Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mardis de la Philo, le 12 janvier 2016
Mise en ligne : 1er février 2016

 

 

 

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LES FANTOMES DE L'OPERA

ON DEVRAIT DIRE...

QU'EST-CE QUE LE NEOREALISME ?

1- Le néoréalisme italien

2- Le néoréalisme dans le monde

3- Le destin du couple

4- Personnages en quête d'auteur

5- Commediante...

6- Le cinéma dans le cinéma

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QU'EST-CE QUE LE NEOREALISME ?
 
REFLEXIONS SUR LE CINEMA

 (1945-1960)

 

1- Le néoréalisme italien


            Consacrer un essai philosophique au cinéma néoréaliste, c’est prendre un double risque. En premier lieu, ce thème semble appeler les compétences de l’historien du cinéma plus que celles du philosophe. C’est pourtant en philosophe, et non en historien, que je me propose d’étudier ce grand moment, non seulement pour l’art cinématographique, mais aussi pour le monde contemporain qui doit alors se réinventer après la catastrophe de la guerre de Trente Ans (1914-1945) qui a dévasté la vieille Europe. Le néoréalisme naît sur ces cendres, il dessine sur les décombres du monde ancien la première figure du monde nouveau, « postmoderne », en lequel nous vivons encore. Il n’est jamais inutile, à celui qui veut se connaître lui-même, impératif hautement philosophique, de revenir aux origines. Vaste programme ! Mais nous courons alors un second risque : l’extrême limitation de notre thème semble contredire l’amplitude du projet. Le cinéma néoréaliste n’est qu’un court moment du cinéma italien, moins de dix années si l’on compte large, plus exactement les neuf années qui vont de l’Ossessione de Visconti (1943) à l’Umberto D. de Vittorio De Sica (1952), ce dernier film représentant sans doute le cas le plus extrême  et le plus radical de ce courant – on ne saurait parler d’école au sens strict, il s’agit plutôt d’une unité de ton – une sorte d'apogée au-delà duquel il devient nécessaire de passer à autre chose (ce qu’a bien compris De Sica lui-même, qui ouvre une autre voie dès 1951 avec Miracle à Milan). En outre, la tradition veut que, pendant cette petite dizaine d’années (qu’on peut même réduire à sept ans : 1945-1952, de Rome ville ouverte à Umberto D.), qui sont les années de l’immédiate après-guerre, le cinéma néoréaliste soit exclusivement un cinéma italien. Sept ou dix ans de l’histoire du cinéma, et dans le cadre d’une nation qui n’a pas joué un rôle déterminant dans l’histoire de la deuxième guerre mondiale : l’Italie n’entre en guerre qu’en juin 1940, donc quand la défaite française est acquise ; malgré la proximité affichée avant-guerre entre Mussolini et Hitler, l’Italie subira plutôt le conflit qu’elle n’y participera effectivement, passant de l’invasion allemande dès le débarquement des alliés en Sicile (début juillet 1943), à l’invasion américaine lors de la « Libération » de Rome le 4 juin 1944, cette longue période de chaos ne se terminant que le 2 mai 1945, à Caserte, avec la capitulation sans condition des troupes allemandes. Notre sujet peut donc paraître excessivement limité pour le but qu’il se propose : penser les origines et les fondements de l’âge contemporain non seulement en Europe, mais dans le monde. Cette disproportion fait toute la difficulté de cette étude : je pense en premier lieu que le néoréalisme ne se limite nullement aux dix petites années qui lui sont habituellement concédées ; je pense en outre qu’il ne concerne pas seulement le cinéma italien, mais qu’il définit au contraire une esthétique nouvelle, qui est celle du monde de l’après-guerre, et qu’il existe par exemple un néoréalisme japonais tout autant qu’italien ; je pense enfin que le regard néoréaliste est encore, en grande partie, le nôtre, et que l’écran néoréaliste nous offre un précieux miroir pour comprendre non seulement d’où nous venons, mais encore ce que nous sommes et demeurons.
            C’est un fait : les historiens du cinéma n’ont jamais été en mesure de définir avec précision ce qu’il faut entendre par « néoréalisme » : « école », « mouvement », « courant », « tendance », ces mots, qui se succèdent ici selon un degré croissant d’indétermination et de généralité, sont indifféremment employés. Zavattini, qui fait sans doute avec Vittorio De Sica le couple scénariste-metteur en scène le plus célèbre de l’histoire du cinéma (Le voleur de bicyclette, Miracle à Milan et Umberto D.), déclarait : « Le néoréalisme est une tendance. Et il importe peu que les artistes de cette tendance puissent ne pas s’estimer mutuellement, s’ignorer, ne pas s’aimer, vivre séparés » (1). Donc une vague « tendance », qui rassemble des cinéastes qui ne sont pas même capables de se mettre d’accord entre eux… Dans un article remarquable, Pierre Sorlin remarquait, en prenant le seul critère, pourtant souvent présenté comme décisif, de l’emploi d’acteurs non professionnels, que le néoréalisme se limitait à quatre films : Païsa (1946), Le Voleur de bicyclette (1948), La terra trema (1950) et Umberto D. (1952) ; « mais on l’élargit, ajoutait-il, presque à la moitié de la production italienne si on le caractérise par l’attention aux problèmes et aux difficultés du moment ». Quatre, ou des centaines de films ? L’intervalle historique qui détermine le moment néoréaliste est tout aussi indéterminé : nul ne doute que le choc de Rome ville ouverte, en 1945, ait été fondateur, mais peut-on pour autant le dire originel ? Il est possible de remonter plus haut, et on ne peut méconnaître que les plus grands noms qui ont été partie prenante du mouvement néoréaliste ont été formés dans l’Italie fasciste, en particulier dans le Centre expérimental de cinématographie : tel est le cas de Rossellini, De Sica, Lattuada, Zampa, Visconti et même – par le canal du court métrage – Michelangelo Antonioni et Luciano Emmer (Dimanche d’août, 1950). Le changement de style qui marque l’avènement du néoréalisme – un cinéma de la banalité, de la vie quotidienne, par opposition au cinéma fasciste dit des « téléphones blancs » par dérision pour sa fascination du pouvoir, de la richesse et du luxe, ou bien encore « calligraphique » pour dénoncer ses complaisances esthétiques qui se rattachaient à un décadentisme dont D’Annunzio fut le grand prêtre – ce nouveau style apparaît dès les années 42-43 avec trois grandes réussites devenue classiques : Quatro passi fra le nuvole (1942) d’Alessandro Blasetti (histoire d’une fille mère qui trouvera son salut auprès d’un commis voyageur rencontré dans le train), le remarquable I bambini ci guardano (1943) de Vittorio De Sica et surtout le décapant Ossessione (1943) de Visconti. Et n’oublions pas qu’Antonioni lui-même réalise dès 1943, dans cette vaste et morne plaine du Pô, aux environs de Ferrare, sa ville natale, en même temps que Visconti et son équipe qui tournent non loin de là Ossessione, un court-métrage qu’on peut légitimement considérer comme le manifeste de sa poétique cinématographique : Gente del Po. Et si le terminus ante quem demeure incertain, le terminus post quem est, quant à lui, presque indéfiniment extensible : I Vitelloni (1953) et Il Bidone (1955) de Fellini sont souvent répertoriés dans le répertoire néoréaliste, et tandis que La Strada (1954) semble s’éloigner du néoréalisme en inventant un nouveau réalisme, poétique et magique, Les nuits de Cabiria (1957), un film auquel André Bazin consacrera un article célèbre, seront considérées par le critique des Cahiers du Cinéma comme le chef-d’œuvre du genre (2). Nous verrons, puisque nous nous en tenons ici au seul Fellini, que La dolce vita elle-même (1960) relève encore de la même esthétique, et que c’est seulement à partir de Huit et demi (1963) que l’art de Fellini prend ouvertement une nouvelle direction, se détournant de l’objectivité documentaire que revendiquaient le ton et le regard néoréalistes, et se tournant vers un cinéma de la subjectivité, voyage intérieur au pays des phantasmes qui hantent nos mémoires. Ce qui ne signifie pas que l’inspiration néoréaliste soit désormais tarie : pour s’en tenir au seul domaine  du cinéma italien – parti pris, nous le verrons, étroitement borné – le magnifique Arbre aux sabots (1978) d’Ermanno Olmi, par son attachement à décrire la vie des humbles – les paysans misérables de la vallée du Pô à la fin du XIXe siècle – par son souci de restituer les dialectes perdus, par l’effacement du drame dans le rythme des travaux et des jours, au fil des naissances, des mariages et des morts, est un superbe témoignage de ce que peut faire un cinéma néoréaliste. Et l’on pourrait évoquer encore, par Ettore Scola, Nous nous sommes tant aimés (1974) et Une journée particulière (1977), ou bien, par les frères Taviani, La nuit de San Lorenzo (1982) ou Good Morning Babylonia (1987). Le néoréalisme ne serait donc pas une école, il se diluerait en un « esprit », un « certain regard » qui reste encore bien énigmatique. C’est cette énigme que nous souhaitons penser.
            Puisque le néoréalisme est un regard, ou un style, plutôt qu’un mouvement dont le programme serait clairement établi (il n’y a pas de manifeste du néoréalisme comme il y eut, par exemple, un manifeste du futurisme, publié avec fracas par Marinetti dans le Figaro du 29 février 1909), il nous faut renoncer à déterminer le moment historique de son épanouissement, comme à dresser la liste exhaustive des films qui s’en réclament. Mieux vaut interpréter, par-delà ces critères objectifs, le projet et la signification de l’esthétique néoréaliste telle qu’on la voit se réfléchir en ses œuvres. Mais il faut bien reconnaître que, là encore, les choses ne sont pas bien claires, et qu’on se perd bien vite dans un labyrinthe. Il y a en effet deux interprétations opposées – ou du moins qui se sont opposées dans la critique de l’après-guerre, même s’il est permis de penser aujourd’hui que cette opposition était un peu factice – du phénomène néoréaliste. Selon la première, proche du parti communiste italien, le néoréalisme serait essentiellement inspiré par le cinéma soviétique, et c’est à sa dimension politique qu’il vaudrait l’essentiel de son originalité : cinéma des petites gens, de leurs souffrances, de leur endurance dans les temps de détresse, mais aussi de leur résistance – on a parfois appelé le néoréalisme italien « le cinéma de la Libération » (Bazin) – et de la conscience de classe forgée dans les luttes : les films de Giuseppe De Santis, Chasse tragique (1947), Riz amer (1949), Pâques sanglantes (1950 ; sur la difficulté de  la réinsertion des combattants au lendemain de la guerre) et Onze heures sonnaient (1952 ; sur un fait divers dramatique de l’après-guerre) sont les mieux représentatifs de ce point de vue. Ce parti pris est pourtant discutable : De Santis est aujourd’hui un peu oublié, et les films qui sont le plus volontiers cités pour illustrer le néoréalisme italien sont plutôt Rome ville ouverte et Paisa, ainsi, bien sûr, que le plus emblématique d’entre eux, Le Voleur de bicyclette. Or, Roberto Rossellini pour les deux premiers de ces films, même si c’est une vérité qui fut longtemps occulté, fut l’un des plus grands cinéastes fascistes sous Mussolini. Ami du fils du Duce – Vittorio Mussolini, qui portait un grand intérêt aux arts en général et au cinéma en particulier (il dirigeait, de loin il est vrai, la revue Cinema dans laquelle paraîtront des articles de Giuseppe De Santis ) – Rossellini participera pleinement à la réalisation de grands films de la propagande fasciste : en 1938, il travaille avec Franco Riganti à la réalisation de Luciano Serra pilota, un film à la gloire de l’armée de l’air italienne, et de ses interventions héroïques pendant la guerre d’Ethiopie ; il tourne son premier long métrage en 1941, La nave bianca, à la gloire cette fois de la marine italienne : le film est partagé entre un cuirassé, une sorte de Potemkine mussolinien sur lequel les canonniers font le salut fasciste avant de tirer, et où l’on déchiffre, inscrites sur les murs, des maximes exaltant les vertus du guerrier : « Qui s’arrête est perdu », « Hommes et machines, un seul battement de cœur » ; et la seconde partie du film, qui se déroule dans un navire-hôpital – La nave bianca – aussi féminin que le premier était masculin et où les infirmières dispensent aux soldats blessés des soins tendres et maternels. Rossellini réalisera encore pendant la guerre, en 1942, Un pilota ritorna d’après un sujet de Vittorio Mussolini lui-même, qui célèbre l’évasion héroïque d’un aviateur italien fait prisonnier pendant l’invasion de la Grèce. Rossellini achèvera enfin cette trilogie fasciste (armée de l’air, marine et armée de terre) en 1943 – soit deux ans seulement avant Rome ville ouverte – avec L’Uomo alla croce, qui célèbre l’action des aumôniers militaires sur le front russe, et la sainteté de leur combat contre le communisme athée. Même si l’on sait combien l’histoire bouleversée de l’Italie fut une épreuve pour les Italiens eux-mêmes, on peut être troublé par la dextérité avec laquelle Rossellini, l’un des pères du néoréalisme, sut, dès 1945, avec Rome ville ouverte (qui fut un grand succès, et en ce sens une exception pour l’audience plutôt confidentielle du néoréalisme), retourner opportunément sa veste… On comprend que les défenseurs d’un cinéma qui se voulait au service de la classe ouvrière et de la révolution prolétarienne avaient quelques difficultés à reconnaître Rossellini parmi les leurs (3).
            Quant à Vittorio De Sica, l’autre grand padrone du cinéma néoréaliste, il n’était pas  davantage apprécié par les critiques communistes : on lui reprochait – bien injustement me semble-t-il – son humanisme sentimental, plus intéressé par la vie intérieure de ses personnages que par l’exaltation d’un idéal politique, et se laissant aller à un pessimisme dangereux, en ce sens qu’il risquait de démoraliser la classe ouvrière et de désespérer Billancourt : Umberto D. meurt doucement, abandonné de tous, dans un square ensoleillé où les enfants jouent au ballon ; le voleur de bicyclette, d’abord volé, s’humilie terriblement au yeux de son jeune fils en cédant à son tour à la tentation du vol, aussitôt pris et conspué par la foule excitée qui vient d’assister à un match de football. Ce sont là des fins graves, qui laissent le spectateur sur le vide angoissant d’une dépression, ou d’un effondrement, sans rien qui vienne annoncer à l’horizon des lendemains qui chantent. Les apôtres d’un néoréalisme révolutionnaire ne se reconnaissent pas dans cette esthétique du vide qui envahit soudain l’écran : « Dans les films néoréalistes, déclare un certain Kogan dans une revue moscovite consacrée au cinéma, il manque des hommes beaux et forts qui ont “du soleil dans leur sang” comme les héros de Gorki  […] L’art a besoin de personnages exceptionnels qui ne le sont pas parce qu’ils se trouvent au-dessus  du peuple, mais parce qu’ils servent le peuple avec une passion exceptionnelle. C’est le romantisme révolutionnaire, le romantisme de la lutte, de l’acte héroïque qui fait défaut au néoréalisme. Les films néoréalistes sont très humains, mais ne chantent pas l’Homme » (4). La démolition de la statue du héros dans le néoréalisme de De Sica est politiquement incorrecte.
            Mais il est une autre interprétation du mouvement néoréaliste, opposée à la première, qui met précisément cette fois l’accent sur le cinéma de Rossellini et de De Sica, plutôt que sur celui de De Santis : telle est l’interprétation défendue par André Bazin dans ce recueil d’études et d’articles consacrés au septième art, et réunis sous le titre Qu’est-ce que le cinéma ? (vol IV- Une esthétique de la réalité : le néo-réalisme, 1962). Aux yeux d’André Bazin, ce n’est pas l’orientation politique qui définit le néoréalisme, mais plutôt des considérations de forme et de style, ainsi qu’une veine inspirée du cinéma documentaire, ou de reportage, donc objectif plutôt que lyrique et moins encore romantique, et qui se réclame du roman américain (Faulkner, Hemingway ou Dos Passos) plutôt que du cinéma soviétique (on sait, en effet, qu’Ossessione est une libre transcription du célèbre roman de James Cain, Le facteur sonne toujours deux fois, 1934) (5). Pour la première fois, avec le néoréalisme, la caméra adopte un point de vue neutre, objectif, dédramatisé, elle se contente d’enregistrer le monde comme il est, de témoigner pour le présent, pour la présence du monde, ici et maintenant, comme, selon Bazin, le cinéma sait le faire mieux qu’aucun autre art. Il faut en ce sens, pour remonter aux origines du néoréalisme, invoquer les premiers films des frères Lumière, dénués de toute prétention artistique, mais qui restituent magiquement l’émerveillement d’un regard face aux scènes de la vie la plus quotidienne. L’opposition de ces deux interprétations, incarnées par l’opposition de deux grands critiques, Guido Aristarco partisan d’un cinéma militant et engagé, André Bazin défenseur d’un regard neutre, enregistrement objectif du réel en sa nudité, humanisme attentif tourné vers l’individu (et non vers le type – le résistant, le prolétaire ou le bourgeois – et pas davantage vers l’humanité en général), le premier se réclamant du modèle soviétique, le second du modèle américain, polémique évidemment lestée par l’orientation politique, ne pouvait que s’envenimer. Sous le titre « Défense de Rossellini », une lettre ouverte publiée en août 1955 dans Cinema Nuovo, Bazin s’adresse directement à Aristarco et défend une définition large du néoréalisme, qui accorderait à Rossellini, non seulement celui de Rome ville ouverte, mais encore et peut-être davantage de Voyage en Italie (1954), un film aux yeux de Bazin éminemment néoréaliste et pourtant désavoué par Aristarco, l’une des premières places dans le mouvement (6). On mesurera la violence de cette controverse en lisant la réponse posthume d’Aristarco (rédigée trente-six ans après la mort de Bazin!) dans un numéro spécial de Cinémaction consacré au néoréalisme italien (janvier 1994) : dans ce texte venimeux, après avoir rappelé le passé mussolinien de Rossellini, Aristarco accuse ce cinéaste d’imposture (il prétend à l’objectivité et défend un cinéma spiritualiste et chrétien), critique le snobisme des Cahiers du Cinéma dont Bazin est l’un des grands prêtres, rappelle que la plupart des rédacteurs des Cahiers sont, à l’instar de Rohmer, d’obédience catholique, tendance droitière, et s’indigne de voir le néoréalisme réduit à des seules considérations formelles qui le vident de tout contenu (7).

            On sait que dans le grand livre qu’il a consacré au septième art, Gilles Deleuze distingue entre deux types d’images cinématographiques, l’image-mouvement et l’image-temps. Deleuze prétend déduire a priori ces deux catégories de la logique du signe selon Peirce, et par l’analyse de l’essence de l’image filmique telle qu’on peut la déterminer d’après Matière et Mémoire de Bergson, comme une formation lumineuse et toujours mouvante qui naît à l’interférence des vagues qui traversent l’univers en proie à l’énergie créatrice de l’élan vital. Ce projet est ambitieux, puisqu’il prétend répondre à la question que posait autrefois André Bazin : Qu’est-ce que le cinéma ?, non en considération de son histoire, mais en se laissant guider par une construction purement philosophique de l’image cinématographique. Une œuvre brillante, d’une exceptionnelle richesse, mais qui échoue peut-être en son projet fondamental : l’opposition de l’image-mouvement à l’image-temps est en effet tirée de l’histoire du cinéma plutôt que de la déduction a priori de l’analyse philosophique. La grande rupture s’accomplit en effet, selon Deleuze, au lendemain de la deuxième guerre mondiale : avant la guerre domine, avec Hollywood, un cinéma d’action, donc un récit fondé sur le dynamisme d’un héros, porteur d’un projet d’avenir, qui développe son action du commencement jusqu’à la fin. Telle est l’image-mouvement, qui ne pense le temps que réfléchi par le mouvement du mobile, c'est-à-dire selon le rythme des successives initiatives prises par le héros. Après la guerre, dans le vide créé par la démobilisation, un autre cinéma naît, dont le néoréalisme italien est le symptôme le mieux apparent : le héros, destitué de la dignité qui lui accordait le premier rôle, déchu, erre parmi les décombres, sans projet ni avenir. L’action est alors comme suspendue, le mouvement prend la forme de la balade sans but, de l’aller-retour continuel, la réflexion se substitue à l’action, le désœuvrement laissant la pensée libre de rêver à son aise. Le film ne raconte plus une histoire, il s’étonne plutôt des images qu’il enregistre, des phénomènes qui paraissent sous son regard. Cinéma contemplatif, non narratif, attentif au spectacle qui se présente dans le champ – son et lumière – plutôt qu’au fil du récit (8). Dès lors, le temps n’est plus représenté indirectement par le déplacement du mobile, il est, prétend Deleuze, directement manifesté, par le rythme du montage, par tout un système d’échos et de répétitions savamment ordonnés par le montage qui fait du film, non plus un récit linéaire, mais ce que Deleuze nomme un « cristal-temps », l’esprit, dispensé de l’impératif de l’action, se trouvant libre désormais pour sonder les profondeurs des espaces mémoriels, et choisissant ainsi de se convertir – à l’inverse du héros qui nous montre, de son index magistral, un avenir radieux – vers le labyrinthe du passé où se perd le profil de notre identité. Les premières pages du second volume de l’œuvre de Deleuze (Cinéma 2 – L’image-temps) soulignent cette rupture que je viens ici de résumer. S’il faut donner raison à Deleuze, alors il faut aussi reconnaître au néoréalisme une place tout  fait exceptionnelle dans l’histoire du cinéma : c’est en Italie, vers le milieu des années quarante, qu’est apparu pour la première fois ce qu’on pourrait appeler un « cinéma pur », c'est-à-dire un cinéma dépouillé de l’arabesque dramatique, de l’alibi de la narration, un cinéma réduit à la pure puissance de l’image, moins attentif au décor qui occupe l’espace (les néoréalistes tournent en extérieur et non en studio, évitant ainsi la sophistication des éclairages artificiels) qu’à l’espace lui-même, devenu vide et désert, espace que Deleuze dit justement « désaffecté », et moins attentif encore à la découpe du récit qui organise le temps en épisodes successifs, entretenant le spectateur dans l’attente toujours réitérée d’un avenir qu’on veut croire essentiel, qu’au temps lui même, par l’écoulement d’un fleuve (par exemple le Pô dans la contemplation duquel Antonioni façonnera son idée du cinéma ; on se souvient du Gange de Renoir dans Le Fleuve, 1951), par l’oisiveté vagabonde, par la relâche du dimanche. Dans une société nouvelle, ce qu’on pourrait nommer, à la manière de Rossellini, « Europa anno zero », dans laquelle les pères se trouvent destitués de l’autorité qu’on leur reconnaissait autrefois, dans un monde où l’espace se trouve privé des repères qui permettaient autrefois aux hommes de s’orienter en son sein, dans une histoire qui semble privée de but, vouée à « l’Absurde » (9), un temps vide, sans détermination ni projet, s’affirme une nouvelle dimension de l’image cinématographique : l’écran devient le miroir sur lequel se réfléchit une véritable phénoménologie de l’espace et du temps (Deleuze ne craint pas de rapporter le néoréalisme à l’analyse transcendantale de l’espace-temps dans l’analytique kantienne). Ce nouveau cinéma n’est plus de divertissement, il prend une dimension nouvelle, authentiquement philosophique, dans la mesure où son véritable objet n’est plus les personnages ni les actes qu’ils accomplissent, mais l’horizon spatio-temporel dans le cercle duquel se joue l’énigme de notre condition.
            On se demandera peut-être pourquoi l’Italie fut la première à concevoir cette nouvelle image. La dissolution de la structure traditionnelle de la famille – le père, padre padrone désormais destitué, et dans une moindre mesure la mère, souveraine maîtresse de la maison, devenue Mamma Roma en mater dolorosa pleurant sur ses enfants perdus – fut sans doute plus brutale dans une société provinciale où les cadres traditionnels – les dialectes locaux avant la guerre étaient encore vivants dans toute l’Italie, et c’était précisément une des critiques que les jeunes cinéastes dirigeaient contre les anciens : pourquoi les acteurs de cinéma s’exprimaient-ils tous dans la langue châtiée de la grande bourgeoisie que personne, à l’exception de quelques élites rares, ne parlait dans l’Italie réelle ? – se maintinrent plus longuement qu’ailleurs. Par ailleurs le fascisme, qui n’est nullement réductible au nazisme en ce sens qu’il ne se fonde pas sur une anthropologie de la race, mais sur une mythologie du père, se veut le digne représentant de la virilité comme de l’héroïsme du peuple italien, tel que l’antique grandeur de Rome avait su en son temps l’incarner. On sait que Mussolini s’est à plusieurs reprises réclamé de Georges Sorel (10), dont les Réflexions sur la violence (première édition en 1908, quatrième et dernière édition en 1919) prétendaient dépasser les insuffisances du marxisme non dans le domaine de la théorie, mais dans celui de la pratique : l’analyse de la plus-value, qui se trouve au cœur du Capital de Marx, est certes en mesure de rendre compte du processus d’accumulation des richesses, mais elle est bien incapable de soulever les masses ni de les conduire à la révolution. Il faut donc substituer à l’analyse scientifique des rapports de production une mythologie qui soit en mesure d’insuffler au prolétariat l’enthousiasme de l’action violente, de lui communiquer cette divine fureur sans laquelle les dominés ne seraient jamais en mesure de renverser le pouvoir des dominants. Ce mythe, qui doit galvaniser les masses, c’est, selon Sorel, celui de la grève générale, le peuple entier debout contre son assujettissement au travail salarié, la classe ouvrière, en abandonnant le travail, faisant soudain paraître aux yeux de tous la dépendance en laquelle elle tient la bourgeoisie qui l’exploite. Et pour soulever les peuples jusqu'à cet accomplissement de la volonté générale – qui a aux yeux de Sorel la valeur d'une apocalypse – il faut enraciner le travail militant dans le syndicalisme révolutionnaire et non s'appuyer sur un socialisme parlementaire toujours et nécessairement corrompu, tel Jaurès enlisé dans les marchandages du compromis politique. Rien de grand, selon Sorel, ne s’est fait dans le monde sans la puissance des mythes, et le marxisme, qui n’est qu’un mythe laïcisé et rationalisé, ne peut conduire à la révolution que par le recours à ces images grandioses qui enivrent les hommes, à l’instar des premiers chrétiens qui, fanatisés par la promesse de l’apocalypse, supportèrent héroïquement le martyre (11). C’est ainsi que le fascisme fut en Italie une sorte de marxisme mythifié (à ce point qu’il prit bien garde à ne jamais léser les intérêts de la grande bourgeoisie), et sut détourner les ressentiments politiques vers des idéaux de carton pâte, des décors d’opéra (il y a toujours du Verdi – Vittorio Emanuelle Re d’Italia – dans l’imagerie de la révolution italienne). C’est pourquoi la chute de Mussolini, destitué par le roi le 24 juillet 1943 (les Américains ont débarqué en Sicile dès le 10 juillet), maître fantoche de la république de Salo, en vérité marionnette aux mains des Allemands qui l’ont soustrait dès septembre 1943 aux autorités italiennes, de 1943 jusqu’à son exécution avec sa jeune maîtresse, Clara Petracci, le 28 avril 1945, est la chute de l’image du père, du mythe patriarcal, protecteur du peuple immature qui lui confie son sort. L’histoire ne s’arrête pas là, et l’Italie n’en finit pas de liquider le mythe du père : le cadavre de Mussolini sera exposé, aux yeux de tous, sur la place Loreto, à Milan, là même où avait été exposé par représailles, huit mois plus tôt,  les cadavres de quinze militants antifascistes ; le cadavre de Mussolini sera profané par le peuple furieux, ivre de vengeance, sa tête éclatée à force de coups à tel point qu’il fallut suspendre les corps par les pieds (supplice infâmant dans l’Italie médiévale) au treillis d’une station service pour qu’ils soient hors de portée des coups de la foule. Ce n’est pas tout : enterré dans un cimetière de la périphérie de Milan, la dépouille du Duce sera l’année suivante enlevée comme une relique par quelques fascistes endeuillés en mal de père ; elle sera bientôt retrouvée par la police et mise au secret dans une caisse de bois brut secrètement hébergée dans un couvent des capucins pendant plus de dix ans, de l’été 1946 à l’été 1957, jusqu’à ce que la république italienne, et accessoirement le pouvoir de la démocratie-chrétienne, se sentent assez forts pour envisager sereinement leur passé (12). On mesure ainsi combien, en Italie, il est difficile d’enterrer le mythe du père. Aussi n’est-il pas étonnant que cette nation, dont le passé artistique est d’une incomparable richesse, ait su exprimer mieux qu’une autre la dépression du deuil et le vide laissé par la dissipation des grands mythes fondateurs et par la disparition de l’image paternelle, père et repère qui indiquait le chemin.
            Il s’agit là pourtant des seules déterminations négatives de la naissance du néoréalisme : la mort du père, l’effondrement des mythes nourriciers de l’imagination populaire, le désœuvrement d’un peuple moralement démobilisé. Néo-réalisme dans la mesure où le réel qui, en ce moment de l’histoire, se manifeste, ne marque pas seulement le retour au décor de la vie quotidienne, mais rend visible l’inquiétante étrangeté d’un monde dépouillé de tous les alibis, les idéologies, de toutes les significations qui recouvraient jusque là sa nudité. Le monde tel qu’il paraît après ce qu’on nomme un peu mélodramatiquement, « la mort de Dieu ». Par un renversement auquel nul ne pouvait s’attendre, la faillite des glorieuses images qui hantaient autrefois la mémoire nationale est aussi la condition de la naissance d’une image nouvelle, dont le cinéma va bientôt démontrer qu’elle est d’une profondeur insoupçonnée. La négation du passé est la condition préalable de l’affirmation d’une esthétique véritablement contemporaine, qui donne toute sa mesure à la dimension réflexive, et non plus seulement narrative, de l’image cinématographique. Fin des grands récits. Tout se passe comme si la première moitié du XXe siècle avait eu pour tâche de « faire le vide », et il importe d’écouter ici le paradoxe que contient cette expression : il faut en effet faire le vide, plutôt qu’ériger un quelconque monument, tout simplement parce que ce qui nous est donné en héritage est un trop-plein qui encombre notre vision et non une tradition sur laquelle nous pouvons prendre appui. A défaut de la révolution, c’est l’Histoire, en son extrême violence, qui s’est chargé de faire, du passé, table rase. C’est en nous dépouillant que nous nous enrichissons. En ce sens, la dépression néoréaliste, bien éloignée de la propagande volontariste rêvée par le parti communiste italien, et par le fascisme avant lui, accouche d’un autre cinéma, un cinéma qui, dans une certaine mesure, est encore le nôtre. Dépouillée de l’alibi du récit, peut apparaître sur l’écran l’image d’un temps mort et d’un espace désaffecté. Temps mort des longues marches sans but, que ce soit au sein d’une nature vidée de tout pittoresque ou dans le grand labyrinthe des grandes villes modernes, que Baudelaire comparaît déjà à des Saharas que parcourent en tous sens ces nomades que sont devenus les citadins de la modernité : « Le Bédouin de la civilisation apprend dans le Saharah des grandes villes bien des motifs d’attendrissement qu’ignore l’homme dont la sensibilité est bornée par le home et la famille. Il y a dans le barathrum (13) des capitales, comme dans le Désert, quelque chose qui fortifie et qui façonne le cœur de l’homme, qui le fortifie d’une autre manière, quand il ne le déprave pas et ne l’affaiblit pas jusqu’à l’abjection et jusqu’au suicide » (Les paradis artificiels – Un mangeur d’opium). « Le réalisme, disait encore Baudelaire, c’est l’univers sans l’homme » (Salon de 1859). C’est un fait que la caméra nous offre la possibilité de voir le monde tel qu’il est quand nul n’est là pour le voir : il suffit que l’opérateur la laisse tourner sans plus s’en occuper, l’abandonnant à sa tâche mécanique. Le cinéma néoréaliste nous donne souvent le sentiment que l’objectif de la caméra, qui se limite à la seule fonction de l’observation, filme pour lui-même, par une curiosité purement mécanique dépourvue de tout dessein : « La ville-désert, écrit Deleuze dans L’Image-mouvement, la ville absente d’elle-même, ne cessera pas de hanter le cinéma, comme si elle détenait un secret » (I, 120). C’est ainsi qu’Antonio, le voleur de bicyclette, erre dans une Rome dominicale désertée par un match de football qui a drainé toute la foule des Romains, comme un somnambule dans un monde irréel à force de lui être étranger. Le paradoxe du néoréalisme, justement souligné par Deleuze, c’est de nous révéler un monde onirique, une cité « métaphysique » (Chirico) dans laquelle nous faisons l’expérience de notre abandon et de notre radicale solitude. C’est alors le réel lui-même qui prend la dimension du fantastique. Ainsi l'errance d’Umberto D. parmi les Romains souverainement indifférents à sa misère et à son humiliation, le vieillard n’osant mendier et finissant par échouer dans un lieu de loisir, parmi les enfants venus jouer en ce square. Ou bien encore les allers et retours, le plus souvent infructueux, d’Edmund marchant sur les gravats et parmi les ruines, dans le Berlin de 1945, dévasté par les bombardements (Germania anno zero). La ville néoréaliste n’est pas la ville monumentale, qui célèbre un passé glorieux, mais plutôt une ville en friche, en ruines ou en construction, éventrée de chantiers et encombrée d’échafaudages, trouée par de grands terrains vagues, des zones désaffectées, par les voies ferrées et les aiguillages dans la proximité des grandes gares, qui ne sont que des lieux par où l’on passe, mais où l’on ne demeure pas. Il est un film français, dont le titre résume ce thème que le néoréalisme n’a cessé de varier : dans Un homme marche dans la ville, de Marcel Pagliero (1950), les dockers du port du Havre errent dans la ville en ruines, presque rasée par les bombardements qui ont précédé le débarquement ; et ce titre conviendrait tout aussi bien au beau film de René Clément, Au-delà des grilles (1948), dont Cesare Zavattini (le scénariste de De Sica) écrivit le scénario : Jean Gabin, traqué par la police, erre dans les ruines de Gênes sans savoir où aller, et finit par tomber dans le piège qui lui est tendu. Quand il se transporte de la ville dans la campagne – il n’y a pas de nature vierge sous le regard du néoréalisme, tout paysage est comme miné par les clichés, enseignes publicitaires, panneaux indicateurs, monuments délabrés – le regard néoréaliste se tourne souvent vers la plage, autre territoire du vide. C’est sur une plage que « les amants diaboliques » de Visconti finissent par se retrouver, seuls dans un immense espace désert, avant de prendre la fuite et de trouver la mort dans le brouillard. La plage des Vitelloni de Fellini est celle de la morte-saison, elle conserve la trace des accessoires délabrés de la fête intéressée que le tourisme organise pour la belle saison, comme le décor abandonné d’un tournage qui s’est terminé depuis longtemps. La plage, son vide qui rend insolite les silhouettes qui s’y aventurent, le plus souvent solitaires et semblant marcher vers nulle part, est un des sites favoris de Fellini : c’est sur une plage que Zampano, brisé par la désertion de Gelsomina, vient sangloter à la fin de La Strada ; et c’est sur une plage encore que viennent échouer, au petit matin, les noceurs de La dolce vita, fascinés par l’œil globuleux, stupide et fixe, d’un monstre marin que les pêcheurs ont hâlé sur le sable, chacun reconnaissant dans ce regard morne et sans âme, comme en un miroir de vanité, le reflet de son propre néant (14).
            Le rythme des vagues sur le rivage fait entendre la rumeur du temps. Dans l’admirable Gente del Po que Michelangelo Antonioni tourne en 1943, les rives du fleuve sur lesquelles s’élèvent de misérables cabanes, dépourvues de tout pittoresque, sont le décor minimaliste de l’écoulement du fleuve. Accoudés à la fenêtre, les riverains, figés en de longues rêveries, comme aux loges d’un théâtre dont la scène s’ouvrirait sur le néant, contemplent pensivement le passage de l’eau. Pas besoin d’horloge, ici, pour rendre sensible le frémissement du temps qui passe. La caméra elle-même descend au fil de l’eau, qui vient d’on ne sait où, et court se perdre dans la mer, qui est l'infini. Antonioni a su donner, à son documentaire d’apparence pourtant modeste, la dimension d’une méditation sur le temps pur, épuré de tout  drame, écoute attentive du murmure de l’écoulement. La caméra devient un appareil à écouter le temps. L'œil écoute. On retrouvera le même paysage fluide dans le dernier épisode du Païsa de Rosselini (1946), dans les marécages du delta du Pô où se déroulent des combats mortels entre les fascistes italiens, appuyés par les Allemands, et les partisans. Les hommes meurent en silence, sans être vus de personne, sinon de leurs assassins, puis s’ensevelissent dans le fleuve, dans l’immense lagune. La première image nous montre un cadavre, maintenu à flot par une bouée qui passe sous les bras, et porteur d’un écriteau : « Partigiano ». Ainsi dérivent les morts martyrisés, bien loin de l’imagerie héroïque du patriotisme, à l’abandon sur le fleuve du temps. De ce paysage horizontal, inondé jusqu’à l’horizon, de cette eau lentement fugitive, André Bazin disait qu’il était « un paysage qui se fait écouter ». Rossellini, comme avant lui Antonioni, sait être attentif à la rumeur secrète, continue, insistante, du temps qui passe.
            Etrange réalisme que celui du néoréalisme ! La réalité, bien éloignée des préoccupations de l’engagement politique, est si dépouillée, tellement réduite à sa plus pure et plus simple expression – immensité vacante d’un espace sans repère, fil du temps qui  se déroule comme passe le fil de l’eau – qu’on la croirait volontiers irréelle, tant elle dépayse le regard de son environnement habituel. C’est à l’aide de ces clés qu’il nous faut, pour finir, revoir et méditer Le Voleur de bicyclette. Le drame, loin d’être une illustration des problèmes sociaux qui accablent le prolétariat italien au lendemain de la guerre, comme on a parfois voulu le prétendre, n’est que l’occasion de déployer longuement, et avec une remarquable profondeur, ce regard néoréaliste qui donne alors à l’image cinématographique une nouvelle puissance. Un chômeur dans la banlieue romaine, au lendemain de la guerre, se voit proposer un poste de colleur d’affiches ; il lui faut pour cela un vélo, qu’il acquiert à grand peine, et qu’il se fait voler dès le premier jour de son nouveau travail ; il le cherchera en vain dans une Rome indifférente et, désespéré, finira par voler lui-même ; mais, plus maladroit que son voleur, il se fera prendre sous les yeux de son jeune fils, et devra, humilié et brutalisé, retourner chez lui sans espoir de retrouver son travail. Soulignant le peu d’importance du récit dans le film de De Sica, Antonioni aimait à dire, en une formule qui a la faveur de Deleuze (il la répète en plusieurs passages de L’Image-temps) (15), que la nouvelle tâche à laquelle ce chef-d’œuvre destinait le cinéma italien, c’était de réaliser un néoréalisme sans bicyclette : « Aujourd’hui que nous avons éliminé le problème de la bicyclette (je parle par métaphore, essayez de me comprendre au-delà de mes paroles), il est important de voir ce qu’il y a dans l’esprit et le cœur de cet homme à qui on a volé sa bicyclette, comment il s’est adapté, ce qui est resté en lui de toutes ses expériences passées de la guerre, de l’après-guerre, de tout ce qui est arrivé dans notre pays ». Il faut entendre que le boom des années soixante a délivré le protagoniste de ce film de la misère de l’après-guerre, le faisant accéder aux délices de la vie des classes moyennes. Pourtant, la perte demeure, et le véritable objet du film – celui d’un deuil irréparable – en occupe toujours le centre. Tout au long de l’errance romaine du voleur de bicyclette, la caméra tourne autour, non de ce qui est, mais plutôt de ce qui manque, et l’on ne saurait, sans dérision, réduire ce manque à la seule possession d’une bicyclette. Le titre français du film diffère – on ne sait vraiment pourquoi – du titre italien : Ladri di biciclette, c'est-à-dire Les voleurs de bicyclettes, et non Le voleur de bicyclette. Ce titre est celui d’un roman de Luigi Bartolini, roman qui venait de paraître en 1946, deux ans avant que De Sica n’en fasse le sujet de son film, et après avoir confié la rédaction du scénario à Cesare Zavattini. Le pluriel indique, dans l’esprit de l’auteur du roman, que la société d’après guerre, sans foi ni loi, n’est qu’une association de bandits qui se volent les uns les autres : tous, également, sont des « voleurs de bicyclettes » (l’automobile était, en cette époque d’indigence, un luxe rare), et c’est en effet ce que démontrent le roman comme le film, le volé finissant par devenir voleur à son tour. Thème sociologique portant sur un état civil gangrené par l’anarchie. Pourtant, si Vittorio De Sica conserve le titre italien, il n’est pas impossible qu’il accorde sa préférence au titre français : ce qui lui importe en effet, ce n’est pas la sociologie de l’Italie d’après-guerre, mais plutôt le portrait de cet individu unique qui répond au nom d’Antonio Ricci (pluriel de ricco, riche, ainsi nommé par antonyme), sa détresse croissante, son isolement dans la grande ville, et le vertige de ce qu’on pourrait nommer une névrose d’abandon. Antonio est abandonné de tous. Pour jouer ce rôle, De Sica avait d’abord pensé à Henry Fonda (16) (tandis qu’on voulait lui imposer Cary Grant) (17). Son choix se portera finalement sur un acteur non professionnel (pour des raisons économiques peut-être plus que pour des motifs esthétiques : le néoréalisme est aussi un cinéma de pénurie), Lamberto Maggiorani, pour l’élégance de sa démarche et son allure aristocratique. Rien à voir avec le débraillé vociférant et fraternel du prolétaire dans le cinéma militant. Antonio est un grand seigneur, un homme qui a sa dignité, et tout le drame consiste en l’humiliation de cette dignité, en l’effondrement d’un père qui perd son honneur aux yeux de celui auquel cet honneur importe le plus : son jeune fils Bruno qui, pendant tout le film accompagne son père, et dont le regard innocent et respectueux, exigeant en raison de sa vénération même, pèse comme celui d’un juge sur les épaules d’Antonio (18). Le deuil, qui est donc le véritable objet de ce film, n’est pas occasionné par la perte d’une bicyclette, mais plus exactement par l’humiliation d’un père, perte pour l’enfant d’une idole qui lui servait de tuteur, et qui sera désormais son égal en humanité, perte pour Antonio de l’estime qu’il avait pour lui-même, découverte commune de ce qu’il y a de nécessairement faillible dans la condition faite aux hommes. A la fin du film, une grande détresse fait couler des larmes sur le visage du père ; l’enfant le rejoint dans la foule, mesure le désespoir qui accable son père, et le prend par la main, comme pour le guider sur le chemin du retour, devenant par ce geste comme le père de son père.
            Le film s’ouvre dans le quartier périphérique de Val Melaina (Tufello), parmi les logements sociaux, barres modernes sans doute caractéristiques de l’architecture fasciste pour le spectateur de l’époque, évoquant à nos yeux les barres de banlieue de ce qu’on appelle aujourd’hui par euphémisme les « quartiers sensibles ». Le bureau du travail propose, à de rares élus, un emploi. Les chômeurs se nomment entre eux, non par leurs prénoms, mais par leurs noms de famille : est-ce l’indice d’un manque de camaraderie ? On offre à Antonio un poste de colleur d’affiches. Il ne peut se permettre de refuser cette chance, mais il lui faut une bicyclette. Il rejoint Maria, son épouse, et décident tous deux de vendre leurs draps pour retirer du mont de piété, où ils l’avaient déposée, une bicyclette. Le voici prêt à accomplir sa tâche. Les draps négociés viennent se perdre dans une impressionnante pile de draps tous semblables, à la façon de l'individu sacrifié dans l’anonymat d’une bureaucratie indifférente. Il est beaucoup question d’argent en ce début du film, il est clair qu’il est non seulement le nerf de la guerre mais aussi le vrai maître des sociétés humaines : Antonio et Maria ont dû verser 6100 lires pour récupérer la bicyclette, le salaire se monte à 6000 lires par mois, plus les allocations familiales (le couple a deux enfants, un jeune garçon et un nouveau-né que nous verrons à peine), et Antonio dissuade Maria reconnaissante d’aller donner 50 lires à une voyante qui lui avait prédit que son mari était sur le point de trouver un travail. Le lendemain matin, Antonio et son fils Bruno, assis sur le cadre, rejoignent en vélo le lieu de leur travail : le fils dans une station service, Antonio via del Tritone, où un collègue l’initie à l’art du colleur d’affiche. Antonio s’exerce lui-même sur l’effigie de Rita Hayworth dans Gilda (Charles Vidor, 1946) (19), posant les mains sur les yeux, les lèvres et les seins de la vamp, occupation qui le divertit sans doute de la surveillance de son vélo. Mal lui en prend : un voleur s'en empare, qu’il poursuit en montant sur le marchepied d’un taxi et qu’il perd de vue dans le tunnel Umberto 1er qui passe sous le Quirinal. Fort sentiment d’abandon, souligné par la musique. Antonio regarde passionnément chaque passant, qui l’ignore et ne le voit même pas. Il revient accablé à son échelle et finit de façon négligée de coller son affiche. De désespoir, il jette à terre seau de colle et pinceau. Il se rend alors au commissariat, où un fonctionnaire se résigne à enregistrer sa plainte, tout en lui avouant que sa démarche n’a aucune chance d’aboutir. Le vertige de l’abandon étourdit Antonio. Aucune solidarité entre les hommes. Chacun abandonné seul à son destin. Aux murs, des fichiers innombrables. La réalité commence à ressembler à un cauchemar. Le néoréalisme est un irréalisme.
            Après avoir essayé de resquiller dans la queue à la station du trolleybus et s’être fait rudement rabroué, Antonio se résigne à attendre son tour. Il sera en retard pour prendre Bruno qui l’attend, son travail terminé. Il retrouve son fils et tous deux refont mélancoliquement à pied le trajet qu’ils avaient fait avec bonheur le matin même, en bicyclette. De retour chez lui, Antonio se rend au syndicat dans l’espoir d’un secours. Un ami l’écoute avec compassion, mais il comprend bientôt qu’il dérange et qu’il ne peut compter que sur lui-même. L'engagement militant est au service de tous, le malheur d'Antonio ne touche que lui, et sa famille. C’est une scène que le parti communiste ne pardonnera pas à Vittorio De Sica. Le lendemain dimanche, le père et son fils Bruno se rendent tôt le matin place Vittorio Emmanuele, où a lieu un grand marché de la brocante. On y trouve un nombre considérable de vélos d’occasion, parmi lesquels le père et l’enfant cherchent en vain la bicyclette qu’on leur a volée la veille. Toujours ce vertige du nombre en lequel l’individu, en son unicité, est perdu et comme désemparé. La musique exprime l’angoisse d’Antonio. Tout le monde crie, s’affaire, est indifférent au désespoir d’Antonio. Antonio et Bruno se rendent ensuite aux marchés aux puces de la Porta Portese, toujours dans l’espoir de retrouver le vélo. Leur recherche est interrompue par une pluie soudaine, ils s’abritent sous un auvent avec de jeunes séminaristes qui parlent l’autrichien, une langue qu’Antonio ne peut donc comprendre. Ce thème de la difficulté de communiquer, qui se conjugue à celui de la solitude indépassable des hommes, prendra dans le cinéma italien de l’après-guerre, une place de plus en plus importante. Interruption momentanée du récit par le hasard d’une averse. Temps mort. Le film prend le temps comme il vient, comme il va, et non seulement en raison de la logique dramatique du récit. La pluie cesse, et soudain Antonio reconnaît son voleur. Aussitôt il s’élance à sa poursuite, suivi de Bruno, mais se perd bientôt dans le dédale des rues. De rares passants. Le monde, hostile par son extrême indifférence, commence de ressembler à celui des rêves. Ils reconnaissent alors non leur voleur, mais son complice, un vieillard qui les conduit dans une église où de grandes bourgeoises font office de dames de charité, et organisent pieusement une soupe populaire. La critique railleuse des œuvres de bienfaisance redouble la critique incisive de l’inefficacité du syndicat. Antonio ne peut compter sur aucun secours. Il finit par arracher au vieillard une adresse qui le remettrait sur la piste de son voleur. Ils partent à sa recherche.
            Epuisés par leur longue marche, le père et le fils se querellent, et Antonio gifle l’enfant. Ils s’éloignent l’un de l’autre tandis qu’un accident les divertit de leur chemin : quelqu'un vient de se noyer dans le Tibre, près de la Tiburtina, et Antonio éperdu, condamné aux angoisses successives, craint un instant pour son fils. Cet accident joue le même rôle, par rapport à l’économie du récit, que la pluie à la Porta Portese : un détournement aléatoire du drame, qui se déroule non selon un fil continu, mais par ruptures imprévisibles. Nous perdons le fil du récit comme Antonio a perdu sa bicyclette. Le monde du deuil est celui de la contingence insurmontable. Pour se réconforter, et malgré l’état lamentable de ses finances, Antonio décide d’offrir à son fils un déjeuner dans une petite trattoria. Magnifique scène du père et du fils à nouveau unis, bien que leur repas soit bientôt assombri par les regards méprisants d’une famille bourgeoise qui s’empiffre à la table voisine : « Pour manger comme eux, dit Antonio, il faut gagner au moins un million par mois ! ». L’argent, précisément évalué, revient au centre du film. Antonio fait le calcul compliqué et désespérant des sommes qu’il perd en perdant son travail. En proie au désespoir, il souhaite brusquement consulter la voyante que voulait remercier son épouse au début du film, et dont il avait alors raillé les prophéties. La pièce où officie « la Santona » est misérable, et chacun lui confie ses misérables tourments, suppliant qu’on le sauve. Antonio s’approche et murmure à l’oreille de la voyante : « On m’a volé ma bicyclette ». La matrone ne sait d’abord que dire, puis s’en tire avec cette formule sibylline : « Tu la retrouves tout de suite ou tu ne la retrouveras jamais ». Dépité, Antonio paie et s’en va. Toutes les issues sont bloquées : ni le syndicat, ni la charité chrétienne, ni la superstition ne sont en mesure de lui apporter un quelconque secours. Chaque station d’Antonio est une description de sa misère, physique comme morale.
            Soudain, de retour dans la rue, le père croise à nouveau son voleur. Celui-ci se réfugie dans un bordel où le suit Antonio, Bruno n’étant pas vraiment en ce lieu à sa place. Les deux hommes se battent, et Antonio traîne le jeune homme dans la rue : « Je te tue si tu ne me rends pas ma bicyclette. » Un attroupement progressivement se crée, par une fenêtre la mère crie qu’on veut tuer son fils, la foule devient de plus en plus menaçante, il semble que le monde entier se ligue contre Antonio, et prend le parti du voleur contre sa victime. La détresse et l’injustice sont à leur comble, et la réalité tourne cette fois au cauchemar. Antonio, sur le point d’être lynché, ne devra son salut qu’à la perspicacité de Bruno, parti chercher un agent. C’est le fils qui prend soin du père. Accompagné du policier, Antonio monte dans la chambre du voleur, misérable, où rien n’indique la présence de la bicyclette. Tous les hommes s’entrevolent l’un l’autre, et la détresse du voleur est égale à celle du volé. Si les hommes sont égaux, c’est dans leur commune misère. Le policier fait comprendre à Antonio que sa plainte n’a aucune chance d’aboutir : « Des histoires comme ça, j’en vois tous les jours ! ». Le sentiment d’abandon, nul ne pouvant porter secours, s’accroît encore. Antonio renonce et s’enfuit sous les quolibets de la foule.
            Nouvelle et dernière errance dans les rues de Rome, Antonio, le visage fermé, marche devant, le fils à sa suite. La musique fait entendre l’immensité de leur détresse. Ils rejoignent le stade où a lieu un match de football, architecture fasciste surmontée de groupes de statues représentant des lutteurs, dérisoire hymne à la virilité triomphante pour une vie misérable et humiliée. Les spectateurs ont entassé leurs vélos devant le stade, d’où montent les clameurs du public. La foule est une dans l’enthousiasme du match, Antonio est seul aux portes du stade. Le regard plein de désespoir et de rage, il décide de prendre  sa revanche, et de voler à son tour. Bientôt perdu dans le tourbillon de la foule qui commence à sortir du stade, et après une magnifique scène pendant laquelle il échange un regard lourd et muet avec son fils, Antonio, comme ivre et ne sachant plus très bien ce qu’il fait, s’empare d’un vélo délaissé à l’écart dans une rue voisine. A peine l’a-t-il enfourché que son propriétaire sort de l’immeuble en s’écriant « au voleur ! ». Antonio sur le vélo cherche alors à fuir mais la foule est dense et s’assemble aux cris du propriétaire, le quartier est envahi par la foule venue assister au match, les rues de Rome tout à l’heure désertes sont maintenant fourmillantes de monde. On dirait un mauvais rêve. Antonio est bientôt rejoint, on le fait tomber, on le maltraite et on l’insulte, sous le regard défait de son enfant. Le voleur de la bicyclette d’Antonio était habile et professionnel, mais Antonio est novice, il ne sait pas voler et s’est laissé prendre. Bruno, pleurant, ramasse le chapeau tombé de son père, la caméra le suit longtemps, on sent que l’idole paternelle vient de déchoir aux yeux de l’enfant sur le point de devenir adulte. Le propriétaire du vélo renonce à conduire Antonio au commissariat, non vraiment par charité, mais plutôt par crainte du dérangement (et peut-être aussi touché par le désarroi de l’enfant : c’est finalement le fils qui sauve le père) : « Laissez-le, je ne veux pas d’ennui. Merci ». Le père et le fils, emporté par le mouvement de la foule, s’éloignent. L’enfant essuie ses larmes, le père, comme foudroyé, avance malgré lui, comme un somnambule. Soudain Antonio pleure et l’enfant lui prend la main : l’enfant est devenu le père de son père, c’est lui qui le réconforte et le console. Le film, qui raconte le deuil impossible d’un homme pour l’outil qui lui permet de travailler, devient celui du deuil par l’enfant de l’idole paternelle. La grande main du père, distinguée, aux doigts longs, serre la petite main de l’enfant, comme pour s’y agripper. On les voit de dos suivre la foule et disparaître progressivement dans l’anonymat de Rome. La musique se fait plus grave, et le mot « FINE » apparaît sur l’écran.

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NOTES



1- CinémAction, « Le Néoréalisme italien », n° 70, janvier 1994 ; René Prédal, « Tous les éléments du débat », p. 11.

2- A propos des Nuits de Cabiria : « Ce que je ne suis pas loin de penser, c’est que Fellini est le réalisateur qui va le plus loin à ce jour dans l’esthétique néoréaliste, si loin qu’il la traverse et se retrouve de l’autre côté […] Fellini ne contredit pas au réalisme, non plus qu’au néoréalisme, mais, bien plutôt, il l’accomplit en le dépassant en une réorganisation poétique du monde […] Fellini me paraît avoir parachevé la révolution néoréaliste en innovant le scénario sans aucun enchaînement dramatique, fondé exclusivement sur la description phénoménologique des personnages » (André Bazin, « Cabiria ou le voyage au bout du néoréalisme », Cahiers du Cinéma, n° 76, novembre 1957 ; également dans André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf, 2002, p. 337-345).

3- Pour la période fasciste de l’œuvre cinématographique de Rossellini, on se reportera à Jean A. Gili, L’Italie de Mussolini et son cinéma, Henri Veyrier, Paris, 1985, p. 115-118 et 125-128.

4- François Debreczeni et Heinz Steinberg, « Le néoréalisme  italien, bilan de la critique », Etudes cinématographiques, n° 32-35, 2ème trimestre 1964, p. 102. La critique communiste jugeait que l’art de De Sica relevait davantage de l’humanisme sentimental que de l’analyse politique. Dans son article « Présence de Vittorio De Sica », Henri Agel y fait allusion : « Les griefs que l’opinion formulait à l’endroit de Vittorio De Sica, Jean Tulard les rappelle dans son Dictionnaire : “Sensiblerie, exploitation abusive des enfants, misérabilisme, absence d’esprit révolutionnaire”. Et nombreux étaient ceux qui créditaient le seul Zavattini, coéquipier dès les premiers jours, des mérites qu’on pouvait attribuer aux films de 1946 à 1956 » (CinémAction, « Le Néoréalisme italien », n° 70, janvier 1994, p.139).

5- Selon Bazin, « l’esthétique du cinéma italien n’est que l’équivalent cinématographique du roman américain », dans la mesure où elle reproduit les caractéristiques sensibles (son, image) « de la structure même du récit, de la loi de la gravitation qui régit l’ordonnance des faits chez Faulkner, Hemingway ou Dos Passos » (Cinémaction, « Le Néoréalisme italien », n° 70, janvier 1994, p. 18)

6- « Défense de Rossellini, lettre à Aristarco, rédacteur en chef de Cinema Nuovo », in André Bazin, Quest-ce que le cinéma ?, Cerf, 2002, p. 347-357. Publié en premier lieu sous le titre « Difesa di Rossellini », dans la revue Cinema Nuovo, n° 65, 25 août 1955, pp. 147-149. Sur la polémique Bazin / Aristarco, on lira Delphine Wehrli, « Bazin / Aristarco : une relation en montage alterné », dans 1895, Revue de l’association française de recherche sur l’histoire du cinéma, n° 67, 2012, p. 62-93.

7- Guido Aristarco, « Bazin, Rossellini, les néoréalismes et moi », in Cinémaction, « Le Néoréalisme italien », n° 70, janvier 1994, p. 92-108.

8- « Ce qui définit le néoréalisme, c’est cette montée de situations purement optiques (et sonores, bien que le son synchrone ait manqué aux débuts du néoréalisme) qui se distinguent essentiellement des situations sensori-motrices de l’image-action dans l’ancien réalisme […] Le personnage est devenu une sorte de spectateur. Il a beau bouger, courir, s’agiter, la situation dans laquelle il est déborde de toutes parts ses capacités motrices, et lui fait voir et entendre ce qui n’est plus justiciable en droit d’une réponse ou d’une action. Il enregistre plus qu’il ne réagit. Il est livré à une vision, poursuivi par elle ou la poursuivant, plutôt qu’engagé dans une action » (Gilles Deleuze, Cinéma 2 – L’image-temps, Editions de Minuit, 1985, p. 9).

9- L’Etranger de Camus, 1942, quasi contemporain de l’Ossessione de Visconti, est un roman « néoréaliste » : il emprunte le style incisif et économe, réduit au seul constat, du roman américain. Le livre comme le film sont tous deux inspirés du Facteur sonne toujours deux fois de James Cain. On sait que Visconti mettra en scène le premier roman de Camus en 1967, un vieux projet qu’il gardait depuis longtemps dans ses tiroirs.

10- Sur l’importance de Georges Sorel pour l’histoire de l’idéologie politique italienne, et tout particulièrement sur l’intérêt que Mussolini portait à cet auteur, on lira l’ouvrage remarquable de Sternhell, Sznajder et Ashéri, Naissance de l’idéologie fasciste, « foliohistoire », Gallimard, 2010 [1989].

11- « La grève générale est bien ce que j’ai dit : le « mythe » dans lequel le socialisme s’enferme tout entier, c’est-à-dire une organisation d’images capables d’évoquer instinctivement tous les sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre la société moderne. Les grèves ont engendré dans le prolétariat les sentiments les plus nobles, les plus profonds et les plus moteurs qu’il possède ; la grève générale les groupe tous dans un tableau d’ensemble et, par leur rapprochement, donne à chacun d’eux son maximum d’intensité » (Georges Sorel, Réflexions sur la violence, Marcel Rivière et Cie, Paris, 1908 ; chapitre IV : « La grève prolétarienne », p. 95) 

12- Sur les aventures posthumes de la dépouille de Benito Mussolini, on lira le beau livre de Sergio Luzzato, Le Corps du Duce, essai sur la sortie de fascisme, « NRF Essais », Gallimard, 2014 [1998].

13- Un gouffre, un abîme, par allusion au précipice situé à l’ouest d’Athènes, hérissé de crochets de fer, où l’on jetait les condamnés à mort.

14- Fellini lui-même soulignait l'efficacité cinématographique de la plage, espace vide qui donne son lieu à la dépression du personnage : « Dans chacun de mes films, un personnage traverse une crise. Il me semble que l’ambiance la meilleure pour souligner ces moments de crise est une plage la nuit, car le silence vide de la nuit ou le sentiment de la présence de la mer mettent en relief le personnage. Son isolement lui permet d’être lui-même sans effort Ce que je veux montrer derrière l’épiderme des choses et des gens, on me dit que c’est de l’irréel, on appelle ça le goût du mystère » (cité dans Cinémaction, « Le Néoréalisme italien », n° 70, janvier 1994, p. 168).

15- Cité par Deleuze en note, L’Image-temps, p. 36 (reprise p. 246). La formule d’Antonioni, extraite d’un entretien accordé à la revue Cinéma 58 (septembre-octobre 1958), se lit dans Pierre Leprohon, Michelangelo Antonioni, Seghers, 1961-69, p. 121-122 : « Le néoréalisme d’après guerre, lorsque la réalité était si cuisante et immédiate, attirait l’attention sur le rapport existant entre le personnage et la réalité. C’est ce rapport justement qui était important et qui créait un cinéma de situation. Maintenant au contraire que la réalité s’est normalisée tant bien que mal, il me semble plus intéressant d’examiner ce qu’il est resté dans les personnages de leurs expériences passées. C’est pourquoi il ne me semble plus important aujourd’hui de faire un film sur un homme à qui on a volé sa bicyclette. C’est-à-dire sur un personnage dont l’importance provient du fait qu’on lui a volé sa bicyclette (surtout et exclusivement). On ne cherche pas à savoir s’il est timide, s’il aime sa femme, s’il est jaloux, etc. (On ne s’intéresse pas à cet aspect du personnage parce que seule importe cette mésaventure du vol de la bicyclette qui l’empêche de travailler et nous devons suivre cet homme dans sa recherche). Aujourd’hui, que nous avons éliminé le problème de la bicyclette (je parle par métaphore, essayez de me comprendre au-delà de mes paroles), il est important de voir ce qu’il y a dans l’esprit et le cœur de cet homme à qui on a volé sa bicyclette, et comment il s’est adapté, ce qui est resté en lui de toutes ces expériences de la guerre, de l’après-guerre, de tout ce qui est arrivé dans notre pays, un pays justement qui, comme tant d’autres, est sorti d’une aventure si importante et si grave. »

16- Selon Karel Reisz dans un article de la revue anglaise Sequence, n° 12, 1950 (cité dans François Debreczeni et Heinz Steinberg, « Le néoréalisme  italien, bilan de la critique », Etudes cinématographiques, n° 32-35, 2ème trimestre 1964, p. 151).

17- André Bazin, « Voleur de bicyclettes », dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf, 2002, p. 305 : « De Sica, en quête d’un producteur, avait fini par le trouver à condition que le personnage de l’ouvrier soit tenu par Cary Grant. Il suffit de poser le problème en ces termes pour en faire apparaître l’absurdité. Cary Grant, en effet, est excellent dans ce genre de rôle, mais on voit bien qu’il ne s’agissait précisément pas ici de tenir un rôle, mais d’en effacer jusqu’à l’idée. Il fallait que cet ouvrier fût à la fois aussi parfait, anonyme et objectif que sa bicyclette. »

18- André Bazin, « Voleur de bicyclettes », dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf, 2002, p. 302 : « La trouvaille de l’enfant est un trait de génie dont on ne sait s’il est en définitive de scénario ou de mise en scène, tant cette distinction perd ici de son sens. C’est l’enfant qui donne à l’aventure de l’ouvrier sa dimension éthique et creuse d’une perspective morale individuelle ce drame qui pourrait n’être que social. Supprimez-le et l’histoire reste sensiblement identique. Le gosse se borne en fait à suivre le père en trottinant à côté de lui. Mais il est le témoin intime, le chœur particulier attaché à sa tragédie. La complexité qui s’établit entre le père et le fils est d’une subtilité qui pénètre jusqu’aux racines de la vie morale. C’est l’admiration que l’enfant en tant que tel porte au père et la conscience que celui-ci en a, qui confèrent à la fin du film sa grandeur tragique. »

19- Sur l’affiche que, maladroitement, s’efforce de coller Antonio, apparaît en majesté la pin-up par excellence, Rita Hayworth dans Gilda, large décolleté, le buste renversé, la silhouette moulée dans un fourreau noir. Ce symbole d’Hollywood vient recouvrir une autre affiche, qu’on devine un instant, et qui représente des joueurs de water-polo à la musculature avantageuse : faut-il comprendre que le cinéma américain prend maintenant le relais du cinéma de l’Italie fasciste, fasciné par la virilité et l’exploit sportif ?

 

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