Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Master 2 à Paris 4, année 2006-07
Mise en ligne : mai 2013

 

 

 

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DE L'IDEE DU BEAU A L'ESTHETIQUE

CARAVAGE ET L'OPERA

 

 


Esthétique du paradis terrestre (1)
Réflexions sur le paysage

 

Table des Matières :
- Géographie du paradis terrestre
- Le plaisir esthétique et la vie paradisiaque
- Kant : la vie sauvage et le désintéressement esthétique

***

Géographie du paradis terrestre

            Avant d’être au ciel, le paradis fut longtemps sur la terre.
            On lisait ainsi littéralement le texte célèbre de la Genèse (2, 8 sq), le second récit (après le récit sacerdotal de l’hexameron) qui met l’homme au centre de la création divine : « le Seigneur Dieu planta un jardin (paradeisos en grec dans la version des Septante) en Eden, à l’orient, et il y mit l’homme qu’il avait modelé. Le Seigneur Dieu fit pousser du sol toute espèce d’arbres séduisants à voir et bons à manger, l’arbre de vie au milieu du jardin et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Un fleuve sortait d’Eden pour arroser le jardin et de là se divisait pour former quatre bras. Le premier s’appelle le Pishôn […] Le deuxième s’appelle le Guihôn […] Le troisième le Tigre […] et le quatrième l’Euphrate. » Paradeisos désigne en grec un vaste jardin dans lequel se trouvent des bêtes qu’on entretient pour la chasse, et où jaillit presque toujours une source qui donne lieu à un fleuve rafraîchissant. Xénophon évoque ainsi dans l’Anabase (1, 2, 7) « la résidence que Cyrus possédait à Célènes, avec un grand parc – paradeisos – plein de bêtes fauves, qu’il chassait à cheval, quand il voulait s’exercer, lui et ses chevaux. Le milieu du parc est traversé par le Méandre, qui prend sa source dans la résidence et coule ensuite dans la ville. » Le mot grec lui-même vient, par l’hébreu, d’un ancien mot persan, apiri-daeza, un jardin clos, abondamment arrosé, remarquable non seulement pas la saveur de ses fruits mais encore par la suavité de ses parfums. Les parfums d’Arabie seront longtemps pour l’occident comme une émanation du paradis et comme un effluve de l’immortalité, et qui a le pouvoir de nourrir les bienheureux qui les hument (1). Le paradis est jardin des Délices, hortus deliciarum. Les premiers chrétiens associeront le récit biblique aux images païennes de l’âge d’or (Hésiode) ou bien encore des îles Fortunées et des Champs Elysées (Virgile au livre VI de l’Enéide, Ovide, Horace), décor pour une pastorale amoureuse et innocente (les Idylles de Théocrite) qui ne connaît pas encore le péché. Le paradis se situe au point d’équilibre des extrêmes, dans un printemps perpétuel également éloigné des rigueurs de l’hiver et de la chaleur accablante de l’été : son climat est merveilleusement « tempéré », et ne connaît pas l’alternance des saisons. Le cours du temps, se faisant uniforme, approche de l’éternité. Certains, pour placer le paradis hors d’atteinte du Déluge, le situeront au sommet d’une haute montagne de laquelle tombe une vertigineuse cascade qui se perd dans l’océan. Les quatre fleuves du paradis deviennent dans la cartographie médiévale l’Indus (jusqu’aux rives duquel Alexandre s’est porté) (2) ou parfois le Gange, le Nil (dont parlait Hérodote), le Tigre et l’Euphrate ; tous prennent leur source au paradis, puis deviennent souterrains et refont surface au point que nous nommons leur source, et arrosent alors toute la terre. Si la source du paradis venait à être asséchée, tous les hommes mourraient de soif. Sur les premières cosmographies médiévales, le paradis est un jardin dont l’accès est protégé par une muraille de feu, et qu’on situe à l’extrémité orientale du monde entouré du fleuve océan. Puis on l’imagine dans des îles (Capri, les Canaries), Colomb pense un moment avoir trouvé le paradis terrestre dans l’île d’Haïti (3), et les fruits exotiques qu’on découvre au seizième siècle dans le Nouveau Monde, les fruits de la Passion et l’ananas, sont des fruits paradisiaques (4). On y trouve encore l’orange, ce fruit d’un pommier aux pommes d’or que les Anciens plantaient au jardin des Hespérides, qu’on transporte au paradis parce que l’arbre ne perd pas ses feuilles et donne ses fruits en hiver (5). On rencontre encore dans les îles le bestiaire du paradis : surtout des oiseaux, l’oiseau de paradis bien sûr, mais encore le perroquet, qui a conservé le don de parole que les animaux ont perdu à la suite du premier péché (6). Y fleurissent la rose et le lys, symboles de la virginité de Marie. On y trouve encore la myrrhe, l’or et l’encens apportés par les Mages venus d’Orient jusqu’à l’étable de Bethléem.
            On le voit : le paradis est en premier lieu paradis pour les sens plutôt que pour l’esprit. Les théologiens qui interprétaient le récit du paradis en un sens allégorique et mystique reconnaissaient aussi, tel Augustin ou Thomas d’Aquin, la vérité du sens littéral : le paradis terrestre est bel et bien réel, il est susceptible d’être l’objet d’une connaissance sensible et non seulement spirituelle. Il incarne un état de nature bienheureux, réel et non pas simplement « hypothétique », où l’homme était en accord avec le monde, où la nature était pour l’homme l’objet d’un enchantement esthétique permanent. Certes, on attribuait encore à Adam une connaissance universelle et immédiate concernant le passé et le présent (l’avenir n’appartenant qu’à dieu) qui s’exprimait dans la langue de l’origine, en laquelle on s’accordait à reconnaître l’hébreu (l’article « Langue » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert reprend encore cette tradition) (7). Mais précisément ce paradis spéculatif était plus sensible qu’intellectuel, puisque la connaissance y était immédiate et intuitive, et ne passait donc pas par le travail de la réflexion. Ce qui conduisait à penser une langue immédiate et pré-réflexive, incantation de la présence et non visée de la signification, dont la musique seule peut aujourd’hui donner l’idée. En ce lieu bienheureux, l’appréhension sensible du monde comme sa connaissance théorique étaient des données immédiates du sentiment. Enfin l’association du paradis biblique avec les Iles Fortunées des païens, comme avec le décor pastoral de l’idylle amoureuse, tend à confondre le jardin du paradis avec le jardin d’amour, et à identifier la vie paradisiaque avec une innocente sexualité que le goût du péché n’a pas encore obscurcie. C’est un fait : « Dieu a créé l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Genèse, I, 27). La différence sexuée n’est donc pas une division qui trouverait son origine dans l’exclusion du paradis et l’histoire du péché : il existe une sexualité paradisiaque que connaissaient Adam et Eve avant d’avoir transgressé l’interdit divin, en ce temps béni où l’homme et la femme, selon le récit biblique, « étaient nus et n’avaient pas honte l’un devant l’autre » (Genèse, II, 25). La rêverie des théologiens est sur ce point, on l’imagine, délectable : le corps de la créature immaculée est aussi transparent à l’esprit que l’esprit est alors transparent pour lui-même : le désir est « connaissance », il ne s’impose pas à la volonté comme une force obscure et irrationnelle. La sexualité d’Adam comme celle d’Eve était donc parfaitement maîtrisée et non passionnelle comme elle l’est devenue à la suite de notre Chute. Certains, tel Thomas d’Aquin (8), la prétendaient plus délectable encore qu’elle ne l’est maintenant. Il est vrai que ce point délicat gênait les théologiens, et que certains n’hésitaient pas à imaginer qu’Adam et Eve faisaient chambre à part : « Vraisemblablement, écrit Agostino Inveges, auteur sicilien d’une Historia sacra paradisi terrestris et sanctissimi innocentiae status (1649), Adam et Eve, dans le saint jardin, dormirent en des lieux séparés, comme en des lits à part, sans baisers, sans étreintes, sans paroles amoureuses, ni de jour ni de nuit ».
            Il faut attendre le dix-huitième siècle, et l’établissement, par l’étude des fossiles, d’une première chronologie géologique et non plus simplement historique, pour que l’interprétation littérale du paradis terrestre perde véritablement tout crédit (9). Pour Buffon, qui publie en 1778, Les Epoques de la nature, la Terre serait vieille de près de soixante quinze mille ans, chiffre prudent que contredisent les évaluations qu’on lit sur le manuscrit : entre 700.000 et 800.000 ans. Dès lors le récit biblique, qui ne permet guère d’aller au-delà de 6000 ans (10), peut sans doute valoir encore par le sens allégorique, mais non plus par le sens littéral. Le rêve du paradis terrestre se dissipe à jamais.

Le plaisir esthétique et la vie paradisiaque

            A jamais ? On pourra se demander, non sans quelque raison, ce que vient faire dans un cours de philosophie, qui plus est dans un cours de philosophie esthétique, cette évocation du mythe biblique. Remarquons simplement ce point : la naissance de la pensée esthétique, qu’on marque ordinairement en 1750 avec la publication des deux premiers volumes de l’Aesthetica de Baumgarten, mais qui est déjà très présente dans les remarquables Réflexions critiques sur la peinture et sur la poésie que l’abbé Jean-Baptiste Du Bos publie dès 1719, cette naissance est exactement contemporaine du déclin et de la mort de la croyance en un paradis terrestre. Il est alors possible de se demander si l’orientation esthétique, qui fonde son jugement de valeur sur l’immédiateté d’un sentiment et non sur la discursivité de la raison, ne prolonge pas, dans la réflexion philosophique, la méditation théologique sur la vie bienheureuse qu’on goûte en paradis. Le théologien comme l’esthéticien essaient également de restituer un état d’origine en lequel le sentiment – qui est toujours le sentiment (Gefühl) que le sujet a de lui-même, et n’est donc pas la sensation (Empfindung), qui est toujours la sensation que le sujet a de l’objet – aurait la valeur d’une connaissance immédiate et certaine, non il est vrai de la vérité des choses mais de leur beauté. Il s’agit dans les deux cas de réhabiliter une connaissance sensible que la doctrine du premier péché a obscurcie et dépravée. Telle est l’orientation la plus évidente de l’ouvrage de Baumgarten : en regard de la « connaissance logique », celle de la raison que les Lumières ont choisie pour seul guide, Baumgarten entend rétablir les droits d’une « connaissance esthétique » qui, dans l’héritage de Leibniz, est sans doute confuse, à la différence de la connaissance rationnelle qui est distincte, mais qui n’en est pas moins claire : c’est ainsi que dans la perception de la musique nous ne discernons pas précisément les rapports de nombres qui font l’harmonie des accords, mais nous reconnaissons clairement la beauté de l’ensemble et sa qualité mélodique. La philosophie esthétique ne permet pas seulement d’élever la sensibilité à la dignité d’une connaissance (il existe ainsi un magnifique traité d’esthétique, par Claudel, intitulé Traité de la co-naissance au monde et de soi-même), elle autorise encore une réconciliation entre l’homme sensible et la nature qui l’affecte. De même que la rêverie du paradis terrestre imagine une nature tout amicale, créée par Dieu pour la seule délectation de la créature, et par conséquent au sein de laquelle le travail, qui se donne pour tâche de la transformer, est inutile, de même le sentiment du beau exprime une harmonie entre le sujet et l’objet, un accord qui fonde la pertinence et l’immédiateté du jugement esthétique. On se souvient que dans l’essentielle mais un peu laborieuse introduction à la troisième Critique (n’a-t-il pas fallu deux rédactions pour en venir à bout ?), Kant situe son ouvrage comme un pont au-dessus de l’incommensurable abîme (die unüberschbare Kluft, § II de l’introduction, mais l’image est reprise au § IX : die grosse Kluft) qui sépare le domaine de la Nature, dans l’horizon duquel seulement une connaissance est possible, de celui de la Liberté, à l’inconditionnalité de laquelle il nous est commandé d’obéir. La moralité, loin de colmater cette brèche, l’avait au contraire exacerbée, en situant l’homme moral à la frontière des mondes, pathologiquement conditionné par la réceptivité de sa sensibilité, mais appelé pourtant, par la voix de la raison pure, à l’absolu de l’autonomie. C’est cette antinomie, entre la nécessité de la nature et l’inconditionnalité de la liberté (troisième antinomie de la cosmologie transcendantale), que la Critique de la faculté de juger s’efforce, non certes de résoudre spéculativement (la première Critique a montré que cette espérance sera toujours déçue), mais du moins d’apaiser : la réconciliation esthétique est un remède à la souffrance née du divorce du moi d’avec le monde – l’homme est en effet le citoyen d’un royaume moral qui n’est pas de ce monde – par le sentiment de la beauté comme par l’idée régulatrice de la finalité. Dans la connaissance comme dans la moralité, au sein desquelles règne l’objectivité rigoureuse du jugement déterminant, le rapport de l’homme à la nature est toujours de domination : il s’agit en premier lieu de soumettre la « matière » par elle-même informe de la sensation à la forme de la catégorie, et de construire ainsi l’objectivité du monde en contraignant les données de l’expérience à passer sous le joug de nos lois : « la raison doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle » (préface de 1787). Il s’agit en second lieu de soumettre la réceptivité sensible, qui nous inscrit dans l’horizon de l’expérience, à l’impératif de la raison pure qui exige une autonomie inconditionnée de la volonté. C'est ainsi que la nature hors de nous (l’expérience) et la nature en nous (la sensibilité) doivent se soumettre à la discipline de la raison. En revanche, dans le domaine esthétique (de même que dans celui de la téléologie), c’est la nature qui prend les devants et nous fait la faveur (die Gunst : § 5) de la rencontre de la beauté : une forme pure, par l’opération énigmatique du « schématisme sans concept » (§ 35), est donnée à la sensibilité, et provoquant « l’admiration », qui est un étonnement qui se renouvelle et s’alimente sans fin à lui-même (11), suscite en nous le plaisir esthétique. C’est la raison pour laquelle le jugement esthétique, qui est réfléchissant et non déterminant, loin de soumettre la nature à ses lois, se rend disponible au contraire au miracle de son apparition : telle est la signification du désintéressement esthétique, qualité première, qui engendre toutes les autres, de l’attitude esthétique, et qui consiste précisément à recevoir sans a priori (à l’inverse du jugement déterminant) le don toujours hasardeux et imprévisible de la beauté. C’est ainsi que la nature ne nous fera la faveur, ou la grâce de la beauté, qu’à la condition que nous sachions, à notre tour, la considérer avec faveur, et nous rendre disponible à la pure éclosion du phénomène : « Dans la partie esthétique nous avons dit que nous regardions la belle nature avec faveur puisque nous prenons alors un plaisir entièrement libre (c'est-à-dire désintéressé) à sa forme » (12).
            C'est ainsi que le sentiment esthétique nous réconcilie effectivement avec la nature, qui n’est certes ici que le pur spectacle d’une apparence (c’est précisément à cette réduction que vise l’attitude du désintéressement), et non plus le champ d’une expérimentation qui ferait la preuve de notre faculté de la connaître, et moins encore le champ de l’épreuve morale par laquelle la droiture de notre volonté est exposée à la tentation de l’inclination sensible. Mais le sentiment esthétique fait davantage : non seulement il réconcilie l’homme avec la nature, et rétablit ainsi la paix paradisiaque de l’origine, mais encore il réconcilie l’homme avec lui-même : les facultés dynamiques et créatrices de l’esprit, capables de spontanéité, l’imagination et l’entendement, jouent librement dans la rêverie esthétique que la rencontre de la beauté provoque. En accord avec la faveur purement gratuite que notre sensibilité reçoit, l’imagination, dont Baudelaire, dans ses Curiosités esthétiques, dira qu’elle est « la reine des facultés », prend effectivement l’initiative, et propose par jeu des formes nouvelles à la sagacité de l’entendement. Alors que dans le jugement déterminant, par l’opération du schématisme, l’entendement soumet la liberté de l’imagination au cadre rigoureux de ses catégories, dans le jugement réfléchissant c’est inversement l’imagination, stimulée par la sensibilité, qui propose à l’entendement l’énigme de formes nouvelles et toujours mouvantes, en proie à une perpétuelle métamorphose. Toutes les facultés, de la plus réceptive (la sensibilité) à la plus spontanée (l’entendement) sont ainsi entraînées en un libre jeu qui ne connaît d’autre fin que lui-même, unifiant le sujet en un même élan vital qui le régénère et provoquant « un sentiment d’intensification (Beförderung) de toute la vie de l’homme » (§ 54).
            Il faut enfin rappeler, avec le tableau qui conclut la préface si dense de la troisième Critique, combien c’est le sentiment du plaisir qui se trouve à l’origine du jugement esthétique et qui est encore l’effet de sa féconde rêverie, par l’euphorie d’une admiration que le jeu des facultés renouvelle. L’entendement, faculté de connaître, règne en maître sur le domaine de la nature, où s’exerce notre connaissance ; la raison, qui est en nous faculté de désirer, c'est-à-dire tension de la volonté vers l’inconditionnalité de l’universel, qui est aussi la loi de sa propre autonomie, nous dicte la loi morale qui est l’impératif de notre liberté. En vérité, Kant aurait pu tout aussi bien placer l’entendement comme la raison sous le titre général de la faculté de désirer : tous deux ne diffèrent que par degré plutôt que par nature, l’entendement étant en nous la spontanéité de l’esprit tournée vers les données de l’expérience, et la raison la spontanéité de l’esprit tournée vers elle-même, et déclarant l’inconditionnalité de son autonomie. L’un et l’autre prennent bien en nous la forme du « désir » (13), qui est la volonté déterminée à s’emparer de son objet et à le soumettre à sa loi, que ce soit dans le domaine de la nature pour l’activité théorique, ou dans le domaine de la liberté pour l’activité pratique. Et c’est pourquoi, qu’il soit spéculatif ou moral, l’activité du jugement déterminant est toujours en nous intéressée, puisqu’elle tend à la possession de son objet, objet construit dans l’expérience par notre entendement, objet idéal posé à l’infini par notre raison. C’est donc uniquement dans le domaine esthétique (et, il est vrai, dans celui de la téléologie) que l’esprit se trouve délivré de la souffrance du désir, qui est la tension de la volonté qui se porte vers un but qu’elle a elle-même déterminé. Seul le sentiment du plaisir, suscité par l’intensification des forces vitales qui résulte du libre jeu de nos facultés représentatives et créatrices que sont l’imagination et l’entendement, permet de mesurer l’intensité et la valeur de l’appréciation esthétique. C’est donc seulement dans le domaine esthétique que l’expérience du plaisir se trouve pleinement justifiée.

            C’est ainsi que l’homme esthétique, jouissant d’une sensibilité impeccable et ingénue, en accord avec la nature dont il ne connait que la « faveur », en accord avec lui-même par le jeu subjectif qui l’anime, jouissant enfin d’un plaisir  que le tribunal de la moralité innocente, se trouve comme transporté dans l’état bienheureux qui fut, selon le mythe, celui des habitants du paradis terrestre. Terrestre et non céleste, tant le bonheur esthétique prend sa source dans la rencontre sensible, et non dans les a priori d’un pur entendement. Tout se passe comme si, à la théologie du paradis terrestre, s’était substituée une philosophie du plaisir esthétique.
            Il faudrait, pour vérifier cette intuition, porter principalement notre attention sur le XVIIIe siècle, en lequel s’affirme et se fonde la pensée esthétique, et suivre ce fil directeur jusqu’à la première moitié du XXe siècle. A partir de 1945, l’art semble se détourner de la recherche du  paradis esthétique (qui motivait encore par exemple tout le travail d’un Matisse), et se convertir dans une direction radicalement différente. C’est de cette rupture, semble-t-il, qu’est né ce qu’on nomme aujourd’hui « l’art contemporain », qui entend rompre avec l’inspiration esthétique, et qu’il faut strictement distinguer de ce qu’on nommait autrefois « l’art moderne », dès sa naissance étroitement lié à la recherche d’un plaisir purement « esthétique ».

Kant : la vie sauvage et le désintéressement esthétique

            Nous partirons d’un étonnement. La troisième Critique se situe dans une tradition, celle des traités qui proposent des théories du beau ou du sublime, ou celle des analyses qui développent une théorie de l’œuvre d’art et du plaisir qu’elle inspire. Bien avant Kant, cette tradition avait recueilli, à l’appui de son argumentation, tout un appareil érudit d’exemples et de références : en 1719, l’ouvrage fondateur de Jean-Baptiste Du Bos, les Réflexions critiques sur la peinture et sur la poésie, faisait la preuve d’une profonde connaissance tout autant poétique et théâtrale que picturale et musicale. L’ouvrage de jeunesse de Baumgarten, les Méditations philosophiques se rapportant à l’essence du poème (Meditationes philosophicae de nonnullis ad moema pertinentibus) de 1735, dans un registre beaucoup plus modeste il est vrai (du point de vue de la richesse des exemples et de l’érudition dans le domaine de l’histoire de l’art), reprend les références traditionnelles des manuels de rhétorique, presque tous tirés de la littérature latine, essentiellement Virgile, Horace et Ovide, auteurs qui ne donnent pas lieu à de simples allusions, mais à de véritables commentaires de passages choisis. Bien davantage, le grand ouvrage de Johann Joachim Winckelmann, Histoire de l’art dans l’antiquité (1764) se démarque de ses prédécesseurs par une très remarquable érudition, tout à fait nouvelle, portant tout aussi bien sur les textes antiques que  sur l’étude de la statuaire d’après les originaux (et non d’après de mauvais plâtres) qu’on ne pouvait voir qu’à Rome. Le grand livre que Lessing publie en 1766, en partie comme une réponse à l’ouvrage de Winckelmann, Laocoon, ou des frontières de la peinture et de la poésie, fait également preuve d’une connaissance approfondie de la littérature et de la statuaire de l’antiquité hellénique. Il est vrai que Kant ne cite aucun de ces quatre auteurs dans la troisième Critique (il y a bien, toutefois, une allusion très rapide à Lessing au § 33), mais cet ouvrage, qu’il avait d’abord pensé intituler la Critique du goût, se situe néanmoins dans cet héritage, même si, il est vrai, la démarche adoptée par Kant reste irréductiblement originale. On s’attendrait donc à une collection de références ou à une revue d’œuvres d’art comparable. On est d’abord étonné de ne rien trouver de tel : l’art est prodigieusement absent de la Faculté de juger, et les rares allusions à Polyclète ou à Homère sont de simples noms dépourvus de contenu véritable. La seule œuvre qui donne lieu à un commentaire, il est vrai bien rapide, est un poème assez calamiteux de Frédéric II le Grand, qui compare avec emphase la mort du roi avec le coucher du soleil, lieu commun entre les lieux communs. Si l’on pousse l’enquête au-delà de la troisième Critique, on découvre le profond analphabétisme de Kant dans le domaine artistique : dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique, on lit en effet au § 13 : « Comme le disait Raphaël Mengs [un peintre néoclassique ami de Winckelmann] à propos de la toile qui représente l’école des péripatéticiens (elle est du Corrège, je crois) : "si on les regarde longtemps, ils paraissent marcher" » (trad. Foucault, Vrin, p. 34). Or, il ne s’agit pas d’une toile, mais d’une fresque ; elle n’est pas due au pinceau du Corrège, mais à celui de Raphaël ; en outre elle ne représente pas les philosophes qui se réunissaient, sous l'autorité d'Aristote, dans le Lycée, mais elle rassemble en une Académie idéale tous les grands penseurs de l’antiquité. Enfin, cette œuvre, L’Ecole d’Athènes de Raphaël, est si célèbre qu’en ignorer l’auteur est faire la preuve d’une assez incroyable ignorance de la part d’un auteur qui prétend traiter du beau et du sublime.
            Au lieu des ces grands exemples qui enrichissent, bien avant Kant, la tradition de la critique d’art, que trouve-t-on chez Kant ? Un extravagant bestiaire, qui nous fournit une seconde et plus grande encore occasion de nous étonner. Si l’on ne rencontre nulle part, dans la troisième Critique, l’Apollon du Belvédère ni la Vénus de Médicis, il est en revanche abondamment question des « perroquets, des colibris et des oiseaux de paradis » (§ 16), ou bien encore « d’une foule de crustacés marins » (ibid.). Egalement de « la composition harmonieuse de couleurs chez le faisan, les crustacés, les insectes, et même les plus humbles fleurs » (§ 58). On trouve encore, à la lisière il est vrai du téléologique et de l’esthétique, « une goutte d’eau mobile dans un cristal de roche » (introd. § VII), ou bien encore « les configurations adénoïdes de beaucoup de minéraux, de la galène cubique, de la blende rouge, etc. », et « beaucoup de ces cristallisations minérales comme les druses de spath, l’hématite rouge, les fleurs de mars […] les stalactites de la grotte d’Antiparos » (§ 58) (14). Il est enfin souvent question des fleurs, « qui sont de libres beautés naturelles » (§ 16), sans plus de précision, à l’exception toutefois de la rose du § 8, qui devient la tulipe du § 33, l’une et l’autre invoquées à l’appui du caractère singulier du motif du jugement esthétique : cette rose, cette tulipe.
            Cet inventaire déconcertant donne à penser que Kant se fait de la beauté une idée bien rétrograde, très en retard sur la critique esthétique qui n’apparaît sans doute qu’au dix-huitième siècle (la première véritable critique d’un Salon, par La Font de Saint-Yenne, remontre à 1746), mais qui est parvenue, en 1790, à un niveau d’érudition et de connaissances déjà remarquables. Comment en effet ne pas reconnaître, dans le bric-à-brac du musée imaginaire du philosophe, les anciennes Wunderkammern ou cabinets de curiosités qui, sur le modèle de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, mêlent indistinctement les œuvres de l’art avec les prodiges de la nature ? C’est ainsi que dans la Galerie des Offices, on pouvait voir au XVIIe siècle, parmi les chefs-d'œuvre de l'art, des coiffures aztèques avec des plumes d'oiseaux tropicaux, une ceinture de chasteté, le casque d'Hannibal, l'épée de Charlemagne et des armures ayant appartenu aux Amazones (15) ; et dans la même collection, la célèbre tête en turquoise de Tibère était accompagnée d'une corne de rhinocéros d'une grandeur inhabituelle et d'un diamant de cent trente-neuf carats et demi (16). Il est vrai qu’on trouve surtout, dans le musée kantien, des œuvres de la nature, plutôt que de l’art, et que tout le texte de la critique du jugement esthétique accorde constamment à la première un privilège sur le second.
            On peut d’abord interpréter le goût paradoxal de Kant pour les merveilles de la nature comme un choix polémique contre le goût néoclassique alors dominant en Europe, et tout particulièrement en Allemagne où l’influence de l’historien d’art Johann Winckelmann (né à Stendal, dans le Brandebourg) était tout particulièrement sensible. Kant préfère manifestement, à ce solennel retour au style antique, les caprices et les fantaisies du style rococo, c'est-à-dire précisément ce que Winckelmann avait en horreur. Son goût pour les fleurs ou les coquillages, et les volutes de l’eau ou du feu, n’est peut-être pas sans rapport avec l’esthétique dynamique et serpentine, qui place la nature bien au-dessus de l’art, de Hogarth, qui publie en 1753 Analysis of Beauty : « Il semble que les formes différentes et les diverses couleurs des plantes, des fleurs, des papillons, des oiseaux, des coquillages, ne sont destinées qu’à charmer nos yeux par leur infinie variété » (17). Ou bien : « Ces jeux d’ombres peuvent produire tant d’harmonie pour l’œil qu’on peut dire, je crois, qu’en art c’est la gamme du peintre, telle que la nature nous l’a si délicieusement suggérée dans ce qu’on nomme les yeux du paon ; et les meilleures dentellières ont ordre de tramer ce motif dans chaque fleur ou feuille, à tort ou à raison, comme si on l’observait aussi constamment qu’on peut le voir dans les flammes » (18). Cette opposition au style néoclassique est une constante passée souvent inaperçue de la troisième Critique. Contentons-nous de noter pour le moment ce parti pris, nous aurons à nous le rappeler par la suite.
            On ne saurait bien entendu se contenter de cette préférence pour lire le texte de Kant : ce serait lui dénier toute valeur proprement philosophique. Ce n’est pas en effet le goût de l’auteur qui doit déterminer ici la pensée, mais inversement la pensée qui doit rendre compte du jugement de goût. Il n’est pas impossible de mieux définir le paysage naturel qui fait fonction, aux yeux de Kant, d’archétype de la beauté : les coquillages et les crustacés (le premier n’étant que l’enveloppe vide du second) évoquent le décor de la plage, telles ces plages exotiques desquelles les voyageurs rapportaient depuis longtemps d’extraordinaires coquillages que les orfèvres montaient en nautiles (ils ornent au XVIIe siècle de nombreuses natures mortes hollandaises, celles de Willem Kalf par exemple). Le perroquet, l’oiseau de paradis et le colibri permettent de préciser qu’il s’agit des plages du Pacifique, que le philosophe de Königsberg, qui n’a jamais quitté sa ville natale, ne connaissait que par les  relations de voyage des explorateurs qui se sont aventurés au XVIIIe siècle dans les îles du Pacifique, Bougainville (1729-1811, Voyage autour du monde : 1771), Cook (1728-1779) ou Wallis (1728-1795). Tous font des îles de la Polynésie, et tout particulièrement de Tahiti, un récit enchanteur : en ce paradis terrestre, la vie sauvage est tout entière consacrée à la jouissance  exclusive des sens, le plaisir sexuel est l’unique but de l’existence et la nourriture est donnée en abondance par une nature prodigue. Bougainville, qui avait baptisé cette île « la Nouvelle Cythère » avant d’apprendre que ses habitants la nommaient « Tahiti », fait l’éloge de la grande beauté des Tahitiennes qui, toujours nues, s’offrent généreusement et pratiquent l’amour libre, selon les coutumes hospitalières d’un pays « où règne encore la franchise de l’âge d’or » (19). Ce paysage enchanteur, sable blanc, cocotiers toujours verts et mer cristalline, décor anhistorique pour les jeux d’une sexualité innocente et heureuse, Kant le connaissait encore par les gravures et les tableaux que la découverte de ces îles avait inspirés. Et il n’est pas bien difficile de deviner le rêve de cette nature idyllique dans les échantillons de la beauté naturelle collectionnés dans la Critique de la faculté de juger.
            Comment définir cette beauté qui hante la méditation kantienne, et quelles en sont les propriétés ? Il n'est pas impossible de mieux tracer les grand traits d’une esthétique du paradis terrestre, intensité de la lumière et éclat des couleurs, une nature bariolée et en fête, à l’image de l’oiseau de paradis et du perroquet (mais ce dernier, par le don de parole qu’il a conservé, selon la légende, des premiers jours de la création, est comme l’ultime témoin d’une nature parlante que le seul premier péché a rendue muette pour l’homme), et même les tatouages des Néo-Zélandais (§ 16) et les couleurs pour se peindre, rocou chez les Caraïbes et cinabre chez les Iroquois (§ 41). On pourrait alors discerner dans le texte de Kant les prémisses du primitivisme qui sera déterminant dans l’art à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, l’Océanie de Gauguin ou « l’art nègre » de Picasso. L’esthétique kantienne serait en ce sens orientée vers l’exaltation de la couleur et la simplification des formes, une sorte de pré-fauvisme qui ne trouverait sa véritable réalisation artistique qu’un siècle plus tard.
            Ce serait pourtant interpréter à contresens la pensée de Kant. En premier lieu, l’esthétique kantienne n’est nullement une esthétique de la couleur, fût-elle pure, celle-ci exerçant une séduction facile et grossière sur la simple sensation,  mais au contraire une esthétique du dessin qui souligne la forme sans céder à la tentation du clinquant, au mauvais goût de la couleur toujours voyante : « Dans la peinture, dans la sculpture et même dans les arts plastiques, dans l’architecture, l’art des jardins, dans la mesure où ce sont des beaux-arts, le dessin est l’essentiel ; dans le dessin ce n’est pas ce qui fait plaisir dans la sensation, mais seulement ce qui plaît par sa forme, qui constitue pour le goût la condition fondamentale » (§ 14). Mais plus radicalement, ce serait une erreur fondamentale que de se mettre en quête, dans la troisième Critique, d’un Idéal de beauté. Le § 17, intitulé « De l’Idéal en beauté », montre bien au contraire que dans le domaine esthétique, il n’est précisément pas possible de définir un modèle ni de fixer un canon de la beauté, quelque soit ce canon, néoclassique ou « primitiviste ». En effet, la révolution copernicienne ne vaut pas seulement, comme on le croit trop souvent, dans le domaine spéculatif ; elle est également pertinente dans le domaine moral comme dans le domaine esthétique. Elle consiste chaque fois dans la restitution au sujet des attributs et propriétés que la philosophie dogmatique posait dans la chose même : la critique spéculative montre que l’ordre du monde trouve son fondement non dans le monde lui-même mais dans les a priori du sujet qui le connaît ; la critique pratique montre que la moralité ne consiste pas dans la définition objective d’un souverain Bien, mais au contraire dans la seule autonomie de la liberté, c'est-à-dire dans la volonté d’un sujet libre ; enfin la critique esthétique montre que la beauté ne consiste pas en une forme objective définissable par concept – un « canon » universel – mais au contraire en un sentiment de plaisir suscité en nous par le libre jeu de nos facultés représentatives. Chaque fois, l’illusion transcendantale consiste à attribuer à l’objet posé comme un absolu, la « chose en soi », des propriétés qui sont posées par un acte du sujet autonome (a priori spéculatif ou loi morale) ou qui sont ressenties par une expérience du sujet sensible (sentiment du beau ou du sublime). C’est donc retomber dans le dogmatisme métaphysique que de chercher à définir un Idéal absolu et objectif de beauté qui vaudrait toujours et nécessairement, en tous les lieux et en tous les siècles. Et c’est pourquoi on ne saurait parler à la rigueur, selon Kant, de la beauté en soi, et moins encore de « l’Idée du Beau », mais seulement du sentiment du beau, ou du sublime, subjectivement éprouvé mais objectivement indéterminé. C’est pourquoi Kant dit encore que la beauté n’est qu’un idéal de l’imagination : elle n’est pas déterminée objectivement par concept, elle dépend de la rencontre toujours imprévisible du phénomène, de son pur « apparaître », ce que Kant nomme la « présentation, Darstellung » : « L’Idéal de la beauté ne sera qu’un Idéal de l’imagination, précisément parce qu’il ne repose pas sur des concepts, mais sur la présentation ; or l’imagination est la faculté de la présentation, das Vermögen der Darstellung » (§ 17). L’imagination tisse en effet sa rêverie autour de la pure apparence (Schein), du seul aspect, de la seule présentation du phénomène, tandis que l’entendement, qui veut prendre les devants et ne pas se laisser tenir en laisse par la nature, ne s’en tient pas à la seule « présentation », questionne l’apparence en la soumettant aux lois de la logique transcendantale, et construit ainsi l’objectivité du phénomène (Erscheinung) (20). Idéal de l’imagination, et non de l’entendement ni moins encore de la raison, la beauté ne pourra jamais se déterminer objectivement, canon, norme ou prototype, elle ne sera qu’une image flottante (das schwebende Bild, § 17), sorte de variation chaque fois unique autour du point aveugle de la rencontre esthétique (21). Il faut donc renoncer à l’espérance de retrouver jamais le légendaire « canon » de Polyclète, et reconvertir la réflexion esthétique de l’objet vers le sujet, penser ainsi non plus la beauté elle-même, mais le sentiment de la beauté, non par sa forme objectivement déterminable, mais par le jeu dynamique et fécond des fantasmagories que l’imagination déploie sous le regard pensif de l’entendement. Il n’existe donc pas de modèle objectif de beauté, ni selon l’Idéal classique et néo-classique du canon de Polyclète, ni même selon l’Idéal primitiviste des indigènes des mers du sud, spectateurs d’une nature encore vierge et amoureux des couleurs vives.
            D’où vient alors le privilège esthétique de la plage océanienne ? Puisque la beauté n’est pas dans la chose même, il faut donc la chercher dans le regard et dans l’attitude du spectateur, dans l’orientation subjective qui en rend possible l’apparition, ou la présentation. En d’autres termes, si la nature de ces contrées exotiques nous paraît belle, ce n’est pas parce qu’elle est belle en elle-même, mais c’est parce que nous la considérons avec le regard et l’intentionnalité que nous prêtons à ceux qui vivent en son sein. Comment définir alors le regard des insulaires des mers du sud ? Ces sauvages, profitant d’une nature généreuse et du fait qu’il n’y a qu’à lever le bras pour cueillir les fruits les plus succulents, coulent dans une béatitude quasi animale une vie exclusivement vouée à la jouissance. Ils sont donc les échantillons d’une humanité végétative qui laisse en sommeil ses facultés sans se donner la peine de les développer. Vie indolente et paresseuse d’hommes proches de la nature, qui ne s’en arrachent pas, faute d’entendre l’impératif de la moralité, faute de s’élever à l’humanité ; une vie ignorante des progrès de la civilisation et qui, tout compte fait, ne vaut guère mieux que celle des moutons ou des veaux : « Que si les heureux habitants de Tahiti n’avaient jamais reçu la visite de nations plus civilisées et se trouvaient destinés à vivre dans leur tranquille indolence encore des milliers de siècles, on tiendrait la réponse à la question : à quoi bon l’existence de ces gens et est-ce qu’il ne vaudrait pas autant avoir peuplé ces îles de moutons et de veaux heureux que d’hommes heureux dans leur pure satisfaction physique ? » (22). C’est ainsi encore, note Kant dans la deuxième section de Fondation de la métaphysique des mœurs, de 1785 également, que l’homme ne saurait omettre de développer ses dons naturels ni négliger ses talents, à moins de renoncer à sa destination morale, par laquelle seulement il appartient  à l’humanité : « Il se demande encore si la maxime de négliger ses dons naturels, qui en elle-même s’accorde avec son penchant à la jouissance, s’accorde aussi bien avec ce qu’on appelle le devoir. Or il voit bien que sans doute une nature selon cette loi universelle pourrait toujours subsister, alors même que l’homme (comme l’insulaire des mers du sud) laisserait rouiller son talent et ne songerait qu’à tourner sa vie vers l’oisiveté, le plaisir, la propagation de l’espèce, en un mot vers la jouissance ; mais il ne peut absolument pas vouloir que cela devienne une loi universelle de la nature, ou que cela soit implanté comme tel en nous par un instinct naturel. Car en tant qu’être raisonnable, il veut nécessairement que toutes ses facultés soient développées en lui » (23). On comprend par là que si le regard du sauvage n’est peut-être pas sans qualités esthétiques, il est toutefois dépourvu de toute valeur morale. Et dans les Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine de 1786, Kant évoque à nouveau cet âge pré-historique de l’opulence et de la satiété : « C’est le fantôme de l’âge d’or, si vanté des poètes, où nous serions délivrés de tous les besoins imaginaires que crée en nous le luxe ; où nous satisferions les simples besoins de la nature, et où règnerait une égalité parfaite, une paix éternelle entre les hommes : en un mot où l’on jouirait pleinement d’une vie exempte de soucis, coulée dans la paresse et la rêverie, ou passée à folâtrer parmi les jeux d’enfants. C’est cette nostalgie qui rend si attrayants les Robinsons et les voyages dans les îles des mers du sud, mais qui prouve surtout la lassitude ressentie au contact de la vie civilisée par l’homme qui pense, s’il voit le prix de celle-ci uniquement dans la jouissance et lui oppose l’attrait de la paresse quand par hasard la raison lui recommande de donner à la vie une valeur par des actions » (24). Ainsi l’idylle exotique ne serait que le rêve du colonisateur, sa « nostalgie », las d’une civilisation dont il ne perçoit plus la signification morale (il ne voit le privilège de la civilisation que dans la « jouissance »), et qui transfère aux antipodes le bonheur de l’innocence perdue. C’est ainsi que le sauvage indolent et jouisseur n’a vraiment d’existence, de l’aveu même de Kant, que dans l’imagination d’un esprit corrompu et avide de se régénérer aux sources de la vie, de rétrograder aux premiers temps de l’histoire. Tahiti n’est un paradis qu’aux yeux des Européens, et non à celui des Tahitiens. Comment nous représentons-nous alors ce sauvage imaginaire ? Délivré du fardeau de la réflexion, il vit dans l’instant et se satisfait de la jouissance présente : « vivre au jour le jour, écrit Kant dans l’Anthropologie (1798), (sans prévoir ni se préoccuper), ne fait pas grand honneur à l’entendement humain ; c’est le cas du Caraïbe qui le matin vend son hamac et le soir se désole de ne savoir où dormir pendant la nuit » (25). Jouissant d’une nature qui lui accorde toutes ses « faveurs », il ne connaît pas les souffrances du travail : il ne lui vient pas à l’idée de transformer le monde, mais seulement de le contempler et d’en jouir. Une telle existence devenue vacante, une telle vacance de la volonté n’est pas sans rapport avec le désintéressement esthétique (dont on mesure mieux par là combien il diffère de l’intérêt moral).
            On sait que la beauté ne réside pas dans les propriétés objectives qu’il est possible de déterminer dans l’objet, mais plutôt dans la disposition subjective qui nous le fait considérer. Or la qualité première de cette disposition – et c’est en effet dans le domaine esthétique le moment de la qualité qui est le premier – est l’absence de tout intérêt. C’est là une proposition qui est, précise Kant « d’une importance capitale » (§ 2), en ce sens qu’elle détermine l’orientation de toute sa philosophie esthétique. Considérer un objet de façon désintéressée signifie d’abord, selon Kant, se désintéresser de son existence objective (« ne pas se soucier le moins du monde de l’existence de l’objet », § 2), c'est-à-dire ne pas rapporter l’objet à un intérêt qui l’aliénerait au sujet (jouissance, pouvoir ou vanité). Se désintéresser de son existence, c’est donc ne s’intéresser qu’à son apparence, c'est-à-dire au pur mouvement de son apparaître (le verbe, plus que le substantif, marque en effet combien l’apparence est, plus qu’une donnée de la sensibilité, un acte, au sens où l’on dit d’un acteur qui entre en scène qu’il fait son apparition, qu’il fait acte de présence). Ce que rend possible l’attitude du désintéressement, c’est la découverte d’une beauté qui réside tout entière dans la seule splendeur de son apparition. C’est pourquoi il ne faut pas tomber dans le contresens qui sera celui de Nietzsche, et qui dénigre l’analyse kantienne en lui opposant l’intérêt considérable que nous portons à la beauté phénoménale, beauté qui, selon le mot de Stendhal, souvent repris par Baudelaire et inexactement cité par Nietzsche, « n’est que la promesse du bonheur ». Nietzsche escamote la restriction impliquée par la forme négative : « "Est beau, dit Kant, ce qui provoque un plaisir désintéressé." – Désintéressé ! Comparez avec cette définition cette autre, d’un véritable spectateur et d’un artiste – Stendhal, qui appelle quelque part la beauté une promesse de bonheur » (GM, III, 6). Que le sentiment esthétique soit désintéressé ne signifie en effet nullement que la beauté elle-même soit inintéressante.  Comme l’écrit Kant lui-même dans une note de ce même § 2 : « Un jugement sur un objet de satisfaction peut être parfaitement désintéressé et cependant très intéressant ». C’est précisément son désintéressement qui est la condition de l’apparition d’un intérêt nouveau. C’est ce qu’indique aussitôt une note du même paragraphe : « un tel jugement ne se fonde sur aucun intérêt, mais produit un intérêt ». Et Kant de citer alors un tel intérêt qui ne peut nous apparaître qu’à la condition que nous adoptions l’attitude désintéressée du jugement esthétique : « Ce n’est que dans la société qu’il devient intéressant d’avoir du goût ; on en donnera la raison par la suite ». C’est bien plus loin en effet qu’on lira un double développement sur l’intérêt que le désintéressement esthétique est seul en mesure de nous révéler : le § 41, intitulé « De l’intérêt empirique concernant le beau » et le § 42, « De l’intérêt intellectuel concernant le beau », prolongent et précisent la note du § 2 : l’intérêt empirique du sentiment esthétique (§ 41) est de nous  incliner à la société, car nous éprouvons immédiatement le besoin de partager un sentiment que nous reconnaissons à son universalité et à sa nécessité subjectives ; tout être semblable à nous, humain comme nous, c'est-à-dire à la fois sensible et raisonnable, doit également l’éprouver. Quant à l’intérêt intellectuel du sentiment esthétique (§ 42), il provient de l’accord entre la forme que la nature nous présente et nos « facultés intellectuelles », qui, par un heureux hasard, se trouvent stimulées à l’occasion de cette rencontre. Cet accord peut sembler à bon droit miraculeux, car la « forme » est ici esthétique, et non objective, c'est-à-dire construite par la synthèse catégoriale ; elle est au contraire donnée par une faveur, ou grâce incompréhensible de la nature. La forme esthétique se rapporte donc au seul rayonnement de la présence, à l’expansion de l’apparaître du phénomène. En faisant se rencontrer ainsi l’Idée esthétique avec l’expérience sensible, l’esprit avec le monde, le sentiment du beau suscite un intérêt analogue à l’intérêt moral, qui postule de son côté l’accord de l’Idée rationnelle de la liberté, ou volonté devenue autonome, avec le monde de l’expérience humaine, c'est-à-dire la possibilité de réaliser en ce monde, celui de la « nature », l’idéal rationnel de la liberté. Dans le sentiment esthétique, « la nature montre au moins une trace (ein Spur) ou fournit un indice (ein Wink) qu’elle contient en soi un principe permettant d’atteindre cet accord légitime » (26). En ce sens la beauté est bien la promesse du bonheur, puisqu’elle semble nous « indiquer » qu’il est possible pour un homme libre, c'est-à-dire respectueux de l’humanité dont il est le dépositaire, de résider en ce monde sans abdiquer pourtant sa liberté, sans renier son humanité. Ici la beauté, comme réconciliation de l’intelligible et du sensible, rejoint la téléologie, et constitue avec elle un « signe » qu’il n’est pas vain d’espérer en notre destination morale : « Que dans le monde réel il y ait pour les êtres intelligents une riche matière à téléologie physique (ce qui ne serait pas nécessaire), c’est là ce qui sert de confirmation (Bestätigung, qui signifie encore attestation, validation), comme on pouvait le désirer, dans la mesure où la nature peut établir quelque chose d’analogue aux Idées (morales) de la raison » (27). Inversement, dans un monde sans beauté comme sans finalité, la loi morale serait tout autant impérative, mais notre destination nous paraîtrait désespérée. C’est pourquoi Kant peut écrire encore, au § 42, que « de par ses attaches un tel intérêt est moral » (28), et que « prendre un intérêt immédiat à la beauté de la nature est toujours le signe d’une âme qui est bonne » (29). C’est encore cette « analogie » (« l’analogie entre le pur jugement de goût […] et le jugement moral… ») (30)qui permet de comprendre la formule du § 59 selon laquelle « le beau est le symbole du bien moral » (31), symbole toutefois subjectif et nullement objectif : ce n’est pas la forme de la beauté qui représente objectivement l’idéal moral (la création du génie, qui n’obéit pourtant qu’à la dictée de la nature, serait alors absurdement soumise aux impératifs de la moralité ; Kant sait fort bien que ce n’est pas avec des bons sentiments qu’on fait de la bonne littérature), mais c’est le sentiment esthétique lui-même, c'est-à-dire le sentiment d’un jeu libre de nos facultés dynamiques et douées de spontanéité, qui est une image subjective, intérieurement ressentie, de la liberté rationnelle de l’autonomie, ou de la spontanéité de la vie qui est en nous, liberté qui se situe pourtant au-delà de toute expérience possible pour nous autres hommes. Ce qui nous permet de définir l’intérêt du désintéressement esthétique dans sa plus grande généralité : le sentiment esthétique est en effet un sentiment de plaisir, plaisir qui ne consiste pas dans la consommation de son objet (sinon le beau ne serait que l’agréable) mais dans l’expérience que le sujet fait de la vie, ou force vitale, qui l’anime ; en donnant le branle au libre jeu de l’imagination avec l’entendement, le sujet esthétique éprouve l’esprit vivant qui l’anime, il se sent vivre. Et telle est bien en effet la singularité du plaisir esthétique, qu’il ne dépend pas de la possession ni de la consommation d’un objet extérieur et qu’il ne jouit que de lui-même : « En ce cas, la représentation est entièrement rapportée au sujet et à vrai dire à son sentiment vital, qu’on désigne sous le nom du sentiment de plaisir et de peine » (§ 1 : plaisir quand il sent son accroissement, peine quand l’intérêt – par exemple celui de la conservation de soi – arrache le sujet à la joie pure de la contemplation). Ceci vaut pour le sentiment du beau, et plus encore pour le sentiment du sublime, qui en est en quelque sorte l’hyperbole : « Le beau entraîne un sentiment d’épanouissement de la vie […] mais le sublime est un plaisir qui ne jaillit qu’indirectement, étant produit par le sentiment d’un arrêt des forces vitales durant un bref instant immédiatement suivi par un épanchement de celles-ci d’autant plus fort » (§ 23). C’est ainsi qu’il n’est pas exagéré de penser qu’il n’est rien de plus intéressant que le désintéressement esthétique, puisqu’il nous intéresse au plus essentiel de nous-mêmes, qui est l’élan qui nous fait vivre.
            Cependant, le sauvage des mers du sud éprouve la beauté de la nature dans laquelle il végète par une émotion plus passive qu’active, sans rapport avec l’euphorie du beau ni avec l’enthousiasme du sublime, mais au contraire dans la satiété d’un besoin qui le place presque malgré lui dans l’attitude du désintéressement. La nature n’est pour lui qu’un spectacle offert à son oisiveté. L’insociable sociabilité des hommes, qui est la « ruse de la nature » par laquelle chacun est contraint de s’arracher à son indolence naturelle et à faire de son mieux, n’a pas encore troublé la vie de pure jouissance des Tahitiens, maintenus dans la quiétude de l’animal innocent par excellence, l’agneau : « Sans ces qualités d’insociabilité, peu sympathiques certes par elles-mêmes, source de la résistance que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à jamais enfouis en germe, au milieu d’une existence de bergers d’Arcadie, dans une concorde, une satisfaction et un amour mutuel parfaits ; les hommes, doux comme les agneaux qu’ils font paître, ne donneraient à l’existence guère plus de valeur que n’en a leur troupeau domestique » (32). Les Tahitiens végètent ainsi dans l’insignifiance de l’âge d’or. Tandis que le sentiment esthétique excite en nous l’activité et la vie de l’esprit, la jouissance quasi animale du sauvage illustre plutôt le degré zéro de cette même vie, conscience végétale et non spirituelle d’exister (semblable en cela à la vie en quelque sorte minimale du rêveur de la cinquième promenade). Le plaisir du désintéressement esthétique, tel que nous permet de le penser la vie de loisir des insulaires des mers du sud, ne réside donc pas dans la satisfaction intérieure d’un sentiment vital, mais plutôt dans la contemplation d’un monde vierge, pur de toute appartenance humaine, ne portant pas encore les stigmates de l’intérêt ou du profit. L’accent peut être mis ici sur la splendeur du spectacle, donc sur l’apparaître du monde, plutôt que sur le sentiment de la force vitale, ou sentiment que le sujet a de lui-même. En ce sens, l’allusion aux paysages paradisiaques des îles du Pacifique nous permet de donner enfin un objet au jugement esthétique que la troisième Critique définit toujours subjectivement, par le sentiment qu’il suscite, et rarement objectivement, par la réalité de la beauté que son désintéressement fait apparaître (c’est alors qu’apparaît non le paysage lui-même, mais l’inventaire de la faune et de la flore qu’on y trouve). Ce qui se découvre aux yeux du spectateur esthétique, c’est une plage sur une île du bout du monde. Cet « apparaître » pourtant n’a de valeur que subjective, et non véritablement objective (sinon un canon de la beauté pourrait être défini par concepts). Comme Kant le suggère dans le texte de 1786 (Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine), le sauvage tahitien vaut ici davantage par le phantasme du civilisé que par la réalité de son existence. Ce phantasme est celui d’une vie de loisir consacrée à la vacance et à la jouissance, d’une pure disponibilité esthétique qui nous rendrait à la beauté première du monde, et nous ferait oublier les fatigues de la civilisation, qui est le monde du travail, de la concurrence des intérêts et de la course aux richesses. C’est pourquoi nous imaginons les îles du Pacifique avec les yeux d’Adam et Eve avant l’exclusion du paradis terrestre et la dure discipline du travail et de la rédemption : « C’est cette nostalgie qui rend si attrayants les Robinsons et les voyages dans les îles des mers du sud, mais qui prouve surtout la lassitude ressentie au contact de la vie civilisée par l’homme qui pense, s’il voit le prix de celle-ci uniquement dans la jouissance et lui oppose l’attrait de la paresse quand par hasard la raison lui recommande de donner à la vie une valeur par des actions » (33). Ces plages de sable blanc, ces rivages exotiques ne sont donc pas beaux par eux-mêmes, c’est le désintéressement de notre regard, ou plutôt du regard que nous imaginons être celui du sauvage qui l’habite, qui en fait la beauté. Il ne serait par exemple pas impossible de transporter ce regard innocent de la plage au sommet des montagnes, comme le montreront par exemple une dizaine d’années plus tard les étranges paysages de Caspar David Friedrich. On pourrait presque dire que c’est le propre du regard esthétique que de considérer la nature dans le pur mouvement de son apparaître, comme une sorte de paradis originel que n’aurait pas encore profané la venue de l’homme, et ainsi de la transfigurer dans la lumière du désintéressement. Il n’est rien dans la nature – il n’est encore pas question ici de l’art – qui ne soit susceptible d’être appréhendé dans l’énigme de sa beauté : il suffit, si l’on peut dire, par un retrait qui n’est pas sans évoquer l’ataraxie sceptique, de désinvestir le monde des intérêts et des profits dont nous le chargeons, de le considérer dans le pur mouvement de sa manifestation, de laisser le champ libre à l’incompréhensible événement de son « apparaître ».
            Ce n’est sans doute pas un hasard si l’objet de la contemplation esthétique, tel qu’il est évoqué en filigrane par sa minéralogie, sa flore ou son bestiaire (34) dans la troisième Critique, est une plage du Pacifique. Alain Corbin, dans un beau livre intitulé Le territoire du vide ; l’occident et le désir du rivage, 1750-1840 (« Champs » Flammarion, 1990) a montré comment la plage, qui n’était qu’un terrain vague qui faisait office de décharge jusqu’au XVIIe siècle, apparaît soudain au XVIIIe chargé d’une poésie nouvelle. En premier lieu, la plage est un « territoire du vide », à l’image de la mer, « toujours recommencée » qui vient mourir sur ses bords mais qui s’ouvre à l’infini et qui n’est pas sans rapport avec l’esthétique du sublime : à l’inverse de l’esthétique du pittoresque mis en avant par les peintres anglais dans la première moitié du XVIIIe siècle (en relation avec le goût pour le jardin anglais, qui accumule les détails anecdotiques et narratifs) (35), et qui vise à chercher dans la nature des sites qui rappellent les représentations de l’art, la plage, dépourvue de tout artifice, vierge de tout regard, est un espace vacant, l’espace même des vacances, du loisir sans lequel il n’y a pas de contemplation pure et désintéressée. La plage nous met en présence d’un « sublime de la vacuité » (Corbin). Elle nous montre une terre vierge, que n’a pas encore profané l’intérêt de l’homme ni la recherche du profit ; elle est un paysage « désintéressé », le fossile du monde tel qu’il était avant que l’homme ne vienne au monde : « Du même coup, écrit Corbin, se délient l’histoire de l’homme et de la planète. La science suggère désormais une série d’images des continents et de l’océan, avant l’apparition de la race humaine. La terre très ancienne, indifférente aux êtres qui l’habitent, revêt une sublimité nouvelle : le bruit blanc, ininterrompu des vagues, sans cesse reproduites, pourra dire désormais l’éternité du monde » (36). Corbin pense ici à l’Histoire et théorie de la terre de Buffon, qui ouvre la chronologie biblique – 6000 ans tout au plus pour l’histoire du monde – à la longue durée de l’histoire géologique, 75.000 ans selon Buffon, et pour certains plusieurs millions d’années (37). En outre, la mer est le dieu muet, selon cette genèse réécrite par l’esprit des Lumières, qui a modelé la terre et progressivement défini son aspect actuel. Domine en effet au XVIIIe siècle la théorie du neptunisme (Goethe en est un ardent partisan) qui voit dans le mouvement de l’océan primitif, dont les eaux se sont lentement retirées en asséchant les continents, la cause essentielle du relief de la croûte terrestre, résultat d’une érosion opérante depuis la nuit des temps, d’une usure immémoriale. La plage de Tahiti invite doublement à la contemplation désintéressée : elle montre au spectateur le monde qui précédait sa venue sur terre, et suggère ainsi son effacement ; elle est ensuite le décor d’une humanité primitive, qui se consacre entièrement au loisir et à la jouissance, et que la recherche du profit n’a pas encore tirée de sa léthargie animale. Une humanité simplement spectatrice, qui semble encore absorbée dans la contemplation du paysage. Seul paraît le monde, et le sujet disparaît en lui (disparition qui se représente paradoxalement par le vide de l’espace). Le paysage est un panorama qui fait comme si personne n’était là pour le voir : « L’océan, remarque encore Corbin, ne garde pas la trace de l’intervention humaine. Paysage stérile que l’homme ne saurait aménager ni moraliser, l’immensité liquide se pose comme l’antithèse du jardin » (38). Le désintéressement, qui est la condition du jugement esthétique, suppose ainsi un désinvestissement de la part du sujet envers le monde qui se déploie sous ses yeux : le spectacle ne se rapporte plus à celui qui le contemple, sa vacuité et son illimitation signalent comme en creux l’absence de l’homme. La beauté de la nature, à l’inverse de la beauté toujours arrangée et préméditée de l’œuvre d’art, est une finalité sans fin qui ne resplendit que pour elle-même, suprêmement indifférente au regard qui en profanerait la virginité. Kant souligne à de nombreuses reprises l’incompréhensible gratuité de la beauté naturelle, par exemple au § 30 : « Comment expliquer que la nature ait répandu partout avec tant de prodigalité la beauté, même dans le fond de l’océan, où l’œil humain (pour lequel seul cependant la beauté est finale) ne parvient que très rarement ? ». Ainsi les processus de cristallisations, longuement décrits au § 58, qui s’accomplissent dans le secret de la terre, à l’échelle des temps géologiques, à l’exemple de la grotte d’Antiparos, enfouie à plus de 70 mètres sous terre, à l’ouest de l’île grecque de Paros : « Ces cristallisations minérales comme les druses de spath, l’hématite rouge, les fleurs de mars, donnent souvent des formes beaucoup plus belles que celles que l’art pourrait jamais désirer de concevoir ; et les stalactites de la grotte d’Antiparos sont tout simplement le produit d’une eau se frayant goutte à goutte son chemin dans les couches de gypse ». Dans ce paragraphe, Kant développe toute une théorie de la cristallisation, qui est selon lui l’effet d’une précipitation qui se produit soudainement par le passage d’un seuil critique, de l’état fluide à l’état solide : le cristal est une sorte de joaillerie naturelle née spontanément par volatilisation ou par réchauffement. On sait aussi que c’est dans les volutes de l’eau, tout comme dans la danse des flammes, que le jugement esthétique, par le schématisme sans concept du jugement réfléchissant, saisit la forme vague et vagabonde de la beauté. La pureté de la forme naît ainsi soudainement, comme sans raison, sans qu’il soit possible, en apparence, de la rattacher au mécanisme lent et continu d’une cause constante, d’une cristallisation qui semble miraculeuse, « non par un passage progressif de l’état liquide à l’état solide, mais en quelque sorte par un saut, et l’on nomme cristallisation ce passage » (§ 58) (39). Et cette naissance spontanée de la beauté cristalline, comme celle à laquelle fait allusion le même passage, « des fleurs, des plumes d’oiseaux, des coquillages », s’accomplit au sein d’une nature sauvage, souverainement indifférente à la présence d’un spectateur humain, seul pourtant en mesure de l’apprécier. C’est ainsi que le spectateur désintéressé du paysage esthétique découvre face à lui un monde vierge et pur qui se désintéresse à son tour de sa présence, et c’est précisément grâce à cette abstraction paradoxale du spectateur au sein même du spectacle que la beauté inviolée de la nature consent à se manifester (40).
            Ainsi s’explique-t-on « le privilège (Vorzug) de la beauté naturelle sur celle de l’art » (§ 42) sans cesse souligné dans la troisième Critique : c’est son innocence même, c'est-à-dire son indifférence au regard qui se porte sur elle, qui fait la supériorité de la nature sur l’art ; inversement, l’œuvre d’art se compose en tenant compte du point de vue du spectateur, elle est une perspective arrangée, un point de vue apprêté, à la façon de fleurs de papier qu’on aurait plantées en terre, ou de cet imitateur qui nous fait croire au chant du rossignol, et dont l’artifice apprêté suffit à dissiper le miracle apparent de l’apparaître de la beauté (§ 42). L’étrange paradis esthétique qui se dessine en transparence dans la troisième Critique inverse les propriétés qui définissaient traditionnellement le paradis terrestre : le paradis était un jardin disposé par le Créateur pour la seule jouissance de la créature, une nature amicale mise à la disposition d’Adam, et qui répondait à ses moindres désirs. C’est ainsi que dans le second récit de la création il est écrit que « chacun des animaux devait porter le nom que l’homme lui avait donné » (II, 19). Inversement, le paysage du désintéressement esthétique, indifférent souverainement à la présence de l’homme, est à ses yeux totalement dépourvu de sens : la beauté est pure présence, insoumise à l’a priori du sens, non encore domestiquée par nos lexiques et nos grammaires. Elle n’exprime que l’énigme de sa pure manifestation, elle n’est que son incompréhensible apparaître. Telle est la raison du privilège accordé à la beauté naturelle sur la beauté de l’art : il nous est toujours possible de nous demander ce que l’artiste a voulu dire, mais nous sommes bienheureusement délivrés de cette vaine inquiétude et ne songeons pas à nous demander ce que le soleil, en se couchant, veut nous dire. On le comprend : il appartient en propre à la beauté, selon Kant, de ne rien signifier, de ne délivrer aucun message. Finalité sans fin, elle semble ne s’adresser qu’à elle-même. Le paradis théologique, paradis du sixième jour, est un monde où tout est signifiant, où tout se rapporte à l’homme, qui en est le centre ; le paradis esthétique, paradis du cinquième jour, est au contraire un monde indifférent à la présence de l’homme, qui ne manifeste sa beauté qu’aux yeux d’un spectateur « désintéressé », qui consent donc à s’en abstraire, à faire « comme si » il n’était pas là. Un monde hors du sens, qui précède l’homme et son langage, que le travail de la signification n’a pas encore soumis à ses catégories. C’est en effet une thèse que Kant prend soin de répéter, que la beauté ne signifie rien, qu’elle ne parait dans tout son éclat qu’en se plaçant hors du champ de la signification, et cela même quand elle est la beauté de l’art, c'est-à-dire l’œuvre d’un être intelligent qui introduit nécessairement une intention, une signification, dans la forme élaborée de l’objet : « Ainsi les dessins à la grecque, des rinceaux pour des encadrements ou sur des papiers peints, etc., ne signifient rien en eux-mêmes ; ils ne représentent rien, aucun objet sous un concept déterminé et sont de libres beautés » (§ 16). On sait que selon Kant seule la beauté libre (pulchritudo vaga, ce qui signifie plutôt la beauté « errante », qu’on ne saurait fixer par une forme objectivement déterminée) s’oppose à la beauté adhérente en ce que la seconde est déterminée par le concept d’une finalité (ainsi la beauté de l’homme, d’un cheval ou plus évidemment d’un édifice : § 16). La beauté pure est une beauté libre, et libre surtout de tout concept, de toute signification qui la mettrait en rapport avec « l’animal évaluateur par excellence » comme le dit Nietzsche, l’homme qui construit le concept et attribue le sens, tel Adam qui « nomme les animaux ». Libre, la beauté, nécessairement, qu’elle soit artistique ou naturelle, ne peut jamais rien signifier : ni bonne ni mauvaise, elle est simplement là, elle est beauté pure et simple. On comprend que selon Kant la beauté n’est nullement un attribut de l’objet, elle n’est ni bonne ni mauvaise, elle n’est même ni belle ni laide, elle est antéprédicative, elle est pur apparaître, l’acte par lequel le phénomène fait son apparition : «  Pour trouver une chose bonne il est toujours nécessaire que je sache ce que l’objet devrait être, c'est-à-dire que je possède un concept de cet objet. Cela n’est pas nécessaire pour que je découvre en lui de la beauté. Des fleurs, des dessins libres, des traits entrelacés sans intention les uns dans les autres, et nommés rinceaux, ne signifient rien, ne dépendent d’aucun concept déterminé, et cependant plaisent » (§ 4).
            Etrange paradis qui ne semble pas fait pour l’homme, qui précède sa venue, et en lequel l’homme, dont l’entendement spontané est producteur de concepts, ne pourra pénétrer qu’en intrus. L’orientation esthétique invente un nouveau paysage de la terre. C’est un fait que le genre du paysage en peinture était, selon la hiérarchie académique des genres, inférieur, et le plus souvent aliéné au genre noble par excellence : la peinture d’histoire. Il n’y a pas de paysages purs, ou rarement, avant le XIXe siècle, le paysage est un décor pour une scène mythique ou historique, le jugement de Pâris ou  saint Jérôme dans son ermitage. Le XIXe siècle non seulement connaît un essor sans précédent du paysage, mais on peut même dire qu’avec l’impressionnisme, il devient le site par excellence où s’expérimente et se vérifie le postulat esthétique de la modernité. Plus besoin d’une scène mythologique pour le justifier, il se suffit désormais à lui-même. Il y a certainement dans cette rupture une raison profonde, dont la troisième Critique fournit sans doute la clé. Il nous faut maintenant en prendre la mesure.  

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NOTES

1- Voir Marcel Détienne, Les Jardins d’Adonis, Gallimard, 1989, surtout le chapitre I

2- Voir Delumeau, Une histoire du paradis, Fayard, 1972, p. 68-69.

3- Delumeau, op. cit., p. 145-146.

4- Delumeau, op. cit., p. 148.

5- Delumeau, op. cit., p. 163.

6- Delumeau, op. cit., p. 149.

7- On lira sur ce point Les Langues du paradis, de Maurice Olender, Gallimard/Le Seuil, 1989.

8- Delumeau, op. cit., p. 268.

9- Non sans hésitation toutefois : le Dictionnaire de Bayle (art. « Adam » et « Abel ») comme l’Encyclopédie (art. « Adam » et « Paradis terrestre ») colportent encore, sans les critiquer, les croyances de la théologie traditionnelle.

10- Selon le calcul de Bossuet en effet, la création serait vieille de six mille ans (Corbin, Les territoires du vide, Champs/Flammarion, 1988, p. 120).

11- E. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Vrin,  1965, « Remarque générale qui conclut » l’Analytique du sublime, p. 109, ou § 62, p. 185.

12- Ibid, note du § 67.

13-Begehrungsvermögen. Philonenko et Pléiade traduisent « faculté de désirer » ; Alain Renaut, « pouvoir de désirer ». Begehren signifie désirer, mais aussi convoiter, envier et même jalouser.

14- On peut se demander par quel canal Kant, qui n’a jamais quitté Königsberg, a entendu parler de la grotte d’Antiparos, qui se trouve sur une petite île des Cyclades. C’est sans doute chez le botaniste Joseph Pitton de Tournefort que Kant à découvert cette curiosité géologique : au tome premier de sa Relation d’un voyage au Levant, dans la lettre V intitulée « Description des îles de Paros, d’Antiparos et de Naxie », Tournefort décrit longuement la grotte d’Antiparos, rendue célèbre dès le dernier quart du XVIIe siècle par le marquis de Nointel, ambassadeur de Louis XIV auprès du sultan de Constantinople, qui y fit célébrer la messe de Noël en 1673. La description de la grotte par Tournefort a ceci de particulier que le botaniste croit deviner, dans les concrétions pierreuses des parois, des formes végétales en gestation. La grotte d’Antiparos dissimule sous la terre le secret de la transmutation du minéral en végétal – ce que Tournefort nomme « la végétation des pierres » – et aurait donc rapport avec le mystère de la naissance de vie : « Cette île, quelque méprisable qu'elle paroisse, renferme une des plus belles choses qu'il y ait peut-être dans la nature, & qui prouve une des grandes vérités qu'il y ait dans la Physique, savoir la végétation des pierres » (p. 71). C'est à ce titre qu’elle intéresse Kant, et il est remarquable en ce sens que les derniers chapitres de la « critique du jugement esthétique »  tendent à s’évader du strict territoire de l’esthétique pour incliner vers la téléologie. On lira le passage que Tournefort consacre à la grotte d’Antiparos dans Relation d’un voyage fait au Levant par ordre du Roi, tome premier, Amsterdam, 1718, p. 71-75.

15- Philippe Morel, Les Grotesques : les figures imaginaires de la peinture italienne de la fin de la renaissance, Flammarion, 1997, p. 64.

16- F. Haskell et N. Penny, Pour l'amour de l'antique, Hachette, Poche « Pluriel », 1999, p. 69.

17- William Hogarth, Analyse de la beauté destinée à fixer les idées vagues qu’on a du goût, ENSBA, 1991, p. 58.

18- Ibid, p. 132.

19- Louis Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde : par la frégate la Boudeuse et la flûte l’Etoile, La Découverte, 1997, chap. VIII, p. 131.

20- Sur cette opposition de l’apparence subjective et du phénomène objectif, on se reportera à la troisième des « Remarques générales sur l’Esthétique transcendantale », dans la première Critique.

21- On trouvait déjà chez Hogarth cette idée selon laquelle l’imagination esthétique a pour tâche de fixer l’idée de la beauté, idée par elle-même vague, incertaine et vagabonde, pulchritudo vaga qui flotte dans l’esprit de l’artiste mais que le trait du génie sait capturer en la circonscrivant dans le contour ou la silhouette. Rappelons le titre complet de l’ouvrage du peintre anglais : Analyse de la beauté destinée à fixer les idées vagues qu’on a du goût.

22- Compte rendu de l’ouvrage de Herder : « Idées en vue d’une philosophie de l’histoire de l’humanité », 1785, in Philosophie de l’histoire, Gonthier, « Médiations », 1947, p. 85.

23- Fondements de la métaphysique des mœurs, éd. Delbos, Delagrave, 1975, p. 140-141.

24- Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine, 1786 ; in Œuvres complètes, Pléiade, II, p. 519.

25- Anthropologie d’un point de vue pragmatique, trad. Foucault, Vrin, 1964, p. 60. Kant ne fait ici que recopier Rousseau, dans le Second discours : « Tel est encore aujourd'hui le degré de prévoyance du Caraïbe: il vend le matin son lit de coton, et vient pleurer le soir pour le racheter, faute d'avoir prévu qu'il en aurait besoin pour la nuit prochaine. »

26- E. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Vrin,  1965, p. 132

27- Ibid, « Remarque générale » qui conclut la téléologie, p. 280.

28- Ibid. p. 133.

29- Ibid. p. 131.

30- Ibid. p. 133.

31- Ibid. p. 175.

32- Idée d’une histoire universelle envisagée d’un point de vue cosmopolitique, 1784, « quatrième proposition ».

33-Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine, 1786, Pléiade II, p. 519.

34- Les exemples donnés par Kant de la beauté naturelle proviennent toujours du règne minéral (les cristaux), du règne végétal (la rose ou la tulipe) ou du règne animal (l’oiseau de paradis). L’homme en est exclu. Ce qui est en effet théorisé au § 16, puisque l’homme adhère à sa destination morale, et qu’il ne saurait donc constituer l’objet d’une libre beauté.

35- Sur cette question de l’esthétique du pittoresque, on lira les Trois essais sur le beau pittoresque : sur les voyages pittoresques et sur l’art d’esquisser les  paysages de Willliam Gilpin (1792), ainsi que l’excellente postface de Michel Conan, éditions du Moniteur, 1982.

36- Alain Corbin, Le Territoire du vide : l’occident et le désir du rivage, 1750-1840, Flammarion, « Champs », 1990, p. 120-121.

37- C’est le cas par exemple de l’abbé Le Mascrier : Corbin, op. cit. p. 352, note 25.

38- Corbin, op. cit. p. 145. Remarquons toutefois que le jardin anglais, qui a la préférence de Kant, voulait déjà supprimer la trace du jardinier, trop apparente dans le jardin à la française.

39- Le génie, obéissant à la règle que lui dicte la nature, suscite la forme par une opération semblable au phénomène physique de la pétrification d’un fluide dans le polyèdre cristallin : c’est ainsi que la beauté de l’œuvre de l’art est comparable aux cristallisations minérales de « l’hématite rouge ou des fleurs de mars » (§ 58), et c’est en ce sens que l’œuvre peut apparaître comme nature, comme « ayant l’apparence de la nature » (§ 48).

40- On remarquera le renversement qui s’est ainsi effectué : le grec paradeisos désignait un jardin merveilleux, œuvre d’un démiurge magistral, qu’il soit humain ou divin, et dont l’ordre et la beauté s’opposent radicalement à l’inhospitalité d’une terre non cultivée, abandonnée à elle-même. Pour les modernes, c’est inversement autour de cette terre vierge, que la main de l’homme n’a pas profanée, que se cristallise la rêverie du paradis.