Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mardis de la Philo, le 19 avril 2016
Mise en ligne : 1er juillet 2016

 

 

 

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QU'EST-CE QUE LE NEOREALISME ?

1- Le néoréalisme italien

2- Le néoréalisme dans le monde

3- Le destin du couple

4- Personnages en quête d'auteur

5- Commediante...

6- Le cinéma dans le cinéma

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CARAVAGE ET L'OPERA

 

 


QU'EST-CE QUE LE NEOREALISME ?
 
REFLEXIONS SUR LE CINEMA

 (1945-1960)

 

6- Le cinéma dans le cinéma

            Au lendemain de la guerre, le néoréalisme s’est imposé, aux yeux du public et des critiques, non comme un nouveau genre cinématographique, ni même un nouveau style, mais plutôt, et paradoxalement, par sa volonté délibéré de n’avoir aucun style, comme un cinéma qui voulait s’en tenir au degré zéro du constat ou du documentaire, dépouillé des conventions des « téléphones blancs », genre que le cinéma fasciste affectionnait et qui se trouve à l’origine du roman-photo populaire qui se développera en Italie après la guerre, et étranger aux séductions du « calligraphisme », un esthétisme raffiné que cultivait avec élitisme le cinéma italien au début des années 40. Le néoréalisme est un cinéma qui ne veut plus faire son cinéma. Il supprime les ornements du récit et s’attache au compte rendu de la vie quotidienne, il ôte au héros sa mythologie et s’intéresse à la vie de monsieur-tout-le-monde. Un cinéma qui se tourne vers le monde et les hommes tels qu’ils sont, et non tels que le rêve aime les imaginer. Un cinéma qui veut revenir au réel, et non plus satisfaire un besoin d’évasion. « Je puis dire, déclarait Roberto Rossellini en 1952, comment je sens moi-même le néoréalisme, quelle idée je m’en suis faite, même s’il est possible que quelqu'un en parle mieux que moi. Une plus grande curiosité pour les individus. Un besoin, qui est propre à l’homme moderne, de dire les choses telles qu’elles sont, de se rendre compte de la réalité, je dirais d’une manière impitoyablement concrète, conforme à cet intérêt typiquement contemporain pour les résultats statistiques et scientifiques. Un besoin sincère aussi de voir avec humilité les hommes tels qu’ils sont, sans recourir au stratagème d’inventer l’extraordinaire » (1). Cesare Zavattini, scénariste pour les plus grands metteurs en scène néoréalistes (dont De Sica : Sciuscia, 1946 ; Le Voleur de bicyclettes, 1948 ; Miracle à Milan, 1951 ; Umberto D., 1952) écrivait la même année, et dans le même sens : « Aujourd’hui, il ne s’agit plus de faire devenir réalité des choses imaginées, mais de rendre signifiantes les choses telles qu’elles sont, se racontant presque toutes seules. Parce que la vie n’est pas celle inventée dans les “histoires”, la vie est autre chose […] Aucun autre moyen expressif n’a comme le cinéma cette capacité originaire et congénitale de photographier les choses qui, selon nous, méritent d’être montrées dans leur “quotidienneté”, c'est-à-dire dans leur durée la plus longue et la plus vraie […] Le cinéma est moral seulement quand il affronte de cette manière la réalité. Et le problème moral (comme le problème artistique) est dans le fait de savoir voir cette réalité, et non dans le fait d’inventer en dehors d’elle, ce qui est toujours, comme je l’ai dit, une forme d’évasion […] Il s’agit d’engager une lutte contre l’exceptionnel et de saisir la vie au moment même où nous la vivons, dans sa plus grande quotidienneté » (2). André Bazin, l’un des fondateurs des Cahiers du cinéma en 1951, introduira ce thème en France en le radicalisant : le cinéma néoréaliste réussirait une sorte d’épiphanie de la réalité en personne, du réel « en chair et en os », pour reprendre une expression husserlienne alors fort à la mode. Le regard néoréaliste se dissout dans la caméra, il s’efface pour laisser paraître la chose même, il réussit une révélation de la présence du monde, il témoigne pour la vérité : « Si l’événement se suffit à lui-même sans que le metteur en scène ait besoin de l’éclairer par les angles ou les partis-pris de la caméra, c’est qu’il est précisément parvenu à cette luminosité parfaite qui permet à l’art de démasquer une nature qui lui ressemble enfin. C’est pourquoi l’impression que nous laisse Le Voleur de bicyclette est constamment celle de la vérité » (3). C’est qu’aux yeux de Bazin, Le Voleur de bicyclette n’est pas un film parmi d’autres, il est l’étalon universel grâce auquel il devient possible de mesurer le taux de pureté filmique de toute création cinématographique en général, le degré zéro d’un pur cinéma en regard duquel tout style est en excès : « Le Voleur de bicyclette est comme le point zéro de référence, le centre idéal autour duquel gravitent sur leur orbite particulière les œuvres des autres grands metteurs en scène. Ce serait cette pureté même qui le rendrait indéfinissable puisqu’elle a pour propos paradoxal non point de faire un spectacle qui semble réel, mais inversement d’instituer la réalité en spectacle : un homme marche dans la rue et le spectateur s’étonne de la beauté d’un homme qui marche […] Le Voleur de bicyclette est sans conteste l’expression extrême du néoréalisme » (4). Dans le milieu des Cahiers du cinéma, catholique et plutôt situé à droite, qui s’oppose frontalement à la critique cinématographique d’inspiration communiste que domine alors la forte personnalité de Georges Sadoul, un milieu favorable à la démocratie chrétienne qui prend durablement le pouvoir en Italie lors des élections de 1948, précisément l’année où sort Le Voleur de bicyclettes, la séance de cinéma est interprétée comme une véritable liturgie de l’incarnation, qui substitue l’être au récit, la pure présence à l’enchaînement narratif, le cinéma étant le premier art en mesure de témoigner, sans la moindre médiation, pour le mystère de la présence. Sans doute influencé par son jeune ami Amédée Ayfre, prêtre et filmologue, André Bazin rend grâce au néoréalisme pour avoir le premier su mettre en évidence la puissance propre de l’image cinématographique : donner à voir l’existence nue, opérer une véritable réduction phénoménologique de l’avènement du monde. Bazin écrit en ce sens : « L’originalité du néoréalisme italien par rapport aux principales écoles réalistes antérieures et à l’école soviétique, c’est de ne point subordonner la réalité à quelque point de vue a priori […] Le néoréalisme ne connaît que l’immanence. C’est du seul aspect, de la pure apparence des êtres et du monde, qu’il entend a posteriori déduire les enseignements qu’ils recèlent. Il est une phénoménologie. Le vrai mérite du Voleur de bicyclette, c’est de ne pas trahir l’essence des choses, de les laisser d’abord exister pour elles-mêmes librement, de les aimer dans leur singularité particulière » (5). Ou bien encore : « Le choix du néoréalisme n’est ni logique ni psychologique : il est ontologique en ce sens que l’image de la réalité qu’on nous restitue demeure globale, de la même façon, si l’on veut une métaphore, qu’une photographie en noir et blanc n’est pas une image de la réalité décomposée et recomposée sans la couleur, mais une véritable empreinte du réel, une sorte de moulage lumineux où la couleur n’apparaît pas » (6). Pour cette mystique du cinéma, l’écran cinématographique devient une sorte de Saint Suaire de Turin auquel on aurait communiqué le mouvement et la vie.
            Point de vue de cinéphiles fascinés et adorateurs. Sans interroger davantage le statut même de l’image, ni la tentation de l’idolâtrie que la Réforme a su déceler au cœur du catholicisme, on ne peut manquer de rappeler les origines stylistiques d’un cinéma qu’on prétend en-deçà de tout style, dans le degré zéro d’un émerveillement pur et originaire. Bazin lui-même reconnaît la généalogie américaine du style néoréaliste, double généalogie qui s’inspire à la fois de la vision globale du cinéma d’Orson Welles (c’est invariablement Citizen Kane qui est alors cité pour son utilisation de la profondeur de champ qui donne une égale présence, une même intensité aux êtres comme aux choses qui peuplent l’écran) (7) et du style sèchement constatatif du roman américain (8). Cet aveu est paradoxal, car on peut difficilement ignorer le caractère virtuose et délibérément sophistiqué du cinéma de Welles, qui jongle avec plongées, contreplongées, plans séquences, panoramiques audacieux, bien éloigné de la pure « naïveté » du regard phénoménologique ; il est tout aussi difficile de passer sous silence la rhétorique très élaborée du roman américain, vibrante de sensations chez Faulkner, tendue vers l’exaltation de l’acte pur chez Hemingway. Le premier metteur en scène néoréaliste inspiré par le roman noir venu d’outre-Atlantique est Visconti, qui donne en 1943 avec Ossessione une adaptation cinématographique du Facteur sonne toujours deux fois, le roman de James Cain paru à New York en 1934. Or, il est remarquable que, parmi tous les cinéastes néoréalistes, Visconti est précisément celui qui revendique le plus clairement le travail de la mise en forme et l’élaboration esthétique des images. Pas question pour Visconti de renoncer à l’exigence esthétique, ni de tendre vers le degré zéro d’un art sans art ! Ossessione ne refuse pas de recourir aux effets expressionnistes, que Bazin avait en horreur, et joue avec la beauté physique de ses personnages, mise en valeur par de savants jeux de lumière : ce n’est pas sans raison qu’on a pu comparer les poses complaisantes du mâle Massimo Girotti en maillot de corps, sa musculature luisant dans la moiteur d’une constate tension érotique, au tee-shirt suggestif de Marlon Brando dans Un tramway nommé Désir (Elia Kazan, 1951). Bazin lui-même est contraint de le reconnaître : le cinéma de Visconti, qui est pourtant avec Ossessione le fondateur du cinéma néoréaliste, est d’un esthétisme élitiste et raffiné, bien éloigné de la pure et simple évidence phénoménologique. Visconti réussit dans La terra trema (1948), tout en respectant les principes du néoréalisme – acteurs non professionnels et décor naturel – à composer des images savantes et envoutantes, et transforme une famille de pêcheurs du village sicilien d’Acci Trezza en autant de beautés inspirées de l’antique. Bazin, désorienté, ne peut pas ne pas reconnaître l’excès de style d’un cinéma qu’il rêvait sans style, tout comme la gratuité d’un art pour l’art sans commune mesure avec le retour au réel prôné par les Cahiers du cinéma : « Il faut nécessairement que l’esthétique de La Terre tremble puisse être utilisée à des fins dramatiques pour qu’elle serve à l’évolution du cinéma. Sinon, ce n’est qu’une splendide voie de garage. Reste aussi, et cela m’inquiète un peu plus quant à ce qu’on doit attendre de Visconti lui-même, un penchant dangereux à l’esthétisme. Ce grand aristocrate, artiste jusqu’au bout des ongles, fait tout de même du communisme, si j’ose dire, synthétique » (9). La contradiction entre cet esthétisme aristocratique et les revendications du communisme apparaîtra aux yeux de tous lorsque les pêcheurs siciliens, parlant patois et venus de leur lointain village, seront exhibés par le metteur en scène à la Mostra de Venise de 1948, au cours de laquelle la projection du film déclenchera de violentes polémiques, motivées par les engagements politiques bien davantage que par l’amour du cinéma.
            Le maniérisme viscontien laisse planer, sur le cinéma néoréaliste, qui revendique pourtant son absolue authenticité, le soupçon de l’inauthenticité. Il faut renoncer au rêve de Bazin, celui d’un art d’absolue authenticité, non pas en ce sens qu’il dirait la vérité, mais parce qu’il la montrerait, par la pure empreinte d’un réel qui aurait valeur d’attestation, le film devenant alors comme la relique de l’irréfutable présence lumineuse de l’Etre. Pour les cinéphiles passionnés des Cahiers du cinéma, la salle de projection n’est pas loin du sanctuaire et la caméra chargée de sa pellicule est comme le reliquaire de l’irréfutable. Il suffit de rappeler la nécessité de l’élaboration esthétique, sans laquelle l’œuvre d’art ne saurait avoir lieu, pour dissiper le mirage de l’immédiateté. Toute création cinématographique est mise en scène, choix d’un angle de vue, d’un mouvement de caméra, composition d’un décor (naturel ou en studio, le décor est toujours composé), élaboration d’un jeu de lumière. Le cinéma en ce sens, et avec une puissance de fascination qui est sans égale parmi les arts, cherche surtout à faire effet, à capter l’attention, à séduire le regard. Et c’est bien ce que lui reprocheront ses détracteurs dès sa naissance : son magnétisme irrésistible, l’hypnose qu’il provoque chez ses adorateurs immobiles, subjugués par le simulacre cinématographique, divertis du réel, passivement entraînés par une évasion fallacieuse. « Un spectacle, écrivait dans une célèbre diatribe Georges Duhamel en 1930, qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées, ne soulève aucune question, n’aborde sérieusement aucun problème, n’allume aucune passion, n’éveille au fond des cœurs aucune lumière, n’excite aucune espérance, sinon celle, ridicule, d’être un jour star à Los Angeles […] Par nature, l’œuvre cinématographique est mouvement ; mais elle nous laisse immobiles, appesantis et comme paralytiques » (10). C’est en partie pour répondre à cette dénonciation de l’imposture cinématographique que Bazin, au lendemain de la guerre, élaborait sa théorie du néoréalisme comme un art intransigeant de la pure et simple vérité, le constat irréfutable du monde tel qu’il est. Sans qu’il soit besoin de creuser davantage cette contradiction, qui reste superficielle (Duhamel comme Bazin se rencontrent au moins sur ce point qu’ils reconnaissent également la magie du cinéma, magie noire qui nous abuse selon Duhamel, magie lumineuse qui nous révèle la vraie présence selon Bazin), on ne saurait méconnaître la force de l’enchantement cinématographique, bien supérieure, par exemple, à la séduction exercée par la scène théâtrale. Il suffit pour cela de constater la part minime qu’occupe l’écran dans la totalité de notre champ visuel, inversement proportionnelle à sa puissance d’attraction, le petit rectangle lumineux de l’écran ayant le pouvoir d’accaparer toute notre attention, à tel point que pour nous défendre du choc émotionnel d’une scène d’épouvante, nous n’avons d’autre recours que de chercher à nous rassurer en lorgnant en marge sur les lettres lumineuses de l’issue de secours… Nul art, plus que le cinéma, n’est capable d’absorber ainsi le regard et l’esprit. Pourtant le cinéma lui-même peut très bien déjouer l’illusion qu’il provoque en faisant précisément de cette illusion le thème de son œuvre. Duhamel, spectateur sensible au charme du cinéma, mais qui n’avait de cet art qu’une connaissance rudimentaire, n’envisage jamais cette éventualité. Les exemples ne manquent pourtant pas, à commencer par le film du cinéaste italien le moins disposé à renoncer aux artifices du style, mais alors toujours fidèle à l’héritage néoréaliste : Visconti, qui tourne Bellissima en 1951, le film sortant en 1952. Anna Magnani, dans l’un de ses rôles les plus flamboyants, y incarne une mère expansive et despotique, prête à tout pour que sa fille Maria, une gamine de cinq ans, devienne ce qu’elle n’a pu elle-même devenir, mais qu’elle a toujours rêvé d’être : une star de l’écran. Cette mamma Roma vit en ménage dans un immeuble plutôt délabré, habité par le petit peuple de Rome, s’épiant les uns les autres et s’interpellant théâtralement de fenêtre à fenêtre. La cour de l’immeuble est occupée par un cinéma de plein air. Chaque soir, Maddalena ne peut s’empêcher de descendre pour assister à la projection (11). Spartaco, son mari, cherche à l’en dissuader en lui rappelant que ce ne sont là que des histoires… « Oui, mais magnifiques », répond-elle justement. Quand Alexandre Blasetti, qui joue son propre rôle, organise des auditions à Cinecittà pour dénicher la fillette qui doit jouer avec les stars de l’époque, Amedeo Nazzari et Lana Turner, toutes les mères accourent pour tenter de placer leur bellissima bambina. Maddalena se saigne aux quatre veines – atelier de photographe, leçons de danse et tutu sur mesure – pour que sa fille soit l’élue. Mais la petite Maria, dressée à contrecœur pour faire son numéro devant le grand metteur en scène, accumule les ridicules et déclenche l’hilarité du jury. Maddalena, postée en secret dans la salle de projection, assiste à cette humiliation. Mater dolorosa, elle reprend son enfant sanglotant et revient, la mort dans l’âme, à la médiocrité de sa vie quotidienne. Quand le réalisateur, regrettant son premier refus, se présente pour proposer un pont d’or à Maddalena – il a, entretemps, pris conscience du talent involontairement comique de la fillette, petit singe bouffon aux mimiques démonstratives – la mère, désillusionnée, refuse le chèque qu’on lui offre et met à la porte les gens de Cinecittà. Le plus esthétique des cinéastes néoréalistes réussit ainsi un superbe film contre le cinéma. En se faisant cinéma dans le cinéma, en réfléchissant le cinéma sur le miroir de l’écran, le metteur en scène surmonte la mystification cinématographique, il en fait un objet de réflexion. Comme toute illusion, l’illusion suscitée par la séance de projection est à la fois dissimulatrice en ce qu’elle frappe l’esprit de stupeur – « elle nous laisse immobiles, appesantis et comme paralytiques » écrivait Duhamel – et divulgatrice en ce qu’elle nous révèle nos rêves les plus secrets. Ce ne sont sans doute que des histoires, mais comme l’a très bien compris Maddalena, ces histoires sont magnifiques. C’est pourquoi le filon du cinéma dans le cinéma, qui connaît un grand développement à partir des années cinquante, alors que les metteurs en scène s’éloignent progressivement du premier néoréalisme, restera toujours partagé entre la critique de l’illusion et la séduction de l’enchantement. Après tout, l’ancêtre de la caméra n’est-il pas la lanterne qu’on disait justement « magique », accessoire de l’illusionniste qui l’utilisait dans les foires pour faire croire aux apparitions surnaturelles ? Certes, le fantôme n’est qu’un simulacre, mais  notre désir de glisser un œil dans l’au-delà, de voir de l’autre côté du rideau, lui, est bien réel. L’unique scène qui est explicitement montrée dans le Bellissima de Visconti est celle du passage du fleuve par l’immense troupeau que conduisent John Wayne et son fils adoptif, Montgomery Clift, pour ce qui est son premier rôle à l’écran, dans La rivière rouge de Howard Hawks, sorti en 1948. Le western, qui ouvre l’écran à l’immensité de la prairie, offre, aux yeux du petit peuple de Rome entassé dans les pauvres faubourgs, l’occasion d’une évasion grandiose dans la contrée de l’aventure et de la liberté. Ce n’est pas par hasard si Visconti a choisi un grand film – La rivière rouge est un chef-d’œuvre du genre – pour nous montrer les enthousiasmes de Maddalena spectatrice. Maddalena a bon goût, elle ne ressemble en rien au public abruti que nous décrit Duhamel, elle est même une cinéphile avertie, assistant chaque soir au film qu’on projette dans sa cour. Son regard est critique, non fasciné, et quand elle apprécie, dans les dernières minutes du film, le jeu de Burt Lancaster, elle émet encore un jugement fort pertinent. Elle aussi est capable du renversement effectué par Visconti, qui fait de l’amour du cinéma le thème de son film, elle aussi sait parfaitement porter un jugement critique et repousser l’offre pourtant alléchante que lui font les assistants de Blasetti. Son amour du cinéma ne l’abrutit en aucune façon, il participe au contraire à la pétulance qui la soulève, il stimule ses émerveillements, il enrichit sa force vitale.
            Le cinéma dans le cinéma est partagé, avons-nous dit, entre la dénonciation de l’aliénation et la nostalgie de l’émerveillement. Si conscient soit un cinéaste de son travail, il ne faut tout de même pas lui demander de dénigrer son art, et il ne faudra pas s’étonner si la nostalgie l’emporte sur la dénonciation. Le film de Visconti lui-même, qui fait de la critique de l’illusion son thème central, reste pourtant complice des exaltations de Maddalena. La nostalgie est le sentiment que nous éprouvons quand nous prenons conscience de l’éloignement de l’objet de notre amour, soit que nous l’ayons quitté par précipitation, soit que, plus cruellement, il nous ait quitté par infidélité, ou par dépérissement. Elle engendre un cinéma qui pense le cinéma, qui réfléchit le temps perdu dans l’introversion du souvenir. Le cinéma peut doublement nous quitter, et se trouve en ce sens doublement l’objet de notre nostalgie : il peut nous quitter en premier lieu comme le cinéma parlant a divorcé, vers la fin des années vingt d’avec le cinéma muet (Le Chanteur de jazz, d’Alain Crosland, 1927, est traditionnellement considéré comme le premier film parlant ; c’est du moins ce qu’on répète après Chantons sous la pluie de Gene Kelly et Stanley Donen, 1952). Ce qui peut paraître aujourd’hui un progrès fut pour beaucoup, et non sans raisons, une déchéance. Il peut nous quitter encore plus radicalement, en tant que cinéma pur et simple, le genre étant menacé, ou se croyant menacé, par la concurrence de la télévision dès les années cinquante, tandis que les salles de quartier ferment les unes après les autres au cours des années 80, le public leur préférant la vidéocassette à la maison, puis le DVD. Nostalgie du cinéma muet, nostalgie de la séance de cinéma.
            Dans Le silence est d’or, un film de René Clair sorti en 1947, Emile (Maurice Chevalier), le directeur d’un studio artisanal où l’on tourne des courts métrages muets, saynètes drolatiques ou sentimentales, tombe amoureux, malgré les nombreuses années qui les sépare, de la jeune Lucette. Son assistant et presque fils adoptif Jacques aime également Lucette et a la bonne fortune, quant à lui et contrairement à son rival, d’être aimé en retour. Tenant Emile en grand respect, Jacques ni Lucette n’osent le désabuser, lui qui se prend à rêver d’un retour de jeunesse. C’est en jouant une scène muette, où l’on voit un jeune héros délivrer sa fiancée prisonnière d’un harem de fantaisie sur lequel règne un vieux pacha, que Jacques fera comprendre à Emile qu’il est temps de laisser la place. Le silence est d’or, puisque ce que les mots n’ont su dire, le film, sans un mot, a su le faire comprendre. Le cinéma muet, dans le silence de la projection ou accompagné d’un piano mécanique, était sans doute plus parlant, mais moins bavard, plus magique et surnaturel que le cinéma dit « parlant ». En lui donnant la parole, le cinéma désacralise l’idole lumineuse qui  paraît sur l’écran. Il n’y a de star que muette. Le cinéma parlant n’est en aucune façon un  théâtre filmé, la parole n’y est pas asservie au jeu de l’assertion et de la répartie, elle est rumeur, bruits lointains, ambiance sonore qui déchoit dans le réel la reine qui régnait sur le monde du silence. C’est pourquoi le muet, mieux que le parlant, sait dire l’amour qui n’ose se dire. Deux ans plus tard, la nostalgie du muet trouve son chef-d’œuvre avec le film du grand Billy Wilder, Sunset boulevard, sorti en 1949. Le crépuscule qui tombe sur le célèbre boulevard de Hollywood est celui du cinéma muet : dans une villa qui semble abandonnée et comme hors du temps, Norma Desmond, ancienne star du muet, interprétée par Gloria Swanson, ancienne star du muet, se cloître dans le culte de sa gloire passée, elle met le cinéma en abyme dans le cristal de l’image-temps. Le film tout entier est un long flash-back, qui transforme le récit en destin et le fait-divers en tragédie, raconté par la voix radicalement off, puisque venue d’outre-tombe, de Joe Gillis, un scénariste raté qui s’est laissé, par faiblesse, entretenir par la riche et défraîchie vedette du temps perdu, et qui sera assassiné par sa geôlière quand il voudra s’évader de sa prison dorée. Les plus belles scènes de ce film parlant sont les scènes muettes : la partie de bridge entre « quelques vagues célébrités de l’époque du muet. Ils me rappelaient des statues de cire », dit la voix off. On fait les annonces. Buster Keaton passe… (12) ; et tandis que le majordome Max von Mayerling, interprété par Eric von Stroheim, autre star du muet, déclenche les caméras, la sublime descente de Norma dans l’escalier envahi par les policiers venus l’arrêter pour meurtre et les journalistes attirés par l’odeur du sang, tous médusés, scène qui culmine dans la réplique finale : « Tout va bien, monsieur De Mille, je suis prête pour mon gros plan » (13). Devant ces images, on comprend que toute parole humaine est prosaïque, et que seul est sublime ce qui paraît en silence : « Je suis grande, dit Norma ; ce sont les films qui sont devenus petits » (14). Le film de Wilder, proche de la perfection, tout en célébrant la grandeur du muet, n’est pourtant pas complaisant comme se permet parfois de l’être le film de René Clair. Je crois qu’aucune analyse sur une époque révolue du cinéma ne peut atteindre la profondeur, par la déférence de l’émerveillement comme par l’ironie tendrement critique, de Sunset boulevard.
            Mais la nostalgie du cinéphile peut aussi porter le deuil, non du cinéma muet, mais du cinéma lui-même, ou du moins du cinéma de quartier où l’on venait en famille pour la séance du samedi soir. Fellini se souvient – Amarcord, 1973 – du cinéma Fulgor à Rimini, qui fut le temple de ses premières émotions esthétiques comme de ses premières expériences érotiques, refuge, pendant les années du fascisme, où l’on venait rêver d’une Amérique à la fois lointaine et prospère (15). Les palais pompeux qui célébraient le culte des grands mythes hollywoodiens portaient des noms qui s’égrènent aujourd’hui comme un chapelet du temps perdu : le Colisée, l’Eldorado, le Rex, le Magic, l’Escurial, le Tivoli, le Capitole, le Lux, l’Eden, le Splendid, le Royal Palace, le Régent… Ettore Scola a consacré un film à ces églises aujourd’hui désaffectées, film qu’il a judicieusement intitulé Splendor (1989) : Jordan (Mastroianni), propriétaire à Arpino d’un vieux cinéma qu’il a hérité de son père, avec Luigi le projectionniste (Massimo Troisi) et Chantal la caissière (Marina Vlady), maintient en survie, sous acharnement thérapeutique, une salle désertée de son public, qui lui préfère désormais les joies domestiques de la télévision. Une troupe fellinienne de strip-teaseuses appelée en dernier recours ne réussira pas à contrer le déclin, et Jordan en faillite devra se résoudre à céder le bâtiment à un marchand de meubles. Les titres des films affichés en façade racontent toute une histoire du cinéma, depuis Metropolis (Fritz Lang, 1927) et It’s a wonderful life (Capra, 1946) jusqu’à La Grande Guerra (Monicelli, 1959) et Amarcord (Fellini, 1973). Dans la dernière séquence d’Intervista de Fellini (1987), l’équipe rassemblée autour du metteur en scène pour une adaptation de L’Amérique de Kafka doit se réfugier, pour se protéger d’une pluie diluvienne, sous une bâche qui évoque l’arche de Noé en péril sous la tempête. Tandis que Sergio, une doublure de Fellini junior, joue du piano et Antonella, autre doublure d’un flirt ébauché dans le tram qui le conduisait pour la première fois à Cinecittà, joue du saxo, les acteurs frigorifiés – nous sommes à la veille de Noël – somnolent dans la nuit bleue qui tombe sur un décor chaotique devenu un champ de boue. Au matin : « C’est l’aube ! Je pense qu’ils vont attaquer ! » Des Apaches approximatifs dévalent la pente sur des chevaux poussifs et font le siège du dernier carré des amoureux du cinéma, les exterminant avec des antennes de télévision qui font office de lances. Dans cette parodie de Fort Alamo, c’est le petit écran qui vient à bout de l’héroïque résistance du grand. Mort du cinéma. Ce film de Fellini, son avant-dernier, est l’un de ses plus noirs : il se terminerait, si le producteur ne lui avait pas demandé une note finale plus optimiste (16), sur Cinecittà plongée dans les ténèbres, déserte et dévastée, où seuls rôdent les chiens, dans les débris abandonnés d’une grande fête qui a pris fin. Le mirage cinématographique se dissipe, non toutefois pour une libération, mais plutôt pour un désastre. La beauté de Cinecittà, aux yeux de Fellini, est plus majestueuse dans sa ruine qu’au temps de sa splendeur. Ce « Luna Park décrépit », selon ses propres termes, a le charme cafardeux des lendemains de fête (17).
            De Bellissima à Intervista, le cinéma interroge la fascination  que l’écran exerce sur le spectateur, soit pour en dénoncer l’illusion – qui porte un moment Maddalena à sacrifier sa fillette sur l’autel de Cinecittà – soit pour en célébrer la magie, les divinités immatérielles et lumineuses qui apparaissent dans la fenêtre de l’écran ayant le pouvoir de féconder nos rêves et de stimuler la force créatrice de nos imaginations. Un monde sans cinéma est un monde sans rêves, réduit au champ de boue que laisse après lui le Déluge. La critique est ambivalente, mi réquisitoire, mi apologie, et s’en tient au point de vue du spectateur. Si nous passons maintenant dans l’envers du décor, si nous entrons dans les coulisses de l’usine à rêves où se fabrique le film, le ton devient plus mordant, le réquisitoire se fait plus cruel. En passant du point de vue du spectateur à celui du créateur – c'est-à-dire à l’équipe nombreuse qui participe à la fabrication du film,  depuis le producteur et le metteur en scène jusqu’à la script-girl et au clapman – le cinéma quitte l’imaginaire et se tourne vers le réel, c'est-à-dire vers le travail de la réalisation : le cynisme du business, les conflits d’amour propre entre les acteurs, la tyrannie du metteur en scène, la résistance du scénariste aux changements qui s’imposent en cours de tournage, le perfectionnisme de l’ensemblier, la mégalomanie du producteur, ou sa parcimonie… La réalisation d’un film est un travail collectif qui réunit divers talents en les soumettant à des relations hiérarchiques contraignantes, parfois humiliantes, qui peuvent conduire à des révoltes, à des départs capables de compromettre la réussite de l’entreprise. La star fait rêver sur l’écran, mais sur le plateau elle doit se plier aux caprices du metteur en scène, subir les railleries de ses rivales et simuler la joie les jours de mélancolie. Comme le discernait la lucidité malveillante de Georges Duhamel, le cinéma – ce Moloch auquel on sacrifie nombre de victimes – a son martyrologe (18) : star d’un jour, détruite ensuite par le retour à l’anonymat dans un monde où la célébrité se substitue à l’immortalité, acteur idolâtré puis oublié quand changent les modes, jeunes dieux ou déesses foudroyés par la drogue ou terrassés au volant de leur voiture de course. Les déités qui nous sont envoyés par les démiurges d’Hollywood sont des dieux mortels, appelés à la gloire et destinés à la ruine : the higher they climb, the harder they fall (19). Le cinéma, quand il se fait cinéma de lui-même et entre dans l’âge de la maturité, n’hésite pas à retourner la scène et à montrer au public ce qui se trame dans les coulisses. En 1950, Mankiewicz conçoit un film qui choisit de nous dire tout sur Eve, adorable séductrice à l’écran, féroce prédateur dans les coulisses (20). Eve (Anne Baxter), la toute jeune et nouvelle Eve, s’est introduite comme par effraction dans la loge de son idole, Margo (Bette Davis), légende d’Hollywood. Mais il y a autant d’amour que de haine, de dévotion que d’envie dans l’adulation des groupies. Lentement, mais irréversiblement, la gloire d’hier sera mise sur la touche, et la petite jeune, aujourd’hui secrétaire empressée de Margo, deviendra la vedette de demain. La concurrence est impitoyable entre les stars, et Eve, triomphante, vient tout juste de chasser Margo du trône sur lequel elle se pavane, qu’une jeune admiratrice s’introduit à son tour dans sa loge pour lui exprimer toute sa vénération… Trois ans plus tard, en 1953, Antonioni propose une variation à l’italienne sur le même thème (La Signora senza camelie), celui de la grandeur et de la décadence des divinités de l’écran, Cinecittà et Hollywood rivalisant, en cet âge d’or du cinéma, dans cet exercice de lucidité que doit être un véritable autoportrait. La « dame sans camélia » n’accède pas même à la célébrité mondaine d’une grande courtisane, la Marguerite Gautier d’Alexandre Dumas étant surtout connue et vénérée en Italie sous le nom de Violetta, la prima donna de La Traviata, le grand opéra de Verdi. Dans le film d’Antonioni, Clara est l’image en miroir de son interprète, Lucia Bosè, une jeune femme à la beauté saisissante et secrète, première égérie du cinéaste italien (Chronique d’un amour, 1950), qui connaît la bonne fortune, ou la malédiction, de recevoir à seize ans, en 1947, le titre alors mirifique de Miss Italy. C’est à Lucia Bosè que Luchino Visconti reconnaît avoir pensé en écrivant le scénario de Bellissima (1951) (21). La dame sans camélia est une jeune vendeuse dans un magasin de confection, remarquée pour sa beauté par Gianni, un grand producteur italien. Passionnément épris d’elle, il l’épouse, veut en faire une star, et réalise une fresque emphatique et prétentieuse à sa gloire, dans le rôle d’une grandiloquente Jeanne d’Arc (22). Le film se couvre de ridicule à la Mostra de Venise et reste boudé du public. Gianni, déçu, abandonne alors sa marionnette, désormais condamnée à jouer des rôles vaguement érotiques dans des films de série B, exploitée pour sa beauté et méprisée pour son peu de talent. Sedota et abbandonata, c’est aussi le destin des étoiles qui sombrent dans l’oubli. Certes, ce deuxième long métrage d’Antonioni n’a pas l’exceptionnelle poésie du premier (Cronaca di un amore), mais il est bien significatif de l’intérêt qui porte le cinéma italien comme le cinéma américain, dès le début des années cinquante, à discréditer le mirage de l’écran et à révéler l’envers du décor. C’est  ainsi que le cinéma, loin de cultiver l’illusion, n’accède à sa vraie grandeur qu’à la condition de confesser sa vraie misère. Les chefs d’œuvre se succèdent alors, et sans qu’il soit possible de tous les mentionner, il suffit d’évoquer le magnifique The Barefoot Comtessa, La Comtesse aux pieds nus de Joseph Mankiewicz, qui sort en 1954, un an après le film d’Antonioni : Maria (Ava Gardner, autre Eve qui fut en 1951 Pandora dans le film d’Albert Lewin), danseuse dans un cabaret madrilène, devient star à Hollywood sous le nom d’Amata, la bien aimée. Mais l’amour qu’on lui destine n’est que le simulacre de l’amour, puisque la jeune femme pauvre des faubourgs de Madrid épouse, dans un luxe de façade et avec les honneurs des gazettes, le comte italien Torlato-Favrini, en apparence parfait latin lover, en vérité gravement blessé à la guerre et, depuis ce jour, impuissant. Le comte, jaloux de la beauté que convoitent les autres et qu’il ne peut posséder, assassinera Maria-Amata peu de temps après les noces. L’Eden cinématographique est un univers de pacotille, l’amour y est une imposture, le luxe y est un leurre et la gloire une vanité. L’année suivante, en 1955 donc, le grand Max Ophuls (auteur d’un film inoubliable : Lettre d’une inconnue, 1948) réalise Lola Montès, l’histoire tragique et lamentable de la grande courtisane (Martine Carol), familière de Liszt et aimée de Louis Ier de Bavière, puis répudiée par la pression populaire qui s’offusque des frasques de son souverain, épuisée de corps et d’âme, réduite à la misère et s’exhibant pour survivre, sous les yeux d’un public voyeur et concupiscent, en bête de cirque sous le fouet d’un Monsieur Loyal cynique et cupide. Le spectacle se conclut par un saut dangereux, sans filet ni protection, de Lola, image de sa chute et de sa déchéance. Une fois le rideau tombé, chacun peut, et les amateurs ne manquent pas, pour la somme modique d’un dollar, embrasser la courtisane qui ne se donnait autrefois qu’au roi. La grande cruauté du splendide film d’Ophuls explique peut-être son échec commercial, comme si le public redoutait qu’on pousse trop loin l’âpreté du reniement. D’autres films creuseront cette veine, certains avec talent, parfois même avec génie, mais sans jamais oser aller jusqu’au sadisme désespéré d’Ophuls (23). Ce n’est pas fausse pudeur, mais plutôt le sentiment de la grandeur inaliénable du septième art, qu’on ne saurait réduire, sans le trahir, à l’obscénité d’une pure et simple exhibition.
            Quelle est donc cette grandeur qui appartient en propre au spectacle, qui demeure quand bien même nous passons dans l’envers du décor, quand les coulisses n’ont plus pour nous de secret, quand tout a été dit sur la cupidité du show business ? C’est, je crois, le métier même de cinéaste, l’aventure complexe et hasardeuse de la réalisation d’un film, le travail de création qui est, pour un nombre considérable de spectateurs, source d’enchantement comme de réflexion (24), ce que nous pourrions nommer la poétique du cinéma. Le cinéma dans le cinéma peut donner lieu à un réquisitoire quand il s’attache à dénoncer les pièges de l’illusion cinématographique, en se réhabilitant toutefois lui-même, puisqu’il démontre ainsi qu’il n’en est pas la dupe ; mais le cinéma dans le cinéma peut tout aussi bien prendre l’accent d’une célébration quand il raconte l’épopée de la fabrication du film, les avatars du tournage, les hasards qu’on ne peut pas prévoir, les variantes suggérées au cours de la réalisation – il n’est pas un film au monde qui ait été exactement réalisé en conformité avec le scénario original – les rivalités comme les passions qui lient les comédiens entre eux, les revendications des techniciens, les contraintes budgétaires imposées par la production… Avant d’être une projection, un film est d’abord une aventure. Avant d’être un produit fini, il est work in progress, et l’énergie dépensée pour surmonter les obstacles, pour contourner les imprévus, fait aussi partie du film. La joie que nous inspire un film dépend en grande partie de la joie avec laquelle il a été réalisé, indépendamment de sa fin, happy end ou épilogue tragique. « Il n’y a pas d’art pessimiste », remarquait justement Nietzsche. C’est que toute œuvre, si lugubre soit son contenu, porte du moins en elle l’empreinte de l’ivresse qui a présidé à sa production, et le sentiment grisant de sa réussite. C’est pourquoi le cinéma n’est jamais aussi sincère avec lui-même que lorsqu’il s’attache à mettre sous nos yeux le processus de sa propre fabrication, et il n’est peut-être pas de plus haut objet, pour le metteur en scène, que l’histoire de sa propre mise en scène. Mettre le cinéma « en abyme », selon une formule que les pédants aiment emprunter à l’héraldique, ce n’est pas seulement faire de la représentation cinématographique l’objet de sa propre représentation (comme dans Splendor d’Ettore Scola, de 1988, ou Cinema Paradiso de Giuseppe Tornatore de 1989), c’est plus authentiquement donner à voir sur l’écran l’histoire de l’invention de ce qu’on donne à voir sur l’écran, réussissant ainsi une transparence qui seule atteint la dignité d’une pleine conscience de soi. Un tel programme semblera bien abstrait aux esprits qui n’en comprennent pas le sens, et pourtant il n’y a rien de plus réel, de plus concret qu’un authentique cinéma de la réflexion. Trois films magnifiques suffisent à nous en convaincre. Nous les évoquerons brièvement et terminerons sur un quatrième, qui est à nos yeux sans conteste le chef d’œuvre du genre.
            Chantons sous la pluie, Singin’ in the rain (1952) peut s’enorgueillir d’une double direction, Gene Kelly pour les scènes dansées et chantées, et Stanley Donen pour le ficelage du scénario, dans une parfaite synthèse qui restitue l’histoire de la fabrication épique d’un film charnière, le film muet d’abord élaboré, The Duelling Cavalier, devenant par la force des choses The Dancing Cavalier, une comédie musicale à l’avènement du parlant. Le film s’ouvre en 1927, avec la fastueuse première de The Royal Rascal, Le Pirate du roi, dans le luxueux théâtre Grauman’s Cinese de Los Angeles (tout au long du film, on ne s’éloigne jamais de Hollywood). Les deux vedettes du film, Don Lockwood (Gene Kelly) et Lina Lamont (Jean Hagen), image rêvée par le public d’un couple qui n’existe pas en réalité, jouent pour la radio la comédie de la parfaite entente et de la joie de vivre. L’important est la date : 1927, c’est l’année où sort Le Chanteur de Jazz, qu’on prétend, de façon bien approximative, mais conformément au scénario de Donen, être le premier film parlant. Cette invention technique – la synchronisation de l’image et de la voix – va, on le sait, bouleverser l’histoire du cinéma. Or, il se trouve que, pour le couple de Don et Lina, une image lucrative que la production a tout intérêt à pérenniser, le passage du muet au parlant risque d’être périlleux : la diva est en effet affligée d’une voix abominable, qui parcourt imprévisiblement la gamme suraiguë de la minauderie de la fausse ingénue au rauque rugissement du fauve (c’est cette seconde intonation qui est l’authentique, car l’on apprendra bientôt que la belle dissimule un tempérament de prédateur). Le premier film sonorisé que nos deux jeunes premiers entreprennent de tourner est ainsi contraint d’adapter la technique du parlant au savoir-faire du muet, et de transformer une très conventionnelle idylle en une moderne comédie musicale. Au fond, le sujet de Singin’in the rain n’est pas très différent de celui de Sunset boulevard : tous deux réfléchissent l’art cinématographique diffracté dans le double prisme du muet et du parlant. Mais tandis que le film de Billy Wilder se tourne avec nostalgie vers un passé révolu, celui de Kelly et Donen prend au contraire joyeusement parti pour l’avenir. La réussite éblouissante de Chantons sous la pluie provient surtout, outre les numéros époustouflants de claquettes et de danse acrobatique, de ce que le cinéma est ici mis en scène à l’œuvre, en train de se faire. Nous assistons à toutes les roublardises techniques qui permettent de transformer le muet en parlant, non seulement par le doublage – la jeune Kathy, aimée de Gene Kelly, acceptant ce rôle ingrat, puisqu’il n’est pas question de s’en remettre à la voix criarde et glapissante du monstre sacré – mais encore par l’invention d’un genre nouveau, la comédie musicale, jusque là réservée au music-hall, démultipliant la fantaisie de la mise en scène en passant au cinéma. L’extraordinaire enthousiasme avec lequel ce film est joué par ses acteurs – toute l’équipe semble en état de constante euphorie et témoigne d’une surhumaine vitalité dont le brio est merveilleusement contagieux – provient en partie de ce qu’il joue à surmonter les obstacles qu’il rencontre sur le chemin de sa réalisation. Nous assistons véritablement à l’invention du doublage, à la solution toujours ingénieuse de problèmes purement techniques – élimination des bruits parasites, synchronisation de l’image et du son, emplacement des micros pour l’enregistrement de la voix des acteurs. Bien sûr, l’étoile du muet, l’épouvantable Lina, doit céder la place à l’adorable Kathy, la jeune première pleine de promesse, non seulement à l’écran, mais encore dans le cœur de Gene Kelly. Les stars d’autrefois sont mises au rancart et il ne reste plus, à Lina Lamont déchue, qu’à devenir la Norma Desmond de Wilder, ce qui est tout de même lui faire beaucoup d’honneur… Mais dans cette conquête du parlant, cette épopée triomphante de la comédie chantée, c’est le cinéma qui est le vainqueur, et c’est la grande victoire emportée par ce film que de réussir à en incarner l’apothéose.
            La même année 1952 – décidément une grande époque pour le cinéma ! – un autre film remarquable nous invite à pénétrer les secrets de la production, non toutefois avec l’accent hymnique et triomphant de Chantons sous la pluie, mais sur un ton plus dramatique, conformément au genre du film noir en lequel on classe traditionnellement cette œuvre, celui des destins broyés, des épreuves qui laissent d’inguérissables cicatrices, des carrières douloureusement et amèrement triomphantes. Les Ensorcelés traduit étrangement le titre original de ce film de Vincente Minelli : The Bad and the Beautiful. The Bad, la « brute » puisque c’est ainsi qu’on traduit ce mot dans le célèbre film de Sergio Leone (25), c’est Jonathan, qui incarne, grâce à Kirk Douglas qui lui donne toute l’intensité de sa présence, le génie du cinéma en personne, à la fois producteur, scénariste, metteur en scène, acteur, un homme qui est à lui seul tout un film. Ses proies sont tous ceux qu’il doit enrôler à son service pour réaliser ses projets, coûte que coûte, son énergie, qui est considérable, étant entièrement consacrée à la seule gloire du cinéma. Le cinéma est un travail d’équipe qui passe nécessairement par des rapports de subordination et d’instrumentalisation. Jonathan est le maître du jeu, et entend le rester. Pour parvenir à ses fins, il a besoin d’un producteur qui ne mégote pas, du meilleur scénariste, de la star la plus renommée et de la vedette masculine la plus en vogue sur le marché. Le film se compose alors de trois longs flash-backs, ce mouvement rétrograde du vrai qui transforme l’existence en essence et la liberté en destin, qui rappellent les cuisantes blessures que Jonathan n’a pas hésité à infliger, pour la plus grande gloire du cinéma, à la vedette masculine (Barry Sullivan ; il lui vole le scénario de sa vie, œuvre de nombreuses années), à la star (Lana Turner ; il simule l’amour pour mieux la diriger au cours du tournage, et la rejette dès le film fini) et au scénariste (il le débarrasse de son encombrante épouse qui venait fâcheusement interrompre son travail). Quant au producteur, qui s’est constamment trouvé sur ces trois chemins, Jonathan n’a pas hésité à le ruiner en décidant de mettre au rebut un film médiocre, mais passable, qu’il n’estimait pas digne de lui. Chacun doit pourtant amèrement reconnaître que c’est en se mesurant au fanatisme de Jonathan qu’il en est venu à se révéler à lui-même. Jonathan ruiné, exilé à Paris, détesté de tous, mais pourtant inoubliable, appelle Hollywood et propose un nouveau projet, avec l’irrésistible conviction qui est la sienne. Chacun est venu au rendez-vous avec la ferme résolution de refuser l’aventure, mais en écoutant Jonathan tracer l’ébauche du scénario, évoquer le décor, définir les enjeux, les vieilles rancunes chancèlent, et si le film se termine sur cette suspension, on devine pourtant que les ensorcelés ne vont pas tarder à se brûler une fois encore les ailes à la flamme du cinéma. Ce film est une véritable encyclopédie du métier de cinéaste : difficultés de production, diplomatie de la direction d’acteurs, qualité d’un scénario spécifiquement cinématographique (qu’il ne faut pas confondre avec un récit romanesque), construction des décors, choix des angles de vue, rythme de la mise en scène. De même que l’exubérance dansante et chantante de Gene Kelly dans Singin’in the rain est irrésistiblement contagieuse, de même Les Ensorcelés de Minelli est comme tendu par la détermination farouche de Jonathan, par son acharnement sans faille qui se communique par empathie au spectateur. Ce film raconte en fin de compte l’histoire de la formidable résolution grâce à laquelle le metteur en scène a réussi à réaliser ce film. Il nous donne en quelque sorte le récit de sa propre naissance.
            En célébrant avec panache l’enthousiasme et la fougue de la comédie musicale, Chantons sous la pluie rend hommage au music-hall, et le cinéma reconnaît ainsi sa dette envers le spectacle de variétés. Alors qu’il venait de terminer La Nuit américaine (1973), cette déclaration d’amour que le cinéma s’adresse à lui-même, Truffaut confiait avoir songé à la chanson de Trenet (Truffaut empruntera au fou chantant, pour l’un de ses films, le titre d’une chanson de 1942 : Baisers volés), chanson en laquelle l’artiste, chanteur de music-hall, fait en quelque sorte son propre éloge : « J’ai pensé surtout à la chanson Moi, j’aime le music-hall, dans laquelle Charles Trenet énumère avec gentillesse et drôlerie tous les chanteurs en vogue, pourtant ses concurrents. C’est dans cet esprit que j’ai tourné La nuit américaine, avec la volonté de rendre heureux le spectateur face au spectacle d’un film en train de se faire, de faire entrer de la joie et de la légèreté par toutes les perforations de la pellicule : Moi, j’aime le cinéma » (26). Journal d’un tournage au jour le jour, La Nuit américaine partage avec les deux précédents le charme de la spontanéité et le souci de l’authenticité. Un film, c’est pour Truffaut l’histoire d’une amitié nécessairement éphémère, puisqu’on fait corps dans la joie de créer une œuvre nouvelle, mais légèrement outrée, puisque cette rencontre va se défaire à la fin du tournage, et aussi parce que le cabotinage des acteurs se plaît à surjouer les sentiments. C’est ainsi que la réalisation interfère sans cesse avec la vie affective de chacun, Alphonse (Léaud) devant recommencer un grand nombre de fois la gifle qu’il donne à son père, comme s’il ne parvenait pas dans le film à briser le lien infantile qui le retient au père, ou plutôt à celui qui lui en tient lieu, Truffaut soi-même ; Séverine retrouve avec émotion Alexandre, une ancienne liaison, mais apprend au cours du film que son ancien amant partage aujourd’hui sa vie avec un séduisant jeune homme, Christian ; pour sa première scène tournée, Séverine, complètement ivre, est incapable de tenir son rôle, et l’on apprend à cette occasion, que son jeune fils est en train de mourir de leucémie ; Julie, la star américaine, est une image en négatif d’Anita Ekberg, terrorisée par les paparazzis à son arrivée à l’aéroport, fragile et tourmentée ; Liliane (Dani) quitte au cours du tournage Alphonse, qui venait pourtant – ou plutôt précisément pour cette raison – de lui proposer romanesquement le mariage, laissant le jeune homme désespéré et résolu à abandonner le tournage ; pour le convaincre de ne pas partir, Julie, comme une nounou plutôt que comme une amante, passe la nuit avec lui, ce qui provoquera quelques turbulences, mais sans grande conséquence, dans son couple ; enfin, arrive l’événement le plus dramatique de cette aventure : Alexandre se tue en voiture avec son amant alors qu’il se rendait à l’aéroport de Nice, allusion à la mort tragique de la jeune Françoise Dorléac, morte dans les mêmes conditions cinq ans avant le tournage de La nuit américaine. Il faudra recourir à une doublure pour boucler à la va-vite le film. Pour Truffaut, le cinéma est une aventure humaine tout autant qu’une création poétique, un jeu de l’amour et du hasard qui exige du metteur en scène – ici Ferrand, joué par Truffaut lui-même – une constante disponibilité aux circonstances : « Un tournage de film, déclare-t-il, ça ressemble à un voyage en diligence au Far West. D’abord on est heureux de faire un beau voyage, et ensuite on se demande si on arrivera à destination. » Le cinéma n’est pas une évasion qui nous divertit de la réalité de la vie, c’est inversement pour Truffaut le cinéma qui est la vraie vie, qui se mélange étroitement avec la vie, la transposant magiquement dans le registre de l’aventure, du jeu ou de la fête (27). La « nuit américaine », « day for night » comme le traduit pour le cascadeur Julie elle-même au cours du film, est un trucage qui consiste à poser un filtre sur l’objectif pour pouvoir tourner en plein jour des scènes nocturnes. Mais en déclarant à son public les trucages auxquels le cinéaste à recours, à la façon d’un prestidigitateur qui nous confierait ses secrets et ses trucs, Truffaut fait un cinéma sans trucage, qui a la grâce, la légèreté mais aussi la gravité, de la vie comme elle vient. La nuit américaine est le discours de la méthode du cinéaste François Truffaut. Quand le metteur en scène Ferrand, double de Truffaut (rôle que joue dans d’autres films, et peut-être aussi plus subtilement dans celui-ci, Jean-Pierre Léaud), défait un paquet qu’on vient de lui envoyer par la poste, il place, un à un, sous le regard de la caméra, les titres des livres qui s’y trouvent : Bunuel, Dreyer, Lubitsch, Bergman, Jean-Luc Godard (jeté, me semble-t-il, plus négligemment que les autres…), Hitchcock, Rossellini, Howard Hawks, Bresson, enfin une couverture avec Dirk Bogarde et Ingrid Thulin dans Les Damnés de Visconti (1969), le tout sur la musique que Georges Delerue a composée pour son film, et que Ferrand écoute avec désinvolture au téléphone. Ces noms font tout un programme, et contribuent à faire de La nuit américaine un éloge du cinéma. Ce cinéma dans le cinéma tourne un film dans le film : Je vous présente Paméla, sombre histoire d’un jeune homme, Alphonse, qui présente à sa famille sa jeune épouse, Julie ; mais Alexandre, le père d’Alphonse, est bientôt amoureux de sa belle-fille et aimée d’elle en retour. Tous deux prennent la fuite, abandonnant Alphonse désespéré ; il réussit pourtant à les retrouver, assassine théâtralement son père qui l’a trahi tandis que Julie se tue dans un accident de voiture. L’amour est une affaire dramatique dans le film, ou plutôt dans le film du film, tandis que dans la vie, c'est-à-dire dans le film lui-même, les liaisons se font avec plus d’insouciance et de légèreté. Dans cet entrelacement de la fiction et de la réalité, on ne sait plus où se trouve la vie, où se trouve le jeu.

            Aucun film, pourtant, n’a sondé aussi loin les secrets de la création cinématographique que le Huit et demi (1963) de Federico Fellini. Dans ce jeu d’échos que fait naître le cinéma dans le cinéma, à la façon d’un miroir qui se  réfléchirait lui-même dans un autre miroir à l’infini, Guido (Marcello Mastroianni) est le double de Fellini, comme Ferrand est le double de Truffaut, Jonathan le double de Minelli, et Gene Kelly le double de lui-même. Huit et demi est l’histoire d’une crise dans la carrière du cinéaste, une panne d’inspiration, un blocage insurmontable qui marque un temps d’arrêt et empêche qu’on allonge d’un opus supplémentaire la liste des œuvres déjà accomplies. Ce que signifie le titre du film, qui n’a d’autre objet que d’ajouter une unité aux six longs métrages, et aux trois courts métrages, chacun comptant pour un demi point aux yeux de son auteur, ce qui fait sept œuvres et demies qui sont passées avec succès du projet à la réalisation. Impossible de faire un pas de plus, et de convertir ce sept et demi en huit et demi. Le metteur en scène, dépressif et stérile, soigne sa défaillance dans un établissement thermal, le Grand Hôtel La Fonte, « La Source », espérant se rétablir en buvant à la source l’eau vive qui guérit, l’eau de vie qui assouvit toute soif. Entre sa maîtresse Carla (Sandra Milo), aux formes provocantes, qui se pavane avec ostentation sur la terrasse de l’hôtel, et son épouse (Anouk Aimée) au beau visage lisse qu’éclairent ses grands yeux ouverts et lucides, la première aussi animale que la seconde est touchée par la grâce de l’esprit, Guido ne sait plus où il en est. Escorté à tout moment d’un insupportable et pédant conseiller, poursuivi par les questions que lui posent les acteurs qui ne connaissent pas plus leurs rôles que le metteur en scène ne les connaît lui-même, pressé par son producteur qui commence à trouver que la facture est un peu lourde et les résultats bien légers, Guido est comme une bête traquée qui doit toujours fuir, sans jamais être en mesure de faire face. Il fait, pour la première fois, l’expérience de sa propre vacuité, lui, qui était jusque là heureux en son métier, fait la découverte terrifiante de son néant intérieur. Guido s’en fait l’aveu dans un monologue intérieur qui tient surtout du ressassement : « Une crise d’imagination ? Et si elle n’était pas passagère, bel ami ? Si c’était la fin d’un menteur, privé de génie  et de talent ? » La dépression est une expérience de la mort, l’hallucination de sa propre disparition : dans le rêve qui ouvre le film, Guido, prisonnier sous un tunnel d’un embouteillage, est asphyxié dans sa voiture par les gaz d’échappement, frappant en vain aux vitres qu’il ne réussit pas à ouvrir, observé avec une curiosité mêlée d’indifférence par les spectres qui hantent les voitures voisines. Et quand il rencontre les fantômes de ses parents, dans un étrange cimetière qui se prolonge dans l’illimité, quelque chose comme l’ébauche d’un monument fasciste laissé inachevé, la rencontre s’effectue dans l’au-delà : ce ne sont pas le père et la mère qui ressuscitent, c’est Guido qui passe dans le royaume des morts. Et lorsque les curistes passent en file dans les bains de vapeur, vieillards décharnés drapés dans de grands linges blancs, on pense aux âmes du Purgatoire qui déambulent sous les yeux de Virgile et de Dante. Guido fait sa cure à l’hôtel de La Source pour se ressourcer à la source de vie qui semble l’avoir abandonné. Sa rêverie le porte vers ses vies antérieures, du temps où il était encore vivant, celui de l’enfance heureuse, des premiers émois sexuels, de l’émerveillement devant la vie qui commence. Un magicien de ses amis, escorté d’une voyante qui  a le pouvoir redoutable de lire dans le secret des pensées, découvre la formule magique qui hante obsessionnellement l’esprit épuisé de Guido : asa-nisi-masa, déformation du latin anima dans le javanais des enfants. Le mot fonctionne comme une clé qui ouvre les souvenirs scellés du passé. Transporté dans la ferme familiale à l’heure où l’on pratique le rite du coucher, les enfants, entourés de femmes aimantes et attentives, sont baignés dans une grande cuve bien chaude et déposés dans de grands lits de drap blanc. Après le passage de la vieille parlant le patois de l’ancien temps, venue s’assurer que les yeux sont fermés et que tout ce petit monde dort en silence, une fois les portes refermées, les enfants, en chuchotant, se partagent leurs secrets : c’est alors qu’une petite fille révèle à Guido la formule magique qui redonnera vie au portrait austère de l’oncle Agostino : « asa-nisi-masa ». A l’endroit, confie-t-elle, où se fixera le regard de l’effigie revenue à la vie, un trésor est enfoui. Guido, adulte, qui éprouve en lui le tarissement de la source, lui-même sur le point de devenir l’effigie privé vie de ce qu’il a été, cherche la source de vie, l’Anima qui doit lui redonner le souffle et l’esprit. La formule magique fait jaillir à nouveau la source que la malédiction a asséchée, elle donne la vie et réactive les forces créatrices. Mais quel sera le bon ange qui provoquera le miracle de la source ? Claudia Cardinale, dont la présence lumineuse s’était révélée dans un magnifique film, trop peu connu, de Valerio Zurlini, La fille à la valise (1960), et qui apparaît dans toute sa splendeur en cette année 1963 où sortent simultanément Huit et demi et Le Guépard, est aux yeux de Fellini la figure de l’amour même. C’est elle, l’ange gardien (il y a toujours des anges dans les films de Fellini, par exemple le funambule de La Strada que l’on surnomme précisément « l’Ange »), qu’il hallucine dans un instant de délire sur le visage de la jeune fille qui, à la source thermale, emplit les verres des curistes. L’amour est l’Ange qui donne à boire aux âmes en peine que les forces créatrices n’animent plus. Dans la magnifique et énigmatique scène qui précède le finale, Claudia et Guido se trouvent dans une sorte d’impasse, entre des bâtiments antiques. Guido écoute une voix intérieure qui lui dit : « Elle est la fille de la source. Elle distribue l’eau qui guérit. Elle est sublime. Jeune et ancienne. Enfant et déjà femme. Authentique, solaire. Elle sera son salut, c’est certain. » Déjà, vers le milieu du film, Claudia était apparue la nuit en blanche infirmière dans la chambre des insomnies. C’est elle qui prépare le lit du malade, comme présidaient au rituel du coucher les antiques mères de la ferme de l’enfance. Claudia-Anima connaît le secret de la résurrection, mais Guido ne croit plus que l’amour, dont il imagine avoir épuisé les ressources humaines, trop humaines, puisse lui donner le salut. Piégé entre sa maîtresse et son épouse comme dans un mauvais vaudeville, qui pourrait-il encore aimer ? A l’ange Claudia-Anima qui lui propose l’amour, Guido répond : « Je ne crois pas qu’une femme peut changer un homme. Et je ne veux pas raconter une autre histoire de faussaire. » Et ce serait en effet se résigner au mensonge que de recommencer l’éternelle romance, filon que le cinéma a usé jusqu’à la corde, mythe qui les fait toutes et tous rêver, mais auquel plus personne ne croit vraiment. C’est donc maintenant la fin. Deux bourreaux conduisent de force, comme un condamné à mort vers le lieu de son exécution, Guido le réalisateur vers la conférence de presse qui doit avoir lieu auprès des tours astronefs qu’il a lui-même fait édifier pour un film dont il ne sait plus rien, et qui ne sera jamais réalisé. Tout au plus savons-nous qu’il était vaguement question d’une humanité chassée par la guerre atomique et cherchant vers d’autres planètes la voie de son salut, le cinéaste ne voyant plus d’autre issue que dans la fuite. Incapable de répondre aux questions innombrables et absurdes que lui posent les journalistes, Guido s’esquive grotesquement en se glissant à quatre pattes sous la table du conférencier et, d’un coup de revolver, met fin à ses jours. Fellini en effet avait d’abord songé à terminer son film sur ce suicide, tandis que les amis de Guido, tous rassemblés pour cette clownesque conférence de presse, partaient, entassés dans un train qui les emmenait pour une destination inconnue, le pays de nulle part qui est celui de la Mort même. Curieusement, c’est son producteur qui a conseillé à Fellini de ne pas terminer son film sur une note si noire. Et c’est cette suggestion, somme toute bien commune, qui se trouve à l’origine, à la source pourrait-on dire, du miracle de la résurrection : l’amour qui redonne la vie, qui lève la malédiction qui pesait sur la source asséchée, c’est l’amour du créateur pour sa création, l’amour du metteur en scène pour ses propres personnages, c’est la joie de créer qui est à elle-même sa propre récompense, l’invention inépuisable d’un monde intérieur et secret qui trouve en chacun de nous la source qui lui donne vie. A partir de Huit et demi, Fellini renonce à  une inspiration qui se souvenait encore de l’héritage néoréaliste (Il bidone, 1955 ; Les nuits de Cabiria, 1957 ; et même encore certains épisodes de La Dolce Vita, 1960, comme par exemple la séquence de l’Arbre du Miracle) pour puiser en lui la force créatrice, il détourne la caméra du spectacle du monde pour la tourner vers les scènes de la vie intérieure. Guido, extasié, est le témoin de cette transfiguration qui semble venir comme par miracle à la dernière heure : « Quel est ce bonheur qui me fait trembler ? Qui me redonne force et vie ? Pardon, douces créatures, je n’avais pas compris, je ne savais pas. Qu’il est naturel de vous accepter, de vous aimer. Et que c’est simple ! Je me sens délivré. Tout me semble bon, tout a un sens, tout est vrai. » Tous les personnages du film, c'est-à-dire toutes les figures qui hantent depuis toujours la mémoire du Guido, tous vêtus de blanc comme pour une fête de la résurrection, pour une grande farandole au rythme de la musique de Nino Rota, image exactement inverse de celle de la danse macabre qui conclut Le Septième Sceau de Bergman (1957), dessinent une sorte de ronde de la vie dont le cercle limite exactement la piste d’un cirque, ou le rond d’un projecteur, cercle magique au sein duquel le créateur convoquera l’assemblée de ses créatures. C’est d’ailleurs le magicien qui l’avait déjà mis, au début du film, sur la piste de la formule magique asa-nisi-masa, qui mène d’abord la danse, le bon magicien télépathe qui apporte le salut, figure double et antagoniste d’Oscar, l’hypnotiseur misérable qui voulait la mort de Cabiria, l’un à l’autre opposé comme la magie blanche à la magie noire. Le bon magicien, qui sauve Guido en l’invitant à participer à la farandole de sa propre création, vient du music-hall ou du cirque (ce sont les clowns, conduit par le jeune Guido qui a troqué son habit noir de collégien pour une cape blanche, qui font danser les créatures), deux sources du cinéma qui ont depuis toujours irrigué l’art de Fellini. Huit et demi est ainsi l’histoire d’un film qui échoue à se réaliser, et se sauve en dernier recourt du néant en retrouvant la joie de créer, créer un film d’un type nouveau, qui explorera le monde intérieur des esprits et de leurs fantasmes. La relève est assurée : Juliette des esprits (1965) portera le numéro neuf et demi.

 

 

NOTES

1- « Colloquio sul neorealismo », entretien de Roberto Rossellini avec Mario Verdone, Bianco e Nero, n° 2, février 1952 ; cité dans Le cinéma, l’art d’une civilisation, 1920-1960, textes choisis et présentés par Daniel Banda et José Moure, « Champs », Flammarion, 2011, p. 353.

2- Cesare Zavattini, « Alcune idee sul cinema », Rivista del cinema italiano, n° 2, Rome-Milan, 1952 ; cité dans Le cinéma, l’art d’une civilisation, 1920-1960, textes choisis et présentés par Daniel Banda et José Moure, « Champs », Flammarion, 2011, p. 388-391.

3- André Bazin, « Voleur de bicyclette », dans Esprit, novembre 1949 ; repris dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf, 2002, p. 307.

4- André Bazin, « De Sica metteur en scène », paru d’abord en italien aux éditions Guanda, Parme, 1953 ; traduction française dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf, 2002, p. 317.

5- Ibid, p. 314 et 319.

6- André Bazin, « Défense de Rossellini », lettre à Aristarco, rédacteur en chef de Cinema Nuovo ; repris dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf, 2002, p. 352.

7- « Toute la révolution introduite par Orson Welles part de l’utilisation systématique d’une profondeur de champ inusitée. Alors que l’objectif de la caméra classique met au point successivement sur différents lieux de la scène, celle d’Orson Welles embrasse avec une égale netteté tout le champ visuel qui se trouve du même coup dans le champ dramatique. Ce n’est plus le découpage qui choisit pour nous la chose à voir, lui conférant par là une signification a priori, c’est l’esprit du spectateur qui se trouve contraint à discerner, dans l’espèce de parallélépipède de réalité continue ayant l’écran pour section, le spectre dramatique particulier à la scène. » André Bazin, « Le réalisme cinématographique et l’école italienne de la Libération », Esprit, janvier 1948 ; repris dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf, 2002, p. 271.

8- « L’esthétique du cinéma italien, tout au moins dans ses parties les plus élaborées et chez des metteurs en scène aussi conscients de leurs moyens qu’un Rossellini, n’est que l’équivalent cinématographique du roman américain. » Ibid. p. 283.

9- André Bazin, « La Terre tremble », Esprit, décembre 1948 ; repris dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf, 2002, p. 292. Il faut sans doute entendre, par « communisme synthétique », expression forgée sur le modèle du « cubisme synthétique », une interprétation maniérée et esthétisante de la lutte des classes…

10- Georges Duhamel, « Intermède cinématographique ou le divertissement du libre citoyen », Scènes de la vie future, Fayard, 1939 ; cité dans Le cinéma, l’art d’une civilisation, 1920-1960, textes choisis et présentés par Daniel Banda et José Moure, « Champs », Flammarion, 2011, p. 283 et 285.

11- On assiste ainsi à une scène de La Rivière rouge de Howard Hawks (1948) ; et l’on entend à la fin la voix de Burt Lancaster – « irrésistible » glisse à l’oreille de son mari Maddalena… – dans Les Amants traqués de Norman Foster (1948). La citation de ces deux films en dit long sur l’emprise du cinéma américain dans l’Italie d’après-guerre.

12- Les autres joueurs, outre Gloria Swanson elle-même et Buster Keaton, sont Anna Q. Nilsson et H. B. Warner.

13- « All right, M. DeMille, I’m ready for my close-up. »

14- « I am big. It’s the pictures they got small. »

15- « J’aimerais faire un film sur le cinéma Fulgor, en racontant tout ce qui se passait dans cette petite salle, où une génération entière a été conditionnée et en partie protégée, pendant les années du fascisme, par ces ombres brillantes qui sur l’écran racontaient les histoires fascinantes d’un pays plus riche, libre, heureux et amusant, qui était l’Amérique. » Cinecittà de Federico Fellini, Nathan 1989 (Mondadori, Milan 1988), p. 14.

16- La note optimiste, que Fellini semble nous donner à contrecœur, consiste en ceci : retour dans le studio n° 5, le studio favori de Fellini ; le clapman survient et s’écrie : « Intervista, un, première ! » Arrêt sur image. On devine que la fin est un commencement, et que le film reste toujours à tourner. Est-ce bien là une fin optimiste ?

17- « J’aime m’aventurer et errer parmi ces terrains crayeux fendus par le soleil, parmi ces montagnes de bois pourri, ces morceaux de voies ferrées, ces tours faites de tuyaux rouillés, à demi effondrées ; l’herbe pousse partout et recouvre tout, jusqu’à lécher comme dans un cimetière désaffecté le mur d’enceinte, qui fait le tour de l’établissement et au-delà duquel une foule d’immeubles aux millions de fenêtres donne l’idée d’une armée de ciment qui monte à l’assaut de ce Luna Park décrépit, prête un jour ou l’autre à se précipiter à l’intérieur et à l’occuper pour toujours. Comme un archéologue qui a oublié son métier et ne sait plus ce qu’il cherche, je me promène parmi ces ruines de papier mâché, tandis que le vent soulève dans l’air des billes de polystyrène, et les restes m’apparaissent et les traces aussi de quelques-uns de mes anciens films : la tête gigantesque de la divinité de la lagune que j’avais fait construire pour la séquence initiale de Casanova gît de travers, borgne d’un œil, lequel s’est noyé dans une mare, tandis que dans l’autre, écarquillé vers le ciel, quatre ou cinq chatons nouveau-nés marchent en équilibre sur le bord de la paupière. » Cinecittà de Federico Fellini, Nathan 1989 (Mondadori, Milan, 1988, p. 73).

18- « C’est un divertissement d’ilotes, un passe-temps d’illettrés, de créatures misérables, ahuries par leur besogne et leur souci. C’est, savamment empoisonnée, la nourriture d’une multitude que les puissances de Moloch ont jugée, condamnée et qu’elles achèvent d’avilir […] Le cinématographe a, dès son début, enflammé les imaginations, rassemblé des capitaux énormes, conquis la collaboration des savants et des foules, fait naître, employé, usé des talents innombrables, variés, surprenants. Il a déjà son martyrologe. » Georges Duhamel, « Intermède cinématographique ou le divertissement du libre citoyen », Scènes de la vie future, Fayard, 1939 ; cité dans Le cinéma, l’art d’une civilisation, 1920-1960, textes choisis et présentés par Daniel Banda et José Moure, « Champs », Flammarion, 2011, p. 283-284. Et Gilles Deleuze dans l’avant-propos de L’image-mouvement : « L’histoire du cinéma est un long martyrologe » (Minuit, 1983, p. 8).

19- Plus dure sera la chute (The harder they fall), est un film noir de Mark Robson sorti en 1956, qui raconte l’ascension puis le déclin d’un boxeur manipulé par les trucages et les trafics des bookmakers.

20- All about Eve, de Joseph Mankiewicz, sorti en 1950.

21- La jeune femme, auréolée de la gloire que lui conférait son prix de beauté, eut en effet une liaison malheureuse avec Edoardo, le frère de Luchino.

22- Le film d’Antonioni sort cinq ans après la Jeanne d’Arc de Fleming, avec Ingrid Bergman dans le rôle titre.

23- En voici quelques-uns : Luci del Varietà (Les feux du music-hall), 1950, de Federico Fellini et Alberto Lattuada, décrit avec tendresse et sans cruauté les mésaventures d’une troupe miteuse qui se produit en province ; Courrier du cœur (Lo sceicco bianco), par Fellini (1952), raconte comment un bellâtre de pacotille (Alberto Sordi), acteur de séries B, tourne la tête des jeunes écervelées ; le film a le mérite de mettre en évidence les affinités incestueuses du cinéma avec le roman-photo qui se développe, particulièrement en Italie, après la guerre ; Viale di Speranza (Boulevard de l’Espérance), de 1953, l’un des tout premiers films de Dino Risi, où l’on voit déjà le tram qui conduit à Cinecittà (ce même tram dont Fellini fera l’un des protagonistes de son Intervista), est une chronique douce amère de trois jeunes femmes fascinées par les lumières de l’écran, qui s’y brûleront pour deux d’entre elles, la troisième ne devant son salut qu’à la fuite ; French Cancan de Jean Renoir (1955) qui évoque avec empathie le métier de la mise en scène, les difficultés de la direction d’acteurs et les risques encourus par la production ; plus près de nous, Le Portrait d’une enfant déchue, de Jerry Schatzberg (1970) raconte la triste d’histoire de Lou Andrea Sand (hybride rêvé de George Sand et de Lou Andrea Salomé), un mannequin d’une grande beauté (Faye Dunaway), aujourd’hui tombée dans la drogue et la dépression, exilée volontaire dans une solitude inquiète ; Fedora, de Billy Wilder (1978), raconte la triste et lamentable histoire d’une star déchue, recluse volontaire dans le secret d’une île, qui fait croire à son éternelle jeunesse en jouant de sa ressemblance avec sa fille, dont elle fait son double auprès des journalistes ; enfin le merveilleux Ginger et Fred de Fellini (1985), qui nous montre deux imitateurs (Masina et Mastroianni) de Rogers et Astaire, qui ont eu leur heure de gloire mais maintenant sur le retour, pour un dernier tour de piste dans une tapageuse et détestable émission de télévision. Ce ne sont là que quelques jalons dans une longue liste.

24- Duhamel s’abuse, sans doute pour ne pas avoir su aimer le cinéma, quand il imagine un spectateur hypnotisé, abruti et passif. Le spectateur participe au contraire activement au déroulement du film, son immobilité n’est que physique, son esprit est émerveillé par les images, stimulé par l’intrigue, époustouflé par la performance. Et la séance de projection se continue bien après le mot fin, par la lecture de la critique et les discussions avec les amis.

25- The Good, the Bad and the Ugly, 1966.

26- Antoine de Baecque et Serge Toubiana, François Truffaut, « Folio », Gallimard, 2001, p. 576.

27- Le cinéma est une magie qui transfigure la vie en la rendant plus intense. Comme le glisse à l’oreille Ferrand (Truffaut) à Alphonse (Léaud) : « Les films sont plus harmonieux que la vie, Alphonse, il n’y a pas d’embouteillage dans les films, il n’y a pas de temps mort. Les films avancent comme des trains, tu comprends, comme des trains dans la nuit. Des gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est fait pour être heureux dans le travail, dans notre travail de cinéma. »