Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mis en ligne le 1-4-2017
Cette conférence a été prononcée à l'Opéra de Lyon le 12 février 2017

 

 

 

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DE L'IDEE DU BEAU A L'ESTHETIQUE

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Les Fantômes de l’opéra

            Dans les premières pages du Phédon – ce dialogue dans lequel Platon se remémore, et par là même commémore, l’ultime méditation de Socrate, parvenu au seuil de sa mort, condamné à boire la cigüe (que le texte ne désigne pourtant jamais sous ce nom, mais par le mot pharmakon, qui désigne à la fois le poison et le remède) – il y a, au tout début du récit, un épisode auquel on n’accorde peut-être pas assez d’importance : quand au lever du soleil les amis entrent dans la prison et rejoignent Socrate dans sa cellule, ils le trouvent en compagnie de sa femme Xanthippe et de leur enfant : « Dès que Xanthippe nous aperçut, ce furent des malédictions et des plaintes, comme les femmes ont coutume d’en faire : “Ah ! Socrate, voici la dernière fois que tes amis s’entretiendront avec toi, et toi avec eux.ˮ Alors, Socrate, tournant les yeux vers Criton : “Criton, dit-il, qu’on l’emmène à la maison !ˮ Et tandis qu’on l’emmenait, elle hurlait en se frappant la poitrine. » (60 a). Dans le Banquet, le véritable discours sur Eros est rendu possible par l’intrusion d’une femme, Diotime, prêtresse de Mantinée, dans l’assemblée des hommes ; dans le Phédon, la méditation sur la mort est inversement rendue possible par l’exclusion d’une femme, Xanthippe, dont Xénophon nous apprend, dans son Banquet, qu’elle était « la plus acariâtre des créatures passées et avenir » (II, 10). Socrate et Xanthippe forment dans l’antiquité un couple comique, le Socrate quotidien, accablé par les querelles de ménage, étant l’envers bouffon de la figure auguste du Philosophe. Le refoulement de l’hystérique Xanthippe, quand se ferme dans le Phédon le cercle des Sages, et avant que ne commence l’entretien philosophique, serait donc à mettre sur le compte de la misogynie des anciens Grecs : la femme, éternelle enfant, serait incapable d’accéder à la sérénité, à la maîtrise de soi sans laquelle l’exercice de la pensée ne peut s’accomplir. Pourtant, le texte suggère un autre sens : aneuphemeô signifie « pousser des cris d’horreur et de malédiction » ; boaô signifie « pousser un cri aigu et prolongé » ; koptô signifie « se frapper, se griffer la poitrine en signe de deuil ». Il ne s’agit donc pas d’un comportement incontrôlé qui troublerait la paix de la méditation, mais à l’inverse d’un comportement traditionnel, rigoureusement ritualisé : Xanthippe incarne la figure de la pleureuse, thrênêtria, celle qui chante, lors de l’exposition du cadavre sur le lit mortuaire, le thrène, c'est-à-dire le chant funèbre, chant de déploration psalmodié, les proches parents se lamentant en évoquant le disparu, le chœur des présents reprenant le verset en un  gémissement monodique, une longue plainte modulée et continue. La femme, qui est, dans l’imaginaire antique, la gardienne des seuils – puisqu’au seuil de la vie, c’est elle qui donne le jour, et qu’au terme de la vie, c’est encore à elle qu’il appartient de faire la toilette du mort et de veiller aux rites funéraires – est en communication avec les morts. De même que Xanthippe n’est pas, au début du Phédon, un simple personnage de comédie, de même les pleureuses – des professionnelles que l’on engageait pour le cortège funéraire – ne sont pas de simples figurantes qui feignent les larmes, mais plutôt des magiciennes qui ont commerce avec l’au-delà et font entendre parmi les vivants les plaintes, les gémissements qui résonnent dans les galeries souterraines de l’Hadès, les morts, les pauvres morts, exilés dans l’autre monde, ayant, comme on sait, « de grandes douleurs ». Pour Platon, la pleureuse est, comme l’artiste mimétique, sorcière qui sait l’art de convoquer les absents dans le cercle de la présence, de retourner les trépassés en revenants, de rendre visible l’invisible. C’est ce charme, qui fait croire à la réalité du simulacre, à la présence réelle de l’apparition, à la réalité du fantôme, que Platon critique sous le nom d’art mimétique. Le mimétisme de la pleureuse fait parvenir jusqu’aux oreilles des vivants les gémissements et les plaintes de ceux qu’Hermès, le dieu psychopompe, conduit au royaume des ombres, bien loin du soleil des vivants.
            Le thrène, soit la litanie des lamentations reprises par le chœur en écho, est, comme tous les chants, placé sous le patronage des Muses, et plus encore sous celui de leur mère commune : la déesse Mnémosyne, allégorie sans mythe (nous ne savons d’elle que son union avec Zeus, neuf jours de suite, et son accouchement au bout d’une année des neuf Muses), personnification de la Mémoire. Une Mémoire ancienne, dont nous avons perdu la mémoire. La longue supplication du thrène, qui fait croire à l’apparition du revenant, par la voix gémissante mais non par l’image (les fantômes n’ont pas de visage, mais ils ont une voix), prend sa source dans une mémoire elle-même magique, qui a valeur d’invocation des morts, d’incantation des disparus. La mémoire dans la Grèce archaïque est une véritable magie, une descente aux enfers qui a la vertu de redonner vie – un semblant de vie – aux ombres dolentes qui se traînent dans les labyrinthes de l’Hadès. Mnémosyne n’est pas simple remémoration du passé, elle est possession et divination. L’aède inspiré par la Muse, tel le prophète possédé du dieu qui s’est emparé de lui, est lui-même emporté dans le monde souterrain, où l’attendent les héros disparus, et la puissance de son verbe les arrache à l’oubli et les élève dans la lumière de l’épopée, qui est le chant par lequel tous communient en redonnant vie aux exploits des grands ancêtres. Et c’est en ce sens que l’art de l’aède est un art de Mémoire, magie qui fait revivre les morts par le souffle du chant et le rythme du vers, une sorcellerie incantatoire qui n’a rien à voir avec la récitation d’un texte ne varietur, appris « par cœur », mais qui a le pouvoir surhumain de redonner vie à la fable en la réinventant chaque fois avec l’ivresse de la première fois. C’est cette mémoire vive, mémoire créatrice animée par le souffle de la déesse, que l’écriture, cette mémoire morte, simple répétition, exténuera et abandonnera à l’oubli. Ce n’est pas pour les garder en mémoire que les Grecs, au VIe siècle, consignent par écrit les chants homériques, mais c’est à l’inverse parce que la source se tarit, parce que le souffle de la déesse n’inspire plus les mortels.
            A la mémoire mimétique de l’aède, qui fait croire à la résurrection des morts, Platon entend opposer une autre mémoire, une mémoire philosophique qui trouve sa source dans l’esprit lui-même, l’esprit ne comptant que sur ses seules ressources, et non plus sur la transe qui fait du rhapsode le possédé d’un dieu, perdant dans ce vertige la mesure de l’humain. Il s’agit en quelque sorte pour la philosophie de se réapproprier la mémoire, qui est la mère de toute connaissance, d’apprendre à l’esprit à puiser en lui-même, et non à céder aux forces surhumaines qui l’enivrent et le subjuguent. C’est pourquoi la philosophie commence nécessairement quand se taisent les oracles et leurs prophètes. Dans le silence qui s’établit alors, l’esprit peut se recueillir en lui-même, apercevoir dans la caverne intérieure de la pensée la lumière d’un soleil intelligible et se ressouvenir de la puissance infinie de connaître qui gît dans la conscience de soi. La réminiscence philosophique est d’abord réminiscence, par la pensée, de sa propre puissance. La recherche de la vérité est pour Platon la chasse au trésor intérieur (en Phédon, 66 c, Platon fait de la philosophie la « chasse de l’Etre ») qui repose dans le temple intelligible, archétype de tous les temples matériels, d’Apollon, le dieu qui recommande à ses fidèles de se connaître eux-mêmes et qui, par son oracle de Delphes, reconnaît en Socrate le plus sage des hommes. A la mémoire mimétique (Mnémosuné) qui descend au royaume des morts (Nekyia), qui épouvante et fascine à la fois par le frisson de l’au-delà et le désir de la résurrection, Platon oppose une mémoire dialectique (Anamnésis) qui permet à l’esprit de progresser en ne se fiant qu’à sa propre lumière, en demeurant au plus près de lui-même. Une musique harmonieuse, que Platon place évidemment sous le pouvoir d’Apollon et de sa lyre, obéissant aux cadences les mieux mesurées, aux tons les plus consonants, aux formes les mieux déterminées, réconciliera l’âme philosophique avec elle-même, et lui donnera la juste mesure pour penser par elle-même.
            A l’inverse, l’âme dionysiaque, par exemple celle de l’aède enivrée par la déesse, dépossédée d’elle-même, fera entendre des chants étrangement dissonants, des lamentos informes, des glissandos gémissant, des discordances qui semblent venues du jardin des supplices – mais qui parfois ressemblent à s’y méprendre aux soupirs qu’on entend dans le jardin des délices. Et c’est pourquoi, au livre III de la Politeia, Platon condamne avec sévérité les nourrices qui racontent des histoires de l’au-delà et font frémir les enfants par le récit des descentes aux enfers. Le philosophe met l’âme en garde contre les bruits qui auraient le pouvoir de la mettre hors de ses gonds, et qui sont comme les prémisses de la possession : les hennissements des chevaux, les mugissements des taureaux, le murmure des rivières, le fracas de la mer, le bruit du tonnerre, des vents, de la grêle, des essieux, des poulies, des trompettes, des flûtes, des chalumeaux, le bêlement des chèvres, des moutons ou le cri des oiseaux (397a). C’est ainsi que la contagion mimétique emporte l’humain dans l’inhumain, et le fait finalement sombrer dans la bestialité. Que cette leçon soit réaffirmée à l’entrée du Phédon, par le refoulement de la pleureuse, ne vient par hasard. Le philosophe doit en premier lieu procéder à un rite de purification,  il doit surmonter l’épouvante des apparitions, les cris de panique de la terreur, il doit dissiper le sortilège mimétique pour se mettre à l’écoute du silence, de l’énigme de la mort en laquelle tous les vivants sont destinés à s’effacer et disparaître. La méditation entreprend dans ce dialogue de dédramatiser la mort pour en faire apparaître toute la puissance de questionnement. Platon veut effacer le masque du Croquemitaine qui fait peur à l’enfant qui demeure en nous, pour nous ouvrir à l’immensité du silence qui environne de toutes parts l’îlot de notre vie (Phédon, 77e). Toute philosophie commence par l’incompréhensible, et le plus incompréhensible est, selon Platon, pour nous autres hommes, l’amour (Banquet) et la mort (Phédon), ces deux aiguillons de la pensée.
            Remarquons, avant d’aller plus loin, combien cette structure double qui articule le passé avec sa remémoration, le refoulé latent avec le chant manifeste, ou bien encore les morts avec les vivants, correspond au schéma autour duquel, selon Nietzsche, se construit la machine opératique, et tout particulièrement l’opéra wagnérien, cet appareil sonore apte à faire naître, de la mémoire des peuples et des nations, les figures mythiques qui la hantent depuis un lointain passé. On sait comment le jeune professeur de philologie, nouvellement nommé à la chaire de l’université de Bâle, se fit connaître par un essai publié dans les derniers jours de l’année 1871, et qui fit aussitôt scandale dans les cercles savants : La Naissance de la tragédie née de l’esprit de la musique. C’est dans cet ouvrage que Nietzsche fait de la tragédie antique l’enfant des noces mystérieuses de deux instances originaires : l’ivresse dionysiaque et la forme apollinienne. Ce texte à la fois génial et chaotique, qui prétend méditer sur l’origine de la tragédie grecque, et qui se réclame en vérité tout autant de Schopenhauer que des opéras de Wagner, dont Nietzsche est à l’époque un admirateur passionné, conjugue la possession dionysiaque, de laquelle naît le flux musical, à la forme apollinienne, qui la traduit sur la scène en figures plastiques. On peut lire tout l’essai de Nietzsche comme une méditation sur les difficultés de la mise en scène d’opéra : comment rendre visible la musique, comment transposer le chant issu de l’orchestre dans les personnages qui l’incarnent sous les feux de la rampe ? Dans cette analyse qui doit beaucoup à Schopenhauer, la puissance obscure que Nietzsche attribue énigmatiquement au dieu Dionysos est à la fois « le fond souterrain » qui se manifeste dans le spectacle des apparences, ou « voile de Maya », la « souffrance originaire », le « fond mystérieux de notre être », « le tréfonds le plus intime des choses », « l’abîme le plus enfoui »,  « la Mère de l’Etre »… Elle est la source vive du chant lyrique, la plainte de la volonté suppliciée par le devenir, tel Ixion enchaîné à sa roue. C’est de cet abîme que seraient issues toutes les créations de l’art, qui métamorphosent le délire dionysiaque, mi-souffrance, mi-extase, dans la perfection sereine des belles formes apolliniennes. C’est ainsi, écrit encore Nietzsche, que le travail du désir inconscient donne lieu aux figures du rêve. En écrivant ces pages, Nietzsche pense à l’opéra wagnérien – on sait qu’à Bayreuth (la construction commence en 1872, l’inauguration n’aura lieu qu’en 1876) l’orchestre est dissimulé dans la fosse et la scène est comme la manifestation mythique du chant qui s’élève des profondeurs – et entend montrer, conformément à la pensée de l’auteur de Tristan (unique opéra cité dans La Naissance de la tragédie), que le « drame musical » retrouvé par Wagner est en vérité la résurrection de l’art antique, depuis longtemps oublié, de la tragédie des anciens Grecs. En cela, Nietzsche reste fidèle à la pensée de son maître : dans un texte de jeunesse, L’Art et la révolution (1849), Wagner affirmait déjà que la tragédie antique, source vive de l’opéra des modernes, naissait de la conjonction d’Apollon, principe d’individuation et de perfection formelle, avec Dionysos, soit l’enthousiasme qui fait communier l’individu avec le tout, articulés l’un à l’autre comme la scène à l’orchestre.
            En vérité, rien de bien nouveau sous le soleil : l’opposition wagnérienne (non nietzschéenne) d’Apollon et de Dionysos recoupe l’opposition kantienne du beau et du sublime et, par ailleurs, c’est depuis sa naissance, dès les premières années du XVIIe siècle, que l’opéra reconnaît dans la tragédie antique le modèle oublié auquel il entend redonner vie. Pourtant, Nietzsche voit plus loin, ou plus profond : la dualité des principes apollinien et dionysiaque se fonde sur un monde souterrain, pulsionnel et informulé, une souffrance ancienne qui est aussi possession et délire, vertige et plainte. N’est-ce pas là une autre interprétation du vieux mythe de la descente aux enfers ? Pour Platon comme pour Nietzsche, il s’agit de hisser dans la lumière le fond obscur de la douleur ou de l’extase. Pour Platon, cette élévation est une catharsis, une purification qui sublime une hantise en idéalité. Pour Nietzsche, cette interprétation est une esthétisation qui métamorphose la voix venue des profondeurs dans le spectacle chatoyant des phénomènes. Il s’agit d’exprimer une profondeur par la lumineuse beauté d’une surface. C’est donc, aux yeux de Nietzsche, parce qu’ils sont les inventeurs de la tragédie que les Grecs sont, plus que d’autres, maîtres en l’art d’être « superficiel par profondeur » (avant-propos à la deuxième édition du Gai Savoir, 1886). C’est pourquoi l’opéra est pour Nietzsche l’art suprême, une œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk), puisqu’il montre à l’œuvre les mécanismes qui sont ceux de toute création, l’alchimie de la douleur qui transpose la lamentation informe du deuil dans la modulation scandée du chant lyrique et dans les personnages de légende qui sont chargés l’incarner sur le théâtre. Nietzsche en ce sens réhabilite la magie mimétique qui sait l’art de rendre visible l’invisible, et de faire paraître dans la lumière du jour les forces les plus profondes qui gisent dans la nuit de l’inconscient.
            Certes, Wilamowitz, le meilleur helléniste de son temps, n’avait pas vraiment tort quand il dénonçait le salmigondis schopenhauero-wagnérien dans lequel Nietzsche avait noyé la question si difficile des origines de la tragédie. Pourtant, Nietzsche, fasciné par la mélodie océanique et le chant d’amour et de mort qui s’élève de Tristan, ne se trompait pas quand il référait l’opéra à la double structure de la tragédie antique, entre l’invisible et le visible, le fond dionysiaque qui se perd dans les ténèbres et sa représentation manifeste par le masque et par le chant. A l’époque où Nietzsche rédige son essai, cela fait deux cent soixante ans que les théoriciens comme les créateurs de ce qu’on nommera, vers le milieu du XVIIe siècle, l’« opéra », placent leur art sous le patronage de la tragédie antique. Monteverdi nommait lui-même l’Orfeo, le plus remarquable des tout premiers opéras, joué à la cour de Mantoue en 1607, favola in musica, plus qu’une « fable en musique » : un mythe antique ressuscité par le charme de l’incantation. Dès la fin du XVIe siècle, se constitue à Florence, autour du comte Giovanni di Bardi, un cénacle de nobles humanistes, grands admirateurs de l’antiquité, et désireux de retrouver les inflexions des voix chères qui se sont tues. La Poétique d’Aristote, redécouverte à la renaissance, évoque un accompagnement musical et dansé de la représentation tragique, et suggère que le dithyrambe dionysiaque, qui est un chœur religieux, se trouve à l’origine de l’art tragique. Ces indications stimulent les imaginations savantes dans leur désir de régénérer le grand art perdu. En outre, la poésie des anciens, fondée sur l’accentuation et le rythme, et non sur la rime, fait rêver et suggère une langue sonnante, accentuée, vibrante, expression de la vie intense de nos lointains ancêtres, en comparaison desquels nous ne sommes que des pygmées (1). Retrouver le « parler chantant », le parlar cantando, qui animait autrefois les orateurs et les héros, c’est retrouver l’accent de l’antique vertu qui permettait à l’acteur tragique, comme à celui qui osait prendre la parole en présence de l’assemblée, de se faire entendre simultanément de plusieurs milliers d’auditeurs. Le chant tragique, à l’inverse de nos langues analytiques, sans accents, plus cérébrales que poétiques, redonnera vie à la force expressive des passions qui brûlaient le cœur des anciens avec une véhémence dont nous n’avons plus même l’idée (stile rappresentativo). Il s’agit donc bien de descendre aux enfers (inferi), c'est-à-dire dans le monde souterrain, pour ramener sur la scène de la représentation, sous la lumière du soleil, la grande voix de l’héroïsme antique que les siècles ont peu à peu ensevelie dans le silence. Le schéma de Platon – qui voulait substituer à Mnémosuné, mère des Muses, source souterraine et plus qu’humaine de toute inspiration, Anamnésis, la réminiscence de la pensée devenue attentive à sa seule lumière – comme celui de Nietzsche – qui voulait redonner vie à l’ancien dithyrambe dionysiaque pour qu’il se déploie avec grandeur sur la scène du grand jour apollinien, tant par l’expansion de la voix que par la beauté des formes – correspond bien à la structure qui préside à la naissance comme à la définition de l’art de l’opéra.
            Il est remarquable que les tout premiers opéras – l’Euridice de Jacopo Peri créé en octobre 1600 au palais Pitti lors d’une fête princière, l’Euridice de Caccini créé également au palais Pitti en 1602 à l’occasion des noces de Marie de Médicis avec Henri IV, et surtout le plus célèbre d’entre eux, sur lequel nous allons nous attarder, l’Orfeo du grand Claudio Monteverdi, créé en 1607 dans le théâtre du palais des ducs de Mantoue – choisissent tous un seul et même thème : celui de la descente d’Orphée aux enfers, et de sa tentative, qu’on ne veut pas croire infructueuse, pour arracher Eurydice au monde des morts, pour redonner vie à la voix de l’enchanteresse. Ainsi peut-on dire que l’opéra, en naissant, se représente à lui-même l’entreprise qui l’inspire : Orphée descendant aux enfers, c’est l’opéra qui remonte à sa source tarie depuis l’antiquité pour la faire jaillir à nouveau dans les temps modernes. C’est la musique se représentant à elle-même. Aussi Monteverdi a-t-il confié le prologue de sa favola in musica à Musica elle-même, le livret d’Alessandro Striggio se différenciant par là très consciemment de celui de l’Euridice d’Ottavio Rinuccini, commun aux deux opéras de Peri et Caccini, dans lequel c’est la Tragédie personnifiée, et non la Musique, qui ouvre le spectacle chanté. L’acte I de l’Orfeo se déroule dans un âge d’or idyllique en dehors de l’histoire, les accents joyeux de l’épithalame – un chant qui célèbre les noces d’Orphée avec Eurydice – accompagnés de danses, éclatent dans une sorte de pastorale aux accents à la fois archaïques et virtuoses, dans une nature resplendissante où tout n’est qu’harmonie, allégresse et dilection.
            Tout commence vraiment avec l’acte II, quand arrive Silvia, la messagère (« Silvia dolorosa »), qui vient annoncer la mort en ce jardin : un « serpent perfide » – venu de la Genèse (mais aussi d’Ovide) pour s’insinuer dans ce décor païen – a piqué au talon la belle Eurydice : La tua diletta sposa è morta ! Orphée, prostré, garde un moment le silence. La péripétie – ce retournement de l’action du pour au contre dont Aristote faisait l’axe du développement tragique – marque plus qu’un changement de décor : la naissance d’un nouveau monde. La mort d’Eurydice transporte la musique du cosmos ordonné des anciens dans l’univers infini des modernes, elle creuse dans le paradis de l’idylle, dans la platitude de l’âge d’or, la profondeur de l’histoire et du temps, elle étend sur le monde solaire de la pastorale l’ombre portée du désir et de l’angoisse. Musicalement, on passe d’un saut de la prima prattica à la seconda prattica, et c’est alors seulement que Monteverdi devient pleinement lui-même. Nous étions, au premier acte, dans l’une des joyeuses bacchanales que célébrait le premier Titien (2) ; nous nous trouvons subitement transportés dans les ténèbres toujours ambiguës du Caravage. Remontant à sa source ancienne, la musique se ressouvient de la terreur et de la pitié (les derniers mots de la messagère sont pietade e spavento, pitié et effroi) qui accompagnent, selon Aristote, le spectacle tragique. A l’échelle diatonique succède l’échelle chromatique, par dièses et bémols, qui excelle pour l’expression des intermittences du cœur et des syncopes de la passion. Aux ritournelles à plusieurs voix des bergers succède un chant en solo né du silence et de la solitude infinie en laquelle Orphée est désormais perdu, chant de deuil et de lamentation, accompagné de l’orgue qui scande la basse continue. Le chant mime la douleur, le lyrisme retrouve la magie mimétique, l’incantation de la voix implorante, celle de l’antique pleureuse. Au jour apollinien succède la nuit dionysiaque. Silvia inconsolable chante : « Funeste chouette, je fuirai à jamais le soleil », et Orphée lui-même, le chanteur solaire, est déterminé à fuir la clarté des jours : « Adieu, Terre, adieu, Ciel et Soleil, adieu ». Nous sommes passés de l’épithalame au De profundis, du jardin sans profondeur à l’abîme de ténèbres qui ouvre à la musique la gamme des sonorités inouïes et déchirantes : « J’irai sans crainte au plus profond des abîmes, a più profondi abissi », chante Orphée dans un extraordinaire arpège qui mime la descente aux enfers. Ce sommet musical est l’acte de naissance de l’art lyrique.
          L’acte III nous transporte immédiatement aux enfers : Speranza conduit Orphée jusqu’au seuil, puis l’abandonne en vertu de la maxime dantesque : « Lasciate ogni speranza, o voi ch’entrate ». Enfer de Dante, de Virgile aussi, mais non d’Homère (qui ignore Charon), royaume des ombres vagissantes et des larves informes. Orphée lui-même chante depuis l’au-delà, et son chant exprime à la fois la léthargie de la mort et la brûlure de la passion : « Je ne suis pas vivant, car depuis que la vie s’est enfuie / De ma chère épouse, mon cœur n’est plus en moi / Et comment pourrais-je vivre sans cœur ? ». Son chant d’imploration ou de déploration se heurte à l’insensibilité de Charon, le nocher d’enfer qui lui refuse le passage. Le carmen de la séduction ayant échoué, Orphée tente alors l’envoûtement magique : les cordes et l’orgue jouent le plus doucement possible, comme si la musique elle-même tombait dans le « comma ». Le silence de l’enfer n’est pas sans rapport avec le sommeil et les rêves. Charon, qui est une ombre et retourne au pays des ombres, doucement s’endort (« par les cloîtres obscurs où sont les larves, les serpents et les monstres » : livret non chanté), tandis qu’Orphée dans son chant se désigne lui-même comme un mort, une âme en peine (« Devrais-je donc à jamais errer, tel le spectre malheureux d’un cadavre sans sépulture, privé du ciel comme de l’enfer »). L’orgue seul accompagne le chant d’Orphée qui, profitant du sommeil de Charon, passe l’Achéron. Dans l’acte IV, Orphée arrache Eurydice aux enfers. Non par le charme de son chant, mais par celui de la reine des Enfers : Proserpine, sensible à sa « suave lamentation », a pitié de l’amant et convainc son époux Pluton de libérer Eurydice, par un chant séducteur, lumineux et amoureux (serait-ce déjà la voix de Poppée ?). La magie de l’enchanteresse est plus puissante que celle de l’enchanteur.
            Pourquoi le tabou du regard ? Eurydice est une voix, elle n’est pas encore un visage. On peut évoquer, avec Platon, le mouvement de la réminiscence, qu’il ne faut pas figer par le regard de l’entendement avant que son avènement ne soit accompli. L'âme se tait quand l'esprit la regarde. Ainsi la madeleine chez Proust : se fixer sur l’objet même fige, par arrêt sur l’image, le lent développement de la révélation. Je ne dois pas regarder ce qui vient pour le laisser venir de son propre mouvement. Il faut se retenir d’anticiper le désir pour ne pas en contrarier l’éclosion. Le chant lui-même suppose certes beaucoup de maîtrise, mais aussi le courage de se laisser aller, de se laisser enchanter par sa propre voix. A l’inverse du comédien, il me semble que le chanteur lyrique n’est pas paradoxal, et ne peut chanter qu’à la condition d’éprouver lui-même l’émotion que son chant exprime. La musique fait entendre le privilège de l’oreille sur l’œil : la vue est idolâtre, elle fige en masque le visage de la mal-aimée, dans une sorte d’hypnose narcissique. Le regard d’Orphée est médusant parce qu’il est un regard d’amour fou. Orphée, simultanément et contradictoirement aveuglé par l’orgueil de son triomphe (le dieu des enfers lui cède Eurydice) et altéré par son peu de foi (« Tandis que je chante, qui m’assure qu’elle me suit ? »), se retourne presque aussitôt et perd à nouveau Eurydice. On pense au moment où Tandrède ôte son casque à Clorinde, pour la voir mourir en un ultime baptême d’amour (« Ahi vista! ahi conoscenza! » : ainsi chante Eurydice avant de disparaître à jamais : Ahi, vista troppo dolce e troppo amara). Eurydice meurt littéralement d’amour, comme si l’amour et la mort aspiraient au même silence : Cosi per troppo amor dunque me perdi ? « C’est ainsi que tu me perds pour m’avoir trop aimée ? » Seconde mort, chantée pour ainsi dire « en direct » : Dolce t’en vai, mia vita ? « Où t’enfuis-tu, ma vie ? », chante Orphée. L’amour se dissipe comme un rêve qui n’appartient pas à ce monde et retourne dans l’autre monde (Sogn’o vaneggio ? « Songe ou délire ? »). Orphée, qui se croit dupé par le dieu, insulte Apollon, c'est-à-dire la lumière du soleil – le voici passé du côté des ténèbres dionysiaques : Qual occulto poter […] mi conduce a l’odiosa luce, « Quel puissance obscure me conduit malgré moi vers la lumière haïe ? » (ce sont les derniers mots de la scène). L’amour reconnaît dans le monde des morts son véritable royaume. La continuité mélodique est comme dissociée, désintégrée par la douleur.
            Dans le dernier acte, l’acte V, Orphée, réduit au deuil et à la solitude, chante avec l’écho de sa voix, comme si la passion amoureuse devait en fin de compte se résoudre en un soliloque vain. Musique des larmes, don des larmes : « Mes yeux sont désormais changés en deux sources de larmes ». Monteverdi invente la musique qui pleure, elle coule par dièses et bémols et se défait en se modulant. La fin est plus conventionnelle : elle évoque le poète déchirée par les Furies, et maudissant toutes les femmes, concession à la légende traditionnelle. Apollon, deus ex machina, met fin à ce délire et ravit au ciel Orphée parti rejoindre Eurydice dans les étoiles. Après tout, la fable ne doit être qu’un divertissement de cour, et ne saurait conclure sur le ton de la mélancolie. Pourtant, à l’inverse du livret d’Ottavio Rinuccini, le livret de Striggio, que suit Monteverdi, exile à jamais Eurydice chez les morts, et se refuse la facilité de la clémence de Pluton, qui consentirait à rendre l’amante à l’amant et la morte au vivant.
            L’incantation des fantômes qui errent dans les enfers ne saurait s’achever sur ce constat d’échec. Eurydice demeure chez les morts mais l’opéra de Monteverdi est prodigieusement vivant, le stile rappresentativo réussit admirablement à rendre présente l’émotion amoureuse, à redonner le souffle et la vie au désir le plus intense. Il y a dans la voix chantante une ivresse singulière, une présence unique de soi à soi-même, comme si le chant naissait de la voix envoutée par sa propre puissance, le larynx devenant tuyau d’orgue en lequel oscille et résonne le souffle de la vocalise. Il semble que jamais la pensée ne soit plus proche de son expression, de son incarnation pour une fois parfaitement réussie, comme si la Diva donnait toute son âme dans son chant. La voix est la phénoménalité de l’âme, l’expansion dans le volume sonore de l’intimité la plus secrète. « Entendre » a le double sens de percevoir un son et de comprendre un sens. C’est ainsi que la voix s’entend elle-même, par une sorte d’auto-affection, elle jouit de sa propre profération, s’alimentant à sa propre source, finalité sans fin, circularité de la « cause de soi » – selon les théologiens une dignité qui ne convient qu’à Dieu seul. Ceux qu’on nommait autrefois les « sourds-muets » ne sont muets qu’en raison de leur déficience auditive : je ne saurais parler, et moins encore chanter, si je ne m’entendais parler et chanter. Je m’entends parler quand ma pensée résonne à l’unisson avec les mots que je prononce, ne faisant ainsi qu’un avec moi-même ; je m’écoute parler quand je pose à l’inverse ma voix comme celle d’un autre, dont j’affecte l’accent. Et c’est parce que je m’entends parler que ma voix est singulière, qu’elle est le plus intime sceau de mon identité – le temps flétrit les visages mais je reconnais l’ami que je n’ai pas vu depuis vingt ans au seul son de sa voix, intacte, immédiatement identifiable. Et c’est aussi la raison pour laquelle la mue de la voix incarne de façon saisissante le trouble de l’identité qui accompagne le passage de l’adolescence. La voix n’est pas l’expression de la subjectivité, elle est la conscience elle-même, je n’ai pas une voix, je suis ma voix et il ne saurait y avoir de conscience sans voix, voix chantante, voix parlante ou voix intérieure, celle de la lecture silencieuse ou du soliloque secret. L’ivresse du chant accomplit, mieux que tout autre, l’impératif du présent cher à Nietzsche, qui nous commande de devenir ce que nous sommes, c'est-à-dire de vivre entièrement le présent de notre présent, sans errer dans des temps qui ne sont pas les nôtres, sans nous éloigner du don de l’existence actuelle. « L’une des raisons du puissant attrait exercé par l’opéra, écrit Jean Starobinski, tient à la façon dont il transforme les enchantements du passé légendaire en un enchantement actuel, risqué à la crête de l’instant où se déroule l’action et où s’entend la note chantée. La singularité de l’opéra est d’offrir des présences corporelles intensément vouées à la représentation d’un destin déjà fixé » (Les Enchanteresses, p. 12). L’opéra ne saurait donc en rester à la nostalgie de la voix endeuillée, au lamento de l’abandon, celui d’Orphée à jamais séparé d’Eurydice ou, pour rappeler quelques-uns des plus beaux madrigaux de Monteverdi, le lamento d’Ariane qui se meurt d’avoir été délaissée par Thésée, le lamento de la nymphe qui respire avec le souffle du  chant, et plus encore le long et complexe lamento de la SestinaLagrime d’amante al sepolcro dell’amata – à lui seul composant un acte entier d’opéra. La suavité du chant fait de la déploration une véritable jubilation, la jouissance intime et profonde d’une voix qui s’enchante de son propre mélisme, qui vit d’expirer dans le souffle du chant. L’opéra transfigure le deuil, il triomphe de toute nostalgie par la célébration d’un présent dilaté par la vibration, à la fois puissante et précaire, de l’incantation. Il ne ressuscite pas les fantômes du passé, il ne redonne pas vie à l’ancienne tragédie, il crée un art nouveau, un art du temps présent, l’affirmation d’un moi chantant qui accède à la plénitude de la conscience de soi, et qui exulte de son triomphe.
            Aussi fallait-il que, trente-cinq ans après Orphée, Monteverdi compose Le couronnement de Poppée (1642). Au deuil qui afflige le prince des poètes, succède la consécration de la reine, le couronnement de l’enchanteresse. Les remords de l’enfer, le labyrinthe ténébreux en lequel s’égarait Orphée à la recherche de la moitié de lui-même, ont disparu, le royaume des ombres est exorcisé par le charme, le carmen du chant. Il n’y aura plus désormais de fantômes dans l’opéra. Deux êtres d’un cynisme absolu, Néron et Poppée qui n’hésitent pas un instant à bannir ou à assassiner tous ceux qui osent faire obstacle à leur jouissance, chantent longuement, suavement, l’ivresse de leur étreinte, étreinte des voix qui fusionnent dans le duo ou se font écho dans le dialogue. Le duo final de Poppée (Monteverdi n’en serait pas l’auteur) est une sorte d’écho perpétué, la parfaite correspondance d’une voix qui se dédouble pour fusionner avec elle-même : Pur ti miro, pur te godo, pur ti stringo, pur ti annodo, Più non peno, più non moro : « Enfin je te vois, enfin je jouis de toi, enfin je te serre, enfin je t’enlace ; je ne souffre plus, je ne meurs plus… ». La mort même est conjurée. L’opéra célèbre la béatitude d’un présent perpétué par la grâce du chant, il glorifie, à la manière des modernes, la pure jouissance de vivre, ici et maintenant. La voix chantante envahit toute la scène et chasse la danse, qui occupait pourtant une place importante dans l’Orfeo. L’expression de la passion amoureuse – le cantar d’affetto – incarne merveilleusement le présent que nous sommes, et par le chant chacun devient en effet pleinement ce qu’il est à présent. L’opéra réussit le rêve esthétique formulé par Nietzsche – transposer le latent dans le manifeste et la profondeur sur la surface – puisque l’âme de l’enchanteresse semble tout entière se déposer sur ses lèvres frémissantes. « Suavité » de la voix amoureuse, triomphe de la suavitas, ou suavitudo, en italien soavità, doux, agréable, mais aussi suavium, lèvres tendues pour le baiser, et suaviolum, baiser tendre, ou suavior, embrasser. Les Latins connaissaient encore suaviloquentia pour désigner une éloquence douce, harmonieuse, mélodieuse. La « suavité », c’est évidemment la voix qui jouit de s’entendre elle-même dans la plénitude de sa résonance intérieure ; mais c’est encore la voix adressée à celui qu’on a jugé digne d’en recevoir le don, l’offrande amoureuse qui se donne sans réserve. Le chant se fait ainsi le rêve esthétique d’une totale donation, il expire sur les lèvres de Poppée et se meurt en baisers. « Quelle douceur, Seigneur, quelle suavité as-tu trouvées la nuit passée aux baisers de ma bouche ? » Il s’agit de fondre d’amour dans le mélisme du chant : Tu vai, Signor, tu vai, nell’extasi d’amor delicando : « Tu fonds, seigneur, tu fonds dans l’extase de l’amour » dit à Néron Lucain, dans la scène orgiaque qui chante le blason du corps de Poppée, avec une insolence d’autant plus provocante qu’elle succède immédiatement à l’assassinat de Sénèque. Et c’est Poppée qui répond à Néron envouté : « Come le parole le odo, come baci io le godo : je les entends comme paroles et j’en jouis comme baisers ; de tes mots bien-aimés, le sens est si suave et si vif que, non contents de caresser mon ouïe, ils viennent imprimer sur mon cœur des baisers. » En présence de Néron, Poppée semble toujours sur le point d’expirer, à tout instant elle se meurt d’amour : « Ah ! Je  sens expirer, je sens mourir mon âme ! ahi, perir, ahi, mancar quest’alma io sento ». Poppée ne cesse de mourir en se donnant et de renaître pour mourir à nouveau : « Je suis encore languide, et mon esprit défunt, ressuscité dans les douceurs, pour mourir à nouveau, étreint son cher Néron, et l’adore ». Poppée est d’autant plus languissante qu’elle semble plus aimante. Toute son âme s’offre amoureusement, et le baiser devient alors véritablement mortel puisqu’il cueille sur les lèvres tremblantes, frémissantes, le dernier souffle de la mourante. D’où l’éloge de la bouche (le duo de Néron et Lucain, II, 5), qui fait de toute voix baiser et de tout baiser l’exhalaison d’un chant. Néron va jusqu’à rêver être le souffle exhalé de la poitrine de son idole, pour pénétrer jusqu’au secret de son cœur palpitant : « Ah ! Pourquoi ne suis-je pas élément respirable et subtil ? J’entrerai, mon amour, dans cette bouche aimée, je passerai cet huis de rubis pour baiser en cachette un cœur divin ! ». Plus de réserve, plus de secret, plus d’« enfer » : Poppée n’est plus qu’une chair palpitante et offerte.
            A-t-on pour autant véritablement exorcisé les remords de l’enfer et la lamentation de l’antique pleureuse, possédée par les voix de l’au-delà ? L’offrande amoureuse n’est qu’un faux-semblant, et le spectateur érudit sait que la courtisane est destinée à mourir enceinte, rouée de coups par l’empereur enragé (Suétone). Poppée ment, elle redevient elle-même dès que Néron la quitte, et avoue à sa grotesque nourrice, Arnalta, sa seule confidente, qu’elle n’a de vraie passion que pour le trône et désire, plus encore que l’amour de Néron, la mort d’Ottavia, qui laisserait le titre vacant. Tous les chants d’amour de la courtisane sont travaillés par un envers cruel, la rage du pouvoir, le cynisme absolu de la conspiratrice prête à tout pour parvenir jusqu’au trône… Ce qui laisse entendre que les aveux les plus bouleversants de l’amour ne sont que des simulacres. Le don total de l’âme dans le souffle du chant lyrique n’est donc qu’un songe amoureux, une rêverie esthétique qui se dissipe cruellement au réveil. L’utopie de l’unité retrouvée que semble incarner la béatitude de la voix chantée se brise par le dédoublement des personnages, cœurs bifides, voix duplices qui jouent sur un double registre. Poppée n’est pas seule ambivalente : tous le sont. Sénèque à la fois héroïque et pontifiant, Drusilla à la fois innocemment amoureuse d’Othon et se réjouissant sadiquement de l’assassinat de sa rivale Poppée, Othon disant son amour pour Drusilla alors qu’il a encore Poppée dans le cœur, Ottavia désemparée et implorante, mais n’hésitant pas à menacer Othon de chantage s’il n’assassine pas Poppée… Toute vie, par son intensité même, est déchirée, et c’est peut-être pour cette raison qu’elle chante, pour se donner l’illusion de l’unité retrouvée… Finalement, le seul personnage qui ne soit jamais duplice, c’est paradoxalement Néron lui-même, qui agit comme par hypnose amoureuse, sous le charme de l’enchanteresse. Seul l’empereur peut demeurer identique à lui-même, précisément parce qu’il n’est jamais lui-même, mais l’Autre, l’idole qui le possède. Chaque scène amoureuse est comme redoublée dans le miroir de la farce, comme Poppée dans son double grotesque : sa nourrice Arnalta. Dès l’ouverture, au dialogue impertinent et comique des deux soldats qui montent la garde devant le palais de Poppée succède immédiatement la scène sublime de la courtisane enlaçant sa proie, et faisant mine de mourir quand l’empereur la délaisse : « Ah, ne dis pas que tu pars, car aux accents amers de ces mots, ahi, perir, ahi, spirar quest’almo io sento, ah, je sens expirer, je sens mourir mon âme. » Duperie de l’amour : chacun est en vérité seul avec son rêve, l’union des amants n’est que la conjonction de deux narcissismes, comme un secret partagé « entre un sourd et un muet », selon la leçon désenchantée de la nourrice de l’impératrice Ottavia (I, 5). Tout est faux en ce décor. Sur vingt-huit parties vocales, treize sont destinées à des soprani, c'est-à-dire à des castrats, dont les trois principaux rôles de Néron, Ottavia et Poppée. Ce n’était pas le cas pour l’Orfeo. Il faut y voir plus qu’un simple effet de mode : l’idole est un castrat travesti que l’amoureux transi prend pour la plus belle des femmes. Tous, également abusés, ne sont que des marionnettes entre les mains de l’Amour, seul maître du jeu, petit démon cynique et cruel qui l’emporte toujours, selon la leçon qui nous est donnée d’entrée de jeu, dès le prologue, sur la Fortune comme sur la Vertu.
            Retour du refoulé, c'est-à-dire des profondeurs infernales qui creusent la surface et jettent sur ce théâtre un clair obscur qu’on avait un peu vite oublié ! La solitude et l’angoisse s’insinuent dans le plus suave des chants. L’effusion la plus pure peut être mensongère, toujours menacée par une secrète discordance, que seule peut résoudre le repos de la mort. Tel est le sens de la sublime berceuse d’Arnalta à la fin du deuxième acte (II, 11) : Poppea vient d’avouer à sa nourrice qu’elle ne pense pas à l’amour, mais au mariage seulement, c'est-à-dire à l’accession au trône, et sur ce moment de vraie sincérité, ayant enfin dit son dernier mot, s’endort. Arnalta chante alors dans la nuit tombée une étonnante berceuse sous la menace de la mort imminente, puisque le spectateur sait qu’Otton travesti en Drusilla est sur le point d’apparaître pour assassiner la courtisane. Le sommeil est ainsi l’image de la mort, Hypnos est le frère de Thanatos, comme sa préfiguration, et la berceuse est un chant de repos, une sorte de requiescat in pace – « Poppea, rimanti in pace, sois en paix » – d’une extraordinaire musicalité, un chant funèbre, non pour le repos des morts, mais plutôt comme une prière pour que soient pardonnées les vaines convoitises des vivants. Moment d’éternité, grave et puissant. Il est pour le moins paradoxal que ce chant solennel soit confié à Arnalta, personnage comique par ailleurs, ici, en une parenthèse inoubliable, sublime… Il est vrai qu’il est aussitôt repris par Amour en personne qui, étendant sa divine protection sur Poppée, qui est l’instrument de ses jeux, n’hésite pas à rappeler le dernier vers qui clôt « Le Paradis » de La Divine Comédie : « Dors, Poppée, déesse terrestre. Des coups imprévus te sauvera l’Amour qui meut le soleil et les autres étoiles, Amor che move il sol e l’altre stelle. » Comme si le silence des passions – dans le sommeil ou dans la mort – en nous éloignant un moment des accents brûlants de la musica humana, retrouvait l’antique musica mundana, la divine harmonie de la musique des sphères.

 

NOTES

1- On peut rappeler à ce propos la célèbre image de Bernard de Chartres (XIIe) rapportée par Jean de Salisbury dans son Metalogicon (vers 1159) : « Bernard de Chartres disait que nous sommes comme des nains assis sur les épaules de géants (nos esse quasi nonos gigantium humeris insidentes), pour que nous puissions y voir davantage et plus loin qu’eux, non pas grâce à l’acuité de notre vue ni la taille de notre corps, mais parce que nos sommes soulevés et élevés à hauteur de géant »

2- La Bacchanale des Andriens, 1523-24, Madrid, musée du Prado.