Jacques Darriulat

 

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Mis en ligne le 3-1-2016
Cette conférence a été prononcée à Cahors le 10 octobre 2015, dans le cadre du festival « Cinédélices ».

 

 

La Star, la Vivante et le Sans pourquoi


           
Il y a deux siècles, Hegel s’interrogeait sur les formes spécifiques dans lesquelles l’Idée du Beau se réfractait en passant par le prisme des arts : il y avait ainsi une beauté spécifiquement architecturale, une beauté spécifiquement picturale, une beauté spécifiquement musicale. Nous voudrions aujourd’hui compléter ce spectre : qu’en est-il de la beauté spécifiquement cinématographique ?
           
A cette question, il semble d’abord facile de répondre : de même qu’il existe une histoire du cinéma, il existe une histoire de la beauté cinématographique. Il suffit alors d’en évoquer les épisodes, ou les figures les plus marquantes : la beauté du muet n’est pas celle du parlant, la beauté de Gloria Swanson n’est pas celle de Greta Garbo, ni celle de Joan Crawford, la beauté du format standard n’est pas celle du cinémascope, la beauté expressionniste n’est pas celle de la « qualité française » (Truffaut, « Une certaine tendance du cinéma français », 1954), la beauté du film noir n’est pas celle de la comédie sentimentale, etc… Mais alors, on risque de perdre de vue ce qu’est la beauté elle-même, et l’on s’affaire en aveugle à dresser l’inventaire quasi illimité des formes historiques de ce qui passe pour beau, selon les variations de la mode. On trouve ainsi en librairie des « Histoire de la beauté », par exemple celle que Georges Vigarello a publiée en 2004 en deux volumes aux éditions du Seuil, ou celle qu’Umberto Eco a publiée la même année chez Flammarion. Toutes deux ont ceci de commun qu’elles acceptent comme une évidence un même postulat relativiste, à savoir que la beauté a une histoire, qui se confond approximativement avec l’histoire des arts, des modes, des mœurs, des styles, etc.(1) Il suffit pourtant de feuilleter l’ouvrage d’Eco, qui accorde comme il se doit une place capitale à l’art de la Renaissance italienne, pour constater par exemple que le portrait de Lucrèce Ponciatichi, par Bronzino, sorte de sphinx halluciné au regard hypnotisant, exerce la même fascination aujourd’hui qu’en 1540, date de son exécution. Et il n’est pas besoin d’être cinéphile pour être frappé aujourd’hui par les mêmes yeux immenses et envoutants de Joan Crawford dans le western étrange de Nicholas Ray qui ressemble à un rêve de l’amour fou : Johnny Guitar (1954). Il y aurait donc dans la beauté quelque chose qui demeure par delà l’inconstance des modes, une qualité de présence, un rayonnement de l’apparaître qui serait l’essence même de la beauté. Le contraire eût été surprenant : ne faut-il pas d'abord penser la beauté avant d'en raconter l'histoire ? Sinon, ne court-on pas le risque de parler de ce qu'on ignore ? Et c’est bien en ce sens qu’il nous faut répondre à la question : qu’est-ce que la beauté cinématographique ? et non : Quelles sont les beautés diverses qui se sont succédé sur l’écran au cours de l’histoire du cinéma ?

            Mais il est vrai que ces questions sont bien difficiles, et que nous avons hâte de parler cinéma et d’entrer dans la salle de projection. Nous nous contenterons, en guise d’introduction, de poser ceci : il y eut, dans l’évolution des formes par lesquelles l’imagination a tenté de donner corps à la beauté, deux grands modèles, et deux seulement. Le premier définit, depuis les Grecs, une beauté classique, ou académique, qui vaut par la perfection de ses proportions, la grâce de sa pose, l’harmonie générale de sa silhouette. Cette beauté idéale, conçue par l’esprit mais jamais rencontrée en ce monde, divine plutôt qu’humaine, obéit à des normes rigoureuses dont le canon est aussi précis que les consonances de l’arithmétique musicale. Il existe ainsi un nombre d’or de la beauté, qui la fige en la déifiant, le mouvement et la vie ne pouvant que corrompre cette inaltérable splendeur. La beauté classique assujettit l’artiste à l’imitation du modèle antique, puisque les anciens Grecs ont été les premiers à donner forme humaine à la divinité. Jusqu’à l’entrée dans la modernité, l’histoire des arts n’a fait ainsi que décliner sous diverses formes ce modèle invariable, par décadence et renaissance, toute renaissance étant un retour à l’antique, c'est-à-dire un « néoclassicisme ». Le second modèle de la beauté naît dans les temps modernes, avec l’invention de la « modernité », terme que nous devons à Baudelaire, grand témoin de cette rupture en un texte capital de 1863 : Le peintre de la vie moderne. Mais ses principes sont énoncés dès le XVIIIe siècle, intuitivement pressentis par Diderot dans ses Salons, et philosophiquement conceptualisés par Kant à la fin du siècle dans La Critique de la faculté de juger (1790). Si le premier modèle était classique, ou académique, nous pouvons dire du second qu’il sera moderne, ou esthétique. Une telle beauté, forme mouvante saisie en un éclair au hasard de la rencontre, ce que Baudelaire nomme « la circonstance », n’obéit plus à aucune proportion, aucune forme objectivement définissable : elle est subjective au contraire, enraciné en notre imaginaire, mais le sentiment puissant qu’elle nous fait éprouver nous ouvre paradoxalement à l’universel, en nous faisant irrésistiblement sentir l’élan vital qui nous soulève, comme il soulève également tout vivant conscient de la vie qui pulse en lui. Si la beauté classique demeure pétrifiée par le canon et la pose, telle qu’en elle-même enfin l’éternité la change, la beauté esthétique, en revanche, est prodigieusement mobile, fantôme glissant, apparition qui ne fait que passer, regard croisé en un instant infinitésimal, événement prélevé sur le temps, extrait du mouvement. Cette figure de la beauté chez les modernes (la beauté académique n’était un modèle que pour les anciens), Baudelaire a su fortement la formuler en un sonnet significativement intitulé A une Passante (2) :

                        Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
                        Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
                        Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

                        Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
                        Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
                        Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

            Et si la beauté classique prétend à l’immortalité qui n’appartient qu’aux dieux, la beauté chez les modernes est un mixte improbable entre le fugitif et l’éternel (l’éternité est l’émancipation de la temporalité et du devenir, tandis que l’immortalité n’en est que la prolongation illimitée). Fugitive, puisqu’elle ne fait que passer ; mais éternelle, parce qu’elle est inoubliable. Ce que Baudelaire, encore une fois, résume d’une formule aussi énigmatique qu’insondable : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » (3).
            Si nous revenons maintenant dans la salle de projection, où se déploie dans toute sa splendeur (Splendor est le vieux cinéma où l’on célèbre un culte en voie de disparition dans le beau film du même nom d’Ettore Scola, 1989) l’image cinématographique, nous constatons que la beauté susceptible de paraître en ce lieu sera esthétique, non académique : l’image scintillante, en perpétuelle métamorphose, qui se déroule sur l’écran, est, comme l’a fort bien établi Deleuze, une « image-mouvement », en ce sens que le film n’est pas seulement une photo à laquelle on se serait contenté d’ajouter le mouvement, une succession d’images sur lesquelles on peut marquer un arrêt, comme la série des photogrammes sur la pellicule ; il est bien davantage, dans sa totalité, une seule et indivisible image-mouvement, de même que la vie est en nous un seul et même élan qu’on ne saurait, sans la supprimer, décomposer en instants discontinus, pas plus qu’on ne peut fragmenter, sans l’immobiliser, le lancer de la flèche qui tend vers la cible (Zénon). Selon Deleuze, qui s’inspire ici de Bergson, l’image-mouvement réfléchit sur l’écran la dynamique de la vie qui est en nous, l’évolution créatrice et l’énergie spirituelle, ce jaillissement ininterrompu de nouveauté qui nous fait vivre et durer. Il faut donc considérer le film en son entier comme une seule et indivisible image-mouvement, qui a ses propriétés constantes, sa structure invariante, comme celle d’un animal en devenir, et non l’analyser par l’arrêt sur image comme on le faisait dans les ciné-clubs des années 50-60. Mais si le film doit être compris comme un indivisible flux lumineux, qui déploie organiquement sous nos yeux la structure toujours mouvante de son motif, alors seule la beauté esthétique, non la beauté classique, peut surgir de ce fleuve. Le cinéma est donc un art de la modernité, et le classicisme est par essence anti-cinématographique. Ce pourquoi Baudelaire pouvait écrire que, pour l’observateur passionné à l’affût de la beauté, « c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini » (4). Et si le beau, pour reprendre une autre formule de Baudelaire, est aux yeux des modernes, « toujours bizarre » (5), c’est parce qu’il est chaque fois comme l’incompréhensible clin d’œil de l’éternel au sein du transitoire.

            Bizarre beauté en effet que celle de l’image cinématographique : elle conjugue les attributs contradictoires de la beauté esthétique née de notre « modernité », à la fois mouvante et figée, telle cette danseuse de flamenco qui laisse sur une photographie de Man Ray une trace lumineuse, à la fois fixée et bougée, et qu’André Breton disait, dans L’Amour fou, « explosante-fixe » : « « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas » (6). On retrouve ici le paradoxe baudelairien d’une beauté « esthétique » à la fois « transitoire, fugitive et contingente » – ce qui qualifie exactement l’image-mouvement qui accomplit sur l’écran cinématographique sa perpétuelle métamorphose, image « explosante » en ce qu’elle donne à voir l’explosion de la vie – et « pour l’autre moitié, l’éternel et l’immuable » – ce qui semble cette fois improbable, car comment l’immuable et le fixe pourraient-ils naître de ce qui est pur mouvement ? C’est pourtant dans l’obscurité des salles de cinéma que naîtra, dès les débuts du muet, et sans doute plus encore dans le cinéma muet que dans le parlant, le visage énigmatique de la star, comme un sphinx de lumière, lointain comme l’étoile, mais si proche pourtant par l’intensité du regard qu’il tourne vers le spectateur : Louise Brooks la provocante, Lilian Gish et Mary Pickford, femmes-enfant, Douglas Fairbanks le flamboyant, Rudolph Valentino le grand séducteur, Musidora la vamp aimée des surréalistes, et ceux, plus rares, qui surent franchir la frontière qui marque la limite entre muet et parlant : Joan Crawford au regard magnétique, Greta Garbo la Divine au visage androgyne et si lisse qu’on le prendrait pour un masque, Charlot dont André Bazin disait qu’il n’aurait pu réaliser Le Dictateur si Hitler lui-même ne lui avait pris et volé sa moustache (7). Plus tard, les célèbres photographies des studios Harcourt (8) immortaliseront, dans un clair obscur artiste et savant, les visages des stars quintessenciés par la calligraphie du noir et blanc, archétypes du visage humain auxquels Barthes a consacré de brillantes pages dans Mythologies (1957) : « … visage poncé par la vertu, aéré par une douce lumière […] éternellement jeune, fixé à jamais au sommet de la beauté […] idéalement silencieux, c'est-à-dire mystérieux, plein du secret profond que l’on suppose à toute beauté qui ne parle pas […] L’acteur, débarrassé de l’enveloppe trop incarnée du métier, rejoint son essence rituelle de héros, d’archétype humain […] une splendeur inaltérable, une séduction pure de toute méchanceté » (9). C’est ainsi que l’éternel naît du fugitif, et l’immobile perfection de la beauté classique surgit comme un revenant du flux ininterrompu de l’image-mouvement. Tout se passe comme si l’image cinématographique engendrait l’image photographique, et le mouvement l’immobilité, à l’inverse de la chronologie, comme de la nécessité technique, qui veulent que la photographie précède le cinéma. Ce qui prouve encore que le film n’est pas une photographie animée, mais qu’il faut au contraire penser la photographie comme une abstraction extraite de l’image-mouvement, en ce sens où Baudelaire disait des dessinateurs travaillant sur le vif qu’ils étaient des « abstracteurs de quintessence » (10). Cette fixation sur le visage-sphinx de la star est l’effet de l’hypnose provoquée par l’impression que fait sur la rétine du spectateur le scintillement incessant de l’écran cinématographique. Le visage halluciné de la star sur l’écran est ainsi comme l’image en miroir du visage magnétisé du spectateur dans la salle.
            C’est précisément cette double fascination que dénonçaient autrefois les ennemis du cinéma, tel Georges Duhamel dans son pamphlet contre l’american way of life, Scènes de la vie future (1930) : « C’est un divertissement d’ilotes, un passe-temps d’illettrés, de créatures misérables ahuries par leur besogne et leur soucis » (11). Il ne faut pourtant pas confondre la fascination amoureuse, source d’une infinie rêverie, avec l’hébétude de l’imbécillité : le spectateur au cinéma n’est pas passif, il est idolâtre de la déesse lumineuse qui le regarde dans la pénombre, il participe intensément à la vie des immortels, il sympathise avec l’image, il vit d’une vie nouvelle. L’originaire beauté née de l’image-mouvement est ainsi celle d’un visage idéalisé et éternisé par la magie cinématographique. On comprend sans difficulté que l’apparition surnaturelle, sinon surréaliste,  exige pour son accomplissement – comme il en est pour tout mystère sacré – le plus grand silence. Ce pourquoi la star règne sans doute plus tyranniquement sur le cinéma muet que sur le parlant. Ainsi Valéry avait-il coutume de dire que la beauté était indicible, donc privée du secours de la parole, pour cette simple raison qu’elle nous rend muet d’admiration (12). C’est précisément une désacralisation, une profanation du rituel cinématographique que craignaient les adversaires du parlant : en lui donnant la parole, les « talkies », comme on disait à l’époque, feraient déchoir la star de son piédestal et métamorphoseraient la déesse en une créature humaine et trop humaine. Il est vrai que le film muet ne se déroulait pas dans le silence, mais accompagné par la musique d’un orchestre ou, plus modestement, d’un piano mécanique. Pourtant la musique qui célébrait l’apparition de la star était liturgique, elle ne recouvrait pas le silence de l’adoration, elle le magnifiait au contraire. Garbo, qui sut passer indemne du muet au parlant, sa voix grave, intérieure et sensuelle s’harmonisant à merveille avec la symétrie parfaite et la peau ivoirine de son visage, connut sa première gloire avec le cinéma muet (La Chair et le Diable en 1927, Anna Karenine en 1928, où elle remplace Lilian Gish, qui déclare forfait). On la surnommait « la Divine », non en raison de son jeu, mais en raison du parfait dessin de ses traits, que rien ne venait altérer, visage de déesse, façonné pour l’éternité (« pour moitié l’éternel et l’immuable »), qui fut précisément à l’origine de sa célébrité. C’est sans doute dans La reine Christine, de Rouben Mamoulian (1933), qu’elle apparaît en majesté, ce qu’il faut prendre au sens littéral puisque l’actrice est effectivement hissée sur le trône de Suède et investie de tous les insignes de la royauté. Cette apothéose est une fixation, un figement, puisqu’il est difficile aux personnes royales de faire le moindre mouvement quand elles trônent au milieu de la cour sans perdre aussitôt la solennité de la pose. La consécration de la star la pétrifie dans le marbre des statues. Dans ce film, Christine, tantôt fille tantôt garçon – il lui suffit pour cela de changer de costume, sans rien modifier à son visage androgyne – ni vierge ni épouse, mais « bachelor », c'est-à-dire célibataire qui s’accorde volontiers quelques passades sans importance, est une reine des neiges, monarque régnant sur un empire des glaces, effigie de glace elle-même qui, chaque matin, se frotte énergiquement le visage avec la neige qui recouvre son royal balcon. Corps stylisé, femme devenue idéalité de la femme, Garbo a du style, et c’est même cela que signifie « garbo » en espagnol : la classe, la prestance, le panache. La star a de la classe. Bien sûr, toute l’histoire de Christine est une histoire d’amour, la cristallisation amoureuse de la reine des neiges sur un bel hidalgo, envoyé par la cour d'Espagne – pays du soleil – et qui ne manque précisément pas de « garbo » (John Gilbert). Cette unique occasion de donner la vie à la statue de glace échouera pourtant, et bien que la reine accepte de perdre son trône pour gagner l’amour. Hélas, son Antonio sera tué en duel, toujours bien entendu avec le plus grand panache, le plus grand « garbo », et, telle Isolde Tristan, ce sera avec le cadavre de son amant hissé sur le pont du navire que Christine, destituée et solitaire, prendra enfin le large. Sur la dernière image, superbe, on la voit s’avancer à la proue du bateau, puis s’immobiliser à jamais dans une beauté que son deuil rend irradiante, et se pétrifier pour l’éternité en figure de proue.


Robert Mamoulian, La reine Christine, 1933  

            Un tel cinéma, jouant avec raffinement sur les nuances du gris – on sait combien la neige est photogénique – n’est pas exempt d’académisme, et par la consécration de la star – le crépuscule des idoles qui était aux yeux de Nietzsche l’événement crucial de notre temps n’a jamais connu, depuis Bayreuth, d’accomplissement plus fastueux qu’à Hollywood, autre usine à fabriquer des dieux – trahit l’absolue mouvance de l’image cinématographique en la figeant dans le masque de la reine des glaces. Il fallait donc que le cinéma prenne sa revanche et redonne vie et mouvement, qui sont sa substance même, à l’idole tombée en catalepsie par l’effet en retour de l’hypnose qu’elle provoque chez les autres. On devine qu’en lui donnant la parole, on dégèlera la déesse qui, de pure idéalité, redeviendra femme. Deleuze a bien compris comment le cinéma parlant est beaucoup plus que l’introduction du dialogue théâtral sur l’écran : il ne s’agit pas seulement, et même peut-être pas du tout, de faire discourir les personnages, il s’agit plutôt de les plonger dans l’élément de la parole, la rumeur universelle et continue d’un monde de paroles, rumeur continue dans le hall d’une gare, pépiement des conversations au cours d’une soirée, fragments de confidences saisis au passage lors d’une balade sur les grands boulevards. C’est parce qu’il nage dans ce bain langagier, parce qu’il se compromet dans le réseau infini des échanges et de la socialité, que le personnage descend du ciel sur la terre, que d’idéalité qu’il était, figure sublime parce que sublimée dans « l’éternel », devient vivant, c'est-à-dire à la fois soulevé par le souffle de la vie et hantée par l’angoisse de la mort.
            Il est, dans Les enfants du paradis de Marcel Carné (1945), une scène remarquable qui exprime subtilement cette transition, sans qu’il soit besoin de prononcer un mot, ce qui est bien naturel puisque c’est, nous le savons maintenant, de  la magie du muet que provient le culte de la star. Nous sommes sous la Restauration sur le boulevard du Crime, au théâtre des Funambules. Par les bons offices de Baptiste, Jean-Louis Barrault prêtant son visage au célèbre mime Deburau, Garance-Arletty, belle plante délurée du quartier de Belleville, obtient un rôle dans une saynète que le mime, amoureux de la belle, a mis lui-même en scène. Il s’agit donc d’un pur spectacle de mime, en lequel toute voix est bannie. Nous sommes dans l’univers du cinéma muet. Garance, enfarinée, se fige sur un piédestal, blanche statue de l’amour, ce qui convient à la nouvelle qui n’a jamais joué la comédie et n’a rien d’autre à faire qu’à se tenir tranquille. Baptiste en Pierrot rêveur et lunaire (le visage aux traits parfaits de Garbo n’a-t-il pas quelque chose d’un Pierrot femelle ?), transi d’amour pour la statue de pierre, lui offre vainement une rose, évoluant autour de la déesse, démarche dansante, geste du bras et de la main qui se prolonge dans l’indéterminé. Déçu que son offrande soit dédaignée, le Pierrot s’endort bientôt. Survient alors Arlequin, incarné par Pierre Brasseur jouant le personnage de Frédéric Lemaître à ses débuts au Funambules. Comme le dit alors avec mépris un personnage dans les coulisses, Baptiste est un mime tandis que Frédéric n’est qu’un acteur. Le mime est une figure du cinéma muet, l’acteur du cinéma parlant. Leur gestuelle n’est pas la même : Baptiste, dont le visage est simplifié par le fard, ne s’exprime que par son corps, l’expression du visage se limitant à un répertoire schématique et stylisé ; à l’inverse, l’acteur s’exprime avec sa physionomie, le visage jouant sur toute la gamme des expressions, le sourire et le regard qui en disent long. On peut dire qu’il ne manque à l’acteur que la parole, tandis qu’au contraire le charme du mime se dissiperait s’il venait à élever la voix. Bien entendu, à la venue d’Arlequin l’acteur, la statue, qui n’avait pas accordé un regard à Baptiste le mime, se dégèle aussitôt, esquisse un large sourire et descend de son piédestal, redevient femme et quitte la scène au bras de son cavalier. Sortant alors de son sommeil, le Pierrot découvre, éperdu, la disparition de la statue, et cherche une corde pour se pendre. En un instant la magie du muet chancelle : Nathalie – l’un des premiers rôles au cinéma de Maria Casarès – amoureuse du Pierrot, comprend que Baptiste s’égare et s’effare en apercevant Lemaître et Garance flirtant dans les coulisses ; épouvantée à l’idée de perdre son amour, elle ne peut se retenir de lancer un cri, et brise le silence comme on brise un miroir. C’est ce cri, expression de l’angoisse et du désir, qui met fin au mutisme du mime et introduit l'expression dramatique dans la féérie gestuelle du cinéma muet. Par ce péché originel – Nathalie devra s’acquitter d’un gage pour avoir transgressé la loi du mime – la star immortelle et divine, pétrifiée dans le marbre, est déchue de sa royauté, et descend vivre chez les mortels. Aphrodite redevient ce qu’elle est : une fille de faubourg, à la gouaille enjôleuse, qui part avec le premier venu.


Marcel Carné, Les enfants du paradis, 1945  

            Le cinéma, à la recherche de sa propre vérité, s’emploiera désormais à dénoncer le mensonge des stars : pour leur donner la beauté périssable de la vie, plus belle encore que celle des dieux et des Immortels, le cinéma, dans ce qu’il a de plus grand, s’acharnera à détruire le mythe de la star. Ceux qui jetaient l’anathème contre l’envoutement cinématographique étaient moins cruels, leurs critiques étaient moins profondes que celles que formulent désormais les cinéastes eux-mêmes. Ce qu’on a appelé, de façon bien confuse, le « néoréalisme », qui ressemble à la gueule de bois des petits matins après la fête, l’aube blême qui se lève après la nuit universelle en laquelle a fini par sombrer le crépuscule des idoles, démolit systématiquement les faux dieux, d’Hollywood, de Bayreuth et d’ailleurs, qui nous ont entraînés dans la débâcle. Au début des années cinquante, le maccarthysme se charge lui-même de réformer l’usine à rêves, exigeant un cinéma qui se fait gloire de ne pas faire de politique et qui lève les yeux vers les stars pour ne pas avoir à les baisser sur la terre. C’est, pour la star, le début d’un déclin, esthétique mais non encore économique. En 1951 sort le film de Visconti, Bellissima : une mère abusive, Anna Magnani en éternelle « Mamma Roma », veut à tout prix faire de sa fille, qui n’a guère plus de dix ans, une vedette de Cinecittà. Elle réussit à obtenir une audition, au cours de laquelle sa performance lamentable vaut à l’enfant sarcasmes et humiliation. Alors Maddalena redevient mère et refuse le contrat que lui propose finalement le producteur, désireux d’exploiter sadiquement le grotesque involontaire de la jeune Tina. Retour à la case départ, un quartier pauvre de Rome où il faut apprendre à vivre sans rêver. En 1960, dans La Dolce vita de Fellini, la bombe suédoise Anita Ekberg, Sylvia-la-star qui se prête avec volupté au harcèlement des paparazzis (de « Paparazzo », le nom du photographe qui accompagne Mastroianni), ne réussira qu’à envouter Marcello, romancier manqué, journaliste en déshérence, accablé par le néant de sa propre vie. Et la déesse finit au petit matin vigoureusement corrigée par le mari furieux tandis que Marcello, amoureux lunaire et paumé, est mis hors de combat par K.O. La décennie décline toutes les variantes de ce thème : en 1954, dans La Comtesse aux pieds nusThe Barefoot Contessa – l’altière et magnifique Ava Gardner, faite star par Hollywood sous le nom d’Amata, « la bien aimée », est vouée à la stérilité et aux faux-semblants, mariée à un comte italien qui paraît séducteur et qu’en vérité une blessure de guerre a rendu impuissant. Jaloux de la beauté triomphante d’Amata, le comte finit par assassiner celle qu’il ne peut ni prendre ni posséder. Et l’année suivante, en 1955, sort le magnifique film de Max Ophüls, Lola Montès, l’histoire lamentable d’une courtisane qui fut, au temps de sa splendeur, intime de Franz Liszt et amante de Louis 1er de Bavière, répudiée par politique et devenue bête de cirque, exhibée et humiliée sous les yeux d’un public qui désire tout autant admirer les dieux de l’Olympe qu’il rêve de jouir de leur déchéance quand ils le rejoignent dans sa misère. De la beauté starisée à la beauté tarifée, de la déesse à la putain, plus glorieux est le mythe, et plus dure sera la chute. Les chefs-d’œuvre abondent ici, et comment de pas citer la beauté irradiante et véritablement magique de Rita Hayworth, archétype de la pin-up (la star est parmi les étoiles, dans le ciel qui est le siège des dieux ; la pin-up n’est plus qu’une photo que les soldats en campagne scotchent sur les portes métallisées de leurs casiers), d’abord amoureuse humiliée par Glenn Ford dans le théâtre d’un cercle de jeu où seul l’argent est roi, la star n’étant plus qu’un divertissement de luxe dont le numéro – qu’elle fait magistralement, sans doute l’un des plus beaux numéros de star de toute l’histoire du cinéma – pour divertir un moment les joueurs ennuyés (Gilda, 1946) ; puis reine du quartier chinois et de ses trafics occultes, prête à se vendre au plus offrant, et dont l’image trompeuse se diffracte dans l’imagination de ses adorateurs comme dans les jeux de reflets d’un immense palais des glaces, brisées à coups de revolver par les grands fauves qui s’entretuent sous les yeux fascinés et bluffés d’Orson Welles, le metteur en scène (La dame de Shanghaï, 1947).
            Plus magnifique est le mythe et plus dure sera la chute. En acceptant de redevenir ce qu’elle est, humaine et trop humaine, la star ne renonce pas à sa beauté, elle en transforme le sens : d’éternelle et immuable qu’elle était, pour reprendre les mots de Baudelaire, elle se résigne à la nuit de la vieillesse et de la mort pour accéder au jour de la vie. Ce que Françoise Giroud, dans un article de 1957, nommait la « Nouvelle vague » ne désignait pas simplement une nouvelle génération de cinéastes impatients de prendre la place de l’ancienne, mais aussi un nouveau cinéma qui évoquait, par sa perpétuelle et ludique mobilité, le mouvement incessant, houleux et fracassant des vagues sur le rivage (13). La beauté des modernes sera, selon la prophétie de Baudelaire, la grande Vivante, toujours mouvante et passante, ludion qui se laisse emporter, avec un grand éclat de rire, dans « le tourbillon de la vie ». De Greta Garbo – qui choisit de demeurer inaltérable et se retire dans le secret de la vie privée et sous la protection de grandes lunettes noires dès que surviennent les premiers symptômes de la vieillesse – à Jeanne Moreau – qui choisit d’être pleinement femme et qui ne cessera de jouer que le jour où la mort surviendra – un long chemin a été accompli. S’il me fallait choisir le film qui donne naissance à la Vivante, la beauté nouvelle en laquelle vient se transfigurer la star déchue, je choisirai sans hésitation Jules et Jim (François Truffaut, 1962). Comme la Divine autrefois starisée, Catherine-Jeanne Moreau est d’abord statufiée : c’est sur un écran de projection que Jules et Jim découvrent ensemble le sourire de sphinx d’une statue vaguement antique, en vérité plutôt proche de Maillol. Quand on leur dit que l’objet de leur adoration se trouve dans un musée en plein air, quelque part sur une île sans nom de l’Adriatique, ils n’hésitent pas à s’y rendre aussitôt, et là, tournent longtemps autour du mystère, comme des prêtres officiant autour de leur idole. De retour à Paris, les deux amis, don Quichotte et Sancho Pança – les mauvaises langues du quartier soupçonnent une relation homosexuelle – rencontrent  Catherine dont le visage et la présence donne magiquement la vie à la beauté qui sommeillait dans la pierre. La statue de la déesse devient une femme de chair. Amoureux fou, le Français Jim et l’Autrichien Jules courtisent la belle, Jules l’emporte et Jim cède, se persuadant lui-même que l’amitié doit être plus forte que l’amour. La première des guerres mondiales séparent les deux amis, devenus ennemis l’un de l’autre, hantés l’un et l’autre par la peur de tuer aveuglément l’ami qui se trouve peut-être dans la plus proche tranchée. Dans un monde dévasté par la guerre et dont les dieux se détournent, où rien n’a plus guère de sens ni de valeur, demeure seulement l’absolu de l’amour : dans cet universel naufrage, il n’y a d’autre planche de salut que la beauté si humaine de Catherine. L’absolu de l’amour est peut-être un bien grand mot pour dire de petites choses, celles-là même que la voix off dit être « les petites choses de la vie » : baisers volés, regards furtifs, vieilles photos, cheveux au vent, confidences nocturnes, effleurement des mains, étreintes sur les seuils. Catherine est la Vivante, toujours prodigieusement mobile, toujours emportée par une vague, celle de la circonstance ou celle de la passion. Catherine est l’image mouvement. Et ce n’est pas en gentilhomme élégant, le visage inaltérable et nu, qu’elle se travestit, telle la reine Christine, mais en mauvais garçon, la moustache gribouillée au charbon, Gavroche turbulent et agile qui bat à la course, il est vrai en trichant un peu, sur la passerelle de Valmy, les deux garçons qui s’essoufflent à sa suite.


François Truffaut, Jules et Jim, 1962  

            Ces marionnettes désinvoltes et charmantes se prennent, se perdent, se retrouvent,  emportées dans un tourbillon qui est la vie même, et dans la nuit s’élancent vers les quelques étincelles de bonheur qui bientôt s’éteignent. Si Catherine tout entière est l’image-mouvement, le film tout entier est une image-temps, et il est permis de s’étonner que Deleuze, dans les pages si éclairantes qu’il a écrites sur le cinéma, n’accorde que peu d’intérêt à Jules et Jim. Il n’y a pas une image de ce film qui ne soit impressionnée par le tremblement du temps, temps perdu et retrouvé, comme si la caméra plongeait dans cette « perspective du temps » en laquelle l’espace même est une profondeur temporelle, perspective dans la fuite de laquelle Proust a choisi de situer toute l’architecture de son roman. La littérature et le cinéma – parallèle qui a toujours stimulé la curiosité de Truffaut – se rejoignent souvent mais divergent parfois, par exemple en ce point : tous les films se terminent par le mot « FIN » qui s’affiche sur l’écran, mais rares sont les romans qui tracent le mot fatal sur la dernière page. Un roman laisse espérer une suite (le roman-feuilleton en est une forme primitive), tandis qu’un film, même s’il se poursuit dans un autre film comme se poursuivent les aventures d’Antoine Doinel, a toujours une « FIN », la désillusion du spectateur qui passe soudain de l’émerveillement de la lanterne magique au trottoir banal sur lequel tombe la pluie. Le mot « FIN » tombe comme sonne le glas après les derniers mots (« dans le Temps ») d’A la recherche du temps perdu, et l’on retrouve dans Jules et Jim la même densité temporelle en laquelle se déploie la longue quête du Narrateur, figurant plutôt que double de l’écrivain Marcel Proust. Jules et Jim rend pour ainsi dire le temps palpable, et il n’y a pas une image qui ne fasse sentir la perte irrémédiable de l’or du présent. Bizarre beauté du fugitif, du transitoire et du contingent, beauté du périssable qui marque les corps et les âmes d’une blessure impérissable. Les critiques, à la sortie du film, ont apprécié une légèreté pleine de charme. Il s’agit en vérité d’une tragédie qui se joue, dès le début et jusqu’à la fin, à l’ombre de la mort. C’est pour éviter la mort vivante d’une vie sans amour que Catherine, en compagnie de Jim, autrefois son amant, maintenant indifférent, précipite son auto noire dans la Seine, du haut du pont rompu de Limay. De retour vers Catherine, Jim passait par les cimetières de la Grande Guerre, où reposaient ses camarades ; et c’est dans un cimetière encore que s’achève le film, Jules déposant dans leurs alvéoles respectives les deux urnes contenant les cendres de Catherine et de Jim, puis s’en retournant seul parmi les tombes.
            Il faudrait ici évoquer toute une poétique cinématographique qui a su rendre vivante, humaine et mortelle cette nouvelle image de la beauté. Car l’ombre penchée de la mort, en en révélant l’extrême fragilité, n’outrage pas la beauté, elle en magnifie au contraire la splendeur précaire. Ce sentiment du « trop tard » embellit les êtres et les choses dans le cinéma de Visconti, et plus particulièrement dans Le Guépard (1963), par exemple dans cette scène, l’une des plus belles de l’histoire du cinéma, qui emporte dans le tourbillon d’une valse le vieillard avec la jeune fille, le prince de Salina qu’assombrit la mélancolie de la vieillesse et du déclin, et la jeune Angelica qui est au seuil de sa gloire, deux somptueuses créatures faites pour se rencontrer si le Temps n’avait entre elles creusé son gouffre ; et Tess (Polanski, 1979) n’est pas moins belle, mais plus belle au contraire, et sublime même, d’être venue trop tard dans un monde trop vieux, descendante lointaine d’une chevalerie héroïque qui n’a plus lieu d’être dans un monde où triomphe le cynisme bourgeois, destinée à être sacrifiée au lever du soleil par de quelconques gendarmes sur la pierre de Stonehenge, un temple solaire plus vieux que l’histoire. Et ce n’est pas seulement la mort qui exalte la beauté, mais c’est encore la vieillesse même, dans sa détresse et son humilité, dans sa profonde humanité, qui se découvre une nouvelle grandeur. Ginger et Fred (Fellini, 1986) sont peut-être plus émouvants, plus humainement beaux dans leur dernier tour de piste, imitateurs qui se retrouvent sur le tard pour une navrante émission de télévision, que dans les époustouflants numéros de claquettes des toujours sémillants Rogers et Astaire dans Top Hat (Mark Sandrich, 1935) ; et dans Intervista, du même Fellini (1987), Anita Ekberg, la reine de la dolce vita, ne craint pas de se montrer, le visage nu, vingt-sept ans après la scène de la fontaine de Trevi où, déesse née de l’eau, elle concédait un baiser sans suite à un Marcello effaré et désemparé : avec le Temps, la diva trouve une autre beauté, humaine et vraie, émouvante et tendre, tous masques tombés, enfin vraiment nue. Et dans le prodigieux Amour de Michael Haneke (2012), ce n’est pas seulement la vieillesse qu’une autre beauté transfigure, c’est encore la déchéance, et la mort même, quand elles sont amoureusement assumées.

            Peut-on aller plus loin ? Au-delà de la mort même ? Que devient la beauté quand les hommes sont ensevelis dans la terre ? Demeure alors l’incompréhensible beauté du monde et des choses, d’un monde sans l’homme et des choses sans finalité, l’inutile splendeur de la Nature au rythme des saisons, l’inconnue de l’existence qu’aucune équation ne vient résoudre, qu’aucun sens ne vient couvrir. Ce que laissent entendre les vers d’Angelus Silesius, mystique allemand du XVIIe siècle : 

La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit,
N'a pour elle-même aucun soin, – ne demande pas : « suis-je regardée ? »

            Cela, le cinéma sait le montrer, mieux peut-être qu’aucun autre. L’objectif enregistre le fait de l’existence, il en conserve non seulement l’empreinte lumineuse mais aussi, quand il est manié avec talent, l’inconcevable énigme. Comme dans le conte japonais de La Ballade de Narayama (Shohei Imamura, 1983 ; mais mieux encore, parce que plus proche du théâtre Nô, la version du grand Keisuke Kinoshita de 1958), les vieillards, devenus un poids pour les vivants, sont abandonnés quelque part sur la montagne et se dissolvent dans le grand mystère du paysage. L’homme, en s’effaçant, en s’humiliant – ce qui signifie littéralement se mettre à terre, sur l’humus de la terre – découvre réciproquement, par un effet de balance dont il n’est pas facile de comprendre le sens, la secrète splendeur de l’Etre. Le mot voile la chose en l’affublant d’un nom, d’un usage, d’une signification ; en mettant fin à l’universel bavardage, on émancipe la chose de la servitude du sens, on la laisse paraître en silence, vierge et glorieuse. Ironie de ce parcours : venu d’un muet qui enfante des idoles et déifie les stars, le cinéma, après avoir fait l’expérience de l’humain en se plongeant dans l’élément de la parole, puis en se transportant jusqu’à la limite de la vie, au seuil de la mort, redécouvre le muet, mais non cette fois celui du visage de l’homme, qui garde le silence mais s’exprime par le geste et le mime, mais celui, inentamable et indépassable, des choses, du monde, de la nature et du ciel, cet infini en lequel l’homme est égaré pour un temps. Cette autre beauté qui, peut-être plus que les autres, appartient en propre à l’image cinématographique, cette beauté que pressentait déjà l’esthétique du XVIIIe siècle sous le nom du « sublime », il ne faut pas nous étonner si c’est avec ce qu’on nomme si improprement le néoréalisme qu’elle est apparue sur l’écran pour la première fois. Il appartient en effet au néoréalisme de briser à coups de marteau – comme Nietzsche nous le conseillait – les vieilles idoles qui trônaient sur l’écran et d’oser l’aveu de la misère et de la mort. Je ne connais pas d’évocation plus poignante, ni plus authentiquement belle, de la détresse de la vieillesse, de sa solitude et de son humilité, que l’extraordinaire Umberto D. de De Sica (1952). Deux années plus tôt, la même inspiration cinématographique (on ne saurait vraiment parler d’école) avait produit cet ovni dans l’histoire du cinéma qu’est le Stromboli de Rossellini (1950). A la fin de la guerre, une jeune et belle lituanienne, que les épreuves ont rendue parfaitement cynique, est internée dans un camp de prisonniers italiens. Dans le seul but de sortir du camp, elle consent à épouser sans amour un jeune soldat qui l’emmène chez lui, sur l’île de Stromboli. Comme le disait Rossellini lui-même, elle ne fait alors que changer de prison : « Elle troque les barbelés pour l’île, mais elle s’y trouve encore plus enfermée » (14). Habituée à être courtisée dans une société urbaine, Karen est complètement perdue dans le monde archaïque et rural de cette île éolienne qui se résume en un volcan de neuf cents mètres de hauteur posé sur la méditerranée. Femme de paroles maîtrisant parfaitement l’anglais, elle se heurte à l’incompréhension, au mutisme, sinon à la franche hostilité des habitants de l’île. Elle cherche alors à s’évader à tout prix de ce monde sauvage qui n’est pas le sien, elle refuse la société des pêcheurs comme l’amour de son mari car, leur déclare-t-elle, « nous ne sommes pas du même milieu ». Excédée, elle ramasse le peu d’argent qu’elle a pu trouver et entreprend  l’ascension du volcan pour passer de l’autre côté et rejoindre le village de Ginostra où elle espère trouver un bateau et s’enfuir. Mais l’ascension se révèle un véritable chemin de croix, elle abandonne d’abord sa valise, puis son sac qui contient toute sa fortune, et parvient, dépouillée de tout et épuisée, au sommet du monstre volcanique. Le volcan avait montré peu auparavant ce qu’il pouvait faire, ayant l’obligeance d’entrer en éruption pendant le tournage du film : les habitants terrorisés s’enfuient sur le rivage, et se réfugient sur des barques qui prennent le large, regroupées autour d’un prêtre qui rythme une prière interminable et litanique. Splendeur de cette terre en transe, dont la couleur aurait certes mieux rendu l’incandescence, mais que le noir et blanc épure en une sorte de jansénisme de l’image, l’austère calligraphie d’un séisme qui ignore les hommes et les écrase majestueusement. Karen s’effondre devant le cratère et s’endort, couchée sur un lit de cendre. Quand elle se réveille, elle voit d’abord les étoiles dans le firmament sans nuage, puis découvre le dieu inhumain qui vomit encore une fumée blanche : « Oh ! Mon Dieu ! Quel mystère ! Quelle beauté ! » Mort et résurrection. Karen comprend soudain la beauté d’une terre presque sacrée, la noblesse des habitants qui vivent sur le flanc du monstre, elle choisit de garder l’enfant qu’elle porte en elle (« Je le sauverai, mon enfant innocent ») et se prosterne une dernière fois : « Dieu ! Ô mon Dieu ! Aidez-moi ! » Cette fin véritablement sublime, dans la mesure où c’est le propre du sublime que de transporter la beauté dans le surhumain, transfère la beauté d’Ingrid Bergman, pourtant si humaine et si grande, dans l’inhumaine sublimité d’une nature démesurée et sismique. Et le mot « FIN » apparaît sur Karen humiliée, étendue sur la terre, anéantie et ressuscitée par la révélation d’une beauté plus qu’humaine, celle d’une nature à la fois colossale et terrible.


Roberto Rossellini, Stromboli, terra di Dio, 1945  

            En 1975, Dersou Ouzala, le film de Kurosawa, sort sur les écrans. Deux hommes, que tout opposait pourtant, se prennent d’amitié : l’officier topographe Vladimir Arseniev, géographe de l’armée du tsar, est chargé par l’armée impériale d’arpenter ces terres inconnues, recouvertes par l’immense taïga. Il est l’homme de la civilisation, de la maîtrise technique de la terre, de la mesure et de la quadrature, s’appropriant par le nombre (calculer les distances) et le nom (baptiser les lieux) une contrée sauvage qui, avant sa venue, n’appartenait à personne. Et Dersou Ouzala, sorte de génie malicieux qu’on croirait né de la forêt, de son mystère, connaissant tous les secrets de la taïga, vibrant avec l’odeur des feuillages et le bruit du vent, vivant du commerce des peaux de zibelines et seigneur sans rival de cet empire végétal. Dersou parle avec le feu, les animaux, les branches feuillues secouées par la bourrasque. Il est l’homme de la nature, qui sait la tromperie des mots et la vérité des sensations, agit par instinct et non par raisonnement, toujours à l’écoute de l’esprit de la forêt, dieu-nature dont il est à la fois le prêtre et l’enfant. C’est lui, le génie de la forêt, et non l’arpenteur méthodique, qui est le véritable maître : un soir de blizzard, tous deux perdus dans la toundra, c’est à Dersou, qui confectionne en grande hâte, avant que le soleil ne se couche, un nid de branchages, que Vladimir vaudra, au petit matin, d’avoir survécu à la tempête et au froid. Karen, sur l’île de Stromboli, vit en révolte contre l’inhumanité de la terre ; Dersou vit en harmonie avec la nature, il en perçoit le souffle, en pressent les dangers, reconnaît la bête à l’empreinte et se nourrit de sa chasse. Les pages que Deleuze consacre à Kurosawa sont parmi les plus belles de son ouvrage dédié au cinéma (I, 255-261). Pour Kurosawa, la nature pose à l’homme, cet animalcule qu’elle forme et comprend comme l’enfant dans le ventre de sa  mère, une question véritablement cosmique. Il est imprudent d’agir avant d’avoir bien pesé le poids de cette énigme. A la vérité, il importe peu de répondre à la question (les réponses de Kurosawa, d’un humanisme un peu plat, sont plutôt décevantes), mais il est en revanche d’une considérable importance de ne jamais oublier la question, cette question que nous pose le monde, du seul fait qu’il existe. Il faut pour cela vivre de la vie qui parcourt les « lignes d’univers » (Deleuze), entendre le grondement du dragon dans le ciel, percevoir le mouvement de sa reptation sous la terre, respirer en phase avec ce que Deleuze nomme « l’espace-souffle », et devenir soi-même forêt. C’est par le chemin de cette initiation que nous sera révélée la beauté de la nature, et que l’homme, ce misérable animal,  sentira vivre en lui le souffle de la terre. Les images de Kurosawa sont d’une beauté renversante, qu’elles montrent la futaie profonde où tremble, bruit et chante la vie de la forêt, la houle des feuillages qui plient puis se relèvent sous le coup de vent, l’irréelle et cruelle splendeur de la neige, la joie du printemps et le lyrisme de l’automne. La couleur, somptueuse, trouve ici sa pleine signification, lumière émanée de la merveille de ce monde, non de l’être humain, chétive créature perdue dans l’immensité, mais de la nature rayonnante de vie.

 Akira Kurosawa, Dersou Ouzala, 1975

            Le cinéma de Terrence Malick prolonge et renouvelle aujourd’hui ce cinéma lyrique et épique, épopée paradoxale puisque le héros et les personnages ne jouent que les seconds rôles, et que le véritable protagoniste est le monde lui-même, l’épiphanie de la terre, la splendeur gratuite et inutile de la nature, le monde du « sans pourquoi ». Le commérage des dialogues, qui fait la trame du drame dans le parlant – le scénariste étant d’abord et surtout un dialoguiste – se dissipe dans le silence, tandis qu’une musique, venue du lointain, vaste et lente, se déploie par expansion continue (par exemple la musique d’Alexandre Desplat dans L’Arbre de vie, 2011). Au film d’action, dont le héros occupait la place centrale, succède une sorte de poème, ou d’hymne en images, équivalent pour le cinéma à ce qu’est le poème en prose pour la littérature. La suppression des dialogues, c'est-à-dire de l’illusion de la communication, libère la voix off, murmurée, subjective et rêveuse, émerveillée et toujours interrogative, comme si le film en son recueillement se parlait à lui-même, s’étonnant des images qu’il projette sur l’écran, monologue intérieur toujours questionnant une nature somptueuse et résolument muette : « Quelle est cette guerre au cœur de la nature ? » ; « Pourquoi la terre affronte-t-elle la mer ? » ; « Quel est cet endroit où nous étions ensemble ? » ; « Si je ne te rencontre pas dans cette vie, fais-moi sentir ton absence. Une lueur de tes yeux, et ma vie t’appartient. » Le film se fait ainsi l’écho de l’étonnement sans fin que suscite en nous la question de l’Etre, une sorte de version cinématographique du retour heideggérien à l’origine présocratique de la philosophie. Dès Badlands, ou La balade sauvage (1973), qu’il faut entendre comme une longue régression vers la sauvagerie originaire dont l’homme est issu, deux adolescents meurtriers dérivent lentement vers la folie, accumulant derrière eux les cadavres, perdant tout sens de l’humain tandis qu’on les voit se perdre dans les Badlands du Montana (paysage en forme de ruine, soumis à l’érosion et creusé de ravins), comme absorbés par l’énigme du monde. Dans Les Moissons du ciel (Days of Heaven, 1978), un ouvrier de Chicago quitte la ville pour travailler dans les champs et, comme en écho à l’histoire biblique d’Abraham et de Sarah, séduit le fermier qui l’emploie en lui cédant sa maîtresse qu’il fait passer pour sa sœur. Le film se déroule au milieu de l’or des blés que le vent balaie de sa vague, et que le feu magnifie en un incendie de Jugement Dernier. Beauté du sans pourquoi. L’ouvrier, assassin du fermier, traqué pour son crime, sera tué par la police. Histoire d’un paradis perdu, qui fait couler le sang dans une nature qui devait demeurer inviolée, et que les passions des hommes ont profanée comme on profane un temple. Après un silence de vingt ans, Malick réalise La ligne rouge (The Thin Red Line), qui sort en 1999. A mes yeux son chef-d’œuvre, ce film de guerre radicalise le propos dont les deux premiers films avaient déjà formulé la question : comment tracer la limite à partir de laquelle l’homme, quand il s’enfonce et se perd dans l’inhumanité de la nature, devient-il lui-même inhumain ? Où se trouve la juste mesure qui donne à l’homme son humanité et à la nature sa sublimité ? Malick retrouve le sens du sacré qui faisait se prosterner Karen devant le cratère du Stromboli. Il ne s’agit plus, à l’exemple de Dersou Ouzala, de communier avec le rythme de la terre, d’en partager le souffle, de s’abandonner à son étreinte maternelle, mais plutôt de reculer, pris de crainte et de tremblement, devant le dieu terrible qui se manifeste par l’énigme du monde. L’extrême violence de la guerre vient profaner la nature magnificente, opulente de l’île de Guadalcanal, théâtre indifférent que vient souiller la bataille qui opposa les Américains aux Japonais en 1942. Encore une fois, une faute originelle profane le mystère cosmique et nous fait perdre le paradis des origines. L’image, dans la lumière naturelle, est d’une éblouissante beauté, et la brutalité aveugle de la guerre franchit la mince ligne rouge au-delà de laquelle il n’y a plus rien d’humain en l’homme. C’est ainsi qu’on voit un soldat manger le foie prélevé sur le cadavre de son ennemi, perdant la mesure qui le fait homme et versant dans la bestialité et le cannibalisme. A l’inhumanité sublime de la nature s’oppose l’inhumanité criminelle de l’homme. Et comme si cette guerre, celle de l’homme et du monde, était plus profonde encore que toutes les guerres humaines, il ne semble pas que le film laisse jamais espérer le retour à la paix.


Terrence Malick, The Thin Red Line, 1998  

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            Ainsi se succèdent la beauté de la Star, pétrifiée pour l’éternité ; la beauté de la Vivante, humaine, forte de sa faiblesse même ; et la beauté du Sans pourquoi, incompréhensible et terrassante. On peut se demander si le cinéma n’atteint pas ici un sommet, qui n’est peut-être qu’une impasse. Loin du cinéma d’action qui fit sa fortune jusqu’en 1945, ce nouveau cinéma, poème d’un monde déserté de toute présence humaine, ou du moins en lequel l’homme semble de trop, profanateur d’un mystère sacré, son absence faisant sortir l’énigme cosmique de sa réserve, épiphanie silencieuse et colossale de la pure présence, se porte de lui-même jusqu'aux limites du spectacle cinématographique. Malick lui-même, depuis La ligne rouge, ne se répète-t-il pas, et ne se laisse-t-il pas séduire, déjà dans L’Arbre de vie (2011) et plus encore dans La Merveille (2013), par une esthétique kitsch et vaguement New Age qui affaiblit la magnificence de sa vision ? On se lassera sans doute, on se lasse déjà de ces visions d’univers qui évoquent les premiers jours de la création, ou qui célèbrent l’incompréhensible feu d’artifice du Big Bang comme s’il était le noyau incandescent d’un nouveau Buisson Ardent (L’Arbre de vie). A moins de céder à la tentation d’un art litanique qui ne serait bientôt que répétition, on discerne mal quelles voies nouvelles ce nouveau cinéma ouvre à la création contemporaine. Une autre dimension semble à nouveau s’affirmer depuis quelques décennies : le documentaire, le cinéma non plus comme fascination (tant pis pour les cinéphiles, passés de mode), mais comme réflexion sur un problème de société, sur  l’histoire contemporaine. Non plus un monument esthétique, mais un document qui donne à penser. Le néoréalisme autrefois avait compris la puissance d’un cinéma objectif, l’art du constat et du témoignage, l’enregistrement du fait accompli. Ce qui n’exclut nullement l’art, mais lui lance un défi au contraire. Comme si la télévision avait triomphé, et qu’on passait de la célébration de la beauté à l’enquête sur le terrain. Dans un entretien accordé en 1958 (déjà !) à André Bazin, Roberto Rossellini et Jean Renoir prenaient le parti, paradoxal à cette époque, de faire l’éloge de la télévision. Renoir soulignait combien la télévision excelle à saisir la moindre expression d’un visage, qui se trahit sur le petit écran. La caméra de télévision, quand elle est maniée avec honnêteté, a le regard inquisiteur d’un juge d’instruction (15). Aussi bien n’est-ce pas le format de l’écran qui distingue la télévision du cinéma, mais la qualité du regard. Le gros plan, remarquait Renoir, qui est un artifice esthétique au cinéma, est une machine à détecter le mensonge à la télévision. En un temps où nous avons le sentiment que la vérité se perd dans le labyrinthe des faux semblants, où certains se laissent aller à imaginer un démoniaque complot mondial, le cinéma doit peut-être nous inviter à chercher cette vérité perdue dans un monde devenu trop complexe, à approfondir les questions nouvelles qui se posent à nos sociétés en constante transformation. Et qu’on ne se laisse pas troubler par l’objection – finalement bien faible – des sceptiques du jour qui proclament qu’il n’y a pas de vérité ; car, s’ils ont peut-être bien raison, il est toutefois hors de doute qu’il y a des mensonges.
            Cela fait bien longtemps, depuis Platon pour parler exactement, que l’on sait que ce qui fait la valeur de la recherche de la vérité, ce n’est pas la vérité, mais bien la recherche. Le néoréalisme, qui prônait le style du documentaire, avait su réinventer le cinéma après la guerre ; pourquoi le retour à l’enquête documentaire, à son style comme à ses méthodes, ne pourrait-il aujourd’hui à nouveau régénérer la création cinématographique ?

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NOTES

1- « Ce livre pourra être accusé de relativisme, comme si l’on affirmait que le beau dépend de l’époque et des cultures. C’est exactement ce que nous entendons dire » (Eco, Histoire de la beauté, p. 12).

2- Fleurs du Mal, sonnet 93.

3- Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, « IV- La modernité », 1863, Pléiade p. 1163. Autre formulation dans le même texte : « Le Beau est fait d’un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion. » (Pléiade p. 1154).

4- Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, « III- L’artiste, homme du monde, homme des foules et enfant », Pléiade p. 1160). Cette « jouissance » n’est-elle pas celle du spectateur au cinéma ?

5- « Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu’il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. C’est son immatriculation, sa caractéristique. » (Exposition universelle de 1855, Pléiade p. 956).

6- L’Amour fou, I, Gallimard, 1937, p. 26.

7- « Bazin insistait sur ceci : Le Dictateur n’aurait pas été possible si, dans la réalité, Hitler n’avait pris et volé la moustache de Charlot » (Deleuze, L’image-mouvement, Minuit, 1983, p. 234).

8- Le studio Harcourt est fondé à Paris en 1934 par Cosette Harcourt et les frères Jacques et Jean Lacroix.

9- Roland Barthes, Mythologies, Seuil, 1957, p. 24-27.

10- « Les purs dessinateurs sont des philosophes et des abstracteurs de quintessence » (Salon de 1846, Pléiade p. 885).

11- Georges Duhamel, « Intermède cinématographique ou le divertissement du libre citoyen », in Scènes de la vie future, Fayard, 1930, p. 58.

12- « Un peintre devrait toujours songer à peindre pour quelqu'un auquel manquerait la faculté du langage articulé… N’oublions pas qu’une très belle chose nous rend muets d’admiration » : Valéry, Degas, danse, dessin, « Idées/Art », Gallimard, 1965, p. 207.

13- L’image de la vague est d’autant mieux venue qu’elle exemplifie le pur mouvement privé d’objet comme de matière : ne passe que l’onde immatérielle, seule en mouvement, tandis que l’eau demeure immobile : le mouvement vaut ici par lui-même, comme Bergson l’avait bien compris,  et non seulement par l’objet qui se meut.

14- Roberto Rossellini, Le cinéma révélé, « Champs-Art », Flammarion, 2008 [1984].

15- « Jean Renoir : Je suis venu à la télévision parce que je me suis prodigieusement ennuyé lors de la présentation récente de très nombreux films et que je me suis moins ennuyé à certains spectacles de télévision. Je dois dire que les spectacles de télévision, qui m'ont le plus passionné sont certaines interviews que j'ai vues à la télévision américaine. Il me semble que l'interview donne à la télévision un sens du gros plan qui n'existe que très rarement au cinéma […] J'ai vu en Amérique des spectacles de télévision exceptionnels. La télévision américaine, à mon avis, est admirable. Extrêmement riche. Non pas parce qu'elle est meilleure ou que les gens ont plus de talent qu'en France ou ailleurs, mais tout simplement parce que, dans une ville comme Los Angeles, il y a dix chaînes qui fonctionnent constamment à toute heure du jour ou de la nuit. Je me souviens , par exemple, de certains interrogatoires à propos de procès politiques, des parlementaires interrogeant des gens et ces gens répondant. Brusquement, nous avions, dans un très gros plan pris au téléobjectif, un personnage humain dans son intégrité. Ce personnage humain avait peur. Il avait peur du parlementaire. Et toute sa peur se voyait. Ou bien un autre personnage insolent, il insultait le monsieur qui l'interrogeait. Un autre, par exemple, qui était ironique, un autre encore qui prenait cela légèrement. Brusquement, on lisait sur le visage de ces gens, télévisés au téléobjectif avec des têtes qui tenaient tout l'écran. On les connaissait. En deux minutes, nous savions qui ils étaient, et j'ai trouvé que c'était absolument passionnant, j'ai trouvé que ce spectacle était peut-être indécent car c'était presque une indiscrétion, mais que cette indécence était plus proche de la connaissance de l'homme que beaucoup de films  » (« Cinéma et télévision  », entretien d'André Bazin avec Jean Renoir et Roberto Rossellini, France-Observateur, 23 octobre 1958, n° 442 ; cité dans Le cinéma : l'art d'une civilisation (1920-1960), textes choisis et présentés par Daniel Banda et Joseph Moure, « Champs », Flammarion, 2011, p. 371-372). Renoir fait sans doute allusion, dans cet entretien, aux auditions de la sous-commission d'enquête permanente du Sénat (avril-juin 1954) qui mit en difficulté, pour la première fois, le sénateur McCarthy, et fut à l'origine de sa condamnation puis de sa déchéance. La télévision américaine consacra 187 heures à la retransmission de ces émissions qui attirèrent jusqu'à vingt millions de téléspectateurs.