Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Mis en ligne le 29 octobre 2007


Introduction générale à la Philosophie de l'Art

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            On lira sur cette page une introduction générale à la philosophie de l'art. Les études particulières qui composent cet ensemble sont regroupées en six chapitres distincts : "Antiquité", "Antiquité tardive", "Moyen âge", "Renaissance", "Philosophie moderne" et "Philosophie contemporaine". En cliquant sur chacun de ces titres dans la marge de gauche, on fera apparaître les auteurs et les oeuvres étudiés.

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            Pour les ouvrages généraux, on pourra se reporter à Jean Lacoste, La Philosophie de l’art, “Que sais-je?”, neuvième édition 2008 [1981] (d'excellentes références, toujours riches et pertinentes, une analyse pleine de finesse de ce qui appartient en propre au jugement esthétique) ; par le même auteur, Jean Lacoste, il existe un excellent petit essai qui constitue une remarquable introduction aux divers problèmes de la philosophie esthétique, présentés dans leur continuité historique : L’Idée du beau, publié chez Bordas en 1986 ; une claire et dense introduction à la philosophie esthétique : Pierre Sauvanet, Eléments d’esthétique, aux éditions "Ellipses" ; une savante présentation historique des théories d’art : Lionello Venturi, Histoire de la critique d’art, Flammarion Amg 1969 (épuisé mais pourtant bien précieux) ; Erwin Panofsky, Idea ; Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art, Gallimard, "Tel" (sur le thème de l’imitation de l’Antiquité au maniérisme ; remarquable, mais d’un niveau d’érudition bien supérieur à ce qui est demandé en première année d'université). Mentionnons encore une précieuse anthologie de textes consacrés à la théorie de la peinture : La Peinture, sous la direction de Jacqueline Lichtenstein, Larousse, 1995.

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            La philosophie de l’art n’est pas le seul discours qu’on tient sur l’art : d’autres orientations sont possibles, elles sont mêmes nombreuses, tant l’art suscite le désir de parler.

            On peut tenir en premier lieu sur l’art un discours technique : on apprend à maîtriser un matériau ou un instrument (couleurs mêlées à un solvant ou clavier du piano), pour pouvoir jouer de toutes ses possibilités. L’art est alors un métier, et l’on parle des « métiers d’art », l’art lui-même devenant synonyme de technique, comme lorsque l’on parle de « l’École des Arts et Métiers ». En grec, « art » se dit « tekhnê », d’où vient notre mot « technique ». Cependant, à la Renaissance, le peintre, conscient de ce qu’on appelle déjà son « génie » (ingenio), demande à ce que son art soit compté parmi les « arts libéraux » et non plus parmi les « arts mécaniques », cherchant ainsi à se distinguer du simple homme de métier, ou artisan.

            Sur l’art, on peut tenir encore un discours de conservation et de présentation : c’est le but de la muséologie (le mot n’apparaît qu’au milieu du XXe siècle), qui s’est considérablement développée depuis le milieu du vingtième siècle. L’idée du « Museum » naît seulement avec la révolution française : elle substitue à la collection princière et privée, signe de puissance et de richesse, un immense espace républicain et public où sont rassemblées toutes les œuvres qui témoignent de l’histoire de l’esprit universel, pour l’éducation du genre humain.

            On peut également tenir sur l’art un discours scientifique : analyse chimiques des pigments colorés, recherche de l’attribution par les archives, par la manière caractéristique du peintre, par la photographie infrarouge (rayons X) des tableaux qui révèle les repentirs. Ces méthodes permettent de discerner entre le faux et l’authentique. Voyez sur ceci l’ouvrage complet de Madeleine Hours (directrice après la guerre du laboratoire du Louvre), dont le sous-titre, en forme de slogan, est explicite : Les Secrets des chefs-d’œuvre. L’œuvre d’art est matière avant d’être message (Robert Laffont, 1964, repris en poche par Denoël/Gonthier, « Médiations » en 1982).

            Jusqu’à présent, nous n’avons considéré l’œuvre d’art que comme un fait (« l’œuvre d’art est matière »), qu’il faut produire (technique de l’art), qu’il faut conserver (muséologie), ou qu’il faut décrire (analyse scientifique des matériaux) ; mais on peut encore s’interroger sur le sens de l’œuvre (« l’œuvre d’art est message »), c'est-à-dire sur les idées que l’œuvre exprime. L’iconographie définit les thèmes représentés (Judith portant la tête d’Holopherne ou Salomé portant la tête du Baptiste), déchiffre les allégories et les symboles utilisés ; l’iconologie les met en relation avec leur contexte culturel (ces deux méthodes ont été définies par Erwin Panofsky dans un texte célèbre, l’introduction de son ouvrage intitulé Essais d’iconologie, 1939, trad. française publiée chez Gallimard en 1967). La sociologie réfère ces idées aux différentes classes ou milieux qui forment autant de micro-sociétés dans la société (une présentation générale mais rapide ; Nathalie Heinich, La Sociologie de l’art, La Découverte, 2001). La psychanalyse les rapporte non à la société, mais à l’individu, c'est-à-dire à la vie psychique de l’artiste, selon les désirs conscients, mais aussi inconscients qui la motivent (c’est ainsi que Freud a écrit un essai célèbre sur Léonard de Vinci, et un autre sur le Moïse de Michel-Ange).

            Qu’en est-il maintenant de la philosophie de l’art ? A tous ces discours sur l’art (discours technique, muséologique, scientifique, iconographique, iconologique, sociologique, psychanalytique, etc.), pourquoi faudrait-il ajouter encore un discours philosophique?

            Philosopher peut s’entendre en deux sens. Philosopher, c’est d’abord rechercher le fondement, remonter jusqu’aux principes. Pour reprendre une image célèbre de Descartes (Lettre-préface aux Principes de la Philosophie, 1644, trad. française en 1647), la philosophie s’efforce de connaître, non les branches de l’arbre, mais sa racine (on la nomme alors philosophie première, ou métaphysique). C’est pourquoi la philosophie ne progresse pas comme progresse la science, qui se ramifie et se complexifie à l’infini : la philosophie progresse en régressant, en revenant à l’origine, en faisant retour vers le plus simple. En philosophie, c’est toujours le plus simple qui est le plus difficile. Mais philosopher, c’est aussi, en un second sens, penser par soi-même, c'est-à-dire ne reconnaître d’autre autorité que celle dont nous connaissons librement la vérité, et n’accepter d’autre vérité que celle que nous pouvons établir par l'opération de notre seule raison. On peut dire que le philosophe ne reçoit que ce qu’il est en mesure de se donner à lui-même. Comme le montrera rigoureusement Kant à la fin du XVIIIe siècle, la philosophie répond à un impératif de liberté, elle revendique l’autonomie de l’esprit, qui se nomme raison.

            Rechercher le fondement et penser par soi-même : quelle forme ce double impératif de toute philosophie en général prend-il quand il gouverne cette philosophie particulière qui est la philosophie de l’art?

            A- La question du fondement

            Les discours que nous avons énumérés posent en principe qu’il y a des œuvres d’art ; le philosophe au contraire voudrait remonter jusqu’à l’origine de l’œuvre d’art. « L’origine de l’œuvre d’art », c’est le titre en effet d’une conférence (1935) célèbre de Heidegger, que vous lirez dans le recueil intitulé Chemins qui ne mènent nulle part (Gallimard, Tel). Ordinairement, c’est à l’éclat de sa beauté, et non, par exemple, à son utilité, qu’on s’accorde à reconnaître, d’une œuvre, qu’elle est bien une œuvre d’art. Le philosophe interrogera donc l’origine, ou le fondement de cette beauté. Remarquons ici que l’art n’a nullement le monopole de la beauté : nous disons aussi bien d’un paysage, que d’un tableau par exemple, qu’il est « beau ». La nature, tout autant que l’art, peut susciter la beauté. Et c’est en effet une question pour la philosophie de l’art que de savoir si l’art « imite » la nature, c'est-à-dire si la beauté produite de main d’homme a pour origine une beauté première rencontrée dans la nature. Mais il se peut tout aussi bien que l’art humain imite, non la nature, mais la surnature, les formes immortelles, ou Idées, qui avaient selon les Grecs une véritable existence dans un monde inaltérable affranchi du devenir, et que seule la pensée des hommes, non leurs sens, peut discerner. C’est ainsi que Cicéron rapporte (De Oratore, II, 7) que Phidias, lorsqu’il réalisait le Zeus d’Olympie, ou l’Athéna du Parthénon, « considérait non un homme quelconque, c'est-à-dire réellement existant, qu’il aurait pu imiter, mais c’est en son esprit que résidait la représentation sublime de la beauté ». Et Plotin encore : « Phidias a sculpté son Zeus sans modèle sensible, mais en le considérant tel qu'il serait si Zeus voulait apparaître à nos yeux » (V, 8, 1). L’Idée est chez les Grecs une représentation de l’intellect (noûs) ; mais le modèle surnaturel peut encore être une vision mystique qui dépasse les limites de l’intelligence humaine. C’est ce vers quoi font signe ces icônes de Byzance dites « acheiropoiètes » (en grec : non faites de main d’homme) qui semblent avoir pour modèle et pour origine une vision surnaturelle. Cependant, référer la beauté de l’œuvre d’art à la beauté de la nature, ou aux Idées de l’esprit, ou bien encore aux visions de la Révélation, ce n’est pas encore découvrir son origine, car quelle est l’origine de la beauté de la nature elle-même, des Idées de la raison, des visions de l’extase mystique? La quête du fondement, ou de l’origine, ne peut prendre fin qu’avec la reconnaissance d’un modèle absolument premier.

            La question de l’origine de la beauté se pose avec d’autant plus d’évidence que la beauté se présente à nous comme une énigme. La beauté est mystérieuse. On croirait qu’elle recèle un secret. Elle est à la fois apparente et dissimulée, manifeste et latente, elle se montre avec éclat et pourtant elle cache son jeu. Elle nous fait comprendre qu’il existe non seulement un secret par dissimulation, mais encore et de façon beaucoup plus paradoxale, un secret par ostentation : son mystère est d’autant plus sensible que la beauté se met davantage en évidence, qu’elle fait parade d’elle-même avec une plus grande ostentation. Pour dire ce trouble que suscite en nous la beauté, l’âge classique parle d’un « je ne sais quoi ». Nous dirons que la beauté relève, non de l’ordre du réel — le simple constat du fait matériel — mais de l’ordre du symbolique. Le réel est ce qu’il est, tel qu’il se présente ; le symbolique est, non ce qu’il est, mais ce qu’il signifie, ce vers quoi il fait signe. C’est ainsi que pour appréhender la beauté d’un tableau, il ne suffit pas d’en décrire la simple matérialité — une pâte colorée diversement étalée sur une toile — de même que pour rendre compte de la belle apparence d’un animal, il ne suffit pas d’en étudier l’anatomie, ni d’un paysage, la géologie. La belle apparence n’est pas simplement ce qu’elle est ; elle « signifie », ou « représente ».

            Il faut cependant distinguer entre le signe, dont la signification est simplement arbitraire, et le symbole, qui signifie par ressemblance, et par conséquent par une liaison nécessaire, et non de pure convention. C’est ainsi que le mot « mort » n’évoque l’idée de la mort que par la convention du signe linguistique (aussi peut-on dire tout aussi bien « Death », ou « Tod »), tandis que le symbole de la mort, un squelette tenant une faux et un sablier (du moins dans la culture médiévale et baroque), se comprend « naturellement », et non par convention. Le symbole ressemble à l’idée qu’il exprime. Ressembler, c’est imiter un modèle. C’est pourquoi la philosophie de l’art, ou théorie de la belle apparence, fut d’abord, chez les philosophes grecs, une théorie de l’imitation (en grec : « mimêsis »). Remarquons à ce propos que, d’une œuvre qui nous semble réussie, nous disons qu’elle ressemble à quelque chose, et d’une œuvre ratée, qu’elle « ne ressemble à rien ». Cependant, si la beauté est une « forme symbolique » (puisqu’elle ne se réduit pas à sa simple matérialité, mais fait signe, ou fait sens, c'est-à-dire donne à penser, ou du moins à rêver), il semble bien difficile de définir l’idée qu’elle représente, ou le modèle qu’elle imite, et c’est bien pourquoi nous avons commencé par dire que la beauté se présente à nous comme une énigme, c'est-à-dire comme un symbole dont nous ne connaîtrions plus le sens. Le symbole de la Mort est clairement déchiffrable ; mais nul ne saurait dire ce que symbolise précisément le sourire énigmatique des anges de Léonard. Hegel, dans ses leçons sur la philosophie de l’art (intitulées Esthétique par l'un de ses élèves, d'un mot qui n'apparaît sur la scène philosophique que depuis le milieu du XVIIIe siècle), divise l’histoire de l’art occidental en trois grands moments, dont le premier est l’art « symbolique ». Il faut en effet que l’histoire de l’art commence par l’art symbolique, puisque la belle apparence se présente à nous comme un symbole dont le sens s’est perdu, une énigme dont nous ignorons la solution. Selon Hegel, c’est l’Égypte ancienne qui a su réaliser le plus parfaitement l’essence de l’art symbolique, qui, la première, a su manifester dans toute sa grandeur, le mystère de la beauté : « L’Égypte est le pays des symboles [...] Les œuvres d’art des Égyptiens restent mystérieuses et muettes, sans écho et immobiles, car l’esprit n’y a pas encore trouvé son incarnation véritable, et ne sait pas encore la langue claire et nette qui est la sienne » (II, 68). Selon cette interprétation, l’œuvre d’art qui incarne le plus parfaitement l’esprit de l’art symbolique est le Sphinx : veillant, immense et énigmatique, au seuil du désert, qui est le territoire de l'inhumain, il est le symbole même de l’inconnu et comme la figure exemplaire du mystère de la beauté : « Les œuvres d’art égyptiennes contiennent des énigmes qui ne restent pas seulement indéchiffrables pour nous, mais qui devaient aussi l’être, en partie du moins, pour ceux qui les ont posées. Par leur symbolisme mystérieux, les œuvres d’art égyptiennes sont donc des énigmes. Elles sont même l’énigme objective. Elles peuvent elles-mêmes être symbolisées par le Sphinx, qui est le symbole du symbolisme » (II, 75). Ainsi pouvons-nous dire que toute beauté sensible est comme un Sphinx qui présente à celui qui la contemple l’énigme de sa propre apparition (1).

            La philosophie de l’art recherche donc l’origine et le fondement, le sens latent de l’énigme manifeste de la beauté. Et si l’énigme de la beauté est l’objet de la réflexion philosophique, c’est parce que nous avons le sentiment qu’elle nous fait obscurément connaître quelque chose. C’est ainsi qu’il n’y a pas de philosophie de la cuisine, ni de la gastronomie (?), le plaisir qu’elles nous font éprouver demeurant individuel, et par conséquent arbitraire : des goûts et des couleurs, on ne discute pas. On ne goûte pas un canard aux cerises comme on goûte un chef-d’œuvre de l’art : le premier est simplement dit « agréable », le second seul est « beau ». L’agréable est individuel et contingent ; le beau est universel et nécessaire. Du moins a-t-il la prétention de l’être. Aussi existe-t-il une philosophie du beau, mais non pas une philosophie de l’agréable : celui-ci relève d’une physiologie, ou d’une étude des sensations. Si l’on parle donc d’une philosophie de l’art, ou bien encore d’une philosophie de l’Histoire, ou d’une philosophie de la science (épistémologie), c’est parce que l’on soupçonne que dans l’art, l’Histoire et la science, c’est la vérité, c'est-à-dire une connaissance nécessaire et universelle, qui est en jeu. Aussi vaut-il la peine d’en rechercher l’origine, ou le fondement. Remarquons toutefois qu’il ne s’agit ici que d’une hypothèse : il se peut tout aussi bien que la beauté ne soit pas l’expression d’une vérité, mais l’expression d’un mensonge, une fiction séductrice. Et cette ambivalence ne cessera de traverser la philosophie de l’art elle-même.

            B- Penser par soi-même

            Quand il est question de l’art, deux dogmatismes font obstacle à cet impératif de la philosophie : le premier est simplement empirique, et n’est qu’un héritage de l’expérience et de l’éducation ; le second est transcendantal, c'est-à-dire qu’il provient de ce qu’il y a de plus essentiel dans la chose même, dans le cas de la philosophie de l’art, l’apparition même de la beauté.

            L’obstacle empirique vient de ce que nous héritons de l’art comme d’une tradition déjà constituée. Le domaine de l'art est empiriquement défini par l'ensemble des collections qui composent le patrimoine. La question de l’essence de l’art ne se pose donc plus : il suffit de transmettre et de conserver les trésors du passé sans interroger l’énigme de la beauté elle-même. Ainsi procède trop souvent l’historien de l’art : l’existence des œuvres préexistant à sa réflexion, il n’a pas à les reconnaître comme œuvres d’art, mais seulement à identifier leurs auteurs, à les classer (par genres, par écoles, par nations, par affinités stylistiques...) et à rendre compte de leur succession. C’est ainsi que l’histoire de l’art présuppose le fait même de l’œuvre d’art. Est artistique tout objet qui fait partie du trésor du patrimoine, et le patrimoine s'accroît par l'achat d'objets artistiques. Cette circularité vide l'art de son contenu et lui refuse toute essence propre. On conviendra par exemple que l’histoire de la peinture commence avec Giotto, et qu’elle entre depuis Cézanne dans une crise dont elle ne semble pas être encore sortie ; quant à savoir ce qui commence exactement avec Giotto, ce qui s’achève exactement avec Cézanne, nous restons sur notre faim ; et plus encore, si nous demandons ce que c’est que la peinture, ce que la culture occidentale appelle tableau (qui ne ressemble guère, par exemple, au lavis chinois), nos questions demeurent sans réponse. La philosophie de l’art entreprend au contraire de rejeter l’autorité de la tradition (question : est-ce bien possible?) : elle veut penser l’essence de l’art même, et non s’en laisser dicter le contenu. Il ne s’agit pas pour elle d’apprendre une leçon déjà rédigée par d’autres, mais de penser par elle-même l’énigme de la beauté et le sens de l’œuvre.

            L’obstacle transcendantal est plus essentiel : il est sans doute bien difficile de penser la beauté, puisque la beauté, par le seul éclat de son apparition, fascine et méduse la pensée. Il y a peut-être un antagonisme fondamental entre la beauté, qui attire et suscite le désir, et la réflexion, qui prend du recul et se recueille en elle-même. La beauté est aliénante : elle me transporte hors de moi-même (ravissement), elle est une idole qui subjugue (enchantement), elle asservit en fascinant (adoration). Inversement, le « penser par soi-même » du philosophe est un impératif de l’autonomie et non de l’aliénation, la raison — qui est l’esprit n’obéissant qu’à sa propre nécessité, c'est-à-dire l’esprit livré à lui-même — ne reconnaissant que l’autorité de la démonstration, et non celle de l’adoration, ni de l’amour fou. Il y a là une antinomie qui traverse toute philosophie de l’art : ou bien céder à la fascination de la beauté, mais renoncer du même coup à la discipline de la raison, c'est-à-dire à la liberté d’une pensée autonome ; ou bien refuser de se laisser captiver par le « charme » de la beauté et n’écouter que la seule raison, et se rendre ainsi étranger au domaine de l’art. C’est ainsi qu’au livre X de La République (607 b), Platon écrit qu’il existe, entre philosophie et poésie, « un très ancien différend, palaia diaphora ». Remarquons toutefois que cette antinomie est sans doute bien grossière et superficielle, car il n’est nullement évident, et malgré le préjugé courant, que le commentaire raisonné d’un poème (si du moins il est possible) dissipe le « charme » de la poésie. La philosophie de l’art pose en principe que l’analyse rationnelle de la beauté ne détruit pas son objet mais l’approfondit au contraire. Reconnaître la beauté, ce n’est pas tomber dans son adoration muette (ainsi certains mystiques du beau se réfugient-ils dans l’indicible) mais s’efforcer au contraire de répondre à l’énigme qu’elle nous pose : pour le philosophe, la beauté ne paralyse pas l’esprit, elle l’interroge au contraire, et l’appelle à penser.

            Ce sont les anciens Grecs qui ont inventé non seulement l’idée même de philosophie, mais ont su encore élever le rayonnement de la beauté à la dignité d'une question philosophique. Il ne faut pas s’étonner si ce sont ces mêmes Grecs qui ont aussi inventé le héros qui ose défier l’énigme du sphinx, ce « symbole du symbolisme » qui incarnait depuis le commencement de l’histoire occidentale le mystère de la beauté : Œdipe aux portes de Thèbes rencontre la Sphinge, résout son énigme et, dit le mythe, précipite l’ancienne idole dans l’abîme. Il ne la tue pas pourtant, il ne la tue pas davantage que l’analyse philosophique du beau ne ternit l’éclat de la beauté : bien au contraire les Grecs n’ont pas répugné à représenter eux-mêmes le Sphinx mais, il est vrai, en l’interprétant à leur manière. Le Sphinx grec, à l’inverse du Sphinx égyptien, n’est plus une figure sacrée, muette et impassible qui veille éternellement au seuil du désert. A Delphes, le « Sphinx des Naxiens » (vers 560) semble prêt à prendre son essor : les ailes levées, dressé sur ses pattes de devant, les yeux grand ouverts et un sourire illuminant son visage, il est la figure d’une énigme dynamique qui interpelle l’esprit, et non d’une énigme statique qui l’écrase sous le poids de son mystère. Le Sphinx égyptien, idole sacrée, garde le silence ; le Sphinx grec, énigme vivante, provoque la parole, et la pensée. Le Sphinx égyptien voit sans regarder ; le Sphinx grec regarde, droit dans les yeux, son interlocuteur. Le Sphinx égyptien est immobile et couché ; le Sphinx grec se lève et commence un dialogue. Pour les Grecs, l’homme ne doit plus être l’adorateur idolâtre de la beauté, il doit devenir au contraire le philosophe du Beau, et doit s’efforcer d’en connaître l’Idée. De ce dialogue entre la sagacité de l’esprit et l’énigme de la beauté est née la philosophie de l’art.

            En conclusion, marquons les limites de cette introduction. J’ai centré l’interrogation de la philosophie de l’art sur l’énigme de la beauté, ce symbole peut-être indéchiffrable. C’est oublier que l’art et la beauté ne sont pas nécessairement liés, et que depuis plus de deux siècles (depuis la fin du XVIIe siècle et l'affirmation d'une esthétique propre au sublime), la laideur, et même ce qui inspire de l’horreur, peuvent être objets de l’art. Dans un essai fondateur publié en 1757, Recherche philosophique sur nos idées du sublime et du beau, le philosophe anglais Edmund Burke remarque la promotion esthétique de la laideur qui est indissociable du goût pour le sublime : « Je pense que la laideur sympathise assez avec l’idée du sublime » (« La laideur », partie III, section 21, p. 214). Un siècle plus tard, en 1857, Rosenkrantz publie son Aesthetik des Hässlichen (Esthétique de la laideur) qui proclame, de façon plus radicale encore, la valeur positive du laid. Au début du XXème siècle, l’expressionnisme dans les pays du Nord recourt de façon délibérée à la violence de la laideur, à la répulsion qu’elle inspire, à l’émotion puissante qu’elle fait naître. En vérité, la laideur a depuis toujours, semble-t-il, soulevé l’intérêt de l’artiste : les masques bouffons de la comédie antique et les personnages difformes qui les portent (ils nous sont parvenus par de petites statues en argile ou en bronze), les gargouilles de la cathédrale gothique (remarquons que ces figures grimaçantes sont toujours à l’extérieur, jamais à l’intérieur de l’église), les monstres de Jérôme Bosch (fin XVe-début XVIe s.), les têtes de Méduse (elles sont fréquentes dans l’art grec antique, mais on les retrouve dans la peinture classique : sur un tableau autrefois attribué à Léonard, aux Offices, sur un panneau du Caravage, aux Offices également ou sur une toile par Rubens, au Kunsthistorische museum de Vienne), ou bien encore les infirmes de Ribera (Le pied-bot du Louvre ou La femme à barbe de Tolède) et les nains de Vélasquez (Prado). Cependant, dans toutes ces œuvres, la laideur n’est que la contrepartie de la beauté, comme on oppose le style grotesque au style héroïque et sublime, ou bien la grimace des damnés à la sérénité des anges. C’est seulement au XVIIIe siècle que la laideur, et même ce qui inspire l’horreur, sinon l’épouvante, vaudra par elle-même, et non par référence à un modèle implicite de beauté. Se développe alors une esthétique qui ne sera plus celle du beau, mais celle du « sublime ». La laideur qui impressionne peut prétendre au sublime tout autant, sinon plus, que le beau qui charme. C’est ainsi que le Quasimodo de Victor Hugo est sublime, bien que difforme, et sa laideur vaut par elle-même, elle n’est pas seulement le faire-valoir de la beauté d’Esmeralda. Aucun texte n’est de ce point de vue plus significatif que celui que Hugo publie en 1827 en préface à sa tragédie Cromwell. Dans ce texte, Hugo dénonce ce qu’il y a de guindé dans le beau style du XVIIe, et ce qu’il y a d’affecté et de maniéré dans le bon goût du XVIIIe s. C’est le propre de l’esprit moderne, ajoute-t-il, de renverser ces normes trop contraignantes et d’élever à la dignité de l’art le laid comme l’horrible : « C’est de la féconde union du type grotesque et du type sublime que naît le génie moderne » ; « Le contact du difforme a donné au sublime moderne quelque chose de plus pur, de plus grand, de plus sublime enfin que le beau antique. » ; « L’imagination moderne sait faire rôder hideusement dans nos cimetières les vampires, les ogres, les aulnes, les psylles, les goules, les brucolaques et les aspioles. » ; « Une chose difforme, horrible, hideuse, transportée avec poésie dans le domaine de l’art, deviendra belle, admirable, sublime, sans rien perdre de sa monstruosité » (2). C’est ainsi que l’art ne se résume pas au seul effet de la beauté, il existe encore une paradoxale beauté de la laideur, un attrait de l’horreur que le romantisme mettra pleinement en valeur. L’art ne vise pas seulement le beau, il est plus encore puissance créatrice, démiurgique, et peut aussi bien engendrer des monstres.

            Pourtant, qu’il soit beau, qu’il soit laid, c’est toujours l’énigme du phénomène esthétique, l'acte même de sa radieuse apparition, qu’interroge la philosophie de l’art. De la beauté, nous savons du moins cela : qu'elle est le sujet du verbe apparaître. La grâce de la beauté comme le sublime de la laideur sont tous deux, et également, des sphinx dont tout le secret réside dans la seule splendeur de leur manifestation, présence sensible porteuse d’un sens énigmatique, symbole dont nous semblons avoir perdu le chiffre. Telle est bien la constante de toute philosophie de l’art : interroger l’apparence sensible, le phénomène, quand le phénomène, par sa simple rencontre, semble nous mettre en demeure de déceler la signification qui se représente en lui. Car toute beauté, toute laideur n’intéresse pas l’art, mais seulement celle qui fait signe, qui enseigne.

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NOTE

1- Théophile Thoré, dit « Thoré-Bürger », qui redécouvre Vermeer de Delft au XIXe siècle, surnommait ce peintre « le Sphinx » (Germain Bazin, Histoire de l’histoire de l’art, Albin Michel, 1986, p. 237). Dans le premier des trois articles qu'il publie dans La Gazette des Beaux-Arts d'octobre à décembre 1866, et dans lesquels il s'efforçait de reconstituer l'oeuvre oubliée de ce peintre, Thoré écrivait : « Je me risque donc devant le "sphinx", et peut-être dissiperai-je du moins une partie de l'ombre dans laquelle il posait son énigme à de rares curieux » (André Blum, Vermeer et Thoré-Bürger, Editions du Mont-Blanc, Genève, 1946, p. 86).

2- « Préface de Cromwell  », in Victor Hugo, Critique, Laffont, « Bouquins », 1985. Ces quatre citations successives se lisent aux pages 10 pour la première, 12 pour la deuxième et la troisième, et 41 pour la quatrième.