Jacques Darriulat

 

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CARAVAGE ET L'OPERA

Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

           Cet essai prolonge et achève l'étude consacrée à la figure de la Sylphide (dossier "Chateaubriand" dans la section "Auteurs"). Elle achève un cycle qui commence avec "Beauté et désir" (dossier "Winckelmann", section "Auteurs"), se continue avec l'étude consacrée à la nouvelle de Balzac, Sarrasine (dossier "Balzac", section "Auteurs"), se prolonge avec Chateaubriand ("La Sylphide") et se conclut avec l'essai que le lecteur a maintenant sous les yeux.

 

 

La statue amoureuse

 

           « Voici venir une jeune reine, ornée de diamants et de fleurs (c'était toujours ma sylphide) ; elle me cherche à minuit, au travers des jardins d'orangers, dans les galeries d'un palais baigné des flots de la mer, au rivage embaumé de Naples ou de Messine, sous un ciel d'amour que l'astre d'Endymion pénètre de sa lumière ; elle s'avance, statue animée de Praxitèle, au milieu des statues immobiles, des pâles tableaux et des fresques silencieusement blanchies par les rayons de la lune : le bruit léger de sa course sur les mosaïques des marbres se mêle au murmure insensible de la vague » Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, « Fantôme d’amour ».

           Nous avons vu comment, avec Winckelmann, le canon de la beauté académique, celui de la statuaire grecque et non plus simplement, comme on le disait avant l’archéologue allemand, « antique », s’anime fantastiquement – renouvelant en termes modernes la fable de Pygmalion – sous le regard amoureux de l’amateur, refoulant dans l’oubli l’examen docte de l’académicien, seul compétent jusque là. Le modèle antique devient ainsi, selon l’expression de Chateaubriand, une « statue animée » qui s’avance, comme une reine d’amour, vers son adorateur, et s’incline vers lui pour une étreinte de rêve. Chateaubriand continue en effet ainsi son texte : « Les ondes de soie de son diadème dénoué viennent caresser mon front lorsqu'elle penche sur mon visage sa tête de seize années, et que ses mains s'appuient sur mon sein palpitant de respect et de volupté. » La statue animée prend l’initiative, et l’antiquaire demeure le témoin fasciné et passif de ces noces imaginaires d’un  mortel avec le modèle de toute beauté. La lumière lunaire participe à l’atmosphère onirique de la scène – rêvée et non réelle – et contribue à faire du « fantôme d’amour » une revenante, une émissaire de l’autre monde. Enfin, le spectre nocturne se met en mouvement, il n’a pas l’immobilité de la forme parfaite dont le canon fixe traditionnellement les proportions, il est une forme mouvante, le plus souvent une robe ancienne de drap léger dissimule et révèle en même temps son corps, et surtout accompagne sa démarche dansante de tout un jeu de plis et de volutes qui semble plonger le corps de la déesse dans un liquide ondoyant, un tourbillon de turbulences (selon la mode antiquisante de l’Empire. MOT, III, 29, 1 : « Entre tout à coup Madame Récamier vêtue d'une robe blanche »). Ce mouvement de l’eau et de l’onde se prolonge dans la chevelure dénouée en laquelle se noie, tel Pelléas dans les blonds cheveux de Mélisande, son amant passionné : « Les ondes de soie de son diadème dénoué viennent caresser mon front ». La sylphide est nymphe (1) et semble toujours sur le point de se dissoudre dans la courbe d’une vague, celle-là même dont l’antique mythologie faisait naître Vénus : « le bruit léger de sa course sur les mosaïques de marbres se mêle au murmure insensible des vagues ». Enfin, on remarquera l’incertaine patrie de la nymphe, antique sans doute, mais grecque puisque née du ciseau de Praxitèle, mais encore Italienne, puisque habitant le « rivage embaumé » de Naples (sans doute à cause des découvertes récentes de Pompéi et d’Herculanum), ou de Messine (Messine est le port par lequel, venant de Calabre, on aborde en Sicile ; Chateaubriand confond peut-être avec Misène, un cap proche de Naples et de Sorrente où Corinne, dans le roman de Germaine de Staël, chante un hymne à l’amour, sujet d’un célèbre tableau peint en 1807 par le baron François Gérard, aujourd’hui au musée de Lyon ; ou bien faut-il deviner ici une réminiscence de La Fiancée de Messine, drame de Schiller ?).

           Il semble qu’en s’érotisant, le plaisir pris à la beauté perde son caractère « désintéressé »,  et que la formule fondatrice de la nouvelle esthétique, selon laquelle le sentiment du beau procure une satisfaction sans aucun intérêt, se trouve réfutée. Pourtant, l’apparition de la Nymphe, ou de la Sylphide, si désirée soit-elle, ne s’achève jamais par l’étreinte, tant la déesse nocturne demeure insaisissable, citoyenne d’un monde dont l’accès nous est fermé, comme Mélisande habitante du royaume d’Allemonde. Séparée de son adorateur comme la scène où évolue la Sylphide du ballet est séparée des spectateurs, celle où chante la Zambinella, au théâtre de l’Argentina, de Sarrasine fasciné dans la salle, la Nymphe mouvante de la beauté des Modernes, fantôme nocturne, semble provenir de l’au-delà. Révélée au regard mais hors d’atteinte du toucher, elle n’est pourtant pas spiritualisée ni intellectualisée, elle est « esthétique » au contraire, image sans concept, mouvante, ondoyante, et qui semble la proie d’une perpétuelle métamorphose. Qu’un mortel soit amoureux de la parfaite beauté d’une statue qui, par la force de ce désir, finit par lui paraître vivante, ce n’est pas, il est vrai, quelque chose d’absolument nouveau. Mais que ce désir soit voué à une adoration perpétuelle et toujours impuissante, ne pouvant se satisfaire qu’en rêve, voilà ce qui est plus proprement moderne. « Elle s’avance, statue animée de Praxitèle, au milieu des statues immobiles » écrit Chateaubriand. Il est permis de se demander pourquoi la Sylphide doit naître du ciseau de Praxitèle, et non par exemple de celui de Phidias, mieux représentatif de l’excellence du style classique. C’est que, dès l’antiquité, les œuvres de Praxitèle sont réputées pour la volupté qui émane d’elles. Cet artiste avait en particulier, sur le modèle de sa maîtresse Thaïs, réalisée une effigie de la déesse Vénus, nue, pour le temple de Cnide, qui avait le pouvoir d’exciter les ardeurs amoureuses de ses adorateurs : « Il y a des œuvres de lui à Athènes au Céramique, mais au-dessus de toutes les autres, non seulement celles de Praxitèle mais celles du monde entier, il y a sa Vénus. Bien des gens ont fait la traversée vers Cnide simplement pour la voir. Il en avait réalisé deux, qu’il avait mises en vente en même temps. L’une était représentée portant un voile, c’est celle que préférèrent, précisément pour cette raison, les gens de Cos qui en avaient réservé une et bien qu’il en fût demandé le même prix : elle leur paraissait plus grave et plus convenable. Les gens de Cnide achetèrent celle qui restait, celle qui a acquis une renommée sans commune mesure avec l’autre. Par la suite, le roi Nicomède voulut l’acheter aux gens de Cnide, promettant d’acquitter en échange la totalité des dettes de la cité, dettes qui étaient énormes. Ils préférèrent tout supporter, et avec raison, puisque c’est Praxitèle qui a fait avec sa statue la réputation de Cnide. Son temple est ouvert de telle sorte qu’on puisse voir de tous les côtés le portrait de la déesse, réalisé dit-on avec l’aide de la déesse elle-même. Et ce portrait est admirable sous tous les angles. Il paraît qu’un homme devenu fou d’amour s’est dissimulé une nuit pour étreindre la statue et que son désir est trahi par une tache. » On rapportait une aventure semblable à propos d’une autre statue de Praxitèle, représentant le dieu Amour : « toujours de Praxitèle, un Cupidon, nu, à Parium, une colonie de Propontide, qui partage la réputation et les outrages de la Vénus de Cnide : Alcétas de Rhodes en tomba amoureux et laissa sur lui aussi une semblable trace de son amour » (Pline, XXXVI, 21-22). Selon la fable antique, l’adorateur de la statue (il ne s’agit nullement d’idolâtrie, l’histoire est profane et non sacrée, histoire d’une très littérale profanation) assouvit son désir sur un simulacre, victime de la puissance d’illusion qui fait la magie mimétique qui appartient en propre aux ouvrages de l’art. L’amour porté à la Sylphide, « statue animée parmi les statues immobiles », est sans rapport avec cette anecdote grivoise, semblable à tant d’autres rapportées par Pline, qui soulignent la séduction érotique des images, tel l’empereur Caligula qui s’éprit du double portrait d’Atalante et d’Hélène peintes nues côte à côte (XXXV, § 17). L’eidôlon fabriqué par l’artiste a, selon les Anciens, le pouvoir de stimuler le désir sexuel. Mais la Sylphide est une Muse inaccessible, le rêve d’un poète voué à l’adoration perpétuelle et repoussant avec horreur la brutalité de la profanation. Le moderne esthète est ainsi devant la beauté comme un amant pétrifié, devenu statue lui-même, devant une statue animée, devenue vivante et dansant dans les ondoiements de sa robe de nymphe. Décidément, le beau n’est pas l’agréable, et le désir qui s’assouvit par la possession et la consommation de son objet charnel n’est pas le désir apparemment « désintéressé » qui se satisfait d’une contemplation fascinée, et repousse peut-être avec terreur l’étreinte de la créature venue du songe.

           Il serait alors intéressant de suivre les pas de cet antique revenu parmi les vivants dans la littérature et l’imagination des hommes du XIXe siècle. Le long de cette piste, on trouvera quelques repères, quelques stations qui marquent son histoire. Dans les premières versions du conte, c’est la statue qui est amoureuse, et son amant est un jeune homme fasciné par quelque sortilège diabolique. Dans les dernières, plus conformes en ce sens à la rêverie de Winckelmann sur les beautés de la Grèce ancienne, c’est le jeune homme qui brûle d’amour pour une statue et, par sa passion, lui redonne vie.

           Josef von Eichendorff (1788-1857) publie en 1819 une nouvelle fantastique, à l’atmosphère subtilement magique qui peut faire songer à la fois à Watteau et, par anticipation, à Verlaine, La Statue de marbre (Das Marmorbild) (2). En une époque incertaine et idéalisée qui porte la nostalgie du Moyen Age, trois cavaliers se rencontrent en Italie, dans la ville de Lucques, tous les trois réunis par leur amour pour la musique : Florio, jeune homme innocent et sensible, Fortunato, célèbre chanteur qui dit ses poèmes en s’accompagnant à la guitare, et le dernier venu, le chevalier Donati, qui semble un revenant de l’outre-tombe (« Sa riche armure jeta, à la lueur des flambeaux qui vacillaient au vent, des reflets d’or vert. Dans les profondes orbites, ses yeux, où se lisait l’égarement, lançaient des flammes. Son visage était beau, mais pâle et dévasté », p. 924), et qui se révélera être en vérité le Diable en personne (il chasse le dimanche, profanant le jour du Seigneur, il est effrayé par le son des cloches de l’église : 935 ; il redevient serpent quand l’invocation à Dieu dissipe le mirage païen : 948) (3). Ainsi l’âme de Florio se trouve-t-elle partagée entre Fortunato et Donati, entre le chant purificateur de l’innocence et la tentation démoniaque des ténèbres. A Lucques, Florio rencontre encore une jeune fille qui joue au volant avec ses camarades, et se détache de ce groupe en mouvement et dansant, pour reprendre, de la main de Florio, le volant qui était tombé aux pieds du jeune homme. Image de la nymphe, figure encore incertaine et mouvante qui fait songer au Printemps de Botticelli : « On eût dit, à la voir tantôt s’élancer sur le gazon, tantôt se baisser ou lever en l’air ses bras souples avec tant de vivacité, l’image folâtre du printemps » (919). Nous apprendrons pas la suite que cette jeune fille se nomme Bianca (la blancheur évoque ici la pureté), et qu’elle est tombée, dès cette première scène, amoureuse de Florio. A cette figure du désir, diurne et lumineuse, innocente et presque enfantine (tous les textes d’Eichendorff disent la nostalgie du paradis perdu de l’enfance), le conte oppose une autre figure, nocturne et diabolique, lunaire et fantastique, celle de la déesse de l’amour, Vénus elle-même : le soir, errant au hasard, Florio se perd dans un grand parc et rencontre une statue de Vénus en marbre blanc (la blancheur est alors la couleur de la mort et évoque la pâleur des fantômes) : « Longtemps il marcha ainsi, plongé dans ses pensées et parvint inopinément au bord d’un vaste étang entouré de grands arbres. La lune s’élevait juste au-dessus des frondaisons, elle éclairait d’une vive lueur une Vénus marmoréenne qui se dressait, tout près de la rive, sur un socle de pierre. La déesse semblait émerger des flots et contempler, grisée, le reflet de sa propre beauté dans ce miroir enivré, parmi les étoiles doucement écloses au fond de l’onde. Quelques cygnes décrivaient, en silence, leurs cercles uniformes autour de la statue. Un léger bruissement agitait les arbres. Car la statue lui semblait être l’amante si longtemps cherchée et soudain reconnue, la fleur merveilleuse jaillie de l’ombre printanière et du rêve secret de sa plus tendre jeunesse […] La statue de Vénus, effroyablement blanche et immobile le fixait de ses orbites de pierre, du fond du silence infini. Une terreur, comme il n’en avait jamais ressentie, s’empara du jeune homme » (928).  Dès lors le conte décrit le conflit, dans la rêverie amoureuse de Florio, des deux créatures de son désir, Bianca, pure et innocente, et Vénus, dont le Diable, c'est-à-dire le chevalier Donati, se fait l’entremetteur, conflit qui incarne encore celui du christianisme et du paganisme, de la rédemption heureuse et de la fascination démoniaque. Envoûté par le maléfice de la statue de marbre (« Il ne savait plus lui-même ce qu’il voulait, tel un somnambule brusquement interpellé » 930), Florio revient dans le parc enchanté où règne Vénus, il l’aperçoit tantôt en chasseresse nocturne (« Elle jeta à la hâte sur ses épaules un vêtement de chasse étincelant puis monta sur un palefroi blanc comme neige. Paralysé par l’étonnement, la joie et une secrète épouvante qui s’insinuait dans son cœur, il resta sur place jusqu’à ce que chevaux, cavaliers et toute la fantasmagorie équipée se fussent dissipés dans la nuit » 941, réminiscence de la chasse nocturne de la Dame Blanche des légendes médiévales), tantôt en courtisane voluptueuse (« Sa belle compagne se laissa choir mollement sur des coussins de soie étendus sur le sol. Par une manœuvre coquette, elle faisait aller en tous sens l’ample voile à la blancheur de lys qui la couvrait, tour à tour exposant et dérobant doucement à la vue ses formes toujours plus charmantes. Florio la contemplait avec des yeux de flamme » 946). La première fois, le charme est brisé par le chant de Fortunato, sorte de troubadour idéal au cœur pur ; la seconde fois par le souvenir d’un cantique venu de sa pieuse enfance (« A ce moment s’éleva dans le jardin un chant merveilleux. C’était un vieux chant religieux qu’il avait entendu souvent dans son enfance mais que toutes les émotions du voyage avaient presque effacé en lui » 946 ; nous apprendrons plus tard que c’est encore Fortunato qui chante alors le cantique rédempteur : « Je chantais un vieux cantique, un de ces chants primitif ressurgi d’un fond ancien. Ces chants sont comme des souvenirs ou des rappels venus à nous à travers le paradis perdu de l’enfance » 954) : conjuré par l’invocation au Christ (« Alors il murmura doucement, du plus profond de son âme : "Seigneur Dieu, ne m’abandonnez pas à ma perte en ce monde !" » 948), le sortilège de dénoue, le palais de Vénus redevient une ruine (dont nous apprendrons au dénouement qu’elle est celle d’un ancien temple de la déesse païenne de l’amour : 953), et la déesse elle-même se dissipe comme un spectre : « Elle blêmissait à vue d’œil – comme s’éteignent les lueurs du couchant » (949). A la figure démoniaque de l’antique Vénus fait écho, tout au long du récit, la figure angélique de la vivante Bianca, comme un double à la fois symétrique et contraire : Florio retrouve en effet Bianca, dans un bal masqué où la jeune fille est déguisée en Grecque (« une ravissante jeune fille, court vêtue dans un costume grec, s’approcha de lui » 937), amoureuse, vive, innocente et toujours fuyante, à l’inverse de l’immobilité hypnotique et mélancolique de l’antique Vénus. Tout le conte fantastique repose sur l’ambiguïté entre la vive et la morte, l’enfant et la courtisane, la tendre et la souveraine, l’amie et la maîtresse. Ambivalence qui est celle de la blancheur même, entre Bianca et la Dame Blanche, la pureté et la pâleur cadavérique, le principe de vie et le principe de mort. Le désir du jeune homme le conduit irrésistiblement du réel à l’irréel, du conscient à l’inconscient, délaissant la jeune fille pour le spectre, Bianca pour Vénus : « Enfin, la musique s’arrêta court, et la danse s’acheva. A ce moment, Florio crut voir à l’autre extrémité de la salle comme une réplique fidèle de sa belle danseuse [il s’agit de Bianca]. C’était le même costume, les mêmes couleurs de tissus, la même coiffure. La belle image semblait le contempler fixement ; elle restait immobile parmi les couples tourbillonnants » (938). Pourtant, revenu à lui-même après l’exorcisme du maléfice par le cantique de Fortunato, Florio finit par retrouver Bianca et lui déclarer son amour : « Les regards de Florio se posèrent avec ravissement sur l’aimable jeune personne. Un étrange aveuglement avait jusqu’alors voilé ses yeux comme d’une brume enchantée. Soudain il s’étonna qu’elle fût si belle […] Alors Florio se tourna vers Bianca et lui dit : « Je suis comme ressuscité et il  me semble que tout va devenir bien, maintenant que je vous ai retrouvée. Je voudrais ne jamais vous quitter, si vous le permettez » (955).

           Le sortilège de la statue amoureuse se trouve ainsi conjuré par le retour au réel. La Vénus antique est le fantasme qui hante les rêves des adolescents et détourne le désir amoureux sur des objets chimériques et stériles. C’est ainsi que la Dame du parc dit au jeune Florio : « Chacun croit m’avoir déjà vue, car mon image hante tous les rêves des adolescents » (947). Elle est la part nocturne du désir, la force très archaïque d’un culte païen que la grâce chrétienne a refoulée dans l’oubli, pour le plus grand bien de l’âme et sa sérénité retrouvée, selon le très pieux et traditionaliste Eichendorff. Plutôt que de l’attrait sensuel exercé par le modèle antique, auquel Winckelmann fut si sensible, il s’agit donc ici, par delà le conflit du christianisme et du paganisme, du conflit intérieur entre le conscient et l’inconscient. Eichendorff, hostile au courant néoclassique prôné par Winckelmann et Goethe, dénonce donc ici le culte de l’antique, l’adoration des dieux de la Grèce, comme une idolâtrie hérétique, et même démoniaque, qui détourne les âmes du culte chrétien. Plutôt qu'à la fausse pureté de la Grèce antique (la blancheur du marbre est en vérité une pâleur mortelle et les dieux de la Grèce sont des fantômes que la vie n’anime plus), Eichendorff rêve d'un Moyen Age idéal, temps de la foi et de l’innocence, enfance heureuse des peuples, qu’il oppose, conforme en cela au romantisme de son temps et au pittoresque qui l’inspire, au prosaïsme et à l’égoïsme intéressé des temps modernes. Florio, envoûté par l’antique déesse, de marbre et non de chair, est un double de l’archéologue devenu, à l’image de Winckelmann, idolâtre des dieux de la Grèce. Et Eichendorff s’oppose à Winckelmann comme le romantisme de la première moitié du XIXe siècle s’oppose au néoclassicisme de la seconde moitié du XVIIIe siècle.

           Dix-huit ans après la nouvelle d’Eichendorff, en mai 1837, Mérimée, nommé depuis trois ans inspecteur général des Monuments historiques et Antiquités nationales, publie dans la Revue des deux mondes un conte fantastique, une nouvelle plutôt : La Vénus d’Ille. A l’atmosphère enchantée et constamment surnaturelle du récit d’Eichendorff, succède un récit réaliste où le fantastique affleure sous la forme d’une énigme presque policière, la menace de l’autre monde se faisant d’autant plus redoutable qu’elle s’insinue dans les scènes de la vie quotidienne. Le narrateur, qui n’est pas le protagoniste de l’histoire mais joue plutôt le rôle du témoin, et presque du détective (nous ne sommes en effet pas très loin du Sherlock Holmes de Conan Doyle), est un savant archéologue visitant le Roussillon à la recherche de monuments antiques et médiévaux. Il ressemble à Mérimée lui-même qui avait fait une tournée semblable dans la région, en 1834, au titre de l’Inspection des Monuments historiques. Logeant dans la petite ville d’Ille chez un propriétaire, monsieur de Peyrehorade (4), amateur d’antiques, qui marie son fils le lendemain, il arrive quelques jours après que son hôte ait exhumé, dans son jardin, un magnifique bronze de la meilleure époque romaine, une Vénus noircie par la patine mais dont les yeux incrustés dans le métal brillent étrangement, et fascinent ceux qui tentent de soutenir le regard de la déesse. Décrite par les gens du lieu comme une idole maléfique, elle casse la jambe d’un jeune homme en s’abattant soudain sur lui, elle renvoie mystérieusement la pierre qu’un chenapan a lancée sur elle. L’expression même de son visage est étrangement terrifiante : sa beauté est menaçante, sans rapport avec la noble simplicité et la grandeur sereine (edle Einfalt und stille Grösse) qui ravissaient Winckelmann, mais plutôt inhumaine et diabolique : « Ce n’était point cette beauté calme et sévère des sculpteurs grecs qui, par système, donnaient à tous les traits une majestueuse immobilité. Ici, au contraire, j’observais avec surprise l’intention marquée de l’artiste de rendre la malice arrivant jusqu’à la méchanceté. Tous les traits étaient contractés légèrement : les yeux un peu obliques, la bouche relevée des coins, les narines quelque peu gonflées. Dédain, ironie, cruauté, se lisaient sur ce visage d’une incroyable beauté cependant » (deuxième journée). La Vénus d’Eichendorff pleure de se savoir mourante depuis que le règne du dieu des chrétiens a mis en fuite les idoles païennes. Dans l’âme de Florio, le souvenir d’un cantique de l’enfance conjure le sortilège, « la dame le regardait en souriant comme auparavant. Mais elle était muette et mélancolique et semblait retenir ses larmes » (Pléiade, II, 948). Le pieux Eichendorff ne doute pas que les dieux anciens aient été définitivement vaincus par l’avènement du christianisme. Mérimée, mettant en scène le retour de ce même refoulé, lui accorde maintenant une puissance qu’aucune incantation ne saurait exorciser. L’antique détient une force magique contre laquelle les Modernes sont impuissants. Sur le socle de la statue, on lit : cave amantem, qu’il faut plutôt interpréter, selon le narrateur, comme « prends garde à toi si elle t’aime », variation latine de l’amour tragique dont Carmen est l’héroïne, elle qui chante : « Si je t’aime, prends garde à toi ». Vénus incarne Eros sans Agapé, l’Amour sans la Charité, la passion qui s’abat comme un destin inhumain sur l’âme de celui qu’elle possède (Peyrehorade cite Racine, Vénus tout entière à sa proie attachée). Une autre inscription, plus énigmatique, donne lieu à un conflit d’interprétations : selon Peyrehorade, la statue aurait quelque rapport avec le dieu Baal de l’Ancien Testament, ce qui confirme sa nature maléfique ; selon le narrateur, elle aurait reçu en offrande expiatoire un bracelet d’or d’un mortel malheureux en amour, ce qui annonce le drame qui va suivre (deuxième journée). Le jour du mariage, le jeune marié, Alphonse de Peyrehorade, excellent joueur de paume, ne résiste pas, juste avant de se rendre à la noce, de relever le défi que lui lancent deux Espagnols, habiles à ce jeu : il l’emporte, mais pour mieux assurer la tenue de sa raquette, enlève la bague qu’il devait donner à son épouse et la met au doigt de la statue. Il l’oublie en partant et utilise, lors de la cérémonie, une autre alliance. Mais le soir venu, quand le jeune marié veut récupérer le précieux bijou, il n’y parvient pas : la statue garde sa prise. « Le doigt de la Vénus est retiré, reployé ; elle serre la main, m’entendez-vous ?... C’est ma femme, apparemment, puisque je lui ai donné mon anneau… Elle ne veut plus le rendre » confie au narrateur le jeune homme épouvanté (troisième journée). La nuit, les jeunes mariés se retirent dans la chambre nuptiale, mais le narrateur entend alors des pas lourds qui gravissent l’escalier, et le matin les mêmes pas qui descendent les marches en faisant pareillement craquer le bois. On découvre alors Alphonse de Peyrehorade mort dans son lit, la poitrine livide comme s’il avait été étreint dans un cercle de fer ; sa jeune femme, devenue folle, raconte que la statue est montée dans le lit et a écrasé, pendant toute la nuit, son époux, dans une étreinte infernale et mortelle. L’enquête ne réussit pas à présenter la moindre explication de ce crime.

           Mérimée a dissimulé la véritable source de la nouvelle : il s’agit d’un récit qu’on trouve dans une chronique médiévale du XIe siècle, dont l’auteur est Hermann Corner, récit dont Mérimée s’inspire très littéralement et qu’il a pu connaître par son ami historien Villemain qui le publie dans son Histoire de Grégoire VII en 1873, mais qui circulait sous forme de manuscrit dès 1834, trois ans donc avant La Vénus d’Ille (5). Au Moyen Age en effet, les statues antiques étaient considérées comme des idoles magiques, et les dieux païens, ainsi que l’enseigne saint Augustin dans La Cité de Dieu, comme des démons contre lesquels seul l’exorcisme chrétien pouvait nous prémunir. Au début de la troisième partie de ses Commentaires (autour de 1450), Lorenzo Ghiberti raconte l’histoire d’une statue de Vénus, reconnaissable au dauphin qui se trouve à ses pieds, due au ciseau du grand Lysippe découverte à Sienne dans la première moitié du XIVe siècle, et placée en grande pompe sur la Fonte Gaia qui orne la piazza del Campo. Par la suite, des revers militaires contre les Florentins, et plus encore les terribles épidémies de peste qui s’abattent sur la cité à partir de 1348, incitent les Siennois à penser que cette idole antique est cause du mauvais sort. Aussi décident-ils de la briser, et d’en enterrer les morceaux en terre ennemie, pour porter malheur à Florence (en 1357, selon Panofsky : La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’occident, 1976, p. 169, note 71). Mérimée sait donner un accent moderne à la crainte qu’inspire la magie des païens. La restauration catholique, qui fait suite à l’athéisme révolutionnaire et aux profanations qu’il a inspirées, relit l’anticomanie de la seconde moitié du XVIIIe siècle à la lumière de la foi chrétienne : cette fascination pour les âges païens peut alors être interprétée comme un refoulement, presque comme une trahison, de la religion sur laquelle s’est fondée la civilisation occidentale. Mérimée sait à merveille exploiter ce remords diffus, et inventer une antiquité maléfique qui menace secrètement le rationalisme des Modernes. La veine fantastique s’alimente ainsi à la nostalgie de la foi disparue, tandis que le sentiment de l’au-delà devient l’objet d’un frisson étudié, d’un effroi cultivé. La hantise du surnaturel se nourrit du remords qui inquiète les âmes des Modernes pour avoir transgressé les interdits de la religion de leurs pères. L’amour que l’archéologue néoclassique portait à l’antique s’est inversé en épouvante. Il demeure pourtant de l’ordre du fantasme, et ne retrouvera plus jamais la fonction régulatrice qui fut la sienne, en tant que canon de la beauté objective, pendant tant de siècles.

           Heinrich Heine, dans un chapitre publié pour la première fois dans La Revue des deux mondes en mars 1853 et intitulé « Les Dieux en exil », reprend très exactement le récit de Mérimée, mais en lui donnant un sens radicalement différent. Heine, juif allemand qui étouffe dans la vie bourgeoise des cités d’outre Rhin, émigre en France après la révolution de 1830, et restera à Paris jusqu’à sa mort en 1856. Il participe à tous les salons littéraires de la capitale, mais aussi aux mouvements sociaux, à la construction du socialisme naissant, connaît intimement Marx lors de son passage à Paris, est enthousiasmé par les idéaux révolutionnaire. La réaction catholique qui s’abat alors sur l’Europe lui fait reconnaître dans le christianisme un instrument d’oppression de la classe dominante. Les « Dieux en exil », ce sont donc les dieux antiques, refoulés par l’oppression des chrétiens. Loin de demeurer dans notre mémoire comme un remords maléfique et obsessionnel, comme l’insinue la nouvelle de Mérimée, ils incarnent aux yeux de Heine une sensualité libre et joyeuse, refoulée par l’ascétisme chrétien. Ce magnifique chapitre est inséré dans la seconde édition, considérablement remaniée, d’un ouvrage intitulé De l’Allemagne, qui entend opposer à l’Allemagne de Germaine de Staël, plutôt solennelle et guindée, très « weimarienne », et décrite en conformité aux valeurs de l’esthétique néoclassique, une autre Allemagne, plus populaire, celle des légendes romantiques et des traditions populaires, celle aussi de la pensée de Kant et de celle de Hegel que Heine interprète en homme des Lumières, comme des philosophies de la raison en tant que celle-ci fonde l’autonomie de la personne morale, et qui conduisent à une métaphysique de la liberté, non seulement dans le domaine de la moralité, mais encore dans celui du droit et de la politique. La première partie de De l’Allemagne, qui traite de la puissance révolutionnaire de la métaphysique allemande, est publiée en 1835 ; la seconde partie, qui ajoute à ce portrait philosophique une longue étude de la culture du peuple allemand, ses traditions, ses légendes, doit beaucoup à l’intérêt nouveau des romantiques pour le folklore, les vieilles légendes et les chants anciens qui expriment l’âme des peuples, ces lieder que Schubert et Schumann mettent alors magnifiquement en musique. Dans le chapitre « Les Dieux en exil », Heine montre comment les dieux du paganisme vivent encore dans les croyances populaires, dans les récits anciens qui hantent les mémoires. Il ne s’agit alors nullement d’un remords superstitieux, mais de la nostalgie d’un âge de liberté et de sensualité naturelle, qui précède l’empoisonnement des âmes par le ressentiment chrétien. Un jeune chevalier, raconte Heine, jouant à la paume dans la Rome tardive, glisse son anneau qui le gênait au doigt d’une statue, en laquelle il n’a pas reconnu Vénus. Le doigt se referme, et l’anneau ne peut être retiré. La nuit de son mariage, il ne peut assouvir son désir, la statue, invisible, s’invitant dans la couche nuptiale et empêchant les époux de s’étreindre. Le fiasco se répète chaque nuit. Pour briser l’enchantement, l’envoûté va chercher du secours auprès d’un prêtre chrétien, nomme Palumnus. Celui-ci lui confie un parchemin sur lequel il inscrit une formule magique et conseille au jeune chevalier d’attendre son amante infernale à minuit, dans un certain carrefour. A minuit, au lieu dit, le chevalier assiste au cortège fantastique des dieux antiques, magnifique et mélancolique. C’est alors que paraît Vénus, éblouissante de beauté et portée sur un char triomphal : « Le chevalier s’approcha d’elle, et lui présenta le parchemin du prêtre Palumnus, car il venait de la reconnaître pour celle qui possédait son anneau. La déesse eut à peine entrevu les caractères tracés sur le parchemin que, levant les mains au ciel, elle poussa un cri lamentable. Des larmes s’échappèrent de ses yeux et elle s’écria avec désespoir : "Cruel prêtre Palumnus ! Tu n’es donc pas encore satisfait des maux que tu nous as précédemment infligés ! Mais tes persécutions auront bientôt un terme, cruel prêtre Palumnus !" Et elle remit l’anneau au chevalier qui, la nuit suivante, ne rencontra plus d’obstacle à son union nuptiale. Quant au prêtre Palumnus, il mourut trois jours après cet événement » (6). En prophétisant au prêtre chrétien que son règne connaîtra bientôt son terme, la Vénus de Heine annonce le printemps des peuples, la révolution qui mettra fin à toutes les oppressions et rendra à nouveau possible le bonheur sur la terre, faisant revenir parmi nous la joyeuse sensualité des dieux anciens. Heine prétend avoir lu cette histoire dans un ouvrage de Kornmann, Mons Veneris, paru en 1614, et ne cite nullement Mérimée, qui de son côté ne mentionne jamais Kornmann. C’est également de cet ouvrage qu’il rapporte, dans le même chapitre, l’histoire du chevalier Tannhäuser qui, vivant avec Vénus dans le palais souterrain où elle s’est retirée, veut se libérer de ce lien, part pour Rome et demande au pape Urbain de rompre ce charme, ce dont le pape reconnaît lui-même être incapable. Le chevalier Tannhäuser revient donc auprès de Vénus, et jouit désormais sans remords des sortilèges païens de l’amour. C’est là du moins une version « modernisée », que Heine substitue ironiquement au conte médiéval, plus pieux, qu’il rapporte pourtant à la suite de son premier récit (7). C’est en lisant Heine que Wagner aura l’idée de consacrer à la légende de Tannhäuser un opéra (8). Avant le récit du romain, fiancé malgré lui à la déesse de l’amour, Heine rapporte encore une autre légende, très proche du conte d’Eichendorff, La Statue de marbre. Il faut lire en entier ce magnifique chapitre, où l’on trouve également le superbe récit d’une bacchanale fantastique, l’histoire du Hollandais qui charge sa barque des âmes des morts et les conduit à l’Ile Blanche (Wagner, une fois encore, s’en souviendra dans Le Vaisseau fantôme ; dans Les Martyrs, Chateaubriand avait déjà fait allusion à cette légende), et enfin l’extraordinaire histoire de Jupiter exilé dans les glaces du pôle arctique, vieillard pitoyable et pleurant sa jeunesse perdue.

           Lors des trente-cinq ans de son exil parisien, Heine s’est lié avec Nerval, qui traduisit plusieurs de ses poèmes, et surtout avec Théophile Gautier, qui fut son ami le plus sûr. Or, très exactement un an avant que Heine ne publie « Les Dieux en exil », en mars 1852, Gautier avait de son côté publié, dans La Revue de Paris, un conte fantastique, Arria Marcella, qui reprenait, sur un ton assez proche de celui du poète allemand, l’évocation d’une antiquité de rêve. Gautier s’inspire sans doute d’un chapitre des Filles du feu, par Nerval, « Isis », dont une première version avait paru en 1845 dans la revue fouriériste La Phalange : il y est question d’une fête donnée à Pompéi par un ambassadeur, et dont les invités, costumés à l’antique, font revivre, pendant un jour et une nuit, la vie de la cité avant qu’elle ne soit engloutie sous les cendres du Vésuve (9). Cette « tentative de palingénésie », selon l’expression de Nerval, devient chez Gautier le retour fantastique du refoulé païen, une hallucination amoureuse à laquelle met brutalement fin, à la façon de Heine, le spectre décharné d’un ascète chrétien. Trois jeunes gens, Fabio, voluptueux et cynique, Max, don Juan stratège et Octavien, rêveur romantique, se rendent à Pompéi pour visiter les ruines. Dès l’entrée, le jeune Octavien est fasciné par un morceau de lave qui conserve en creux l’admirable contour d’une poitrine de femme : « C’était un morceau de cendre noire coagulée portant une empreinte creuse : on eût dit un fragment de moule de statue, brisé par la fonte ; l’œil exercé d’un artiste y eût aisément reconnu la coupe d’un sein admirable et d’un flanc aussi pur de style que celui d’une statue grecque. L’on sait, et le moindre guide de voyageur vous l’indique, que cette lave, refroidie autour du corps d’une femme, en a gardé le contour charmant » (10). Cette image première est à l’origine de toute l’hallucination qui va suivre. La trace est une empreinte, le moulage en creux d’une présence devenue absente. On se souvient de Winckelmann rêvant sur la marque laissée dans la poussière des stades par les corps des athlètes lutteurs plaqués contre le sol : « L’école des artistes était dans les gymnases où les jeunes gens, protégés par la pudeur publique, se livraient tout nus à leurs exercices corporels […] Phidias pour enrichir son art en contemplant ces belles créatures. On y apprenait les mouvements des muscles, les attitudes du corps ; on y étudiait les contours des corps, ou bien la silhouette d’après l’empreinte laissée dans le sable par de jeunes lutteurs » (Réflexions 109). Le fétichisme, qui poursuit le rêve impossible de faire revivre les morts et de rendre présents les absents, se fixe le plus souvent – Lacan l’a remarqué – sur les enveloppes d’un corps dont elles conservent la forme en creux, comme une peau devenue vide et sans chair : ainsi le soulier, moule en creux du pied, le bas pour la jambe, le gant pour la main. On remarquera encore que, parmi les multiples rêveries que les ruines de Pompéi ont su inspirer, l’un des thèmes qui revient le plus souvent est précisément celui des diverses empreintes laissées par les vivants avant l’apocalypse, non seulement les cadavres statufiés par la lave qui les surprend dans les occupations la plus quotidiennes (fixés par une sorte d’instantané photographique en trois dimensions), mais encore les sillons laissés par les roues des chars sur le pavé des rues (11), les pierres usées par les mains qui les ont souvent caressées (pieds des idoles pieusement va baisées ou rebord des fontaines qui conservent en creux la marque des paumes venues s’appuyer pour mieux boire). Le réel de l’empreinte est comme le double en négatif d’une présence à jamais disparue, mais que la rêverie ou l’hallucination peut pourtant restituer en image « positive », convertissant ainsi le fossile en une apparition vivante, « revenante », le retour renversant d’un désir depuis longtemps refoulé. Tout le récit de Gautier peut alors naître de la rêverie d’Octavien sur ce sein désirable et cependant absent.

           Les trois jeunes gens visitent la cité torréfiée et apprennent que la femme dont la lave conserve l’empreinte a été trouvée dans la villa d’Arrius Diomède : « Elle avait des anneaux d’or, et les lambeaux de sa fine tunique adhéraient encore aux cendres tassées qui ont gardé sa forme » (299). Octavien, profondément ému, éprouve alors un véritable amour pour la morte, pour ce fantôme de femme, statufié par la lave. Les jeunes gens font ensuite un dîner bien arrosé à l’issue duquel Octavien, envoûté par les ruines qui se découpent comme des spectres dans la clarté de la pleine lune (c’est de la même façon sous cet éclairage lunaire que le « fantôme d’amour » de Chateaubriand, « statue animée de Praxitèle s’avançant parmi les statues immobiles », faisait son apparition), s’aventure dans la cité déserte. Seuls les lézards et les serpents semblent indiquer la permanence d’une vie devenue souterraine et mystérieuse. Les inscriptions, « cave canem », « ave », sur le seuil des maisons, semblent conserver le souvenir des voix qui se sont tues. C’est alors, aux douze coups de minuit précisément, qu’Octavien est le témoin épouvanté et émerveillé à la fois de la résurrection de la cité antique : sous ses yeux s’opère la palingénésie qu’avait imaginée Nerval, les rues s’animent, les passants s’interpellent, les marchands attendent derrière leurs échoppes, le théâtre, où l’on joue une comédie plutôt leste de Plaute, Casina, se remplit de monde. Octavien s’y rend et remarque aussitôt, dans la travée des femmes, « une créature d’une beauté merveilleuse » : « Elle était brune et pâle, ses cheveux ondés et crespelés, noirs comme ceux de la Nuit, se relevaient légèrement vers les tempes, à la mode grecque, et dans son visage d’un ton mat brillaient des yeux sombres et doux, chargés d’une indéfinissable expression de tristesse voluptueuse et d’ennui passionné » (314). Octavien reconnaît aussitôt l’original de l’empreinte fixé dans la lave, le positif vivant du négatif fossile. La jeune femme invite, par l’intermédiaire de sa servante Tyché Novoleja (tukhê signifie en grec ancien le Sort ou le Destin) (12), à venir la rejoindre en sa villa, celle d’Arrius Diomède, son père, elle-même se nommant Arria Marcella (13). Après avoir été baigné et somptueusement vêtu, Octavien est introduit dans la chambre où Arria Marcella l’attend, « dans une pose voluptueuse et sereine qui rappelait la femme couchée de Phidias sur le fronton du Parthénon ». Arria déclare alors au jeune homme que l’amour qu’elle a lu dans son regard lui a rendu la vie : « On n’est véritablement morte que quand on n’est plus aimée : ton désir m’a rendu la vie, la puissante évocation de ton cœur a supprimé les distances qui nous séparaient » (318). Les deux amants s’étreignent alors passionnément, mais aussitôt surgit Diomède, le père, sous la forme d’un vieillard sévère de la secte des Nazaréens, une croix de bois noir autour du cou. Au nom du Christ, il damne sa fille, morte depuis deux mille ans, fantôme revenu à la vie par le miracle de l’amour d’un vivant : « Ne peux-tu laisser les vivants dans leur sphère, ta cendre n’est donc pas encore refroidie depuis le jour où tu mourus sans repentir sous la pluie de feu du volcan ? Deux mille ans de mort ne t’ont donc pas calmée, et tes bras voraces attirent sur ta poitrine de marbre, vide de cœur, les pauvres insensés enivrés par tes philtres » (320). Faisant face à ces imprécations, Arria, « les yeux étincelants, les narines dilatées, les lèvres frémissantes », défie la loi du père. Celui-ci prononce alors une formule d’exorcisme et réduit ainsi soudain, alors qu’on entend au loin l’Angélus, la scène en cendres. Quand Octavien reprend connaissance, couché sur la mosaïque disjointe de la villa d’Arrius Diomède redevenue ruinée, ses deux amis inquiets de sa disparition l’accueillent en plein XIXe siècle. « En désespoir de cause, Octavien s’est marié dernièrement à une jeune et charmante anglaise, qui est folle de lui. Il est parfait pour sa femme ; cependant Ellen (14), avec cet instinct du cœur que rien ne trompe, sent que son mari est amoureux d’une autre ; mais de qui ? » (323).

           Le spectre de l’ascétisme chrétien, Diomède chez Gauthier, Palumnus chez Heine, fait entendre la voix qui demeurait muette dans la nouvelle de Mérimée. Car c’était bien la hantise du péché païen, le retour du refoulé, qui faisait de la Vénus d’Ille une terrifiante revenante. Mérimée jouait habilement avec le remords souterrain qui trouble secrètement l’âme chrétienne. Cet inconscient (ou du moins ce non-dit) devient manifeste, et perd donc de sa puissance de fascination, dans les contes imaginés par Heine et Gautier. La terreur qui s’empare de la conscience névrotique quand se lève la censure et que le désir inconscient fait son apparition sur la scène laisse désormais la place à un sentiment de révolte contre l’oppression que la religion des modernes a fait peser sur la libre sensualité des anciens, inaugurant ainsi le règne de ce que Hegel nommait la « conscience malheureuse », qui sait désormais que son royaume n’est pas de ce monde et que l’infini qui appartient au divin ne peut séjourner durablement dans le fini terrestre. Les diverses variations sur le thème, issu de la Sylphide des Mémoires d’Outre-Tombe, de la statue amoureuse, ou de l’antique revenu parmi les vivants, s’enchaînent donc comme une sorte d’analyse, ou de psychanalyse de ce qui demeure, dans les premières versions, mis au secret dans l’inconscient. La tentation est donc grande de transformer le conte fantastique en un cas clinique, la description et la résolution d’une névrose exemplaire. C’est le pas, le dernier en cette histoire, que franchira Wilhelm Jensen dans son récit publié en 1903, et qui fait aussitôt, dès 1907, l’objet d’une analyse psychanalytique par le docteur Sigmund Freud. Pourtant, ni le jeune Octavien de Gautier, ni le jeune chevalier romain de Heine, et moins encore Tannhäuser qui choisit de retourner auprès de Vénus plutôt que de suivre les mauvais conseils du pape Urbain, ne sont des névrosés. Gautier se proposait au contraire d’opposer la poésie, la puissance onirique de l’imagination d’Octavien à la bêtise réaliste de ses compagnons. La songerie érotique dont l’antique est le prétexte dit, selon Gautier et Heine, la vérité du désir, et c’est au contraire le retour à la réalité, à son plat conformisme, qui a valeur de refoulement. Le fantôme fabuleux de la volupté antique est source inépuisable de poésie pour les Modernes anémiés par deux mille ans de christianisme. Nous verrons qu’à l’inverse, dans la « fantaisie pompéienne » imaginée par Jensen et tant appréciée par Freud, c’est la rêverie sur l’antique qui est interprétée comme le symptôme d’une âme névrosée, et le retour à la réalité, c'est-à-dire le deuil de la nymphe païenne et les fiançailles puis le mariage avec la vivante des temps modernes, qui a valeur de guérison (15). Le principe de réalité l’emporte alors sur le principe de désir, et la veine fantastique qui inspirait les poètes se trouve en même temps tarie.

           Wilhelm Jensen (1837-1911) est un auteur populaire en Allemagne qui écrit de très nombreux romans et nouvelles, dans un style qui combine adroitement le réalisme et le fantastique, dans la seconde moitié du XIXe siècle. C’est en 1903 qu’il publie à Dresde un court récit intitulé Gradiva, Fantaisie pompéienne, « Eine pompenjanisches Phantasiestück ». Le personnage central en est un jeune archéologue, Norbert Hanold, fasciné par un bas-relief antique représentant une jeune femme dont la tunique accompagne par ses volutes et ses plis la démarche dansante : « La tête légèrement inclinée, elle tenait ramassée dans sa main gauche un pan de sa robe extraordinairement plissée, qui lui tombait de la nuque aux chevilles, et découvrait ainsi ses pieds dans ses sandales. Le pied gauche était posé en avant, et le droit, qui se disposait à le suivre, ne touchait le sol que de la pointe de ses orteils, cependant que sa plante et son talon s’élevaient presque verticalement » (16). Norbert nomme cette figure (le bas relief n’a pas été imaginé, il existe réellement, conservé au musée Chiaramonti au Vatican, et Freud en conservera dans son bureau un moulage) (17), Gradiva, « celle qui s’avance », en féminisant l’un des surnoms du dieu de la guerre, Mars, dit « Gradivus » (de gradus, le pas, la marche), celui qui marche au combat. La marche du dieu de la guerre est celle d’un tueur, et le pas de Gradiva est lui aussi porteur d’une terrible révélation. Norbert est surtout frappé par l’irréalité de la démarche de Gradiva, « la position presque verticale du pied droit lui semblait exagérée » (14), et il constate par lui-même, en observant la démarche des femmes dans la rue, qu’une telle attitude ne se rencontre jamais.


Figure 1 : bas-relief grec antique, 4e siècle av. J.-C., copie romaine, musée Chiaramonti du Vatican, Rome.

           La rêverie que l’archéologue développe alors autour de l’antique passante le conduit à imaginer que ce sont les dalles de Pompéi que foule la jeune fille. Il la voit vivante, dans un rêve, traversant une rue de Pompéi lors de l’éruption du Vésuve, s’asseyant sur les marches du temple d’Apollon et se métamorphosant insensiblement en une statue de marbre (17-19). A son réveil, il aperçoit passant dans la rue une jeune fille dont la démarche est exactement semblable à celle du bas-relief antique ; il veut la rejoindre, mais se perd dans la foule (21-23). Norbert, selon le narrateur, à l’image du Sarrasine de Balzac, ou du Florio d’Eichendorff, ou du rêveur Octavien de Gautier, n’a pas connu de femme, le désir érotique ayant été déplacé par la passion de l’archéologie sur les statues de l’antiquité : « Le sexe féminin n’existait jusqu’ici pour lui que sous les espèces du bronze ou du marbre » (15) ; « Le marbre et le bronze n’étaient pas pour lui des matériaux morts, mais la seule chose vraiment vivante, celle qui exprimait la valeur et la raison d’être de l’existence humaine » (24). Hanté par la Gradiva, il décide alors de partir pour Pompéi (18). Il veut y chercher l’empreinte du pas dansant de Gradiva sur la cendre du Vésuve : « Son pas si particulier ayant dû laisser dans la cendre une empreinte distincte de toutes les autres, sur laquelle se lirait la pression de ses orteils » (53). L’empreinte, marque en creux du corps de la disparue, négatif dans le réel de la présence hallucinée dans l’imaginaire. Pompéi, cité des traces et des empreintes.

           En se rendant seul en Italie, il rencontre de nombreux couples allemands en voyage de noces dont la complicité amoureuse, à ses yeux niaise et fade, l’insupporte. Quel que soit l’hôtel où il séjourne, il ne peut éviter le bavardage sentimental des « August » et des « Grete ». Tout en vérité l’insupporte, la chaleur, les mouches, et les musées eux-mêmes ne parviennent plus à l’intéresser. Pompéi elle-même, devenu un séjour obligé du tourisme moderne, « semble se pétrifier dans une rigidité cadavérique » (46). Jensen insiste beaucoup (en règle générale, ses effets sont appuyés plutôt que suggérés…) sur la chaleur intense, la lumière violente, qui immobilisent les choses et les êtres, et sont comme un rappel du feu du Vésuve qui a à jamais figé la cité antique, l’arrachant à l’histoire et la pétrifiant dans l’éternité. « Alors, soudain… » (52), Norbert aperçoit Gradiva traversant en plein midi, de sa démarche dansante et légère, la Strada di Mercurio (19), désertée des touristes à cette heure du déjeuner. L’apparition disparaît aussitôt près de la maison de Méléagre, semblable au lézard d’or qui apparaît soudain puis disparaît entre les pierres sur le passage de la jeune fille. Comme dans le conte de Gautier (20) (qui plantait toutefois le décor d’une Pompéi lunaire et non solaire), le lézard est l’indice d’une vie souterraine qui peut à chaque instant renaître des « enfers » : « Pompéi avait autour de lui recommencé à revivre, à cette heure spectrale de midi, et Gradiva ressuscitée venait d’entrer dans la maison qu’elle avait habitée avant cette journée fatale d’août 79 » (55). L’auteur souligne l’importance du plissé de la robe dans le balancement de la marche : Gradiva suggère à Norbert Hanold les vers d’Ovide décrivant la course d’Atalante (L’agrafe polie ferme de son épingle le haut de sa tunique/Ses cheveux sont retenus sans art en un seul nœud, 56) (21) ; « Les vêtements de Gradiva tiraient encore davantage sur le jaune et avaient des couleurs plus chaudes encore. Ils étaient évidemment faits d’un tissu de coton très fin et très léger, ce qui permettait ces plis extraordinairement nombreux […] sur la gorge, juste en dessous du menton gracieux, une petite agrafe d’or fermait la robe » (60). Poursuivant le fantôme, comme Hippomène Atalante, Norbert le retrouve brusquement dans la maison de Méléagre. Il lui adresse alors la parole en grec, puis en latin, ce qui provoque le rire de Gradiva, qui lui conseille de lui parler plutôt en allemand (61). Puis elle disparaît comme par enchantement. Norbert retrouve la jeune fille le lendemain au même endroit, et  lui donne une fleur d’asphodèle, allusion aux prairies d’asphodèles que foulent aux enfers, selon Homère, les âmes des morts. Il comprend alors qu’elle est sa contemporaine, bien vivante aujourd’hui, lui avoue la fascination qu’elle exerce sur lui par sa ressemblance avec un bas-relief antique et apprend son nom, Zoé, qui signifie précisément en grec « la vie » (77). L’après-midi, il erre dans la ville qui lui semble déserte depuis le départ de Gradiva et, se promenant sur les flancs du Vésuve, rencontre un vieillard, chasseur de lézards, qui s’adresse familièrement a lui. Puis il découvre un hôtel qu’il ne connaissait pas (l’hôtel de Norbert se nomme l’Ingresso, c'est-à-dire « l’entrée » ; celui-ci est l’Albergo del Sole). Le patron lui apprend (ou plutôt lui rappelle, car il le savait déjà) qu’on a découvert près du forum un couple d’amants enlacés, pétrifiés par la lave (il se souvient de Gradiva qu’il a vue en rêve se transformer en statue sous la pluie de cendres, assise sur les marches du temple d’Apollon, et s’identifie sans doute à l’amant pétrifié, éternisé dans son étreinte avec la morte) et réussit  à lui vendre une broche de métal qu’il prétend antique (Norbert l’identifie aussitôt à l’agrafe qui fermait la robe de Gradiva : 85). La nuit, il voit en rêve Gradiva mettant au point un piège pour prendre les lézards, à la façon du vieux chasseur de lézards rencontré l’après-midi. Le lendemain, il retrouve à midi son fantôme, fidèle au rendez-vous de la maison de Méléagre, et lui apporte cette fois des roses, et non des asphodèles. Une amie rencontrée par hasard détourne alors Gradiva de sa conversation avec Norbert Hanold qui, effarouché par cet interruption, s’enfuit aussitôt. A la suite de cet incident, le jeune homme et la jeune femme se retrouvent dans Pompéi déserte dans la Villa de Diomède, hommage évident rendu par Jensen au conte de Gautier (22) : « On y avait découvert les squelettes de dix-huit femmes et enfants. Ils s’étaient réfugiés avec quelques provisions rassemblées à la hâte dans cette pièce à demi souterraine et ce prétendu refuge était devenu un tombeau pour tous ceux qui s’y étaient abrités […] La cendre durcie avait conservé la forme des corps qu’elle avait ensevelis et on avait fait des moulages ; l’un d’eux se trouve sous verre au Museo Nazionale de Naples, c’est l’empreinte exacte du cou, des épaules et de la belle poitrine d’une jeune fille habillée d’une fine robe de voile » (106). C’est en ce lieu hanté par les revenants, que Norbert Hanold comprend et reconnaît enfin en Zoé Bertgang (23), fille du professeur de zoologie Richard Bertgang, chasseur d’espèces rares de lézards, une amie d’enfance dont le souvenir avait été refoulé par la passion archéologique. L’antiquité de Norbert Hanold n’était donc que le temps oublié de son enfance, et Gradiva Rediviva (114) le véritable objet de son désir. Ainsi se dissipe le fantasme, et tout se termine par un baiser, une étreinte et un voyage de noces en Italie. La trivialité de cette fin est pourtant modérée par les dernières lignes : « Retroussant légèrement sa robe de la main gauche, Gradiva-Rediviva-Zoé Bertgang, enveloppée des regards rêveurs de Hanold, de sa démarche souple et tranquille, en plein soleil, sur les dalles, passa de l’autre côté de la rue » (121).

           Quatre ans après la publication de la nouvelle de Jensen, Freud publie en 1907 Délire et rêve dans la « Gradiva » de Jensen (Der Wahn und die Träume in Wilhelm Jensen « Gradiva »). Dans ce texte, Freud tente un essai de ce qu’il nomme par ailleurs la « psychanalyse appliquée » (dont l’essai sur Léonard et celui sur le Moïse de Michel-Ange constituent d’autres exemples célèbres), prétendant donner, grâce à sa connaissance de l’âme humaine, ou plutôt, dans son langage, de « la vie psychique », « un petit aperçu de la production poétique ». Il s’agit donc d’appliquer à un texte littéraire les méthodes qui, selon le docteur viennois, permettent de résoudre l’énigme des rêves et d’interpréter les symptômes névrotiques en général. Comme Freud l’écrit lui-même à propos de Norbert Hanold : « Une telle séparation de l’imagination d’avec la pensée raisonnante le destinait à devenir poète ou névropathe » (135), sans que soit bien précisé le facteur, pourtant essentiel, qui oriente vers l’une ou l’autre direction, laissant irrésolue la distinction de l’œuvre d’art et du symptôme névrotique. L’incertitude entre les deux genres est si grande que Freud peut écrire : « Nous ne retrouverions rien à redire si Jensen avait intitulé Gradiva, non point Fantaisie, mais Etude psychiatrique » (172). Le poète et le psychanalyste ont en effet le même domaine d’étude, celui de l’âme humaine ou de « la vie psychique », mais le premier précède le second comme l’intuition précède la science : « Peut-être rendons-nous un mauvais service au romancier, aux yeux de la plupart, en considérant son œuvre comme une étude psychiatrique. Le romancier, dit-on, doit se garder de la psychiatrie et laisser aux médecins la description de ces cas morbides. En réalité, aucun romancier véritable n’a jamais observé cette règle. La représentation de la vie psychique humaine est en effet son domaine propre ; il a toujours précédé l’homme de science, et en particulier le psychologue scientifique » (175). On comprend ainsi que la littérature est une sorte de psychanalyse inconsciente d’elle-même, tandis que la psychanalyse est une littérature qui maîtrise ses propres fondements et énonce clairement les principes qui fondent son analyse. La littérature rêverait ainsi la psychanalyse tandis que la psychanalyse poserait les fondations d’une science de la littérature. Le romancier comme le psychanalyste sont des psychologues des profondeurs, mais tandis que le poète se met à l’écoute de ce qu’il y a de plus secret dans le fond de son âme, l’analyste expérimente cette descente aux tréfonds de l’intériorité en se mettant à l’écoute du discours du patient, qui lui livre un matériau distancié et objectif, objet d’une étude scientifique : « Nous [le romancier et le psychanalyste] puisons sans doute à la même source, pétrissons la même pâte, chacun avec nos méthodes propres, et la conformité des résultats semble témoigner que nous avons tous deux bien travaillé. Notre démarche [la démarche du psychanalyste] consiste en l’observation consciente des processus psychiques anormaux chez autrui, afin d’en pouvoir deviner et énoncer les lois. Le romancier s’y prend certes autrement ; il concentre son attention sur l’inconscient de son âme à lui, prête l’oreille à toutes ses virtualités et leur accorde l’expression artistique, au lieu de les refouler par la critique consciente. Il apprend par le dedans de lui-même ce que nous apprenons par les autres : quelles sont les lois qui régissent la vie de l’inconscient » (242). Freud est ainsi conduit à faire de la psychanalyse une sorte de littérature supérieure, parvenue à la conscience d’elle-même, capable par là même de réconcilier science et poésie, intuition et raison, que le positivisme, et la psychiatrie organiciste qui domine à l’époque, opposent pourtant rigoureusement : « Demandons-nous tout d’abord ce que la science psychiatrique penserait des prémices du romancier  relatives à l’étiologie d’un délire, quelle attitude elle a envers le refoulement, l’inconscient, le conflit et la formation de compromis. En un mot, la genèse du délire admise par le romancier tient-elle devant le verdict de la science ? Notre réponse décevra peut-être toute attente, car il faut, malheureusement, en réalité, reverser les rôles : c’est la science qui ne tient pas devant l’œuvre du romancier. Entre les dispositions hérédo-constitutionnelles (24) et les créations du délire, qui apparaissent toutes faites (25), la science laisse subsister une faille que nous trouvons comblée par le romancier. La science [c'est-à-dire la science positiviste et organiciste, qui refuse toute autonomie à la vie psychique] ne soupçonne pas encore l’importance du refoulement, elle ne reconnaît pas qu’elle a absolument besoin de l’inconscient pour rendre compte de l’univers des manifestations psychopathologiques, elle ne cherche pas la cause du délire dans un conflit psychique et n’en conçoit pas les symptômes comme produits de compromis. Le romancier se dresserait ainsi seul contre toute la science ? Nullement, si l’auteur de cette étude peut qualifier ses propres travaux de scientifiques » (188). On comprend ainsi que, dans l’esprit de Freud, la psychanalyse est en mesure de surmonter la brèche qui sépare l’art de la science, non toutefois en élevant la science au niveau de l’art, mais au contraire en élevant l’art au niveau de la science, ce qui a pour effet de le dépasser, c'est-à-dire à la fois de le conserver et de le supprimer. Freud est ainsi conduit à s’étonner (étonnement proclamé qui dissimule mal un sentiment de triomphe) de l’exacte correspondance entre les interprétations du romancier et les interprétations du rêve que le médecin viennois avait élaborées dans la Traumdeutung de 1899 : « L’auteur [c’est ainsi que Freud se désigne lui-même, évitant de recourir à la première personne, semblable en cela au César de La Guerre des Gaules] qui s’était, depuis 1893, consacré à l’étude de la genèse des troubles psychiques, n’aurait jamais pensé à chercher la confirmation de ses résultats chez les romanciers et les poètes : aussi sa surprise fut-elle grande lorsque, en 1903, au moment où parut Gradiva, il s’aperçut que le romancier avait pris pour base de son œuvre cela même que lui, l’auteur, avait cru découvrir de neuf aux sources de l’observation médicale » (190). Qu’il n’y ait jamais pensé, c’est peut-être beaucoup dire : L’Interprétation des rêves, qui porte en exergue un vers de l’Enéide de Virgile (VII, 312 : Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo : S’il m’est impossible de fléchir les Dieux du Ciel, je soulèverai l’Achéron), propose par exemple une longue interprétation de l’Œdipe-Roi de Sophocle ainsi que de l’Hamlet de Shakespeare (V, 4, p. 227-232). Tel Enée descendant aux Enfers, Freud explore l’inconscient Achéron qui alimentait depuis toujours les rêves des poètes.

           On se demandera alors quelles sont donc ces lois que la psychanalyse établit et que la littérature pressent. On sera peut-être un peu déçu sur ce point. Après un long résumé de la nouvelle de Jensen (plus de quarante pages !), qui n’ajoute rien à la littéralité du texte, Freud propose, conformément à ses thèses antécédentes, une interprétation de l’amour réciproque Zoé Bertgang/Norbert Hanold par le refoulement de désirs sexuels qui trouveraient leur origine dans la première enfance. Zoé reporterait l’amour qu’elle éprouve pour son père, savant distrait qui ne prête guère attention à sa fille, sur Norbert Hanold, compagnon de jeu de son enfance, qui se détourne à son tour d’elle pour se consacrer à la science, se donnant ainsi pour un véritable double du père. L’amour de Zoé pour Norbert serait donc le retour d’un refoulé et la dérivation de l’amour oedipien de la petite fille pour son père : « Une jeune fille normale porte tout d’abord son inclination sur son père » assure doctement le père de la psychanalyse (161). Rien dans le texte ne justifie pourtant cette intrusion brutale du complexe d’Œdipe. Quant à Norbert Hanold, il reporterait l’amour qu’il a pour la première fois ressenti pour sa camarade d’enfance sur les statues de l’antiquité, l’archéologie fonctionnant comme une stratégie refoulante du désir sexuel. Son « aversion pour la sexualité » lui fait reculer dans une antiquité fabuleuse l’objet pourtant contemporain de son désir. Le rêve qui met en scène la métamorphose de Gradiva vivante en statue de pierre réalise le désir de refouler le désir sexuel, et en apaise ainsi l’angoisse. Zoé, par son intelligence et sa sensibilité, réussit à dénouer le fantasme du jeune archéologue, et reporte sur elle-même l’amour que la censure avait déplacé sur l’antique. Elle joue ainsi avec succès le rôle du psychanalyste, qui devient lui aussi, au terme de la cure, l’objet de l’amour du patient selon le mécanisme du transfert (238-240) : « Elle (« l'antique Gradiva »), pour l'en tirer doucement, se conforme d'abord à ce délire; elle y entre un peu, consent à jouer le rôle de la Gradiva, à ne pas casser tout de suite l'illusion et à ne pas réveiller brusquement le rêveur, à rapprocher insensiblement le mythe de la réalité, moyennant quoi l'expérience amoureuse prend un peu la même fonction qu'une cure psychanalytique » (R. Barthes, Fragments d'un discours amoureux, Seuil, 1977, p. 147). Tout le texte de Jensen se révèle donc construit sur l’ambivalence de l’inconscient et du conscient, de la morte Gradiva et de la vive Zoé, de l’antique et de la moderne, de l’enfance et de la maturité, de l’asphodèle, fleur de mort, et de la rose, fleur d’amour (26). La lecture de Freud, qui propose une interprétation des rêves successifs de Hanold, est sensible et juste (27), mais ne semble rien apporter à ce qu’une analyse littéraire pourrait déceler par elle-même, et cela d’autant plus facilement que le sens latent du texte affleure presque constamment, et que c’est précisément cette superficialité (l’histoire de Jensen est, comme on dit, nouée de fil blanc) qui fait de la nouvelle une œuvre mineure, bien inférieure aux textes d’Eichendorff, Mérimée, Heine et Gautier. Il est vrai aussi que la relative banalité de la lecture de Freud, qui ne fait que reprendre les allusions très explicites du récit (quand elle ne force pas le texte par des schémas préétablis), est peut-être de notre part un anachronisme, la psychanalyse nous ayant appris, depuis plus d’un siècle, à diriger sur la littérature une telle enquête herméneutique. Toutefois, c’est ailleurs qu’il faut situer le point critique de ce débat : en faisant du poète, comme de l’analyste, des investigateurs de l’âme humaine, ou des mécaniciens de « l’appareil psychique », Freud n’entrevoit qu’une dimension d’une question sans doute plus vaste

           Il est vrai que la littérature de la fin du XIXe siècle, influencée par les observations cliniques de la psychiatrie, telles le rêve éveillé de l’hystérique ou la suggestion de l’hypnotiseur (qui pratique aussi alors sur les tréteaux du théâtre ou les scènes du music-hall), héritière par ailleurs du fantastique d’Edgar Poe, correspond en effet à l’idée que Freud se fait de la littérature en général, exploration des profondeurs les plus secrètes de l’âme humaine. La thèse serait sans doute moins évidente si l’on pensait à Balzac, qui prétend faire le portrait d’une société plutôt que d’une âme, à Flaubert qui prétend surtout établir le bilan esthétique et moral de la modernité, à Tolstoï qui prétend donner forme romanesque à une philosophie de l’histoire, etc… Freud isole ainsi un certain type de littérature, historiquement daté, qui a il est vrai l’avantage de fournir à la psychanalyse un exercice appliqué, et l’hypostasie dans l’essence de toute littérature en général, la transportant hors de l’histoire, dans l’intemporalité de l’inconscient, à la façon de Norbert Hanold lui-même qui abstrait du temps son amour comme son enfance en les transposant dans l’éternité d’une cité engloutie et pétrifiée, à jamais arrêtée à l’heure fatidique de l’éruption du Vésuve. Toute production de l’imaginaire humain peut ainsi être résolue par référence au jeu non historique de l’inconscient et du conscient. En ce sens le symptôme doit être à lui-même sa propre explication, le rêve fournit à l’analyste tous les éléments nécessaires à son élucidation, et le texte littéraire contient en lui-même, et parfois à l’insu de son auteur, les clés nécessaires à  son interprétation. Or nous savons, bien au contraire, que le texte de Jensen, loin d’être cette totalité qui s’explique elle-même,  s’inscrit dans l’histoire de la littérature, dans la longue durée de l’imaginaire, et ne se comprend qu’en référence à d’autres textes qui l’ont précédé, ceux d’Eichendorff, de Mérimée, de Heine et de Gautier, ce dernier explicitement indiqué dans le récit de Jensen par la description de la villa de Diomède. Freud nous apparaît alors victime du mythe de la subjectivité, et de son intemporelle scission en inconscient et conscient. En rapportant le récit de Jensen au mystère de l’âme humaine, Freud fait de l’œuvre un symptôme, oubliant ainsi qu’elle est d’abord une construction littéraire, et l’aboutissement (sans doute médiocre en ce cas précis, la charge de l’imaginaire s’épuisant par la répétition, se niant elle-même par l’explication psychologique) d’une longue variation littéraire sur le thème de l’amour du mortel et de la statue, forme ultime, fantasmatique et esthétisée, de l’idolâtrie du modèle antique (28). Il se pourrait donc bien qu’avant de se référer à la psychologie d’un sujet, que ce soit celui du lecteur ou celui de l’auteur lui-même, le texte se réfère à d’autres textes, en un jeu de variations infini qui fonde la nécessité d’une histoire de la littérature, et d’une interprétation de l’œuvre comme reprise, non répétition, des oeuvres qui lui ont préparé la voie. Ce qui est alors en œuvre dans l’œuvre, c’est moins la psychologie du sujet qui prétend en être l’auteur que la richesse d’un thème repris par les virtuoses et chaque fois chargé d’un sens nouveau. La véritable explication de texte consisterait alors à repérer les points de cristallisation de l’imaginaire qui font effet de sens et donnent lieu aux œuvres, à repérer les noyaux de sens dans le jeu sans doute illimité de la circulation des idées, à localiser les nœuds qui intersectent une multiplicité dans le système général de l’encyclopédie.

           Freud, enchanté de la lecture perspicace qu’il propose de l’œuvre de Jensen, s’empresse de l’adresser à son auteur : « L’un des membres de notre groupe, qui s’intéressait aux songes de Gradiva et à leur interprétation possible, s’adressa au romancier pour lui demander s’il avait quelque connaissance de ces théories scientifiques [il s’agit de la psychanalyse], si voisines des siennes propres. Le romancier répondit, comme on pouvait le prévoir, par la négative, et même avec quelque mauvaise humeur » (241). On peut s’étonner du sens d’une tentative qui semble connaître par avance la nécessité de son propre échec. Qu’entend-on démontrer par là, sinon la supériorité de la psychanalyse sur la littérature, ce qui n’est sans doute pas sans rapport avec la « mauvaise humeur » exprimée par le romancier ? Freud précise, dans l’appendice à la deuxième édition de 1912, qu’il est bien l’auteur de cette démarche ambivalente, l’admiration déclarée du lecteur dissimulant mal la morgue du savant : « Peu après la publication de mon étude analytique sur Gradiva, je tentai d’intéresser le vieil écrivain à cette nouvelle orientation des recherches psychanalytiques ; mais il refusa son concours » (245) (29). On comprend mal, du point de vue de Freud lui-même, ce refus de Jensen, bien que Freud prétende l’avoir jugé « prévisible ». En effet, si la psychanalyse est la vérité enfin dévoilée d’une littérature jusqu’ici inconsciente d’elle-même, le romancier ne devrait-il pas se réjouir, à la façon dont se réjouit Norbert quand il reconnaît enfin en Gradiva son amie d’enfance Zoé, de la claire démonstration des rêves qui le hantaient obscurément ? On conçoit pourtant que le romancier soit quelque peu agacé par la prétention du médecin à connaître son art mieux qu’il ne le connaît lui-même, et qu’il revendique avec raison la pleine responsabilité du texte qu’il a lui-même construit : « C’est sa fantaisie qui avait créé Gradiva », répond-il avec brusquerie à Freud (241), et non les mécanismes d’un inconscient en lesquels seul Freud lui-même serait en mesure d’y voir clair. Il se pourrait bien que cette réponse soit très légitime. En opposant l’autonomie de la littérature à l’hégémonie herméneutique de la psychanalyse, Jensen revendique ce qui lui appartient en propre, et que Freud ignore : une tradition littéraire, une culture qui se nourrit d’elle-même et des expériences qu’elle suggère, de la vie qu’elle enrichit, un métier d’écrivain. La culture de Freud est celle d’un autodidacte, elle est approximative et hétéroclite, souvent confuse, et le médecin viennois a l’ingénuité d’avouer que s’il a lu d’autres textes de Jensen, sans se contenter de la seule Gradiva, ce n’est pas de sa propre initiative, mais parce qu’un « ami » lui a signalé la ressemblance de cette nouvelle avec quelques autres (« Depuis, un ami a attiré mon attention sur deux autres nouvelles du romancier… », 245-46). Quelque jugement que l’on porte sur la qualité littéraire du récit de Jensen, il apparaît évident que la culture du romancier l’emporte de beaucoup sur celle du psychanalyste.

           Ajoutons enfin que, de même que la nouvelle de Jensen exige, pour sa juste interprétation, la connaissance d’autres textes littéraires qui trouvent ici une sorte de point d’aboutissement, de même le bas-relief qui inspire Jensen dans l’élaboration de la Gradiva est susceptible à son tour d’une interprétation historique et savante, plus riche à son tour que le simple fantasme du jeune archéologue Norbert Hanold. L’historien d’art Aby Warburg (1866-1929) s’est intéressé à la figure de la nymphe dansante, celle qui passe d’un pas léger dans le tourbillon de sa robe. Il l’avait d’abord rencontrée dans son étude sur La Naissance de Vénus de Botticelli (1893), dans la figure aux cheveux dénoués et à la robe soulevée par le vent qui accueille Vénus parvenue au rivage, et sur Le Printemps du même Botticelli, dans la figure de Flore poursuivie par Zéphyr, et avait montré la permanence de ce thème dans notre culture. Plus tard, en voulant construire une bibliothèque iconographique universelle, qui mettrait à jour le système des correspondances entre les constantes de l’imaginaire occidental, iconothèque effectivement élaborée dans sa somptueuse bibliothèque de Hambourg (qui est à l’origine du Warburg and Courtauld Institute désormais installé à Londres depuis son exil d’Allemagne en 1933) et nommée par son auteur Mnémosyne, Aby Warburg multiplia les citations de la nymphe dansante, en remontant à l’antiquité (les bas-relief grecs) et en s’élevant jusqu’à la modernité (la danse de Loïe Fuller jouant avec de longs voiles : Didi-Huberman, L’Image survivante, p. 260, ill. n° 50). Les rapprochements effectués par Warburg permettent de reconnaître dans la nymphe une Ménade soulevée par la danse, une bacchante transportée par le délire dionysiaque. La figure apparaît alors moins gracieuse, plus inquiétante, elle est souvent armée d’un coutelas ou d’un glaive avec lequel elle se prépare à accomplir un sacrifice. On la retrouve parmi les femmes de Thrace qui déchirent Orphée revenu vivant des Enfers. Didi-Huberman, dans le beau livre qu’il a consacré à Warburg, a fort bien mis en lumière le pouvoir d’analyse de la Ninfa warburgienne envers la Gradiva freudienne : « Warburg savait bien que Gradiva, pas plus que Ninfa, ne marche jamais seule. La figure qui orne le cabinet du psychanalyste n’est que l’avatar d’une longue série. Il est significatif que Warburg, dans son atlas d’images, lui ait préféré une version où la jeune fille, tout érotisée qu’elle soit, exhibe au-dessus de sa tête un menaçant coutelas. Au-dessous d’elle, prolifèrent des images de la nymphe en transe (grecque) ou en souffrance (chrétienne). Nous sommes déjà loin de la figure uniment "ravissante" (charming) évoquée par Ernest Jones ou de la riante "jeune fille" au pur "savoir d’amour" admirée par J.-B. Pontalis. Plusieurs planches de l’atlas Mnémosyne laissent fleurir la série – c'est-à-dire l’ensemble des transformations possibles – de Ninfa. Dans la planche 6 par exemple, la Ménade au couteau est entourée par des scènes de sacrifice (celui de Polyxène, représenté deux fois en haut de la planche) ou par des scènes de violence (Cassandre poursuivie par Ajax et, une fois encore, Laocoon étouffé avec ses fils par les serpents). Dans la planche 45, c’est toute une assemblée de "nymphes en mouvement" qui semblent pourchassées à mort par une cohorte de soldats romains, leurs enfants dépecés vifs, dans une scène du fameux cycle de Ghirlandajo à Santa Maria Novella (il s’agit, en fait, d’un Massacre des Innocents). Dans la planche 47, surgiront d’autres cruautés : le couteau de la Ménade deviendra sabre dans la main de la Judith sculptée par Donatello ; la corbeille de fruits si gracieusement portée sur sa tête par la servante de Ghirlandajo deviendra une tête coupée portée par Judith…, ou par sa servante, dans deux exemples dus à Botticelli et à Ghirlandajo lui-même » (L’image survivante, Minuit, 2002, p. 347-348). On conçoit mieux, quand on a ces références à l’esprit, la pauvreté de la normalisation du symptôme effectuée par Jensen dans son histoire édifiante de jeunes gens à marier. La nymphe du bas-relief Chiaramonti a le pied gauche posé bien à plat sur le sol, terrienne donc par le côté sinistre, enracinée en ce monde ; mais le pied droit, vertical, irréellement soulevé, est le signe que l’esprit de la danse commence de s’emparer de l’âme de la Ménade, et que le délire bachique, bientôt, emportera tout son corps, la soulevant de terre et la ravissant vers le dieu. La démarche particulière de Gradiva est ainsi le signe précurseur de la transe et de l’extase, de l’essor et du rapt. Ce pied léger indique la jouissance de la mortelle s’unissant au dieu immortel, et c’est ce spectacle qui tente et terrifie tout à la fois l’innocent Norbert. Le pas de Gradiva commence une danse qui emporte la possédée dans un vertige où triomphe l’inhumain. Par-delà l’interprétation iconographique, qui évoque le délire de la Ménade et sa fureur divine, il est permis de s’interroger en termes plus purement esthétiques sur la nature de cet inhumain en lequel toute forme s’abolit. N’est-ce pas le chaos de la sensation revenu à sa fluidité originaire, au tourbillon du divers des phénomènes, qui menace la forme d’une silhouette exactement dessinée et découpée, dans la lumière de midi, et la danse qui menace de dissoudre, de liquider Gradiva dans les volutes et les enroulements de sa robe plissée n’est-elle pas l’informel sur le fond duquel l’esprit prélève la forme et, par un schématisme sans concept, fait d’un trait apparaître un pied, une main, un corps, une figure ? La danse de Gradiva, l’apparition/disparition du corps de la nymphe, de la forme de la beauté sous les volutes et les vagues qui la voilent et la révèlent en même temps, n’est-elle pas l’incessante métamorphose qui s’effectue sous nos yeux, le miroitement du voile de Maya (Schopenhauer) ou la danse de la vie (Nietzsche) en lequel nous nous efforçons, pour résister à l’engloutissement qui nous menace, d’épingler la forme en devenir et d’en fixer le dessin ?

 

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NOTES

1- La courtisane mythique, la nymphe floridienne qui initie l’auteur des Mémoires d’Outre-Tombe à la volupté et l’amour au sein d’une nature sauvage et magnifique est liée à la nymphéa (Chateaubriand emploie le mot au féminin) ainsi qu’à l’oenothère : « J'observai la nymphéa : elle se préparait à cacher son lis blanc dans l'onde, à la fin du jour ; l'arbre triste pour déclore le sien n'attendait que la nuit : l'épouse se couche à l'heure où la courtisane se lève. L'oenothère pyramidale, haute de sept à huit pieds, à feuilles oblongues dentelées d'un vert noir, a d'autres moeurs et une autre destinée : sa fleur jaune commence à s'entrouvrir le soir, dans l'espace de temps que Vénus met à descendre sous l'horizon ; elle continue de s'épanouir aux rayons des étoiles ; l'aurore la trouve dans tout son ébat ; vers la moitié du matin elle se fane ; elle tombe à midi. Elle ne vit que quelques heures ; mais elle dépêche ces heures sous un ciel serein, entre les souffles de Vénus et de l'aurore ; qu'importe alors la brièveté de la vie? » (I, VIII, 2) ; « Voilà que ma jeunesse vient suspendre ses réminiscences aux tiges de ces plantes que je reconnais en passant. Vous souvenez-vous de mes études botaniques chez les Siminoles, de mes oenothères, de mes nymphéas dont je parais mes Floridiennes, des guirlandes de clématite dont elles enlaçaient la tortue, de notre sommeil dans l'île au bord du lac, de la pluie de roses du magnolia qui tombait sur nos têtes ? Je n'ose calculer l'âge qu'aurait à présent ma volage fille peinte ; que cueillerais-je aujourd'hui sur son front ? » (III, XXXVIII, 3). On se souvient encore que Monet intitulera Nymphéas les « paysages d’eau » inspirés par l’étang de Giverny. On remarquera enfin les ambivalences de la « nymphe » : le mot désigne à la fois une jeune fille encore vierge et une courtisane,  la larve de l’insecte et les lèvres de la vulve (le latin nympha désignait le clitoris).

2- Je me réfère au texte qu’on lira dans Les Romantiques allemands, « bibliothèque de la Pléiade », vol. II, p. 915-955, trad. Rémy Laureillard.

3- Ce chevalier infernal  se souvient peut-être du galop endiablé du cavalier qui, dans la ballade de Gottfried August Bürger (1747-1794), emporte dans l’au-delà sa fiancée Lénore (1774). Ce poème, qui doit beaucoup à l’inspiration du Sturm und Drang, impressionnera la sensibilité romantique. Vingt ans après la nouvelle d’ Eichendorff, en 1839 donc, Horace Vernet l’évoquera en un tableau célèbre (La Ballade de Lénore, 1839, musée des Beaux-Arts de Nantes).

4- « Peyrehorade », en occitan, « pierre trouée », fait référence à des pierres antiques auxquelles s’attachaient des pratiques magiques. Par son nom, le bon bourgeois de la nouvelle de Mérimée se trouve donc lié à de païennes et ténébreuses superstitions.

5- Voici le texte, traduit du latin, du récit d’Hermann Corner ; « A Rome, il y avait un jeune homme très riche et fort connu, du nom de Rothgerus… Il venait de prendre femme et banquetait souvent avec ses compagnons. Un jour, après le repas, il sortit pour se promener, et passant sur une place, se mit à jouer avec eux à la paume : pour être plus à l’aise il retira de son doigt son anneau de mariage et le passa au doigt tendu d’une statue de Vénus qui se tenait tout près de là. La partie terminée, le jeune homme, qui voulait récupérer son anneau, trouva le doigt de ladite statue maintenant recourbé jusqu’à la paume. Rothgerus fit donc beaucoup d’efforts, mais ne put ni retirer l’anneau ni briser le doigt. Il partit sans rien dire à ses compagnons, mais revint en pleine nuit avec un esclave : il trouva le doigt de la statue tendu comme auparavant, mais pas l’anneau. Cachant cette disparition, il retourna auprès de son épouse, et quand il fut au lit, il sentit entre lui et sa femme quelque chose de léger et de dense, de palpable et d’audible, mais de tout à fait invisible. Et comme il voulait parler à sa femme, le fantôme s’écria : "Couche avec moi, puisque tu m’as épousée aujourd’hui. Je suis Vénus, au doigt de laquelle tu as passé ton anneau, je ne te le rendrai pas" ».

6- Henri Heine, De l’Allemagne, « Tel », 1998, p. 392.

7- Le conte allemand rapporté par Heine a pour origine le récit que rédige Antoine de la Sale vers 1420, Le Paradis de la reine Sibylle (Poètes et romanciers du Moyen Age, Pléiade, p. 673 sq) : un chevalier venu d’Allemagne découvre une grotte aux Monts de la Sibylle, dans la Marche d’Ancôme ; elle le conduit à un royaume souterrain, paradis d’amour et de volupté, sur lequel règne une souveraine immortelle et merveilleusement belle. Il y demeure longuement, et jouit de tous les plaisirs. Un jour, pris de remords, il va demander l’absolution au pape, qui le lui refuse. Aussi retourne-t-il à son paradis démoniaque. C’est bien là l’origine de la légende de Tannhäuser.

8- Mais Heine lui-même n’aurait sans doute pas eu connaissance de cette histoire s’il ne l’avait lue dans le conte Tannenhäuser de Ludwig Tieck (Contes fantastiques, 1796-1803).

9- « Un des ambassadeurs résidant à Naples donna, il y a quelques années, une fête assez ingénieuse. Muni de toutes les autorisations nécessaires, il fit costumer à l’antique un grand nombre de personnes ; les invités se conformèrent à cette disposition et, pendant un jour et une nuit, l’on essaya diverses représentations des usages de l’antique colonie romaine. On comprend que la science avait dirigé la plupart des détails de la fête ; des chars parcouraient les rues, des marchands peuplaient les boutiques ; des collations réunissaient, à certaines heures, dans les principales maisons, les diverses compagnies des invités. Là, c’était l’édile Pansa, là Salluste, là Julia-Félix, l’opulente fille de Scaurus, qui recevaient les convives et les admettaient à leurs foyers. La maison des Vestales avait ses habitantes voilées ; celle des Danseuses ne mentait pas aux promesses de ses gracieux attributs. Les deux théâtres offrirent des représentations comiques et tragiques, et sous les colonnades du Forum, des citoyens oisifs échangeaient les nouvelles du jour, tandis que, dans la basilique ouverte sur la place, on entendait retentir l’aigre voix des avocats ou les imprécations des plaideurs. Des toiles et des tentures complétaient, dans tous les lieux où de tels spectacles étaient offerts, l’effet de décoration, que le manque général de toitures aurait pu contrarier ; mais on sait qu’à part ces détails, la conservation de la plupart des édifices est assez complète pour que l’on ait pu prendre grand plaisir à cette tentative palingénésique » (Pléiade, Œuvres, I, p. 293-294).

10- Théophile Gautier, Contes et récits fantastiques, préf. et dossier par Alain Buisine, « Le Livre de Poche classique », LGF, 1990, p. 291.

11-« Il regardait d’un œil effaré ces ornières de char creusées dans le pavage cyclopéen des rues et qui paraissaient dater d’hier tant l’empreinte en est fraîche », p. 294.

12- - Jean-Luc Steinmetz, « Gautier, Jensen et Freud », Europe, n° 601, 57e année, mai 1979, p. 55 : « Sans doute est-ce le nom même de Tyché qu’il nous faut ici retenir et qui est le nom même de la rencontre, du hasard, de la divinité du Hasard. »

13- Arria parce qu’elle est la fille d’Arrius ; mais pourquoi Marcella ? Il n’est peut-être pas tout à fait insignifiant que, dans une petite comédie en un acte intitulée Corilla, publiée par Nerval en août 1839 (Pléiade, Œuvres, tomme I, p. 305-323), Gérard de Nerval imagine deux soupirants de Corilla, une fameuse cantatrice de l’opéra San Carlo de Naples : le rêveur Fabio (c’est ainsi que Gautier nomme l’un des trois jeunes hommes, celui qu’il dit « voluptueux et positif », à l’inverse du personnage de Nerval) et son rival Marcelli, séducteur satisfait de lui-même (Marcella serait alors la forme féminisée de ce même nom). Simple rapprochement, duquel il faut bien se garder de tirer la moindre conclusion.

14- Ce n’est certes pas par hasard qu’Octavien épouse « Ellen », soit « Hélène », la plus belle des femmes selon les Anciens.

15- Jean-Luc Steinmetz, Europe, n° 601, 57e année, mai 1979, p. 52 : « Tout se passe comme si l’invention fantastique de Gautier à laquelle d’ailleurs il n’est point donné d’explication rationnelle […]  était poursuivie par Jensen, mais devenait cas pathologique fortement enraciné dans l’existence d’un être. »

16- Sigmund Freud, Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen, trad. Marie Bonaparte, Gallimard, « Idées », 1971, p. 10. Freud précise lui-même, dans l’appendice de la deuxième édition de son essai (1912), l’identité du bas-relief qui se trouve à l’origine du conte : « Le bas-relief représentant la jeune fille qui possède cette démarche et qu’il appelle Gradiva, bas-relief que Jensen a indiqué comme étant romain, appartient en réalité à l’apogée de l’art grec. Il se trouve au musée Chiaramonti du Vatican, sous la cote 644, et a été étudié et interprété par F. Hauser » (247).

17- Voir Didi-Huberman, L’Image survivante, Minuit, 2002, p. 345, ill. n° 68.

18- Le bas relief qui inspire Jensen est pourtant grec ; mais l’attraction que Pompéi exerce sur l’imaginaire le fait romain.

19- Mercure-Hermès est un dieu psychopompe, qui conduit les âmes des vivants chez les morts ou, comme c’est ici le cas, des morts chez les vivants.

20- Jean-Luc Steinmetz, Europe, n° 601, 57e année, mai 1979, p. 50, fait le rapprochement entre la nouvelle de Gautier et celle de Jensen : « Le texte même de Jensen date de 1903. Or, il se trouve que ce texte semble bien prendre source dan la nouvelle de Gautier. Certains passages du moins y font allusion. »

21- On sait qu’Atalante défiait ses prétendants en luttant à la course avec eux ; vaincus, ils devaient mourir, seul le vainqueur pourrait l’épouser. Hippomène, arrière petit-fils de Neptune, relève le défi et l’emporte, retardant Atalante en semant derrière lui les trois pommes d’or que Vénus lui a données. Dans les Métamorphoses (livre X), Atalante court nue et on ne lit pas les vers cités par Jensen. Mais on lit en revanche ceci, qui conjugue la beauté d’Atalante avec la rapidité de sa course : « C’est la course même qui la rend belle ; la brise ramène, après les avoir écartés de ses pieds rapides, les rubans flottants de ses sandales ; sur ses épaules d’ivoire voltigent ses cheveux et, au-dessous de ses jarrets, les bandelettes brodées qu’elle porte aux genoux » (trad. Joseph Chamonard, GF, p. 270).

22- Jean-Luc Steinmetz, Europe, n° 601, 57e année, mai 1979, p. 53 : « Jensen évoque très précisément le souvenir de celle que Gautier appelle Arria Marcella : "La cendre durcie avait conservé la forme des corps qu’elle avait ensevelis et on avait fait des moulages ; l’un d’eux se trouve sous verre au Museo Nazionale de Naples, c’est l’empreinte exacte du cou, de épaules et de la belle poitrine d’une jeune fille habillée d’une fine robe de voile". Ces remarques, il est vrai, se retrouvent dans tout guide du voyageur ; Gautier lui-même nous en assure. Mais il n’est pas indifférent de voir Jensen comme obligé de les reproduire dans son texte. »

23- On remarquera qu’en allemand Gang signifie l’allure, ou la façon de marcher ; quant à bert, il a le sens, en haut-allemand, de « lumineux », « resplendissant ». Jensen lui-même fait dire à Norbert : « Bertgang et Gradiva ont le même sens et veulent tous les deux dire celle qui resplendit en marchant » (115).

24- Freud avait critiqué, quelques pages plus haut, la théorie de l’hérédité, marotte de la psychiatrie positiviste : « Le psychiatre intégral stigmatiserait même aussitôt notre héros [il s’agit de Norbert Hanold] de dégénéré et recherché quelle hérédité l’aurait inexorablement précipité dans un tel destin […] Avec le diagnostic de dégénérescence, qu’on puisse le justifier ou non du point de vue scientifique, le jeune archéologue est aussitôt rejeté loin de nous, car nous autres lecteurs, nous sommes donc les hommes normaux et l’étalon de l’humanité » (177). L’ironie de Freud témoigne aussi pour la remise en question de l’opposition frontale, posée par la psychiatrie traditionnelle, du normal et du pathologique.

25- Freud en effet critique les catégories toutes faites de la psychiatrie traditionnelle, qui se croirait tirée d’affaire en  classant Norbert Hanold parmi les cas d’érotomanie fétichiste : « Le psychiatre rangerait peut-être le délire de Norbert Hanold dans le groupe des paranoïas, et le qualifierait d’érotomanie fétichiste, l’amour pour une image de pierre lui apparaissant comme ce qu’il contient de plus frappant, et parce que, suivant sa conception simpliste, l’intérêt du jeune archéologue pour les pieds et les positions des pieds de femmes doit lui sembler suspect de fétichisme. Cependant, toutes ces dénominations et classifications des diverses sortes de délire suivant leur contenu ont quelque chose de défectueux, d’infécond en soi » (176-177). Freud n’a sans doute pas tort de dénoncer les rigidités de la taxinomie traditionnelle : le psychiatre classe, le psychanalyste interprète. Remarquons toutefois que Freud ne peut s’empêcher d’intervenir lui-même dans le diagnostic qu’il vient de discréditer par avance, en signalant en note que le cas de Norbert Hanold s’apparente selon lui au délire hystérique plutôt qu’au délire paranoïde (177, note 1). Ces catégories ne sont donc pas à ses yeux aussi insignifiantes qu’il vient de le prétendre. En outre, il se peut, malgré tout, que l’idée du fétichisme mérite d’être approfondie : le pied, supposé être connu par l’empreinte laissé dans la cendre du volcan, est le signe d’un corps naissant, fragment aussitôt englouti dans les volutes de la robe plissée qui recouvre le corps de Gradiva. On se souvient que, dans Le Chef-d’œuvre inconnu, Frenhofer n’avait su faire apparaître que le pied de Vénus dont le corps se perdait par ailleurs dans un tourbillon chaotique. Le pied nu est ainsi comme le signal qui annonce l’apparition prochaine du corps exhibé tout entier en sa plus totale nudité ; il est l’indice d’une révélation imminente.

26- « Toute personne ayant lu Gradiva a dû être frappée par la fréquence avec laquelle le romancier met dans la bouche de ses deux héros des discours à double entente » (230). Et Freud évoque plus loin « la double détermination des symptômes, en tant que les discours eux-mêmes constituent des symptômes, et que tous ceux-ci résultent de compromis ente le conscient et l’inconscient » (232).

27- On remarquera par exemple comment Freud isole, non sans finesse, la phrase qui ouvre le récit du second rêve de Norbert : « Quelque part, au soleil, Gradiva est assise » (87, et Freud 215, 227). Cette phrase, dont la traduction est un alexandrin, est susceptible de multiples interprétations : le « soleil » est l’auberge où Zoé et son père séjournent (Albergo del Sole), mais aussi la lumière implacable de la révélation, le théâtre où paraissent les spectres de midi, mais encore la splendeur que fait naître la beauté de « celle qui resplendit en marchant » (115), par le seul événement de son apparition. Gradiva assise rappelle la jeune fille qui s’assoit sur les marches du temple d’Apollon et se métamorphose en statue de pierre, mais aussi Zoé, la vivante, qui attend Norbert dans la maison de Méléagre ou dans la Villa de Diomède. Quant à l’indétermination du « quelque part », elle renvoie aussi bien au décor de l’antique Pompéi qu’au monde présent, en lequel la jeune fille qui attend désire le désir du jeune homme ; et plus encore à « l'autre scène, andere Schauplatz » (expression prisée de Freud qui l'emprunte à Fechner) du théâtre de l'inconscient où se représente le fantasme.

28- De la même façon, Freud interprète le Moïse de Michel-Ange en le considérant comme une œuvre isolée, alors qu’elle ne peut se comprendre que dans la complexe architecture imaginée par Michel-Ange pour le tombeau de Jules II.

29- Dans ce court appendice, l’enthousiasme herméneutique de Freud ne connaît plus de borne. Il prétend en quelques lignes généraliser son interprétation à d’autres nouvelles du même Jensen, Le Parapluie rouge et Dans la maison gothique, en lesquelles on retrouverait les mêmes thèmes. En outre, conduisant à son terme sa méthode psychologique, il interprète la fascination du double dans les récits de Jensen par l’amour que cet auteur aurait voué dans sa jeunesse à sa sœur, amour avoué dans le dernier roman, en partie autobiographique, de l’auteur : Etrangers parmi les hommes. C’est ainsi que Freud, non seulement ne remet jamais en doute sa théorie, mais ne cesse de l’étendre à de nouveaux objets.