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Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

Le rossignol et la diva

L’art vocal entre expression et cantabile de Charles Perrault à Hegel

Colloque « Musique et philosophie », 20 et 21 janvier 2003

            Le quatrième et avant dernier dialogue, publié en 1692, parmi les cinq qui composent le Parallèle sur les Anciens et les Modernes de Charles Perrault, est consacré à la poésie. On sait que dans ces dialogues s’invente une poétique de la modernité soucieuse d’affranchir l’invention artistique de la tyrannie du modèle antique. L’analyse suit le cours libre, mais pourtant toujours construit, d’une conversation entre un « président » farouche partisan des anciens, qui condamne les mœurs maniérées et efféminées des modernes et leur préfère les vertus austères et libres des temps héroïques ; un « chevalier », homme de cour et bel esprit, aimant son époque, et lançant des pointes qui font s’indigner le président ; enfin un « abbé » que, dans la présentation qu’il fait lui-même de ses personnages, Perrault désigne comme son porte-parole, et qui « s’il estime beaucoup les ouvrages excellents qui nous restent de l’antiquité, rend la même justice à ceux de notre siècle » (1). En vérité, cet abbé galant homme et qu’on imagine volontiers jésuite, à l’image des Pères Rapin et Bouhours, juge les ouvrages des modernes bien supérieurs à ceux des anciens, tant l’art, en ses commencements, s’en tient à la plate imitation de la nature sauvage, puis ne cesse de s’améliorer en s’affinant toujours davantage, par la délicatesse des sentiments et la subtilité des idées que la civilité ne manque pas de faire progresser. A l’encontre des thèses défendues par le président, grand admirateur des manières farouches et de la brutalité héroïque qui font la grandeur de l’épopée antique, l’abbé prononce l’éloge d’un art que son raffinement éloigne toujours davantage de la simple nature, art de l’artifice et de l’illusion, magicien toujours plus habile qui fait naître sous nos yeux des palais enchantés que seule peut concevoir une imagination cultivée et savante. Les cinq dialogues du Parallèle se situent à Versailles, incomparable à tout ce qu’ont fait les anciens en matière d’architecture, décor de faste et de magnificence où le génie de l’artifice et de l’ornement donne toute sa mesure, un théâtre d’illusion qui éblouit l’imagination et met en scène le pouvoir du prince : « J’aime à voir dans ces galeries où l’œil est trompé, tant la perspective y est bien observée, les diverses nations des quatre parties du monde qui viennent contempler les merveilles de ce palais et surtout y admirer la puissance et la grandeur du maître » (2). Les Anciens étaient bien incapables de célébrer un tel triomphe de la culture sur la nature, de l’enchantement sur l’imitation, du virtuel sur le réel. Le Président loue Térence pour « cette adresse à savoir attraper si juste la naïve nature » (3). L’abbé prononce au contraire l’éloge de la fiction et de l’enchantement. Le progrès dans les arts est celui d’une dénaturation, toujours plus raffinée et artificieuse. L’art n’imite pas la nature, il s’en affranchit selon le degré de la civilisation. Perrault le démontre en rappelant le mépris dans lequel il paraissait alors raisonnable de tenir le réalisme flamand : « Ce que nous disons paraît évidemment dans l’art de la peinture, ou ce n’est pas une grande louange que d’imiter bien la pure nature, ou si vous voulez la nature ordinaire. C’est un talent peu envié aux peintres flamands, qui la représentent si bien qu’on y est trompé » (4). Le véritable artiste ne vise donc pas à attraper la « naïve nature », mais au contraire à faire paraître la perfection, selon l’Idée que seul son esprit peut concevoir, et qu’il conçoit d’autant plus aisément que le progrès des lumières est plus avancé. Le bon imitateur n’est pas celui qui copie, mais celui qui embellit ce que la nature ne montre à ses yeux que sous la forme d’une ébauche encore maladroite. L’abbé en donne aussitôt un exemple : « Il nous est arrivé bien des fois de prendre un rossignol pour une fauvette, parce que ce rossignol imitait la fauvette dans le temps que nous l’entendions ; mais quand Philbert contrefait le chant du rossignol, il en imite si bien les endroits les plus beaux, et ceux par où le chant de cet oiseau se distingue de tous les autres, qu’il est impossible de s’y méprendre ». Et de conclure : « Il ne faut pas s’imaginer qu’ils [le bon sculpteur et le bon peintre] se contentent de copier ce qu’ils voient, ils tâchent d’attraper la perfection, dont ils remarquent des commencements dans leur modèle ; et ils achèvent les choses comme ils croient que la nature, qui ne va jamais jusqu’où elle voudrait aller, avait l’intention de le faire » (5). L’imitation mécanique de l’animal – le rossignol mimant le chant de la fauvette – n’est qu’une copie conforme ; l’imitation du génie, en approchant l’idée du beau que seul un être raisonnable peut concevoir, fait paraître la perfection abîmée dans la nature. Il existe donc deux rossignols : l’oiseau vivant qui n’est qu’un automate, incapable de progrès et qui n’attrape que la nature ; et l’oiseau de l’art qui attrape la perfection et fait preuve d’esprit, capable d’un raffinement toujours croissant selon le degré de la virtuosité et le génie de l’artiste. Philbert était sans doute l’un de ces flûtistes virtuoses que Lully avait fait venir à la cour, lui qui fut le premier à composer un morceau conçu spécifiquement pour la flûte traversière dans le ballet Le Triomphe de l’amour, en 1681 (6). Le jeu du flûtiste n’imite pas le chant du rossignol : il le transfigure en le transportant dans le domaine de l’art.

Le trompe-l’œil de la nature morte hollandaise, simplement mécanique, s’adresse aux sens, comme la reproduction du chant de la fauvette par le rossignol de la nature ne s’adresse qu’à l’oreille ; l’illusion du rossignol virtuose, celui de l’art, s’adresse en revanche à l’imagination, et l’incline sur la pente de la rêverie. Cette thèse est essentielle à Perrault, puisqu’il ne pourrait démontrer sans elle ce qu’il affirme contre le parti des Anciens, que l’art est susceptible de progrès tout autant que les sciences. Le modèle naturel fixe l’invention, et l’imitation réaliste est une impasse dont on atteint bientôt le terme ; le modèle idéal est au contraire capable d’un progrès infini, puisqu’il ouvre à l’imagination les portes du merveilleux, et qu’il suffit à l’artiste que l’idée soit concevable pour qu’elle soit aussi, grâce à la magie de l’illusion adroite, vraisemblable. Il ne faut pas s’y méprendre : lorsque Perrault évoque la perfection de l’idée du beau, il ne se situe nullement dans la tradition néoplatonicienne ressuscitée à la fin du XVème siècle dans la Florence de Ficin et de Pic, celle d’une théologie de la beauté, mais dans le monde idéal de la féerie et de l’enchantement dont Versailles, palais et jardins, est le chef d’œuvre. Il propose donc, non une théologie, mais plutôt une sociologie de la beauté, l’art étant alors un décor d’autant plus magnificent que la société qu’il met en scène est plus évoluée. Il n’est pas d’élite plus choisie que la cour de Louis le Grand ; l’art dont elle s’entoure sera donc sans égal dans le monde. Il se peut, comme l’enseignait Lucrèce, que : « Le ramage facile des oiseaux fut imité avec la bouche bien avant qu’on sût unir à l’harmonie des vers celle des chants, et par leur accord pour charmer les oreilles. Et le sifflement du zéphyr dans les tiges des roseaux apprit aux hommes des champs à enfler un chalumeau » (7). Mais ce n’est encore que le degré zéro de l’imitation, et il faudrait être aussi demeuré que les bêtes pour en rester là. L’imagination ajoute bientôt ses perfectionnements, et ouvre à l’art la carrière d’un embellissement illimité. Lucrèce le regrette, dans le style du Président de Perrault : « Mais on a depuis lors appris les règles de la cadence. Hélas ! ce surcroît de ressources ne nous fait pas goûter plus de plaisir que n’en prit alors dans les forêts la race des fils de la terre » (8). L’abbé s’en réjouit qui goûte en connaisseur le supplément d’un art toujours plus recherché. Au terme de ce progrès, car il se peut bien qu’on ait atteint le terme dans les années 1670-1680 du règne le Louis le Grand (« peut-être commençons-nous à entrer dans la vieillesse, comme semble le donner à connaître le dégoût qu’on a souvent pour les meilleures choses » remarque Perrault dans le premier dialogue) (9), doit nécessairement naître et s’épanouir le plus merveilleusement factice de tous les arts : ce sera l’opéra, où la fantaisie de l’imagination peut s’exercer sans limites. Au président qui condamne ces « tragédies follement outrées où l’on ne voit que des apparitions continuelles de divinités » (10), l’abbé rétorque que, si « la comédie roule toute sur le vraisemblable et n’admet point le merveilleux, et la tragédie est mêlée de merveilleux et de vraisemblable », en revanche « dans un opéra tout doit être extraordinaire, et au-dessus de la nature. Rien ne peut être trop fabuleux dans ce genre de poésie, les contes de vieille comme celui de Psyché en fournissent les plus beaux sujets, et donnent plus de plaisir que les intrigues les mieux conduites et les plus régulières » (11). On s’est parfois demandé comment Perrault pouvait être à la fois l’auteur du Parallèle et celui de ce petit volume qu’il publie peut-être honteusement, puisque sous le nom de son fils et non sous le sien propre, en 1697 : les Contes de ma mère l’Oye. Le sous-titre, Histoire ou Contes du temps passé, exprime une nostalgie qu’on ne s’attend guère à rencontrer chez un apôtre de la modernité. Selon Marc Fumaroli, les petits héros des contes personnifieraient le bon sens de l’esprit français, justement représenté dans le génie de la langue, et persécuté par les ogres et les sorcières, « autant de figures d’un pédantisme et d’un obscurantisme qui cherchent à écraser sous le poids du passé les germes féconds de la parole française et moderne » (12). La lecture ne vient pourtant guère confirmer cette hypothèse. Ne faut-il pas plutôt comprendre que le progrès de l’art libérant l’imagination et découvrant peu à peu le domaine infinie de la féerie, il donne naissance à la fois au merveilleux aristocratique de l’opéra qu’on représente à la cour et au merveilleux populaire du conte qu’on dit à la veillée ? C’est ainsi que La Belle au bois dormant est pour le peuple ce que Armide et Renaud sont pour le roi (Lully, 1686). Bien entendu, le luxe de la cour étant sans commune mesure avec celui de la famille bourgeoise, l’opéra est le chef d’œuvre incontesté de cette rhétorique de l’illusion et de la séduction qui fait, selon Perrault, l’essence de l’art véritable. C’est donc sur la scène de l’opéra que le rossignol artificiel du virtuose déploiera ses vocalises. Au XIXe comme au XXe siècle, on surnommera en effet volontiers « rossignol » les voix dotées d’une exceptionnelle tessiture, et plus que tout autre, le soprano colorature, la plus haute de toutes les voix, légère et cristalline, celle de la reine de la nuit dans l’opéra de Mozart. C’est ainsi que la grande cantatrice Jenny Lind fut nommée au XIXe siècle « le rossignol suédois » ou « le rossignol du nord ». Hans Christian Andersen l’aima passionnément, mais en fut dédaigné. Trois ans après leur première rencontre, en 1843, il écrivit ce qu’il nommait lui-même un « conte chinois » qui n’est pas sans rapport avec notre propos, qu’il intitula d’abord Le Rossignol et la boîte à musique, et connu de nos jours sous le titre Le Rossignol.

Dans la section 46 de la première partie de ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), section intitulée « Quelques réflexions sur la musique des Italiens. Que les Italiens n’ont cultivé cet art qu’après les Français et les Flamands », Jean Baptiste Dubos, qui évoque souvent la querelle des Anciens et des Modernes et professe à ce sujet une opinion à la fois nuancée et érudite, se souvient du rossignol de Perrault. Non pas, il est vrai, directement, mais par l’ouvrage d’un napolitain, l’un des fondateurs de l’Académie de l’Arcadie et protecteur du jeune Métastase, Gian Vincenzo Gravina (1664-1718), qui dénonce la prouesse des vocalises et la virtuosité des ornements où s’égare, selon lui, l’art du bel canto (Della tragedia, Naples, 1715) (13). Dubos jubile : animé d’un sentiment patriotique qui présage la querelle des Bouffons et refusant le quasi monopole de la musique italienne au XVIIIe siècle, il confie à un napolitain – Naples est alors le centre mondial de l’opéra – le soin de dénigrer les artifices de l’appoggiature et du trémolo où excellent les Italiens. Aux oreilles de Gravina, les arpèges des rossignols de la scène ne représentent plus ce qu’ils représentaient pour Perrault, le comble de l’art, mais au contraire le déclin d’un art qui tombe dans la manière : « En effet, écrit Gravina, le chant des paroles doit imiter le langage naturel des passions humaines plutôt que le chant des tarins et des serins de Canarie, lequel notre musique s’attache tant à contrefaire avec ses passages et ses cadences si vantées […] Notre poésie ayant été corrompue par l’excès des ornements et des figures, la corruption a passé de là dans notre musique […] Notre musique est donc aujourd’hui si chargée de colifichets qu’à peine y reconnaît-on quelque trace de l’expression naturelle […] Si notre musique nous plaît, c’est parce que nous ne connaissons rien de mieux, et parce qu’elle chatouille les sens, ce qui lui est commun avec le ramage des chardonnerets et des rossignols. Elle est semblable à ces peintures de la Chine qui ne plaisent que par la vivacité et par la variété des couleurs » (14). Par un retournement que Perrault ne prévoyait pas, l’extrême raffinement d’un art trop sûr de ses moyens ne s’éloigne pas de la nature, il y revient au contraire par la pure gratuité de son jeu, et la cantatrice qui égrène ses roulades sous les feux de la rampe n’a rien à envier au « ramage des chardonnerets ou des rossignols ». Dubos juge, comme Gravina qui évoque ici « le langage naturel des passions humaines », que « le musicien imite les tons, les accents, les soupirs, les inflexions de voix, enfin tous ces sons à l’aide desquels la nature même exprime ses sentiments et ses passions » (15). L’acrobatie vocale du rossignol d’opéra, pure virtuosité dénuée de signification, est donc contraire à l’art. Le respect du rythme et de la mesure, dont témoigne la musique française et en conformité avec le génie de la langue, nous préserve de ces excès. La voix de la nature, qui fait l’authenticité de l’art, est la voix naïve et frémissante de la première passion. La culture recouvre cette origine par la prolifération des ornements, et finit par étouffer sa voix. En partageant le jugement de Gravina, Du Bos inverse la thèse de Perrault : l’artificialisation est une dégénérescence, et l’on ne peut redresser la pente de ce déclin qu’en s’efforçant de retrouver, par l’art, la voix de l’innocence et l’accent de la première passion. Il appartient à l’art en effet, pour nous sauver de l’ennui, de nous inspirer de feintes passions, assez bien feintes cependant pour qu’on les croie naturelles, du moins le temps de leur représentation. Finalement les thèses artificialistes des Modernes sont moins opposées qu’on ne croit aux  thèses naturalistes des Anciens : en portant la culture au dernier degré de la manière, on mime une mécanique qui n’est pas étrangère à la nature. C’est ainsi que l’extrême politesse et la danse calculée des révérences reproduit à son insu les rites, chez les oiseaux, de l’agression ou de la parade nuptiale. La Bruyère, qui médite la fin du règne et le déclin du soleil, pensera finement cette insidieuse animalisation de l’humain.

La virtuosité du bel canto « chatouille les sens » selon l’expression de Gravina : elle ne parle pas au cœur. La scène de l’opéra italien évoque une cage où gazouillent les tarins et les serins de Canarie, les chardonnerets et les rossignols. « Elle est semblable à ces peintures de la Chine qui ne plaisent que par la vivacité et par la variété des couleurs », ajoute-t-il encore. Les Chinois, que le XVIIIème siècle découvre passionnément avec les Lettres édifiantes et curieuses qu’envoient de Pékin les missionnaires Jésuites (le premier volume publié paraît en 1702, le dernier en 1776), forment un peuple que  déprave non le défaut, mais au contraire l’excès de la civilisation, un peuple dont l’histoire et les traditions font éclater la chronologie biblique et dont l’extrême ancienneté témoigne de l’état de dénaturation, vanté par Perrault dans son éloge du progrès des arts, vers lequel tend une humanité perfectible, que sa culture artificialise chaque jour davantage (16). La Chine devient ainsi le royaume paradoxal de l’anti-nature. « La vivacité et la variété des couleurs », dénoncées par Gravina, ne sont pas les marques d’un goût encore barbare, mais doivent plutôt être interprétées comme techniques de grimage et de maquillage qui substituent, aux coloris nuancés de la nature, la polychromie frelatée de l’artifice. Les grands escaliers de pierre qui conduisent aux « pagodes de Fo », c'est-à-dire aux temples bouddhistes, sont « ornés de vases de fleurs artificielles, ouvrage dans lequel les Chinois excellent » (17). Le jardin de la cité impériale est le chef d’œuvre de l’artifice qui simule la nature : on y trouve des « montagnes factices », on y tire de magnifiques  feux d’artifices, les rochers, au bord des canaux, placés irrégulièrement, « sont posés avec tant d’art qu’on dirait que c’est l’ouvrage de la nature » et « les bords sont semés de fleurs qui sortent des rocailles, et qui paraissent y être l’ouvrage de la nature » (18). La Cité interdite où trône l’empereur de la Chine est un Versailles excessif. Enfin, apprend-on dans la lettre du 15 septembre 1769, les Jésuites, qui sont de bons horlogers, travaillent pour la cour plutôt en qualité de machinistes, l’empereur leur passant commande de divers automates : un lion et un tigre qui marchent seuls, deux hommes portant un vase de fleurs en marchant (19). Transporté dans le décor factice de la Chine impériale, ou exhibé sur la scène de l’opéra italien, il y a toutes chances que le rossignol ne se transforme en un oiseau mécanique. C’est en 1738 que Jacques Vaucanson réalise l’un de ses plus merveilleux automates, Le Joueur de flûte, l’air qui sort de la bouche étant modulé par le mouvement des lèvres, et les doigts articulés jouant la mélodie en bouchant les trous de la flûte. Le flûteur jouait douze airs, de rythmes différents, dont un du plus grand flûtiste du XVIIIe siècle, Michel Blavet, qui était précisément intitulé « Le Rossignol ». Le raffinement toujours croissant des mœurs, dont s’émerveillait Perrault, fait donc plus qu’animaliser l’homme à son insu : il le mécanise. Les progrès de la civilisation font peser la menace troublante de la chinoiserie, et substituent au cœur, dont la musique est l’immédiate expression, un ressort d’horloge capable de la plus grande virtuosité.

La contribution kantienne aux aventures du rossignol d’opéra est mieux connue. Elle ne se laisse pourtant vraiment comprendre qu’à la lumière des précédents textes. On se souvient que dans la remarque générale qui conclut l’analytique du beau, après avoir fait la critique de la régularité lassante des jardins à la française (se faisant ainsi l’avocat d’un goût de « l’anti-symétrie », pour reprendre l’expression d’un Frère jésuite de la mission de Pékin, le Frère Jean-Denis Attiret, dans la lettre célèbre qui décrit le jardin de la Cité Impériale (20), et qui n’a pas été sans influer sur le goût et sur le succès du jardin à l’anglaise), Kant évoque à son tour la beauté naturelle, que l’entendement ne saurait réduire en formules, du chant du rossignol : « Même le chant des oiseaux qu’il nous est impossible de ramener à aucune règle de la musique, semble comporter plus de liberté et, du même coup, apporter davantage pour le goût que le chant humain exécuté d’après toutes les règles de l’art musical ; car on se lasse beaucoup plus tôt de ce dernier quand il est répété souvent et longtemps. Mais sans doute confondons-nous là notre sympathie pour la gaieté d’un petit animal qui nous est cher, avec la beauté de son chant, lequel en effet, quand il est très exactement imité par l’homme (comme cela arrive parfois pour le chant du rossignol), parait à notre oreille tout à fait insipide » (21). Le concours du rossignol de la nature avec le rossignol du flûtiste, ou plutôt ici avec le pipeau de l’oiseleur, qui se conclut selon Kant par la victoire du premier et la défaite du second, si habile soit-il, n’est pas anecdotique : dans le § 42, « L’intérêt intellectuel pour le beau », où Kant entend montrer comment l’intérêt immédiat pris à la beauté de la nature est toujours le signe d’une disposition morale, il revient sur la fable de l’oiseau et de son imitateur : « Le chant des oiseaux est porteur d’allégresse et de joie de vivre. C’est ainsi du moins que nous interprétons la nature, que notre interprétation soit ou non conforme à ses intentions. Mais cet intérêt qu’ici nous prenons à la beauté exige absolument qu’il s’agisse d’une beauté de la nature et il disparaît entièrement dès que l’on remarque qu’on a été trompé, et que c’était seulement de l’art ; au point que le goût n’y trouve plus rien de beau et la vue rien d’attrayant. Quoi de plus apprécié des poètes que le trille enchanteur du rossignol, lancé d’un bosquet solitaire, par une calme soirée d’été, sous un doux clair de lune ? Mais on connaît des exemples de ce que, lorsqu’on n’a pu trouver un tel chanteur, quelque hôte malicieux a su tromper pour leur plus grande satisfaction d’ailleurs, les invités venus chez lui jouir de l’air de la campagne, en dissimulant dans un buisson un jeune espiègle qui sache imiter avec une apparence de parfait naturel ces trilles (en sifflant dans un jonc ou un roseau). Mais dès que l’on est persuadé de la supercherie, personne ne supportera longtemps d’écouter ce chant auparavant si attrayant ; et il en va de même avec tout autre oiseau chanteur » (22).

Si l’on fait grâce à Kant des clichés accumulés (le buisson solitaire, la nuit d’été, l’éclairage lunaire), il est certain que le philosophe touche ici un point critique du jugement esthétique. Nous savions déjà que le désintéressement d’un tel jugement, pourtant affirmé dès le premier moment de l’analytique, celui de la qualité, était tout relatif : le sentiment du sujet se substituant à la sensation de l’objet, l’intérêt ne disparaît pas, il se détache plutôt du monde pour se loger dans l’intériorité. Le sentiment de plaisir étant le thème particulier de la troisième Critique (tout comme la faculté de connaître est celui de la première et la faculté de désirer celui de la seconde), on conviendra qu’il n’est nullement sans intérêt d’éprouver du plaisir (23). Il est même prodigieusement intéressant de ressentir en soi le sentiment vital, par l’effet du jeu dynamique de nos facultés représentatives, mises en branle à l’occasion de la rencontre esthétique. Cependant, l’intérêt émigrant de l’objectivité dans la subjectivité, il devient indifférent à la nature du motif qu’un « hasard heureux » (24), ou ce que Kant nomme encore une « faveur de la nature » (25), a placé sur notre chemin. Le thème est indifférent par lui-même et ne vaut que par les variations que l’imagination stimulée par l’entendement va broder autour de cette forme évanescente, par elle-même indéterminée. Or Kant ne dit-il pas ici précisément le contraire ? C’est en effet la nature même de l’objet, selon qu’il est le fruit de la nature ou le produit de l’art, qui se trouve maintenant mis en question : quelque habile soit l’imitation du rossignol, elle ne saurait plus nous séduire quand nous déjouons la supercherie. Kant a raison, et le fait est énigmatique. Il nous arrive par exemple de juger belle une plante d’appartement, puis d’être secrètement déçu quand nous la découvrons de plastique. Pour quelle raison ? « Si l’on avait secrètement trompé cet amateur du beau en plantant des fleurs artificielles (que l’on sait fabriquer toutes semblables aux fleurs naturelles) ou en installant sur des branches d’arbre des oiseaux artistement sculptés, et qu’il découvrit alors la supercherie, l’intérêt immédiat qu’il y prenait auparavant disparaîtrait aussitôt, mais ferait sans doute place à un autre intérêt, celui de la vanité qui consiste à décorer une pièce de ce genre d’objets, et pour des yeux étrangers » (26). La déception est d’ordre moral, puisque l’immédiateté de la beauté laisse ici la place au calcul de la vanité, la grâce naïve de la manifestation à la complaisance de l’exhibition. Elle est morale puisqu’elle corrompt la moralité qu’on pourrait dire simplement réfléchissante du plaisir esthétique, quand il est goûté dans l’immédiateté (« J’affirme qu’un intérêt immédiat pour la beauté de la nature est toujours caractéristique d’une âme bonne ») (27), et non par une mise en scène laborieusement disposée. Paradoxale moralité du jugement de goût, qui contredit ce qui a été avancé au § 5, que le beau ne saurait être le bien, qu’un jugement simplement contemplatif ne saurait valoir pour une détermination du vouloir, et que l’inconditionnalité de l’impératif  ne laisse aucun espace de liberté où quelque chose comme l’activité du jeu pourrait trouver à s’exercer. Pourtant, le plaisir que la découverte du beau naturel nous inspire « suscite dans le sentiment moral un intérêt immédiat », intérêt non négatif comme c’est le cas pour le sentiment du respect, qui humilie et même terrasse complètement notre nature sensible, mais un intérêt positif qui naît du jeu intérieurement ressenti de nos facultés dynamiques, c’est-à-dire capables de spontanéité (ce qui rend raison du fait paradoxal que la sensibilité, simplement réceptive, est paradoxalement mise hors jeu dans le champ de l’esthétique). Ce qui nous enchante alors, selon Kant, c’est l’accord merveilleux entre la forme d’un objet de la nature et un besoin de notre esprit. A la « faveur » de la rencontre esthétique, tout se passe comme si la nature nous faisait confidence de son secret. Ce plaisir est moral puisqu’il semble nous révéler un accord immédiat entre l’expérience et l’Idée, entre le monde et la loi, entre l’objet et le sujet. Il réalise actuellement, en un instant de grâce, le bonheur que l’antinomie de la raison pratique repoussait à l’infini. Dans la parfaite réussite du sentiment esthétique, la matière de la sensation se donne d’elle-même pour une forme qui a toute l’apparence de l’intelligibilité, même si l’entendement ne doit jamais venir à bout du solfège du rossignol (28), même si le concept doit s’épuiser à en rendre raison, ce pourquoi il est « Idée esthétique » et non concept, tant l’Idée excède toujours le contenu que l’entendement est en mesure de lui attribuer (29). Pour que la beauté paraisse comme telle, il faut nécessairement qu’elle soit le don incompréhensible d’un hasard, la faveur d’une nature dont la finalité demeure à nos yeux impénétrable. Dès lors le rossignol, désormais détenteur du secret du charme musical, est aussi le témoin d’un étrange langage qui parle sans rien dire, qui nous inspire la joie (« notre sympathie pour la gaieté d’un petit animal ») (30) et nous enchante (« le trille enchanteur du rossignol ») (31) sans pourtant rien signifier. Il rejoint ainsi l’énigmatique finalité sans fin d’une beauté libre, où l’on retrouve d’autres oiseaux (le perroquet, le colibri et l’oiseau de paradis), mais cette fois pour leur plumage et non pour leur ramage, mais encore certaines réalisations de l’art quand il s’élève jusqu’à l’immédiateté de la nature, par exemple dans le cas de l’improvisation musicale, ou encore « les dessins à la grecque, les rinceaux pour des encadrements ou sur des papiers peints, etc., ne signifient rien en eux-mêmes » (32), ou « des fleurs, des dessins libres, et des entrelacs tracés sans intention précise comme les rinceaux, toutes ces choses ne signifient rien » (33). Le chant du rossignol est ainsi peut-être le plus bel exemple de ce « langage chiffré dont la nature se sert pour nous parler par symboles dans ses belles formes » (34), pur déploiement sonore qui n’obéit qu’à la dynamique de ses propres variations, qui ne signifie rien mais nous communique pourtant la joie qui le porte dans l’existence. Ce qui fait l’irrécusable supériorité, aux yeux de Kant, du rossignol sur la diva, c’est que la diva sait ce qu’elle chante tandis que le rossignol n’en sait rien. Victoire absolue de la mélodie sur le texte, le chant du rossignol est un opéra sans livret. Dès que l’intention s’en mêle, le miracle de la coïncidence esthétique se corrompt, et la beauté se fane en perdant sa naïveté : « Dans les productions des beaux-arts, la finalité, bien qu’animée d’une intention, ne doit pas paraître intentionnelle ; autrement dit, les beaux-arts doivent revêtir l’apparence de la nature, bien que l’on ait conscience qu’il s’agit d’art » (35). Le chant imité du rossignol a bien l’apparence de la nature, puisqu’on s’y laisse prendre, mais en se dissimulant il nous empêche de le reconnaître comme nature, puisqu’il introduit le calcul là où doit régner la seule immédiateté. Il est vrai qu’il n’atteint pas davantage à l’art en se faisant reconnaître pour ce qu’il est, une simple imitation, puisqu’il enchaîne alors la beauté, qui doit demeurer libre, à la reproduction servile d’un phénomène naturel. C’est seulement en produisant l’œuvre comme la nature enfante ses fruits, que le génie réussit à donner à l’art l’apparence de la nature. Contre Perrault, Kant fait de la beauté un événement de la nature, que la culture savante s’épuise à reproduire, à la façon de la politesse qui mime la grâce, ou de la délicatesse qui prend le masque de la naïveté. Contre Dubos, Kant affirme que la beauté n’exprime rien, qu’elle ne signifie rien, que la musique n’est nullement l’expression des passions de l’âme, ou plutôt qu’elle n’exprime que la joie de la mise au monde, l’euphorie profonde du pur sentiment d’exister et de se sentir vivant. Il aurait sans doute approuvé la profession de foi que l’auteur du Catalogue d’oiseaux, Olivier Messiaen, place au début de son Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie : « Le chant des oiseaux est la source de toute mélodie. Je peux affirmer que tout ce que je sais de la mélodie, ce sont les oiseaux qui me l’ont appris » (36).

Chacun sait que Hegel, dans les premières pages de ses Leçons d’esthétique, revient sur ce passage de Kant, où il croit pouvoir lire la condamnation d’une poétique fondée sur la seule imitation : « En voulant rivaliser avec la nature par l’imitation, l’art restera toujours au-dessous de la nature et pourra être comparé à un ver faisant des efforts pour égaler un éléphant. Il y a des hommes qui savent imiter les trilles du rossignol, et Kant dit à ce propos que, dès que nous nous apercevons que c’est un homme qui chante ainsi, et non un rossignol, nous trouvons ce chant insipide » (37). Pourtant le texte de Kant ne prétendait nullement polémiquer avec la théorie de l’imitation. Si l’imitateur déplaît, ce n’est pas selon lui parce qu’il asservit l’esprit à la reproduction d’une nature sans esprit, comme le prétend ici Hegel, mais plutôt parce qu’il introduit le calcul et la duperie en lieu et place de la naïve manifestation d’un phénomène naturel. Selon l’interprétation de Hegel, l’en-soi de la nature se trouve déprécié par comparaison avec le pour-soi de l’esprit ; selon l’interprétation de Kant, c’est inversement la ruse de l’entendement qui se trouve dépréciée par comparaison avec l’immédiateté du « langage chiffré » par lequel la nature nous parle, sans rien nous dire cependant. Et ce qu’ajoute Hegel ne fait que confirmer le malentendu : « Le chant du rossignol nous réjouit naturellement, parce que nous entendons un animal, dans son inconscience naturelle, émettre des sons qui ressemblent à l’expression naturelle des sentiments humains. Ce qui nous réjouit donc ici, c’est l’imitation de l’humain par la nature ». Ce  n’est plus alors, comme chez Kant, la pure phénoménalité du chant qui en porte la beauté, la gratuité du pur cantabile, mais au contraire l’expression inconsciente et due au seul hasard, par un animal sans esprit, des sentiments dont l’homme seul prend conscience. Le rossignol kantien chante, mais ne dit rien ; le rossignol hégélien est au contraire bavard, et parcourt pour nos oreilles toute la gamme des sentiments humains, toute la rhétorique des passions. Kant naturalisait l’art ; Hegel humanise la nature (38). Selon un renversement appelé à une grande fortune, c’est elle qui imite l’homme, et non l’homme qui l’imite. Le rossignol de Messiaen est sur ce point plus hégélien que kantien : « Le Rossignol, écrit-il dans le chapitre de son traité qu’il consacre aux chants des oiseaux – de tous temps célébré par les poètes – est plus orateur et acteur que chanteur, plus rythmicien que musicien : il a la faculté de passer brusquement, sans transition, d’un sentiment à un autre, en trouvant exactement le rythme, l’intensité appropriés ; il saute sans effort du mystérieux au tendre, de l’étrange au passionné, du narquois au suppliant, du plaintif au coléreux, du désespéré au victorieux, avec des formules typiques de chaque attitude sentimentale, à étudier longuement pour la technique du changement de tempo » (39). C’est donc le rossignol qui nous imite, qui imite ce que Hegel nomme plus loin « les oh ! et les ah ! de l’âme » (40), et non nous qui l’imitons. La beauté est une expression de l’âme, qui est l’esprit encore inconscient de lui-même, non d’une âme individuellement déterminée, mais de l’infini qui réside en son essence, elle est la réalisation sensible de l’absolu, qui est le cercle de la conscience de soi et la forme accomplie du savoir. La lecture que Hegel fait de Kant supprime donc ce qu’il y avait de plus original en lui : la grâce du pur surgissement, le jeu innocent de la rencontre et du hasard. L’art selon Hegel ne semble délivré du joug de l’imitation que pour tomber sous celui de l’expression.

Pourtant rien n’est si simple, et l’amour sincère que Hegel portait à la musique vient corriger le dogme de l’expression. On sait que ses goûts le portaient non vers l’art expressif et passionné d’un Beethoven, qu’il connaissait pourtant (il avait au moins entendu sa musique de chambre à Berlin et possédait quelques-unes de ses partitions pour piano) (41), ni vers Schubert, qu’il ne connaissait sans doute pas – ni l’un ni l’autre ne sont cités dans les leçons d’esthétique – mais vers Gluck, et plus encore vers Mozart et Rossini, dont il appréciait surtout la pure musicalité. A l’inverse de la représentation picturale, objective, et qui tourne son regard vers les formes réelles qui sont dans la nature, l’expression musicale, plus conforme à la vérité de l'art, se libère de toute extériorité objective et exprime la vie intérieure par « la sonorité pure », le musicien s'affranchissant ainsi le premier de toute aliénation « par un retour à la liberté intérieure, par un repliement sur lui-même » (42), repliement qui n’est pas toutefois contraction, mais au contraire condition de l’épanchement de l’âme dans le développement mélodique. La musique est ainsi le premier des arts (et peut-être le seul, la poésie n'échappant pas à la contrainte de la conceptualisation, tandis que la musique d'opéra, comme Hegel le remarque lui-même, sait être relativement indépendante du contenu du livret) où l'expression se fait abstraite (« le son, contrairement à la matière des arts plastiques, est de nature abstraite ») (43) et connaît ainsi sa plus grande liberté. La musique est, selon Hegel, l’expression de la libre intériorité qui se déploie pour le pur plaisir de se déployer, pour éprouver la jouissance de se sentir vivante et libre infiniment. Dans la musique mélodique, « c’est le sentiment, l’âme résonnante qui cherche à s’extérioriser et à jouir de son extériorisation. » (44). On comprend ainsi que l’art devient abstrait en se faisant la représentation de lui-même, en étant à lui-même sa propre fin, et que l’âme chante ici pour chanter, de même que dans la musique mélodique, l’art n’a d’autre fin que l’art : « Il en est de la voix humaine et de l’expression mélodique comme du chant de l’oiseau dans les branches, de l’alouette dans les airs, qui chante pour chanter, sans but ni contenu » (45). C’est ainsi, ajoute Hegel, que « la musique italienne où ce principe joue un rôle dominant [...] s’abandonne à l’art pour l’art, pour trouver sa satisfaction dans l’euphonie de l’âme. » (46). La musique mélodique fait ainsi fonction chez Hegel de « cogito esthétique », l’âme sensible exprimant la pure joie qu’elle ressent en s’entendant exprimer sa pure joie, en se reconnaissant vivante par l’épanchement sonore du chant : « La musique est esprit, âme qui ne résonne que pour elle-même et qui se trouve satisfaite en se percevant » (47). La musique est le triomphe de la belle âme dont l’innocence n’a pas encore été gâtée par la dialectique. Avec la musique semble mystérieusement s’affirmer chez Hegel une plénitude esthétique que ne vient troubler le travail d’aucun négatif. On oublie souvent que la poésie, qui lui succède apparemment selon le degré de la spiritualisation qui hiérarchise les arts, ne marque pas le moment ultime de l’histoire de l’esprit, mais accompagne au contraire l’esprit dans toutes les figures de son développement : la poésie épique est symbolique dans les gestes barbares et classique chez Homère, dans la poésie lyrique s’exprime un romantisme médiéval, dans la poésie dramatique un romantisme moderne. C’est donc avec la musique, non la poésie, que s’accomplit la réalisation esthétique du savoir absolu, c’est-à-dire de l’esprit se reconnaissant lui-même comme absolu. Avec la musique s’épanouit une assomption de la vie sensible : le mouvement du concept, qui arrache l’esprit à lui-même, déterminera sans doute ce contenu diffus ; il ne retrouvera jamais l’enchantement ni l’ivresse d’une adéquation aussi parfaite de l’âme avec elle-même.

            Loin de s’aliéner à la poésie censée la dépasser, la musique doit au contraire selon Hegel se suffire à elle-même et tourner le dos au texte. S'il arrive que la musique prenne un texte poétique pour prétexte (lied, oratorio ou opéra), il faut que ce texte soit médiocrement poétique : « pour que le musicien ait toute liberté d'action, le poète ne doit pas chercher à se faire admirer » (48). Hegel oppose volontiers la musique allemande, qui souffre selon lui de l'excès de la conceptualisation, à la musique italienne, vers laquelle va sa préférence, et qui sait s'abandonner au pur plaisir musical de l'aria : les Italiens, remarque Hegel, indifférents à l'histoire, bavardent ou jouent aux cartes quand le récitatif développe la ligne dramatique de l'action, mais se taisent religieusement quand un air fait entendre la puissance de la musique ; les Allemands font tout le contraire : c'est à l'histoire qu'ils s'intéressent, et regrettent de la voir interrompue par des numéros de virtuosité purement musicale (49). Hegel prend parti pour l’opéra italien et, amateur de bel canto, prononce l’éloge du rossignol lyrique, ou de l’alouette dans les airs, qui chante pour chanter.

            En septembre-octobre 1824, Hegel fait un voyage à Vienne qu'il raconte en détail par les lettres qu'il envoie à son épouse, restée à Berlin. Dès le premier jour, encore en tenue de voyage, il se précipite à l'opéra italien et s'extasie de la musicalité des voix : « Quels gosiers, quelle allure, quel charme, quelle volubilité, quelle force, quelle sonorité ; il faut les avoir entendus! » (50). Il écoute surtout du Rossini, Otello, Zelmira, Corradino il cuor di ferro, enfin Le Barbier de Séville qu'il préfère presque aux Noces de Mozart : « Les gosiers italiens, dans cette musique qui garde davantage la mesure, ne semblaient pas avoir autant d'occasions de développer leurs tours brillants, qu'il était si agréable d'entendre » (51). En règle générale, Hegel préfère la pureté et la musicalité des voix italiennes à la « grossièreté » des voix allemandes : « En face du métal de ces voix (les Italiens) — particulièrement les voix d'hommes — la sonorité de toutes les voix de Berlin a quelque chose d'impur, de grossier, de rude ou de faible — comme de la bière comparée à un vin limpide, doré, généreux » (52). C'est sans doute ce goût pour une musique pure qui conduit Hegel à ignorer son immense contemporain, Beethoven, et à lui préférer la musique de Rossini, composée pour le pur plaisir du chant, une musique en soi, pur régal pour les amateurs, et qui n'a de sens que chantée : « Je comprends maintenant pourquoi la musique de Rossini est si peu prisée en Allemagne — particulièrement à Berlin — parce que, de même que le satin est seulement pour les dames, le pâté de foie gras seulement pour les gourmets, de même elle n'est faite que pour les gosiers italiens ; ce n'est pas la musique en tant que telle, mais le chant en soi pour lequel tout est fait ; la musique qui doit valoir par elle-même peut aussi être jouée sur le violon ou sur le piano, etc.; mais la musique de Rossini n'a de sens que chantée » (53).

            On remarquera une fois encore combien Hegel est éloigné de l’esprit de système auquel on a parfois voulu le réduire : sa théorie esthétique, qui considère en l'œuvre d'art la représentation sensible de l'Idée, aurait naturellement dû le conduire à donner sa préférence à un art conceptuel et chargé de pensées. C'est tout le contraire : la profondeur de la musique allemande l'ennuie, et il éprouve de véritables ravissements en écoutant les jeux virtuoses de la pure musicalité des Italiens. Tout se passe comme si Hegel donnait paradoxalement raison à Kant contre lui-même. C’est bien ici la diva qui imite le rossignol et non le rossignol qui imite la diva. La musique est sans doute expression, non pas toutefois d’une subjectivité déterminée et prêcheuse, qui sait ce qu’elle veut dire, mais d’un moi encore diffus et indéterminé, et qui s’abandonne au pur plaisir de découvrir les infinies variations de son intériorité, sans se référer à un contenu particulier : « Seule l'intériorité sans objet, la subjectivité abstraite se laisse exprimer par les sons. Subjectivité abstraite qui est un moi entièrement vide, sans autre contenu » (54). Une telle musique est l'épanchement sonore du sentiment, manifestation ou extériorisation de l'âme sensible qui demeure pourtant subjective puisqu'elle reste en-deçà du travail de la conceptualisation et de la formulation. Elle doit « devenir l'expression de tous les sentiments particuliers, de toutes les nuances de la gaieté, de la joie, de la bonne humeur, du caprice, de l'allégresse et du triomphe de l'âme, de toutes les gradations de l'angoisse, de l'accablement, de la tristesse, de la plainte, de la douleur, du désespoir, de la mélancolie et, enfin, de l'adoration, de la vénération, de l'amour qui deviennent des objets d'expression musicale [...], de ce que j'appellerais les oh! et les ah! de l'âme » (55). Expression qui ne répond qu'à la seule nécessité de l'épanchement, de l'amplification subjective, et nullement de la communication ni de la formulation : « Le principal élément de l'intériorité abstraite auquel se rattache la musique est constitué par le sentiment, par la subjectivité élargie et amplifiée du moi » (56). Et encore : « Il s'agit d'une réaction sans portée pratique, d'un caractère purement théorique semblable au chant de l'oiseau qui, en chantant, trouve une joie à sa propre production » (57).

            Victoire, on le constate, du naturel (ou plutôt de cet art extrême qui se donne l’apparence de la nature, qui est ici l’immédiate expression du sentiment) sur l’artifice (qui est l’art, sans doute plus sincère, qui veut se présenter comme art, et non comme nature), du rossignol lyrique sur le rossignol chinois, du bel canto sur le merveilleux, de la pure joie de chanter sur l’arbitraire étudié de la féerie. Nous avons évoqué le conte d’Andersen, composé en 1843 en hommage à la cantatrice Jerry Lind, dite aussi « le rossignol suédois ». Il raconte l’histoire d’un empereur de Chine tombé gravement malade pour avoir répudié le rossignol des forêts, et gardé auprès de lui un rossignol automate, cadeau de l’empereur du Japon. L’empereur se meurt depuis le jour où la mécanique s’est détraquée, et ne sera sauvé de la Mort qui le presse et des remords qui l’assaillent que par le retour du rossignol des bois, dont le chant lui rend la vie (58). C’est au cours de l’hiver 1907-1908 que Stravinsky entreprit de composer son premier opéra, Le Rossignol, sur l’argument d’Andersen. Il ne l’achèvera qu’au début de l’année 1914 et l’opéra sera créé, à Paris dans le cadre des Ballets Russes, en mai 1914, un peu plus de deux mois avant le déclenchement du premier conflit mondial. L’œuvre juxtapose deux univers sonores fort disparates. Le premier acte, écrit sous l’influence du maître de Stravinsky, Rimski-Korsakov, célèbre le charme de la mélodie, ou de l’éternelle romance. La partie du rossignol, confiée à une voix de soprano colorature, commence chaque fois par une vocalise sur la première voyelle, un « Ah ! » longuement modulé. En revanche, les deux actes suivants, composés plus tard, alors que Stravinsky avait déjà conçu L’Oiseau de feu, Petrouchka et Le Sacre du printemps, est d’une invention plus brillante et plus agressivement moderne. La partie du rossignol mécanique, jouée par les instruments et non chantée – instruments à vent aigu, harpe et célesta, et percussion métallique du glockenspiel – sur la gamme pentatonique, fait entendre une musique obsédante  qui refuse délibérément les grâces du cantabile. Les deux premiers actes juxtaposent ainsi deux sensibilités musicales, l’une ancienne, l’autre moderne, l’expression lyrique d’une âme qui s’épanche et le martèlement rythmé d’une mécanique « baroque » : Stravinsky lui-même évoque « la somptuosité baroque de cette cour chinoise avec son étiquette bizarre, avec cette fête de palais, ces milliers de clochettes et de lanternes, ce monstre bourdonnant de rossignol japonais, bref toute cette fantaisie exotique qui, naturellement, exigeait un autre discours musical » (59). Le troisième acte, conforme au canevas d’Andersen, célèbre la victoire de la nature sur l’artifice, du bel canto sur l’envoûtement de la percussion, de l’épanchement de l’âme sur le « monstre bourdonnant » : la mort, qui a partie liée avec le rossignol automate, recule quand paraît le rossignol des bois et des rivières, et son chant rétablit la santé de l’empereur défaillant. Il faut pourtant bien reconnaître que le chromatisme violemment contrasté de l’oiseau mécanique est porté par une ivresse plus sauvage, et plus conforme aussi à ce qu’il y a de proprement novateur dans l’art de Stravinsky, que le mélisme parfois complaisant du soprano virtuose. La barbarie de la guerre sur le point d’éclater montrera combien le premier était prophétique et le second désuet. Le compositeur russe transforme le conte d’Andersen en une version modernisée de la querelle des anciens et des modernes. Mais cette fois, c’est le mécanique qui l’emporte sur le lyrique, la frénésie dionysiaque du rythme sur le carmen de la ligne mélodique. Le Rossignol de Stravinsky nous fait assister à ce que Hegel nommait « la dissolution de l’œuvre d’art romantique » : la musique cesse d’être la libre expression d’une subjectivité encore indéterminée ; elle fait entendre au contraire la venue de sonorités inouïes, en lesquelles l’âme comme possédée ne sait plus reconnaître l’accent de la réflexivité, les ah ! ni les oh ! qui modulent sa vie intérieure. Le refus délibéré du mélodique, qui contribue fortement à cette « émancipation de la dissonance » en laquelle Schoenberg reconnaissait le trait propre de la musique du XXe siècle, a, dans le conte d’Andersen, partie liée avec la mort, qui menace d’emporter l’empereur quand celui-ci choisit de donner son âme à l’oiseau métallique, comme la guerre semble sur le point d’emporter, en cette année 1914, la civilisation européenne, cette guerre où le frère cadet de Stravinsky trouvera la mort. Pourtant, cette mort est ambiguë et peut aussi bien être interprétée comme une renaissance : elle n’est pas la mort de la musique éternelle, comme le prétendent les détracteurs de Stravinsky, mais la célébration d’un rite barbare, à l’image du sacrifice célébré dans le Sacre, par l’envoûtement d’une violence dionysiaque, incantatoire et obsédante. Il est vrai que ce « fauvisme » musical se fige, après la guerre, en un académisme qui se veut le défenseur de la tradition, l’anti-wagnérisme de « l’objectivisme musical » (60). Le triomphe tardif du rossignol mécanique n’est peut-être qu’un leurre. Ce qui ne signifie pourtant pas que le rossignol lyrique exprime l’âme véritable de l’art musical, mais plutôt que la recherche d’une sonorité radicalement nouvelle est également éloignée de la continuité mélodique comme de la saccade rythmique, de l’enchantement comme de l’envoûtement. Tout se passe comme si l’identité de l’oiseau était flottante et non déterminée. Le rossignol italien, qui ne paraît naturel qu’aux oreilles occidentales, tient tout autant la partie de la nature, quand il maîtrise l’art du bel canto tant apprécié de Hegel, que celle de l’artifice, quand il tombe dans la manière par l’excès de l’ornementation, comme le dénonce Gravina, et Dubos à sa suite. Quant au rossignol japonais, il s’automatise dans la ritournelle et trahit alors sans doute la musique qui se nie elle-même par la répétition et ne s’affirme que par la reprise et la variation ; mais il assure encore une fonction exotique qui régénère l’invention musicale et la réveille du sommeil où la plonge la berceuse mélodique. C’est peut-être, et paradoxalement, l’oiseau mécanique qui est plus vivant que l’oiseau de la nature, puisqu’il insinue le trouble de la gamme pentatonique dans le mélisme trop maîtrisé de la vocalise. Chacun est pour l’autre un opérateur dialectique, et l’inquiétante étrangeté de l’automate extrême oriental est la source émettrice d’une sonorité inouïe, l’émancipation toujours inachevée d’une dissonance qui vaut surtout en ce qu’elle trouble la quiétude d’un art complaisant, prisonnier de son propre « charme », et l’arrachant au cercle stérile de la finalité sans fin, l’invite à l’exploration de nouveaux territoires sonores.

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NOTES

1- Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les arts et les sciences. Dialogues, tome premier, chez Jean-Baptiste Coignard, Paris, 1688, « Premier dialogue »,  p. 4.

2- Ibid. « Second dialogue », p. 113.

3- Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde la poésie, tome troisième, chez la veuve Jean-Baptiste Coignard et Jean-Baptiste Coignard fils, Paris, 1692, « Quatrième dialogue »,  p. 211.

4- Ibid., « Quatrième dialogue », p. 213-214.

5- Ibid., « Quatrième dialogue », p. 217.

6- Roland de Candé, Dictionnaire de la musique, Paris, Seuil, 1961, p. 102. A moins qu’il ne s’agisse, mais la chose est peu probable, de Philibert Jambe de Fer (1515-1566), musicien protestant qui mit le psautier en musique et théoricien du jeu de la flûte. Il écrivit un traité en français, l’Épitomé musical des tons, sons et accords ès voix humaines, fleustes d’alleman, fleustes à neuf trous, violes et violons ... Lyon, 1556.

7- Lucrèce, De Natura Rerum, livre V, v. 1377-1381 : « At liquidas avium voces imitarier ore/Ante fuit multo quam lævia carmina cantu/Concelebrare homines possent auresque juvare./Et Zephyri cava per calamorum sibila primum/Agrestes docuere cavas inflare cicutas. »

8- Ibid., v. 1407-1409 : « Et numerum servare genus didicere ; neque hilo/Majorem interrea capiunt dulcedini fructum/Quam silvestre genus capiebat terrigenarum. »

9- Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les arts et les sciences. Dialogues, tome premier, chez Jean-Baptiste Coignard, Paris, 1688, « Premier dialogue »,  p. 54.

10- Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde la poésie, tome troisième, chez la veuve Jean-Baptiste Coignard et Jean-Baptiste Coignard fils, Paris, 1692, « Quatrième dialogue »,  p. 281.

11- Ibid., p. 282 et 283-84.

12- La Querelle des anciens et des Modernes, XVIIe – XVIIIe siècles, précédé de "Les abeilles et les araignées", essai de Marc Fumaroli et suivi d’une postface de Jean-Robert Armogathe, édition établie et annotée par Anne-Marie Lecoq, Paris, Gallimard, « Folio », 2001, p. 195.

13- Montesquieu le cite au livre I, chap. III, de L’Esprit des lois. Il a enseigné le droit à Rome, a écrit quelques ouvrages juridiques. Il fut l’un des fondateurs du mouvement poétique de l’Arcadie, et a publié à ce titre en 1708 un traité Della ragion poetica. Vico fait mention de lui dans le récit qu’il a publié de sa propre vie (Vie de G. Vico, éd. A. Pons, Grasset, 1981, p. 89).

14- Abbé Jean-Baptiste Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, préface de Dominique Désirat, Paris, Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 1993, section 46, p. 157-158. Edgar Poe, dans Marginalia, cite à deux reprises ce même passage de Gravina : « La musique vocale devrait imiter le langage naturel des passions et des sentiments humains, plutôt que le gazouillis des canaris que, de nos jours, nos chanteurs prétendent si bien contrefaire avec les trémolos de leurs cadences tant admirées » (Marginalia, in E. A. Poe, Contes, essais, poèmes, Laffont, « Bouquins » 1989, p. 1070 et 1101).

15- Ibid., section 45, « De la musique proprement dite », p. 150.

16- Lettres édifiantes et curieuses de Chine par des missionnaires Jésuites, 1702-1776, édition établie par Isabelle et Jean-Louis Vissière, Paris, Garnier-Flammarion, 1979.

17- Ibid., lettre du Père Laureati du 26 juillet 1714, p. 210.

18- Ibid., lettre du Frère Attiret du 1er novembre 1743, p. 415.

19- Ibid., lettre du 15 septembre 1769, p. 471.

20- Ibid., lettre du 1er novembre 1743, p. 423 : « Chez nous on veut l’uniformité partout et la symétrie. On veut qu’il n’y ait rien de dépareillé, de déplacé ; qu’un morceau réponde exactement à celui qui lui fait face ou qui lui est opposé. On aime aussi à la Chine cette symétrie, ce bel ordre, ce bel arrangement […] Mais dans les maisons de plaisance on veut que presque partout il règne un beau désordre, une anti-symétrie. »

21- Kant, Critique de la faculté de juger, « Remarque générale sur la première section de l’analytique », § 22 ; Œuvres philosophiques, II, « Des Prolégomènes aux écrits de 1791 », édition publiée sous la direction de Ferdinand Alquié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, p. 1008.

22- On peut encore deviner, dans cette critique du rossignol artificiel, le rejet de la virtuosité qui se donne libre cours dans l’opera seria, virtuosité surtout italienne à laquelle l’Allemagne opposera, dès l’Orfeo de 1762, l’opéra néoclassique de Christoph Willibald Gluck. Le rossignol artificiel évoque alors la figure idolâtrée par les partisans de l’opera seria, celle du castrat. A ce chant presque surhumain et bizarre, qui exalte l’artificiel, et dont se délectent les oreilles italiennes, Kant, et le goût allemand avec lui en son temps, oppose un art plus noble et surtout plus naturel, par une sorte d’antinomie du goût qui trouvera son expression la plus manifeste dans la querelle des piccinnistes et des gluckistes. Et c’est au nom du même naturel que Kant avoue sa préférence pour le jardin anglais contre le jardin à la française. Pourtant, en condamnant l’esthétique maniérée et artificielle du chant des castrats, Kant ne s’oppose pas au goût français, il le rejoint au contraire, tant la France a toujours exprimé une certaine répugnance (déjà chez Du Bos) pour cette virtuosité dont nos oreilles blâment l’extravagance.

23- Critique de la faculté de juger, § 2, note : « Un jugement portant sur un objet de satisfaction peut être tout à fait désintéressé, et pourtant très intéressant… » ; ibid., p. 960.

24- Dans le paragraphe IV de l’introduction de la Critique de la faculté de juger, Kant écrit que nous nous réjouissons lorsque nous rencontrons un objet de la nature organisé d’après un principe de finalité, « tout comme si cela était un heureux hasard favorable à notre dessein : gleich als ob es ein glücklicher unsre Absicht begünstigender Zufall wäre » ; curieusement, cette formule est supprimée dans l’édition de la Pléiade, II, p. 939. Nous citons ici la traduction d’Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1965, p. 31.

25- La « faveur » (« die Gunst ») est subjective par le désintéressement du jugement esthétique, et tout se passe comme si elle était objective pour le jugement téléologique : « Dans la partie esthétique, nous avons dit que nous regardions la belle nature avec faveur, en prenant à sa forme un plaisir entièrement libre (désintéressé) […] Mais, dans un jugement téléologique […], nous pouvons considérer comme une faveur de la nature le fait qu’elle ait voulu promouvoir la culture par l’établissement de si nombreuses belles formes » ; Critique de la faculté de juger, § 67, note, « Bibliothèque de la Pléiade », II, p. 1173.

26- Critique de la faculté de juger, § 42, « Bibliothèque de la Pléiade », II, p. 1079.

27- Ibid.

28- Il n’est pourtant pas impossible de noter exactement, dans le mode majeur, le chant du rossignol. Il se peut que Kant ait lu cette transcription dans l’encyclopédie musicale d’Athanase Kircher, Musurgia Universalis, publiée à Rome en 1650, l’ouvrage le plus connu du savant jésuite (vol. I, p. 30) : toutes les modulations du chant sont notées sur six portées, et accompagnées, sur la même page mais de façon beaucoup plus abrégée, du chant du coq, de la poule, du coucou et de la caille.

29- « Par idée esthétique, j’entends cette représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser, sans pourtant qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire sans qu’aucun concept, ne puisse lui être approprié et, par conséquent, qu’aucun langage ne peut exprimer complètement ni rendre intelligible » : Critique de la faculté de juger, § 49, « Bibliothèque de la Pléiade », II, p. 1097.

30- Critique de la faculté de juger, § 22, « Bibliothèque de la Pléiade », II, p. 1008.

31-Critique de la faculté de juger, § 42, « Bibliothèque de la Pléiade », II, p. 1083.

32- Critique de la faculté de juger, § 16, « Bibliothèque de la Pléiade », II, p. 991.

33- Critique de la faculté de juger, § 4, « Bibliothèque de la Pléiade », II, p. 962.

34- Critique de la faculté de juger, § 42, « Bibliothèque de la Pléiade », II, p. 1081.

35- Critique de la faculté de juger, § 45, « Bibliothèque de la Pléiade », II, p. 1088-89.

36- Olivier Messiaen, Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, A. Leduc, tome I, 1994, p. 53.

37- Hegel, Esthétique, trad. S. Jankélévitch, Paris, Flammarion, 1979, vol. I, p. 37.

38- Que l’expression de l’esprit soit plus grande que le phénomène de la nature, Hegel avait pu en trouver l’idée dans le Wilhelm Meister de Goethe : « J’avais beaucoup entendu parler d’art et fait des lectures sur ce sujet. Philo lui-même était grand amateur de tableaux et en avait une belle collection ; moi aussi, j’avais beaucoup dessiné, mais d’une part j’étais beaucoup trop occupée de mes sentiments et cherchais seulement à bien comprendre ce qu’est l’unique nécessaire, d’autre part toutes les choses que j’avais vues paraissaient me distraire, comme toutes les autres choses mondaines. Maintenant j’étais pour la première fois ramenée à moi-même par quelque chose d’extérieur, et à mon extrême surprise, j’apprenais seulement quelle différence existe entre le chant merveilleux, naturel, du rossignol et un alleluia à quatre parties jailli de voix humaines inspirées par le sentiment » (Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, trad. Jeanne Ancelet-Hustache, Paris, Aubier-Montaigne, 1983, chap. VI : « Confessions d’une belle âme », p. 363-364). Ce passage intervient lorsque la belle âme, après avoir été tentée par la spiritualité des Frères Moraves, découvre dans le château de son oncle, qui est l’œuvre d’un architecte italien, la splendeur et la dignité de l’art.

39- Olivier Messiaen, Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, A. Leduc, tome I, 1994, p. 54.

40- Hegel, Esthétique, trad. S. Jankélévitch, Paris, Flammarion, 1979, vol. III, p. 335.

41- Alain Olivier, « Les expériences musicales de Hegel et leur théorisation dans les cours d’esthétique de Berlin », in Musique et philosophie, sous la direction d’Anne Boissière, Paris, Centre national de documentation pédagogique, 1997, p. 85.

42- Hegel, Esthétique, trad. S. Jankélévitch, Paris, Flammarion, 1979, vol. III, p. 327.

43- Hegel, Esthétique, vol III, p. 322.

44- Hegel, Esthétique, vol. III, p. 373.

45- Hegel, Esthétique, vol. III, p. 373.

46- Hegel, Esthétique, vol. III, p. 375.

47- Hegel, Esthétique, vol. III, p. 374.

48- Hegel, Esthétique, vol. III, p. 333.

49- Hegel, Esthétique, vol. III, p. 333 et 338.

50- Hegel, Correspondance, vol. III (1823-1831), trad. Jean Carrère, Paris, Gallimard, 1967, lettre n°479, p. 52.

51- Hegel, ibid., lettre n° 481, p. 58.

52- Hegel, ibid., lettre n° 481, p. 54.

53- Hegel, ibid., lettre n° 481, p. 60.

54- Hegel, Esthétique, vol. III, p. 322.

55- Hegel, Esthétique, vol. III, p. 335.

56- Hegel, Esthétique, vol. III, p. 334-35.

57- Hegel, Esthétique, vol. III, p. 335.

58- Andersen, Contes, textes choisis, traduits et présentés par Régis Boyer, Paris, Gallimard, « Folio », 1994, « Le Rossignol », p. 106-118.

59- Igor Stravinsky, Chroniques de ma vie, Paris, Denoël-Gonthier, 1971.

60- Igor Stravinsky, Poétique musicale sous forme de six leçons (1939-1940), Paris, éditions Le Bon Plaisir, 1952 (il s’agit du texte des cours professés à l’université d’Harvard).