorie, la technique et l’évaluation critique de l’art moderne, Flammarion, 1995 [1984]. Une série de chapitres mal articulés, parfois répétitifs, sans doute des textes indépendants, rassemblés ensuite en vue de ce volume. Sur les 200 pages de texte, il n’y en a guère que la moitié qui soit véritablement consacrée à Cézanne. De longues réflexions sur le sens de l’impressionnisme, ou bien positiviste et réaliste (sensation visuelle), ou bien expressionniste et subjectif (sentiment personnel). Porte davantage sur les textes sur l’art, plutôt que sur les œuvres elles-mêmes. De nombreuses remarques et précisions intéressantes, toutefois..
1995 : Jean-Claude Lebensztejn, Les Couilles de Cézanne, Séguier, « Carré d'Art », 1995. Deux études courtes mais fort riches, l'une sur la première période, d'inspiration dite « couillarde » (le mot est rapporté par Ambroise Vollard), l'autre sur la datation des « confidences » faites par Cézanne à Joachim Gasquet (publiées par Chappuis en 1973), et surtout sur l'ineffaçable empreinte laissée dans la mémoire de l'artiste par les balades faites avec ses jeunes amis dans les environs d'Aix.
1996 : John Rewald, The Painting of Paul Cézanne : a catalogue raisonné, New York, (vol. 1 : 592 p. de texte ; volume 2 : 335 p. de planches). Le catalogue qui fait aujourd’hui autorité.
2006 : Ce que Cézanne donne à penser, Actes du Colloque d'Aix-en-Provence, 5, 6 et 7 juillet 2006, Gallimard, 2008 (interventions de Denis Coutagne, Jean-Luc Marion, Marie José Mondzain, Jean Arrouye, Bruno Haas, etc.).
2009 : Marco Nuti, Ecrivains inspirés par Paul Cézanne, de Rainer Maria Rilke à Virginia Woolf, L'Harmattan, 2009. Outre les auteurs cités dans le titre : D. H.Lawrence, E. Hemingway, A. Soffici, Gertrude Stein, W. Lewis, R. Fry. D'une grande richesse, et ouvrant de très nombreuses pistes (mais aussi, il faut bien le reconnaître, de nombreuses fautes typographiques, des traductions erronées et un style contourné qui ne facilite guère la compréhension).

***

            La crise que connaît la peinture depuis Manet (Baudelaire : « Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art » : à Manet, 11-5-1865) ouvre à l’art une voie nouvelle : celle de la pure sensation. Dans la mesure où l’art s’était peu à peu constitué comme un mode de lecture du visible, une technique d’interprétation, héritée de la tradition, pour donner sens au monde phénoménal, Manet est le premier qui déchire ce voile et s’efforce de retrouver l’immédiateté sensible, la sensation nue et non encore élaborée par la tradition littéraire ou artistique. En ce sens, la peinture de Manet apparaît comme une anti-peinture, une peinture qui se donne pour tâche de détruire la peinture telle que des siècles de représentation en avait forgé la composition, et c’est bien ainsi que ces toiles seront d’abord reçues et comprises. C’est ainsi que l’Exécution de Maximilien (1867) est un anti Tres de mayo, que l’Olympia (1863) est une anti Vénus d’Urbin, et que le Déjeuner sur l’herbe (1863) est un anti Raphaël, interprétant dans le registre des mœurs peu farouches des étudiants des Beaux Arts – une partie licencieuse dans un bois de banlieue – la noble conversation de Mars, Vénus et Vulcain sur une gravure célèbre de Marc-Antoine Raimondi, peut-être d’après une composition de Raphaël lui-même. Il s’agissait pour Manet de dessiller nos yeux encombrés de littérature et d’habitudes visuelles, et de leur rendre l’étonnement naïf devant le phénomène du monde, une sorte de virginité du regard qui retrouve l’intensité de la sensation pure. Ce faisant, la démarche de Manet, qui pouvait en un sens se flatter de ne pas bien peindre, c'est-à-dire de refuser de peindre avec la maestria acquise par les peintres académiques, maestria qui était le fruit d’une longue tradition, la démarche de Manet reste donc conforme à l’orientation esthétique : il s’agit de voir le monde sans a priori, de laisser le phénomène apparaître selon le mouvement propre de son apparition, sans le soumettre aussitôt à nos présupposés, ni le rapporter à notre mesure. Telle est bien l’intentionnalité, que Kant dit désintéressée, qui caractérise le jugement réfléchissant, qui accorde l’initiative à l’apparaître du phénomène, à l’inverse du jugement déterminant, qui soumet le donné sensible à la synthèse catégoriale de l’entendement. Mais la démarche de Manet n’était pas seulement esthétique, elle était encore, si l’on peut oser cet anachronisme, « postmoderne », en tant qu’elle pratiquait une sorte de pastiche ironique (c’est le cas de l’Olympia, presque une caricature de la Vénus du Titien, caricature dont tout le procédé réside toutefois non dans le grossissement des traits, mais dans l’actualisation du sujet) des grands thèmes traditionnels de la peinture occidentale. En ce sens, il s’agissait moins pour Manet d’inventer une nouvelle sensibilité, dépouillée de tous les poncifs littéraires et académiques qui l’étouffaient jusque là, que de démythifier un passé dont le procédé et le caractère factice était de plus en plus évident. Œuvre Janus, qui annonce sans doute une peinture de la pure sensation – qu’on nommera, à la suite de l’article de Louis Leroy (« L’Exposition des Impressionnistes », Charivari, 25-4-74, sur le tableau de Monet, Impression, soleil levant, 1872, exposé en 1874 ; il s’agit d'une vue de l’ancien avant-port du Havre), « impressionnisme », mais qui est également tournée vers le passé, non pour le célébrer il est vrai, mais à l’inverse pour en dénoncer les mensonges et les procédés.
            La rupture opérée par Manet ouvrira aux peintres la voie qui conduit à la recherche de la sensation pure. La critique du passé sera délaissée – il s’agissait pourtant d’une dimension essentielle de l’œuvre de Manet – et la peinture s’orientera vers ce qui semble alors un avenir nouveau, lumineux et solaire : rendre la sensation du phénomène indépendamment du concept sous lequel nous le pétrifions. D’où la recherche d’un sujet qui est pure phénoménalité, et non tableau inséré dans l’histoire de la culture nationale. Les « pompiers » se font une spécialité de la peinture d’histoire, genre fortement idéologique, puisqu’il doit représenter aux yeux d’une nation les scènes en lesquelles s’exemplifie son identité. Les impressionnistes au contraire, conformément à l’orientation esthétique magistralement définie par Kant un siècle plus tôt, choisissent des thèmes qui se situent hors culture comme hors histoire, ce qui les  conduit par exemple à donner une valeur nouvelle à la nature (on se souvient de la beauté de la nature supérieure à celle de l’art selon Kant), le paysage étant dépourvu de signification culturelle (dans une certaine mesure il est vrai) et se résumant à la pure présence du monde étant là. La dissolution de la forme déterminable et définissable de l’objet dans la lumière, poussée chez Monet à un effet d’irisation de l’objet jusqu’au point où il cesse d’être reconnaissable, et devient pure vibration lumineuse, répond au même désir : affranchir la sensation de la grille des concepts comme du langage, et peindre la pure présence des choses dans la vibration de la lumière, ici et maintenant. On objectera sans doute qu'un tel projet est illusoire, qu'il n'y a pas d'imédiateté de la sensation esthétique, et que toute représentation est d'emblée médiatisée par des cadres culturels auxquels il ne nous est pas possible d'échapper : la nature n'est qu'une valeur culturelle, l'origine est toujours seconde et il n'y a pas d'œil innocent. Soit. Pourtant la vraie question est ailleurs : il ne s'agit pas ici pour nous de critiquer l'utopie impressionniste (c'est aux peintres eux-mêmes qu'il appartiendra de le faire), mais de comprendre la voie qu'elle permet d'ouvrir dans l'histoire de la représentation. Il se peut que la virginité du désintéressement esthétique soit plus intéressée qu'on ne croit ; il reste que cette révolution du regard a radicalement transformé le geste du peintre, ouvrant des voies nouvelles, d'une indéniable fécondité, et surmontant ce qui était devenu l'impasse réaliste, non en la niant, comme le fera le symbolisme, mais au contraire en la radicalisant, c'est-à-dire en remontant à son principe organique : le choc sensationnel de la rencontre phénoménale. Voir sans savoir : tel est maintenant le but du peintre. Peu importe, finalement, que ce projet puisse être effectivement réalisé en sa radicalité : il a démontré par les faits sa puissance esthétique et transformé profondément ce qu'on nommait autrefois la relation du peintre à son modèle, relation qui prend maintenant une autre forme, celle d'un duel de l'œil et du « motif », l'un à l'autre se mesurant. On peut dire que la lecture iconologique du tableau, essentielle à l’intelligence de sa composition depuis les origines, Giotto et plus encore la renaissance du Quattrocento (la méthode de Panofsky excelle tout particulièrement pour les œuvres d’un Jan van Eyck, et ce n’est pas un hasard si le chef d’œuvre du grand historien d’art, Early Netherlandish Painting, 1953, concerne les « primitifs » flamands du XVe siècle), n'est vraiment pertinente que pour les images que les références culturelles saturent, c'est-à-dire pour cette période de l'histoire de la peinture pendant laquelle les peintres réussissent à conjuguer miraculeusement le mimétisme du regard perspectif avec le symbolisme du « Livre de la Nature » (Liber Naturae). En revanche, il n’y a guère d’iconologie de l’impressionnisme, l’essentiel étant non la signification que le thème acquiert du fait de son insertion dans l’histoire culturelle, mais inversement l’effort de lever le voile que la culture interpose entre l’œil et l’objet, la tentative de retrouver l’intensité d’une sensation sauvage et première (conformément aux principes de l’esthétique tels qu’ils avaient été définis dès le XVIIIe siècle), de témoigner pour la simple présence des choses et du monde, telle qu’elle se manifeste à nous avant de revêtir le costume de la signification.
            Il est vrai que le chemin suivi par l’impressionnisme n’était pas lui-même sans rencontrer de nouvelles embûches. Car la dissolution de la chose dans l’irisation de la lumière conduisait aisément à sa dématérialisation, à sa liquidation, comme on peut le voir dans l’œuvre plus tardive, mais exemplaire de ce parcours, les Nymphéas de Monet (pour les peintures de l’Orangerie, après 1920). L’esthétisme du désintéressement, ou  le désintéressement esthétique, conduisait alors à l’invention d’une peinture pure, jeu de lumière et de couleur abstrait, selon l’interprétation que proposera des derniers travaux de Monet le théoricien de l’abstraction lyrique américaine au lendemain de la seconde guerre mondiale, Clément Greenberg (voyez par exemple l’article « Le Monet de la dernière période » dans Essais critiques, Macula, 1988). Cette abstraction esthétisante, pur jeu gratuit des couleurs indifférent à la forme du monde (n’oublions pas que Rothko se réclamait des Cathédrales de Monet), détourne le peintre du réel, elle dissout le monde dans la lumière pour mieux proclamer qu’il n’y a pas de réalité supérieure à celle de la peinture pure. Or, non seulement l’abstraction, qui a dominé la représentation picturale dans la première moitié du XXe siècle, se trouve remise en question dès les années soixante, et apparaît aujourd'hui, aux yeux des peintres (si la peinture toutefois a encore un sens) comme un échec, ou du moins une impasse que tous ont abandonnée, mais encore de nombreux artistes refusent de suivre cette voie, qui leur semble être, non la continuation de l’essai impressionniste, mais au contraire sa trahison. Car il ne s’agissait pour eux nullement de s’évader hors du monde réel, dans un monde de pure peinture, mais au contraire de rendre compte de la réalité de la sensation visuelle, et d’interroger le phénomène du monde. Les peintres se sont donc trouvés mis en demeure d’inventer une voie nouvelle qui leur permette de sauver le réel de sa dissolution, de sa liquidation dans la lumière, de redonner du poids aux choses en refusant l’esthétisme peut-être facile, certainement tenté par la décoration, d’un pur jeu de teintes insoucieux de la vérité du visible, esthétisme auquel Monet a pu donner prétexte, mais auquel il a toujours été, quant à lui, radicalement étranger. Les néo-impressionnistes, à la suite de Seurat, chercheront à retrouver le poids du réel dans l’irisation lumineuse en se fondant sur les lois du contraste simultané, et la décomposition des nuances en couleurs pures, la lumière elle-même obéissant à des lois qui interdisent de la traiter comme un pur phénomène esthétique, une apparence sans concept. Seurat démontrera comment cette orientation peut produire de véritables chefs-d’œuvre, mais ses imitateurs tourneront sa manière en procédé et tomberont dans un nouvel académisme. C’est à ce point que commence l’aventure cézanienne (1839-1906), contemporaine de deux autres voies essayées par Vincent Van Gogh (1853-1890) et Paul Gauguin (1848-1903).
            La force de l’art de Cézanne, c’est son extrême authenticité, sa recherche obstinée d’une vérité du visible. Aussi ne se contente-t-il pas d’inventer de nouvelles improvisations, plus ou moins brillantes, sur le thème de l’impression lumineuse : il remonte au principe même de la vision picturale, à la composition essentielle qui architecture la représentation depuis l’invention de la peinture de chevalet à la Renaissance, je veux dire la perspective. Chez Monet, l’explorateur sans doute le plus profond de la dissolution de l’objet dans l’impression lumineuse, la perspective, essentiellement atmosphérique, reste en majeure partie traditionnelle (bien qu’il soit déjà possible de discerner dans la frontalité monumentale des Cathédrales, ou des Meules, une sorte de présentification du visible, un mouvement qui porte de lui-même le phénomène au-devant du regard spectateur). Toutefois, l’essentiel de l’attention du peintre se  tourne, non vers la composition perspective, mais vers l’irradiation de la lumière en laquelle se résume l’apparaître du phénomène. En interrogeant la voie impressionniste (car il s’agit toujours d’aller au-devant de la pure sensation, ce que Cézanne nomme les « sensations colorantes ») sur le thème de la perspective, Cézanne non seulement rend possible une nouvelle interprétation du tableau, mais encore et surtout rapporte la révolution impressionniste à ses fondements picturaux, il traduit la sensation lumineuse dans le référentiel perspectif qui jouait depuis la renaissance le rôle de la syntaxe du langage pictural. La puissance de sa démarche tient à ce qu’elle revient aux fondements, à la structure originaire de la représentation telle que le tableau l’a définie en Europe, depuis au moins le Traité de la peinture d’Alberti (1436).
            On demandera sans doute quel rapport y a-t-il entre la perspective géométrique (la « construction légitime » d’Alberti) et l’irisation lumineuse, entre la construction et l’impression ? Il faut ici préciser que Cézanne, cherchant toujours à revenir aux fondements et aux principes, n’a jamais considéré, et avec raison, que la perspective se résumait à la recette de grossière géométrie (Alberti parle d’une « grasse Minerve ») à laquelle l’école la réduisait volontiers. La perspective, pour Cézanne, est d’abord une direction du regard, une relation déterminée qui définit le rapport du spectateur au monde, du regard à l’objet. Cette relation pose le monde objectif comme la scène d’un théâtre devant un sujet spectateur, souverain et dominateur. En ce sens, la perspective comme forme élémentaire de la construction du tableau, relève de la logique du jugement déterminant (structure d’intelligibilité et de maîtrise imposée par le sujet au monde), et nullement du jugement réfléchissant, qui accorde au contraire l’initiative au phénomène naissant, indépendamment de l’a priori conceptuel par lequel le sujet s’efforce de le déterminer, c'est-à-dire de le rapporter à sa mesure. Or, l’esthétique impressionniste, conformément aux principes de la troisième Critique de Kant, prend résolument parti pour le jugement réfléchissant, en s’efforçant de revenir à la pureté d'une sensation première non encore domestiquée par l’esprit. Le parti-pris impressionniste, si on souhaitait lui donner toute sa force et, avec cette extrême volonté de vérité qui fait la probité absolue de l’art de Cézanne (« Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai » : à Emile Bernard, 23-10-1905), et qui le fait toujours aller au fondement des choses sans se satisfaire de variations superficielles, conduisait à une réinterprétation radicalement nouvelle de la quadrature perspective du visible. Monet n’avait accordé à cette question qu’une attention superficielle, et c’est tout le mérite de Cézanne d’en avoir compris l’importance fondamentale, et de l’avoir placée au principe de son art. Il s’agissait donc pour lui d’opérer en termes de perspective le même renversement que l’impressionnisme avait réussi à opérer en termes de couleurs. On inventera plus tard un Cézanne adversaire de l’impressionnisme, et précurseur du cubisme. Rien n’est plus faux : Cézanne s’est toujours voulu le continuateur de l’impressionnisme (par Pissaro, qu’il considère comme son père en peinture), et l’interprète de la seule « sensation » lumineuse, qu’il nommait pour des raisons qui lui étaient particulières, la « sensation colorante » (signifiant par là que le champ magnétique de la lumière, qu’il concevait comme le déploiement dans l’espace d’une véritable énergie, était interprété par la physiologie de notre œil en terme de couleur, la couleur étant pour Cézanne la phénoménalité par laquelle l’irradiation lumineuse se manifestait à nos sens). Jamais Cézanne ne remet en question le postulat fondamental qui fait de la peinture la représentation fidèle de la nature : il s’agit pour lui en effet de rendre le plus exactement possible le choc lumineux de la manifestation du visible, l’éclatante majesté par laquelle le monde déploie sous nos yeux son inhumain et grandiose spectacle : « une section de la nature, ou si vous aimez mieux, du spectacle que le Pater Omnipotens, aeterne Deus, étale devant nos yeux » (à Emile Bernard, 15-4-1904). Mais si la perspective géométrique, telle quelle s’est trouvée définie à la renaissance, est un artifice, sinon un mensonge, en ce sens qu’elle place effrontément le sujet au centre du monde, et abaisse le monde à la dignité subalterne d’une simple mise en scène, élaborée par le sujet pour le sujet, en vue de sa souveraine délectation, alors la révolution esthétique inaugurée par les impressionnistes doit conduire à un renversement total de perspective. Il s’agira donc pour Cézanne, dans l’exacte continuité du travail de Monet, et nullement contre lui, de rétablir la vérité de la vision en supprimant la mise en scène géométrique de la perspective, en rendant visible combien le monde n’est pas un spectacle disposé devant un sujet, comme un théâtre en vue de sa seule délectation, mais que bien au contraire le sujet se trouve englouti dans un monde qui l’assiège de toutes parts, livré à la violente déflagration de la lumière, exposé à la terrible force de la présentation des êtres et des choses. On peut dire que le renversement cézannien consiste à nous faire prendre conscience de ce que nous avions oublié depuis longtemps, à savoir que le sujet tient moins le monde sous son regard qu’il n’est exposé à la violence de son apparition, et que dans la relation sujet-objet, c’est maintenant l’objet, longtemps tenu sous la domination des géométries imposées par le sujet, qui prend sa revanche sur le sujet, désormais assailli par la violence de sensations qu’il est incapable de maîtriser, ou du moins ne peut y parvenir qu’au prix d’un effort considérable. Ce n’est plus le sujet qui dispose du monde devant lui, c’est inversement le monde qui menace d’engloutir le sujet par la seule violence de son apparition. Par cette révolution, Cézanne rend manifeste la vanité d'un ego qui toujours imagine que le monde est devant lui, alors que c'est lui qui se trouve au contraire dans le monde, irrémédiablement inscrit dans le cercle de son immanence, plongé dans l'élément lumineux où le phénomène fait son apparition. Il faut dire que le soleil aux environs d’Aix tape fort. Cézanne vieillissant se plaindra de cette terrible chaleur, qui pétrifie les choses et accable les esprits. Il travaillait tôt le matin : après dix heures, la chaleur était anéantissante, l’hypnose du réel se renforçant de l’intensification de la lumière, la Sainte-Victoire, cette montagne qui domine les environs d’Aix, que Cézanne peint toujours de loin comme si son accès était impossible, cette montagne devant laquelle le peintre comprend qu’il lui faut garder ses distances, à la façon d’une montagne sacrée que les mortels n’ont pas le droit d’approcher (dans certaines de ses lettres, Cézanne évoque la possibilité de faire une randonnée dans la Sainte-Victoire, comme il en faisait au temps de sa jeunesse, mais il semble bien que ce projet ne sera jamais réalisé  : une fois devenu conscient de l’insoutenable présence des choses, il devient impossible de vaincre la Sainte-Victoire), la Sainte-Victoire, la bien nommée, qui incarne la victoire définitive de la chose sur le regard qui la vise, le renversement perspectif qui ne fait plus tomber l’objet sous le regard du sujet, mais qui au contraire élève la chose en sa royauté, dans le silence inhumain de sa pure présence, et assujettit le spectateur, devenu témoin à son tour, pétrifié par la violence de cette apparition, par la monumentale puissance de l’apparaître phénoménal. On peut dire en ce sens que Cézanne, qui fait ainsi une expérience radicalement nouvelle, ne tient plus l’objet sous son regard, c’est bien au contraire la chose (et non « l’objet ») qui se libère du carcan géométrique en lequel nos prétentieuses perspectives prétendaient l’emprisonner, et s’élève, victorieuse et dominatrice, tandis que le sujet fasciné tombe sous la domination du phénomène énigmatique et souverain. Pour le dire autrement, ce n’est plus le sujet qui regarde le monde, c’est le monde qui, par l’éclat de sa pure présence, blesse le regard du sujet. Regarder, pour Cézanne, ce n’est pas rendre intelligible, apprendre à se retrouver dans le visible, soumettre le visible à la mesure de notre entendement ; regarder, c’est au contraire subir l’assaut de la lumière, et loin que le regard soit un acte de surveillance et de contrôle, il apparaît au contraire comme une blessure, l’œil en sa grande fragilité étant exposé à la terrible violence de la lumière. Cézanne, dont on a remarqué que les natures mortes s’inspirent souvent de Chardin (ce qui n’est pas faux, à condition toutefois d’ajouter qu’elles en transforment radicalement le sens), évoque souvent avec  familiarité le célèbre autoportrait du peintre qui se trouve au Louvre : « Vous vous rappelez le beau pastel de Chardin, armé d’une paire de bésicles, une visière faisant auvent ? C’est un roublard, ce peintre » (à Emile Bernard, 27-6-1904 ; allusion à l’Auportrait à l’abat-jour, 1775). Le commentaire qui suit n’est pas très explicite : « Avez-vous pas remarqué qu’en faisant chevaucher sur son nez un léger plan transversal d’arête, les valeurs s’établissent mieux à la vue ? » On peut se demander si ce qui a frappé Cézanne dans cet autoportrait, ce ne sont pas plutôt les divers appareils dont le peintre se protège, "s'arme", pour affronter la présence de son modèle (mais précisément, Cézanne ne parle jamais du « modèle », mais plus précisément du « motif »). L’abat-jour, les bésicles, la perspective, sont autant d’artifices dont le peintre s’équipe avant de se présenter au devant du visible, avant de faire front contre l’assaut du « motif ». L’authenticité de Cézanne consiste à refuser ces protections, et à s’exposer, sans ruse ni diversion, à la brûlure de la lumière, à l’inhumaine incandescence de la pure présence. C’est pourquoi peindre est pour Cézanne un acte si difficile, un travail douloureux et pénible plus qu’une simple jouissance (même si c’est une grande joie d’être parvenu à discipliner l’assaut sauvage des sensations dans la logique du tableau). Ouvrir les yeux sur le monde, c’est s’exposer à la terrible pression qu’exerce le phénomène sur les yeux qui osent le regarder, c’est affronter la violence des choses, dont la Sainte-Victoire est comme l’incarnation colossale, le dieu inhumain et invincible : « L’artiste [il s'agit de Cézanne] met une distance entre lui-même et le monde, comme un lutteur qui recule pour mieux prendre son élan ; comme lui, il choisit son terrain de combat, il s’astreint à réduire le spectacle de la vie aux systèmes plastiques et cette attitude tendue dépouille ses visages et ses arbres de leur frisson vital. La nature morte elle-même suit d’ailleurs cette pente : si la figure se déshumanise, l’objet se matérialise, il devient fantomatique » (Charles Sterling, La Nature morte, Tisné, Paris, 1999).

            Ces considérations générales nous fournissent une clé pour suivre le parcours de Cézanne. Comme tout grand créateur, le peintre ne se répète jamais, et l’évolution de son art passe par un certain nombre de phases qui sont autant d’étapes sur le chemin qui conduit le regard vers l’épanouissement de la Chose même. Dans la Conférence sur l’Ethique (texte rédigé entre septembre 29 et décembre 30), Wittgenstein écrit que l’Ethique, qui selon lui peut-être mise en relation avec l’Esthétique (« Je vais maintenant utiliser ce terme d’Ethique en un sens un peu plus large, en fait dans un sens qui inclut ce qui est, je crois, la partie essentielle de ce qu’on appelle communément Esthétique », in Leçons et conversations, Folio 1992, p. 143), consiste à déterminer ce qui vaut absolument, ce qui semble impossible, puisque le langage ne peut dire que les faits, et que les faits n’ont de valeur que relative, se rapportant les uns aux autres dans le tableau du monde, comme les mots d’un même texte. Pour trouver une valeur absolue, il faudrait donc se transporter au-delà du langage, c'est-à-dire hors du monde comme ensemble des faits, ou « états de choses ». Un tel énoncé qui formulerait ce qu’on ne peut dire, est évidemment contradictoire. Pourtant, ajoute alors Wittgenstein, il existe une expérience, qui est certes un non-sens, mais qu’il est possible cependant à chacun de faire pour son propre compte, et qui répond d’une certaine façon à la question de l’Ethique. Elle peut s’exprimer en cette formule : « je m’étonne de l’existence du monde » (149). Ce qui ne signifie pas que je m’étonne que tel ou tel événement survienne plutôt que tel autre – car un événement suppose par lui-même le fait de l’existence du monde – mais de la pure et simple existence, c'est-à-dire du fait qu’il y ait quelque chose et non pas plutôt rien. Un tel étonnement peut sans doute être éprouvé, mais il n’a cependant aucun sens : « Dire : je m’étonne que telle ou telle chose se produise n’a de sens que si l’on peut imaginer sa non-production […] Mais c’est un non-sens de dire que je m’étonne de l’existence du monde, parce que je ne peux pas imaginer qu’il n’existe pas » (150). C’est pourquoi cet étonnement ne peut être exprimé que par un simulacre d’expression, ce que Wittgenstein nomme encore une allégorie. Ainsi, nous exprimons notre étonnement devant le pur fait de l’existence en disant que le monde a été créé par Dieu (ce qui conduit Wittgenstein à évoquer deux autres expériences, qui auraient rapport à l’absolu : le « se sentir en sécurité entre les mains de Dieu », et l’expérience contraire, être en proie au sentiment de culpabilité : 151). Cette allégorie permet d’approfondir le non-sens de la formule « s’étonner de l’existence du monde ». Dire que Dieu a créé le monde est une autre façon d’exprimer la même chose : « Et je vais maintenant décrire l’expérience qui consiste à s’étonner de l’existence du monde en disant : c’est l’expérience de voir le monde comme un miracle » (153), tout en reconnaissant que « Tout ce que nous disons du miracle absolu demeure un non-sens » (154). Toutefois, si ces formules sont privées de toute signification, et ne sauraient jamais s’organiser en un discours cohérent, elles expriment pourtant le besoin que l’homme éprouve de sortir de la sphère du langage et de la signification : « En effet, tout ce à quoi je voulais arriver avec ces expressions, c’était d’aller au-delà du monde, c'est-à-dire au-delà du langage signifiant » (154). Désir « d’affronter les bornes du langage », qui est nécessairement voué à l’échec : « C’est parfaitement, absolument, sans espoir de donner ainsi du front contre les murs de notre cage » (155). Ce qui ne veut nullement dire qu’une telle tentative est ridicule, et même s’il est vrai qu’elle ne pourra jamais se constituer en science (« Dans la mesure où l’éthique naît du désir de dire quelque chose de la signification ultime de la vie, du bien absolu, de ce qui a une valeur absolue, l’éthique ne peut pas être une science », 155), elle reste cependant digne de respect : « L’éthique nous documente sur une tendance qui existe dans l’esprit de l’homme, tendance que je ne puis que respecter profondément quant à moi, et que je ne saurais sur ma vie tourner en dérision » (155).
            Telle est précisément l’expérience à laquelle Cézanne se mesure tout au long de sa vie. S’il choisit d’être peintre, et non littérateur,  c’est peut-être parce que cette expérience, comme le dit Wittgenstein, se situe « au-delà du langage signifiant », et que si l’on ne peut le dire, il est cependant possible de le montrer. Wittgenstein encore, Tractatus logico-philosophicus, 6.522 : « Il y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se montre, il est l’élément mystique » (ce qui se rapporte à 6.44 : « Ce qui est mystique, ce n’est pas le comment du monde, mais le fait qu’il est »). Encore faut-il ajouter que cette « monstration » est susceptible d’un itinéraire, d’une « méthode » : la manière de Cézanne est en perpétuelle transformation, elle évolue le long d’un chemin qui commence par l’expression du sujet et qui semble s’épanouir les dernières années en une sorte d’assomption de l’objet, ou plutôt de la Chose devenue souveraine. S’il y a des stades de l’apprentissage dans l’ordre de la pure monstration, alors il faut dire que le progrès se fait vers une limite – la chose posée comme chose-en-soi, et non comme objet pour un sujet – limite cependant asymptotique, puisque l’éclipse totale du sujet supprimerait la possibilité même de l’acte de la monstration (à moins d'imaginer que le monde se montre à lui-même…). Depuis le catalogue pionnier de Lionello Venturi (Cézanne, son art, son œuvre, 2 vol., Paris, 1936) (2), on a coutume de diviser en quatre périodes l’évolution de l’art de Cézanne. Le livre de Liliane Guerry, Cézanne et l’expression de l’espace (Flammarion, 1950), est essentiellement composé de quatre chapitres, chacun correspondant à l’une des quatre périodes définies par Venturi. Nous suivrons cette division, non qu’elle ne puisse être remise en doute (cela dépasserait toutefois le cadre de cet exposé), mais parce qu’elle nous fournit des repères commodes pour penser cet art. Il se trouve qu’elle correspond admirablement au mouvement vers la limite, à savoir la chose posée comme Chose-en-soi, qui définit le progrès dans l’ordre de la monstration.

            Période romantique (1859-71) : Cézanne cherche à exprimer ses fantasmes les plus secrets (son modèle est Delacroix), le tableau étant alors soumis aux obsessions du peintre, et l’image prenant un sens subjectif, le plus souvent celui d’un phantasme sexuel, ce que Cézanne lui-même nomme sa facture « couillarde » (3) (« L’Orgie », n° 20 (4) ; « La Tentation de saint Antoine », n° 29 ; « Une moderne Olympia », n° 36 ; « La Femme étranglée », n° 44). Il serait sans doute plus approprié de parler d’une manière « expressionniste » (5). Expression sans doute d’un refoulement, Cézanne étant plutôt pudibond, et n’ayant jamais accepté qu’un modèle pose nu dans son atelier, alléguant qu’en raison de « la surveillance occulte dont, catholique pratiquant, il était l’objet de la part des Jésuites, il avait depuis longtemps renoncé à faire déshabiller un modèle dans son atelier » (Francis Jourdain, in Conversations avec Cézanne, Macula, 1978, p. 84). Mais aussi des portraits, des paysages et des natures mortes, d’une facture empâtée et plutôt rudimentaire, de tonalités sombres (on parle encore de « période sombre »). On a le sentiment que le tableau représente une hallucination plutôt qu’une perception du monde. La vision est désaxée, déséquilibrée, travaillée par une violence interne qui semble conduire à sa désagrégation. Mais cette angoisse semble l’effet d’une souffrance personnelle, et non de la seule intensité du phénomène. L’objet est vu par le filtre du « tempérament » (Zola, « un morceau de nature vu à travers un tempérament »). Guerry, p. 38 : « Sa vision est encore trop intérieure, trop subjective, trop tourmentée de son propre moi. Le paysage est pour lui l’occasion d’exprimer un état psychologique beaucoup plus que la solution du problème de l’espace et des couleurs ».

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Figure 1 : 1864-68, L'Orgie (intitulé d'abord Le Festin)

             Période impressionniste (1872-77), sous l’influence de Pissarro (impressionniste, mais plus sensible que les autres peintres du groupe à la construction des volumes), auquel Cézanne demeurera toujours attaché (6). Pourtant déjà quelque chose de monumental (La Maison du pendu, 1872-73, n° 136). L’impressionnisme ne conduit pas pour Cézanne, comme pour Monet par exemple, à la dissolution de l’objet dans la lumière, à sa liquidation dans le tremblement de la couleur, mais au contraire à la considération de  la phénoménalité du phénomène, pur et en soi, comme simple manifestation dépourvue de toute signification, de tout assujettissement aux a priori de notre entendement. Peindre le phénomène comme incompréhensible présence. Le sentiment de la présence étant lié chez Cézanne à celui de la solidité des choses, de leur massive compacité, on comprend qu’il s’agit de traduire l’impressionnisme dans le langage monumental des musées, de lui conférer à la fois pesanteur et éternité. « J’ai voulu faire de l’impressionnisme quelque chose de solide et de durable comme l’art des musées […] Mais dans la fuite de tout, dans ces tableaux de Monet, il faut mettre une solidité, une charpente à présent… » (Joachim Gasquet, Cézanne, 1921 ; Macula p. 121). Ceci conduit Cézanne à une réorganisation du visible en formes géométriques simples, qui sont de purs blocs de présence, massifs et lourds, silencieux et terriblement résistant à leur appropriation par le langage. On peut dire qu’à l’impression surtout locale de Monet, sensible à la nuance de la vibration lumineuse, Cézanne substitue l’impression globale de la présence, de la pure et simple existence du monde. Le monde prend l’ascendant sur le sujet, qui tend à devenir le témoin silencieux de sa massive présence. Cézanne cherche alors à surmonter le papillotement impressionniste de la lumière par la « synthèse du volume et de l’espace […] qui donne aux choses le sens de l’éternité » (Venturi, cité dans « Tout l’œuvre peint », p. 92). D’où un sentiment d’étrangeté devant la lente épiphanie de la Chose. Les hommes mêmes semblent déshumanisés, traités comme des choses. Guerry, 63 : « L’inquiétude de Cézanne devant la figure humaine est du même ordre que celle qui l’assaille en face du paysage ou de la scène de genre ». A propos du thème des Baigneurs et des Baigneuses, qui apparaît pour la première fois à cette époque (à partir de 1876), Venturi notait dans le même sens que « les personnages, traités de la même façon que les arbres et les eaux, font partie intégrante du paysage ». Pourtant, la difficile conquête de l’objectivité n’est pas exempte de résurgence de la manière « romantique », avec la reprise de thèmes anciens, comme Une moderne Olympia (n° 250, 1873-74), L’Après-midi à Naples (n° 251, 1872-75) ou Le déjeuner sur l’herbe (n° 258, 1873-75).
            On peut dire qu’au cours de la période impressionniste, Cézanne est partagé entre le rendu de la vibration lumineuse, son caractère infime et fugace, et l’évocation de la massive présence des volumes, qui conduit à figer le monde et les êtres. Guerry, p. 74 : « Un espace trop compact, trop pesant, peut immobiliser la forme, figer la physionomie ».

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Figure 2 : 1872-73, La Maison du pendu à Auvers

            Période constructive (1878-1887), au cours de laquelle Cézanne prend conscience de son originalité et de son génie propre. Devant l’hostilité de la critique, et l’étrangeté de sa manière par comparaison avec les autres peintres du groupe, Cézanne décide de ne plus exposer avec les impressionnistes et de poursuivre ses recherches en solitaire : « Les nombreuses études auxquelles je me suis livré ne m’ayant donné que des résultats négatifs, et redoutant des critiques trop justifiées, j’avais résolu de travailler dans le silence, jusqu’au jour où je me serais senti capable de défendre théoriquement le résultat de mes essais » (lettre à Octave Maus du 27-11-89, Corr. p. 229-230). Il n’a nullement le sentiment de renier l’impressionnisme, mais plutôt de le conduire jusqu’à sa vérité encore cachée : au-delà de la pure vibration lumineuse au sein de laquelle brûlent les Meules de Monet, il y a un indicible quelque chose qui est et qui demeure, la colossale présence du monde, telle qu’elle s’incarne dans la moindre chose (une pomme, par exemple), conférant son « énormité » au plus petit détail qui se trouve soudain investi de toute la présence du monde. Pissaro, qu’il déclare colossal, « humble et colossal » (Macula, p. 24 et 45 ; Correspondance p. 314 : lettre à Bernard, 1905). Et Rainer Maria-Rilke écrit, à propos des toiles de Cézanne au Salon d’Automne de 1907 qui marque le début de la reconnaissance du peintre : « Je suis retourné aujourd’hui voir ses tableaux ; l’ambiance qu’ils créent est unique. Sans en examiner aucun en particulier, quand on se trouve entre les deux salles, on sent leur présence qui se referme sur vous comme une réalité colossale » (Lettres sur Cézanne, Seuil, 1991, p. 50).
            Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art : L’œuvre déjoue l’usage. Elle est un choc (Chemins qui ne mènent nulle part, « Idées/Gallimard », 1980, p. 73 et 74), le choc silencieux du quod (p. 74), elle est dépaysante (p. 74), elle nous dérange, elle nous pousse hors de l’ordinaire (p. 74), par elle « l’énormité (Ungeheuer) fait éclat » (p. 74), par elle advient « l’énormité de la vérité » (p. 76), « dès que l’éclatement vers l’énormité est amorti dans le domaine du connu, du courant et de l’érudit, l’industrie a déjà commencé de s’affairer autour des œuvres » (p. 77). Ungeheuer signifie « monstrueux, formidable, immense, énorme ». L’esthétique du sublime avait promu, depuis le XVIIIe siècle, la majesté de l’immensité, et Kant avait défini le sublime mathématique comme « l’absolument grand ». Remarquons que l’absolu de la grandeur ne se mesure pas ici dans l’espace commensurable : le petit peut être « absolument grand », à la condition qu’il rende visible l’inhumaine présence de la Chose (7). Sous le regard du psychotique, il suffit d'une miette de pain pour faire naître le sentiment de l'énormité. Il suffit à Cézanne d’une pomme pour que « l’énormité fasse éclat », pour reprendre les termes de Heidegger. « Le choc qu’est la mise en œuvre de la vérité fait sauter les portes de l’énormité et du même coup rabat le familier, ou tout ce qu’on croit tel » (p. 85). « L'énormité » ne mesure pas ici une quantité, mais l'intensité de la présence au sein de laquelle la vérité se manifeste. « L’art advient de la fulguration à partir de laquelle seulement se détermine le sens de l’être (cf. Sein und Zeit) » (p. 97). « Au beau milieu de l’étant éclot un espace d’ouverture où tout se montre autrement que d’habitude […] Tout l’habituel, tout ce qui était de mise, devient pour nous, par l’effet de l’œuvre, non-étant » (p. 81). L’œuvre semble ainsi « délier tout rapport aux hommes » (p. 74). Elle a néanmoins besoin des hommes en tant que les hommes sont les bergers de l’être, les gardiens (p. 75) de ce qui se révèle dans l’ouvert du monde : telle est la Garde de l’œuvre (p. 75). C’est l’ouverture ek-statique du Dasein dans l’ouvert de l’être, qui le prédestine à la garde de l’œuvre (nouvelle référence à Sein und Zeit, p. 75). L’œuvre appelle ses gardiens, gardiens et créateurs communient dans la garde de l’œuvre (p. 80). Le créateur n’est que le gardien de l’ouvert que l’œuvre éclaircit. L’artiste ne vaut jamais pour Heidegger  par lui-même, mais seulement en tant qu’il se fait le berger de l’être. D’où le mépris avec lequel Heidegger évoque « le subjectivisme moderne [qui] interprète la création à sa façon : comme le résultat de l’exercice d’une virtuosité géniale chez un sujet souverain » (p. 86).
            Dans cette période dite « constructive » de l’art de Cézanne, ce sont surtout les paysages qui dominent. Ils parviennent à une ampleur monumentale, une majesté à la fois formelle et chromatique qu’on ne connaissait pas jusqu’alors dans la peinture. Cézanne devient vraiment lui-même. Tous ces magnifiques paysages sont effectués en plein-air, sur le « motif », selon le mot qu’affectionnait Cézanne. « Motif » s’oppose à « modèle » : le « modèle » est soigneusement composé dans l’atelier, il prend la pose selon le désir du peintre, qui dispose le modèle avant de construire son tableau ; le « motif » en revanche est rencontré, non composé. Il manifeste la résistance qu’oppose la Chose à la mise en scène que cherche à lui imposer le regard du peintre. Le motif n’est pas de bonne composition, il ne se laisse pas composer, il n'est pas d'humeur à composer, il s’impose au peintre, il l’assujettit à la royauté de sa présence. Les arbres prennent alors de l’importance : ils scandent le tableau, ils rythment l’espace, et sont comme les colonnes du temple de la nature, une architecture colossale édifiée en silence bien avant que les hommes ne viennent au monde.  « C’est ce monde primordial, écrit Merleau-Ponty dans son essai "Le Doute de Cézanne", que Cézanne a voulu peindre, et voilà pourquoi ses tableaux donnent l’impression de la nature à son origine, tandis que les photographies des mêmes paysages suggèrent les travaux des hommes, leurs commodités, leur présence imminente » (Sens et non-sens, Gallimard, 1996, p. 18). Les thèmes fondamentaux du paysage se mettent en place : « la route tournante », qui donne le sentiment que la route vient au-devant du spectateur, emportant dans son élan le monde avec elle (ou bien, inversement, que la route tente en vain d'enfoncer son coin dans l'opacité du monde, et que son élan conduit à une impasse, une sorte de goulot d'étranglement en lequel la percée du chemin cède à l'étau de la présence)  ; la baie de Marseille vue de l’Estaque, qui érige la mer en une immense muraille d’acier qui ferme l’horizon ; la Sainte-Victoire, qui semble exprimer le triomphe d’une terre déserte et pierreuse sur l’homme devenu étranger à ce monde. Sur les natures mortes, les pommes deviennent des sphères denses que gonfle étrangement une énergie accumulée au cœur de la matière, tandis que la frontalité de la représentation, qui fait se redresser irréellement le plan de la table, s’affirme et s’accentue. « Le paysage, écrit suggestivement Guerry, sort de ses gonds » (p. 91). Les portraits semblent plus impénétrables et lointains que jamais (Guerry p. 104 : « Le regard, probablement peu expressif, s’est figé, vacant et obtus. Ici l’indifférence originelle devient immobilité de plomb, refus de mouvement »), les « baigneurs » sont des corps mal façonnés par un Dieu maladroit, tirés de la glaise du paysage, « autochtones », qui viennent tout juste de naître de la terre. Il y a quelque chose de sacré dans cette incompréhensible érection du monde. Guerry compare cette période avec le style roman (79-80), et les « baigneurs » aux statues des cathédrales gothiques (88).
            Cette exaltation de l’inhumanité de la Chose, cette royauté du monde sans l’homme, n’est sans doute pas sans rapport avec le soleil intense qui brûle la Provence et transfigure le visible (aboutissement d’une longue quête de l’éblouissement, qui commence avec les aquarelles que Delacroix rapporte d’Algérie, et que la mode de la peinture exotique avait tenté de domestiquer dans le genre « pompier » : voyez par exemple Félix Ziem). Dans l’incendie du grand midi, la perspective est comme écrasée par l’excès de la lumière, le monde fait front et se rassemble dans le plan de la présence. A Pissaro, 2-7-76 (Corr. 152) : « J’ai commencé deux petits motifs où il y a la mer […] C’est comme une carte à jouer. Des toits rouges sur la mer bleue […] Il y a des motifs qui demanderaient trois ou quatre mois de travail, qu’on pourrait trouver, car la végétation n’y change pas. Ce sont des oliviers et des pins qui gardent toujours leurs feuilles. Le soleil y est si effrayant qu’il me semble que les objets s’enlèvent en silhouettes, non pas seulement en blanc ou noir, mais en bleu, en rouge, en brun, en violet. Je puis me tromper, mais il me semble que c’est l’antipode du modelé ».
            Paradoxalement, la vision de Cézanne, si absolument neuve, retrouve le problème, mais formulé en des termes différents, qu’elle avait prétendu résoudre en s’éloignant de l’impressionisme. Il s’agissait alors pour Cézanne de rendre la compacité du volume contre sa dissolution dans l’impression lumineuse. Pourtant l’affirmation de la massive présence du monde conduit également, mais par un autre biais, à sa désintégration : la chose en son intégrité semble maintenant menacée par une tension interne, par la force de la présentation qui porte l’intensité de la forme jusqu’au point de son éclatement. Les paysages de Cézanne sont minés par l’imminence d’une déflagration, la violence d’une désagrégation cosmique qui déchargerait l’énergie accumulée au cœur de la matière. Joachim Gasquet, Cézanne, 1921 : « Tout s’organise, les arbres, les champs, les  maisons. Je vois. Par taches. L’assise géologique, le travail préparatoire, le monde du dessus s’enfonce, s’est écroulé comme dans une catastrophe » (« Tout l’œuvre peint » p. 102, n° 343). Guerry p. 91-92 : « Les contours formels du concret sont trop violemment affirmés, son expression colorée trop montée de valeur. Aussi la composition semble-t-elle prête à se détruire par éclatement […] L’espace, encore unifié, est à l’extrême de sa tension. On éprouve cette impression désagréable qu’il pourrait d’un moment à l’autre éclater comme un ballon trop gonflé, et l’on imagine alors les montagnes, les maisons, les rochers, les arbres, entraînés par la masse débordante de la mer et se précipitant en un gigantesque bouleversement hors des limites du cadre ». Egalement Guerry p. 94 : « L’univers entier semble à la veille d’un cataclysme qui le détruira. Elle est symbolique cette grande lézarde qui fissure La Maison des Pins » (« Tout l’œuvre peint », n° 686, 1892-94). A propos de la Nature morte aux grosses pommes (remarquable titre…), 1890-94, n° 788, Guerry (p. 97) écrit : « Toute la composition, contenu solide et contenant atmosphérique, est à l’extrême de sa tension, au point que l’unification de l’espace, obtenue grâce à une reconstruction délibérément abstraite du réel, semble sans cesse menacée ». Guerry p. 100 : « Alors les plans vacillent et les volumes sont projetés en désordre les uns sur les autres, la nature morte s’écroule comme un château de cartes (Nature morte au coussin jaune, n° 795), comme s’effondrait pour la même raison la Maison lézardée ». Guerry p. 115-116 : « Les maisons titubent comme après un tremblement de terre […] les objets entraînés par l’insolite inclinaison des plans se précipitent les uns sur les autres […] les vivants eux-mêmes semblent emportés par le tourbillon incohérent d’un univers de catastrophe ». La peinture de Cézanne est comme attaquée de l’intérieur par la violence de la vision. Aussi le peintre doit-il surmonter cette transe que son génie a su rendre visible, et restaurer la silencieuse et tranquille présence du monde. Il lui faut trouver une force de synthèse qui rétablisse la Chose dans son unité permanente, dans la densité de sa substance. Non par une stylisation abstraite (contresens fréquent dans lequel tombe Liliane Guerry, qui conduit à considérer dans le cubisme l’aboutissement des recherches cézaniennes, et par delà le cubisme, l’abstraction, qui se détourne du motif pour ne considérer que la forme), mais en rendant à la chose la cohérence de sa vibration lumineuse, l’unité primordiale qui porte le phénomène dans le mouvement de son apparaître ; en réconciliant la chose, en sa tension propre, avec l’espace au sein duquel elle fait son apparition.

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Figure 3 : 1892-94, La Maison des Pins

            Période synthétique (1888-1906) : ce qui fait la « synthèse », ce n’est pas un renforcement de la logique des formes, qui conduirait à contenir, par un schéma intellectuel, la tension qui accroît intérieurement la densité de la présence. Ce n’est pas par contrainte que Cézanne peut en effet parvenir au sommet de son art, mais au contraire en reconnaissant la paisible et silencieuse consistance du Monde : le volume de la chose va tendre alors à se fondre, par le jeu des vibrations lumineuses, c'est-à-dire par la transparence de la touche, infinitésimale et striée, dans la majesté de l’ensemble monumental du paysage. Les figures, toujours aussi lointaines, mais maintenant calmes et triomphantes, accèdent à une sorte de dignité grandiose qui fait parfois songer à Giotto (tous les commentateurs soulignent l’affinité du style de Cézanne avec ceux qu’on nommait autrefois les « Primitifs ») : à propos du portrait de Madame Cézanne de Sao Paulo (« Tout l’œuvre peint », n° 572), Valsecchi écrit : « La simplicité de la pose, la lumière cristalline, mettent en relief la plastique superbe de la figure que souligne le fondu estompé du rythme ovale, doux et cependant massif comme celui d’un nouveau Giotto ». On a le sentiment d’un apaisement, d’une harmonie nouvelle entre la figure et le monde, l’objet et son environnement. L’admirable Vieille au chapelet (Londres, 1895-96, n° 612) incline la figure sur le secret intérieur qui la fait silencieuse, et retrouve la force de certains Rembrandt. Cézanne invente alors d’insolites Arlequins, étrangement fixes et indifférents, dont se souviendra Picasso. Et les Joueurs de cartes (Londres et Paris, n° 635, 638 et 639, 1890-92), figés par l’attention requise par le jeu, s’éternisent dans une méditation tout intérieure qui ordonne la symétrie et transforme la scène en une allégorie de la Patience et de l’Eternité. Les Baigneurs se font plus lumineux, plus légers et transparents, comme si Cézanne avait retrouvé le secret de l’accord originaire de l’homme et du monde. Comme les Joueurs de cartes, les Baigneurs et Baigneuses sont ordonnés symétriquement sous l’arche composée par les grands arbres, en un schéma triangulaire qui fait penser au tympan d’une cathédrale. Les contours sont fluides et semblent fondre la figure dans l’atmosphère colorée qui la « baigne ». Quant aux paysages, ils atteignent alors une puissance extraordinaire, l’imperceptible tremblement de la lumière rassemblant le monde dans le miracle perpétué de son apparaître, dans l’unité première de la donation phénoménale. Comme l’écrit Liliane Guerry, « l’imperceptible vibration atmosphérique anime le paysage et lui confère son chant intérieur […] Cette Vue de la montagne Sainte-Victoire n’est plus que frémissements d’air, souffles légers, comme si le paysage tout entier devenait semblable à une seul corde vibrante » (p. 127). Dans la période précédente, la Chose, en son irréductible facticité, résistait à la mise en scène que cherchait à lui imposer la composition du tableau ; désormais, tout se rassemble dans la silencieuse vibration de la lumière, le conflit de la Chose et de l’espace, du contenu et du contenant, se résout dans le miracle de l’universelle présence, le proche et le lointain coïncident avec la surface du phénomène lumineux : « D’un bout à l’autre de l’espace figuré, écrit encore Liliane Guerry, un impalpable frémissement atmosphérique unit les éléments constitutifs de la composition, baignant les êtres et les choses de cette subtile vibration à laquelle Cézanne s’efforçait de donner l’apparence du réel : "La nature pour nous, hommes, est plus en profondeur qu’en surface ; d’où la nécessité d’introduire dans nos vibrations de lumière, représentées par les rouges et les jaunes, une somme suffisante de bleutés pour faire sentir l’air" (lettre à E. Bernard, 15-4-1904) » (Guerry p. 147). Il n’y a plus d’hostilité, d’affrontement, entre le peintre et le monde, entre le sujet et l’objet, mais au contraire une incompréhensible harmonie qui les rassemble également dans l’unité fusionnelle de la lumière, dans la grâce de l’apparition. Le visible est la symphonie du silence. L’art de Cézanne restitue la présence du monde dans une miraculeuse synthèse de la durée et de l’éternité. Le peintre confiait à Joachim Gasquet, poète d’Aix : « La nature est toujours la même, mais rien ne demeure d’elle, de ce qui nous apparaît. Notre art doit lui donner le frisson de sa durée avec les éléments, l’apparence de tous ses changements. Il doit nous la faire goûter éternelle » (« Tout l’œuvre peint » n° 692). Une lettre célèbre à Emile Bernard (15 avril 1904) évoque cette éternisation de la Terre par l’épiphanie de ses volumes simples : « Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d’un objet, d’un plan, se dirige vers un point central. Les lignes parallèles à l’horizon donnent l’étendue, soit une section de la nature, ou, si vous aimez mieux, du spectacle que le Pater Omnipotens Aeterne Deus étale devant nos yeux. Les lignes perpendiculaires à cet horizon donnent la profondeur » (Corr. 300). Remarquons que les lignes perpendiculaires à l’horizon sont parallèles entre elles, et ne convergent donc pas au  point de vue. Il n’y a donc pas de profondeur, ou plutôt la profondeur est comme rabattue sur le plan de la présence, lancée au devant du regard et comme soulevée par une offensive qui dynamise la Chose à l’insu du spectateur. La montagne Sainte-Victoire scintille dans la vibration colorée de la lumière, le tableau se maintient dans la grâce d’un inachèvement toujours plus accentué (les touches éparpillées laissent voir le blanc de la toile), comme si le motif était appréhendé dans l’acte primordial de son apparition, Cézanne ne peignant pas le monde, mais plutôt le mouvement qui conduit la montagne victorieuse, « l'énormité » de la roche, à venir au monde. Quant aux natures mortes, toujours frontales et puissantes, le chatoiement de la couleur frémissante y est plus intense que jamais. Car l’unité retrouvée de ce monde primitif et réconcilié dont témoignent les dernières œuvres de Cézanne (comme si le peintre était enfin parvenu à la Terre Promise, lui qui se comparait volontiers à Moïse et appliquait à lui-même les vers que Vigny attribuait au prophète juif : « Seigneur, j’ai vécu puissant et solitaire / Laissez-moi m’endormir du sommeil de la Terre ») (8) est paradoxalement rendue par la fusion des choses dans le tremblement lumineux qui les baignent, et non par une affirmation de leurs contours propres ; c’est par le seul rayonnement de la couleur, et non par la contrainte du trait ni par l’intellectualisme du dessin, que le monde retrouve sa monumentalité calme, sa surhumaine majesté : « Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude », selon une sentence de Cézanne rapportée par Emile Bernard dans son article « Paul Cézanne », publié en juillet 1904 dans la revue L’Occident.
           Cependant, cette « synthèse » entre la Chose et le Monde dans l'universelle vibration de la lumière n'est pas sans laisser pressentir une sourde menace : le Monde se consume en silence dans l'énergie rayonnante qui parcourt le champ lumineux. La catastrophe n'est pas avenir, elle est passée : une formidable explosion, la déflagration de la marmite originaire, a déjà eu lieu, et nous, les survivants, les irradiés du lendemain, prisonniers du nuage nucléaire en constante dilatation, nous désagrégeons lentement, contaminés par la pluie atomique, par les retombées radioactives qui attaquent avec patience le cœur de toute matière, qui menace secrètement l'ordre et l'intimité des choses. Le rayonnement léthal a déjà fait son oeuvre et, sur la terre déserte, il n'y a plus trace d'êtres vivants, ni homme, ni animal. L'expansion végétale règne encore avec majesté, mais on la sent déjà menacée par l'éruption du minéral.

1897, Sainte-Victoire depuis Bibemus.jpg
Figure 4 : 1897, La Sainte-Victoire vue depuis Bibemus

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NOTES

1- Robert Delaunay, Du Cubisme à l’art abstrait, documents inédits publiés par Pierre Francastel, et suivis d’un catalogue de l’œuvre de Robert Delaunay par Guy Habasque, S.E.V.P.E.N., 1957, p. 172.

2- Le catalogue qui doit être aujourd'hui consulté est celui de John Rewald, The Painting of Paul Cézanne : a catalogue raisonné, New York, 1996 (vol. 1 : 592 p. de texte ; volume 2 : 335 p. de planches).

3-« Il y a deux sortes de peinture : la peinture bien couillarde, la mienne, et celle des ottres (sic) » : ce propos du peintre est rapporté par le témoignage – discutable – d’Ambroise Vollard (Paul Cézanne, Paris, Galerie Ambroise Vollard, 1914; rééd. Paris G. Crès, 1919, p. 30), dans le chapitre qu'il consacre aux cent quinze séances de pose nécessitées par son portrait (Petit Palais).

4- Les numéros des œuvres sont ceux qui figurent sur le catalogue Cézanne de « Tout l’œuvre peint », introduction de Gaëtan Picon, documentation de Sandra Orienti, Flammarion, 1975 [Rizzoli, 1970]).

5- Meyer Schapiro, Paul Cézanne, New York, 1952, p. 10: « Dans ses premiers tableaux, peints dans les années 1860 dans sa ville natale d’Aix et à Paris, il est souvent maussade et violent, fruste mais puissant, et toujours inventif – à tel point que, dans son immaturité, il anticipe les expressionnistes du XXe siècle » (cité in catal. Grand Palais 1995, p. 70).

6- Selon Jules Borély, « Cézanne à Aix », récit d’une journée de 1902, publié dans L’Art vivant, n ° 37, 1-7-1926 : « Quant au vieux Pissarro, ce fut un père pour moi. C’était un homme à consulter et quelque chose comme le Bon Dieu » (Guerry, 45 ; Macula 21). La proximité de Cézanne et de Pissarro a été illustrée par une récente exposition au Musée d’Orsay, Cézanne et Pissaro, 1865-1885, du 28 février eu 28 mai 2006.

7- On remarquera ici que le mot « colossal » renvoie au grec « kolossos » qui désigne une statue grossièrement taillée, quelle que soit sa taille, destinée à représenter l’absent, le plus souvent le mort, dans une cérémonie rituelle. Le « colossal » ne réside donc pas dans la grandeur mesurable, mais dans l’énigme de la présence, dans la puissance de l’apparition, ou de l’apparaître. Le colossal mesure non l’ampleur, mais plutôt l’intensité de la manifestation phénoménale. Telle la fantastique présence du mort, sous la forme du revenant, ou plutôt de son simulacre. Voir Jean-Pierre Vernant, « Figuration de l’invisible et catégorie psychologique du double : le colossos », in Mythe et pensée chez les Grecs, II, Maspero, 1965, p. 65-78. De la même façon, « énorme » a d’abord désigné « ce qui sort de la norme », avant de qualifier ce dont les dimensions sont considérables. Rilke à propos des tableaux de Cézanne du Salon d’Automne de 1907 : « Je suis retourné aujourd'hui voir ses tableaux ; l’ambiance qu’ils créent est unique. Sans en examiner aucun en particulier, quand on se trouve entre les deux salles, on sent leur présence qui se referme sur vous comme une réalité colossale » (Lettres sur Cézanne, Seuil, 1991, p. 50).

8- Cézanne cite ces deux vers du Moïse de Vigny dans un questionnaire, ou jeu de société, qu’il remplit à une date indéterminée (1866-69, selon Adrien Chappuis qui l’a publié pour la première fois en 1973). Ces deux vers répondent à la demande suivante : « Ecrivez une de vos pensées ou une citation dont vous approuvez le sens »

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