Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Paris IV, Master 2, année 2010-2011
Mise en ligne : 1er décembre 2019

 

 

 

PETIT ECHANGE AVEC CHATGPT

APHORISMES

ETRE ET EXISTER

ENSEIGNER LA PHILOSOPHIE

L'ESTHETIQUE DE L'ABSTRACTION (1)

ESTHETIQUE DE L'ABSTRACTION (2)

ESTHETIQUE DE L'ABSTRACTION (3)

ESTHETIQUE DE L'ABSTRACTION (4)

PRINCIPES DE PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

LA PEINTURE HOLLANDAISE AU SIECLE D'OR

LES FANTOMES DE L'OPERA

ON DEVRAIT DIRE...

QU'EST-CE QUE LE NEOREALISME ?

LA STAR, LA VIVANTE ET LE SANS POURQUOI

ESTHETIQUE DU PARADIS TERRESTRE (1)

LE REALISME SELON CEZANNE

NOTE SUR WITTGENSTEIN

ENTRETIEN

CEZANNE ET LA FORCE DES CHOSES

MANTEGNA : ANCIENS ET MODERNES

LE TABLEAU ET LE MIROIR

LE JARDIN A LA FRANCAISE

REMBRANDT, BETHSABEE

PHILOSOPHIE ET RHETORIQUE

LES RELIGIONS DU LIVRE

DU CARACTERE A LA CARICATURE

QUELLE VANITE QUE LA PEINTURE...

LES GROTESQUES

LE ROSSIGNOL ET LA DIVA

LA STATUE AMOUREUSE

L'INTERPRETATION DE L'OEUVRE D'ART

DE L'IDEE DU BEAU A L'ESTHETIQUE

CARAVAGE ET L'OPERA

 

 


L'ESTHETIQUE DE L'ABSTRACTION (4)

 

Vassily Kandinsky (1866-1944)

            Ce peintre, qui se présente lui-même comme l’inventeur de l’art « abstrait », ou plutôt, car il utilise assez peu cette formule, de l’abstraction dans l’art, réalise une œuvre et propose une théorie qui sont comme la quintessence des thèmes que nous avons exposés, qui étaient en maturation depuis Hanslick et Baudelaire, et dont l’origine remonte sans doute jusqu’à E. T. A. Hoffmann, donc aux deux premières décennies du XIXe siècle. Dans l’essai le plus remarquable qu’on ait écrit sur ce peintre, celui de Michel Henry (Voir l’Invisible. Sur Kandinsky, 1988, PUF, « Quadrige », 2005 [1988]), Kandinsky est présenté comme « l’Ouvreur » du vingtième siècle, et le prophète des temps à venir : « Etourdissant Kandinsky. Son génie a pesé lourd sur le destin de la peinture abstraite au XXe siècle. L’Ouvreur avait tous les talents, il en a épuisé d’un coup les virtualités sans nombre. Ne viendront après lui que des copistes maladroits » (p. 242). « L’Ouvreur » : le mot serait de Tinguely qui, lui aussi, fait de Kandinsky le « Super-pionnier » de l’art du vingtième siècle (Henry, 9). Eloge, il est vrai, peut-être ambigu, puisque Henry lui-même reconnaît que l’art inouï, auquel Kandinsky prophétisait un développement fécond pour les siècles à venir, a en vérité avorté puisque nul n’a su continuer l’élan créateur du fondateur : il n’y eu après lui que des « copistes maladroits ». L’ouverture n’était qu’une impasse. Il se pourrait tout aussi bien que l’art de Kandinsky, et avec lui le projet de l’art abstrait dans son ensemble, soit moins nouveau que son inventeur le proclame lui-même : en l’étudiant, nous retrouverons les thèmes qui définissent l’œuvre d’art depuis la révolution esthétique, c'est-à-dire depuis 1790 pour la théorie, et peut-être plus haut encore (il y a beaucoup d’analogie entre ce que Kandinsky nomme « la résonance intérieure », et les consonances qui font vibrer l’âme d’un Diderot, qui se proclamait lui-même « homme-clavecin ») (1), et pour la pratique de l’art, peut-être faudrait-il remonter jusqu’à Watteau, le premier peintre esthétique, peintre du sentiment  (Gefühl) plutôt que de la sensation (Empfindung), c'est-à-dire jusqu’à la première décennie du XVIIIe siècle… Notre hypothèse de travail sera donc la suivante : sans nous laisser impressionner par les déclarations révolutionnaires ni par la volonté proclamée d’une rupture radicale (Kandinsky oppose volontiers son art au scientisme réaliste et objectiviste de l’art du XIXe siècle), nous poserons au contraire en principe que la peinture abstraite dont Kandinsky se veut le promoteur est en vérité l’aboutissement et la forme ultime du développement de l’œuvre d’art conçue comme la libre expression d’un sentiment esthétique par lequel le sujet, à l’occasion du jeu créateur de l’imagination comme de l’entendement, éprouve la vie, ou « force vitale », qui l’anime intérieurement. L’abstraction ne serait donc que la forme extrême de l’interprétation esthétique de l’œuvre d’art. Si, à la suite de Kandinsky, il n’y a plus que des « copistes maladroits », ce n’est nullement parce que les peintres qui lui succèdent sont sans génie, mais parce que la voie ouverte par le maître se révèle une impasse, l’invention esthétique ayant été portée jusqu’à la limite de ses possibilités.

            Kandinsky nous a laissé de nombreux textes théoriques, dont les plus importants sont les suivants :
            1912 : Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (Ueber das Geistige in der Kunst, insbesondere in der Malerei), Denoël Gonthier, 1969, avec un avant-propos de Philippe Sers.
            1912 : Vassily Kandinsky et Franz Marc, L’Almanach du Blaue Reiter, le Cavalier bleu, présentation et notes par Klaus Lankheit, Klincksieck, 1981. Divers articles, dont ceux de Franz Marc, de Schoenberg, de Kandinsky (« Sur la question de la forme », « De la composition scénique », et « Sonorités jaunes »).
            1913 : Regards sur le passé (Rückblicke, « Regard en arrière »), dans lequel l’artiste revient sur son cheminement spirituel, et fait son « discours de la méthode ». Ce texte est publié dans un recueil qui porte le titre de cet essai, mais qui contient également des textes du Blaue Reiter, ainsi que d’autres tout aussi importants, tels que la Conférence de Cologne de 1914 et quelques poèmes de Klänge (Sonorités) publié à Munich en 1913 : Regard sur le passé et autres textes, 1912-1922, édition de Jean-Paul Bouillon, Hermann, 1974. Un volume précieux.
            1926 : Point, ligne, plan. Contribution à l’analyse des éléments picturaux, Denoël, 1970 (Punkt und Linie zu Fläche, soit : « Point et ligne par rapport à la surface », ce qui est un peu différent de la traduction devenue usuelle).
            Les cours du Bauhaus, où Kandinsky a enseigné de 1922 à 1933 (Weimar, puis Dessau à partir de 1925), ont été publiés après sa mort d’après ses notes manuscrites : Cours du Bauhaus, Denoël, « Médiations », 1975, préface de Philippe Sers.
            Les Ecrits complets de Kandinsky ont été par ailleurs publiés en trois volumes chez Denoël Gonthier de 1970 à 1975.

            Sur Kandinsky et son art, je mentionnerai six ouvrages (parmi de très nombreux autres) :
            Will Grohmann (1887-1968), qui a personnellement connu l’artiste : Kandinsky, Cahiers d’Art, 1930 ; et Vassily Kandinsky, sa vie, son œuvre, Flammarion, 1958. Par un critique d’art allemand qui s’est fait le défenseur de la peinture abstraite. Un document, aujourd'hui un  peu dépassé, qui témoigne pour ce que fut le discours sur l’art abstrait du temps de sa splendeur.
            Jacques Lassaigne, Kandinsky, étude biographique et critique, Skira, Genève, 1964. Une lecture chronologique de l’œuvre en son développement, à la fois fine et documentée.
            Michel Henry, Voir l’Invisible. Sur Kandinsky, PUF, « Quadrige », 2005 [d’abord François Bourin, 1988]. Un essai inspiré qui interprète l’œuvre à la lumière d’une métaphysique de la vie.
            Philippe Sers, Kandinsky, Philosophie de l’abstraction : l’image métaphysique, Skira, Genève, 1995. Il s’agit d’une thèse d’Etat soutenue à Paris I sous la direction d’Yves Michaud, remaniée pour la publication. Enthousiaste et confus, qui éprouve pour son héros une idolâtrie sans le moindre recul critique. Des analyses intéressantes, mais l’essentiel de la thèse, qui éclaire l’œuvre à la lumière de la mystique orthodoxe, est peu convaincante, et force sans vergogne les textes de Kandinsky lui-même.
            Hajo Düchting, Vassily Kandinsky,  1866-1944, Révolution de la peinture, Taschen, Cologne, 2001. Un ouvrage riche et dense, sans prétention spéculative mais plein d’informations qui sont éclairantes pour l’interprétation de l’œuvre.

*****

            Pour aborder les œuvres théoriques de Kandinsky lui-même, œuvres inspirées et lyriques, d’interprétation difficile, mais dont la lecture est fort éclairante pour l’intelligence de l’œuvre peint, la meilleure initiation à cet art déconcertant est sans doute le petit essai de Michel Henry : Voir l’Invisible. Sur Kandinsky. Nous partirons donc de cette lecture, qui donne de l’œuvre peint comme des travaux théoriques une vision claire et synthétique, certainement personnelle, mais pourtant non déformante.
            Michel Henry (1922-2002) entre dans l’art de Kandinsky par la porte de sa propre philosophie, qui est une phénoménologie de la Vie – qui est ici le nom de l’Absolu – elle-même fondée sur une métaphysique de la subjectivité. La méthode, qui consiste à interpréter l’œuvre à la lumière de la pensée de l’interprète, plutôt qu’à celle de la pensée de l’auteur lui-même, est sans doute raisonnablement douteuse, mais il se trouve qu’elle est ici intuitivement payante. Ce n’est en effet pas un hasard si le regard du philosophe fut attiré par les images du peintre, et l’on doit reconnaître qu’il existe une profonde sympathie entre les démarches de l’un et de l’autre. Cela dit, une telle démarche conduit à hypostasier l’art et la théorie de Kandinsky, et ainsi à se rendre aveugle à tous les liens qui l’attachent à ses contemporains, et qui marquent son œuvre du sceau de l’esprit du temps. Une telle posture, qui consiste à se situer d’emblée dans l’Absolu, peut éclairer le sens intime d’une œuvre, et donner des clés de lecture, mais elle succombe aussi aisément à l’idolâtrie, puisqu’elle s’interdit tout recul critique, et qu’en se portant immédiatement en ce qu’elle croit être le cœur vivant de l’œuvre, elle renonce à la sagacité de la distanciation.
            La phénoménologie de Michel Henry se situe dans le prolongement de celle de Husserl (ne pas chercher à connaître les phénomènes, mais plutôt à les voir tels qu’ils nous apparaissent), tout en en inversant radicalement l’orientation. Le phénomène est en effet pour Husserl, fidèle en cela à la tradition grecque, ce qui apparaît dans le monde, le noème d’une visée intentionnelle, la noèse, qui porte la conscience, non à se considérer elle-même, mais à se tourner vers l’extériorité, vers le spectacle de ce qui fait son apparition sur la scène du monde. C'est en ce sens encore, et de façon peut-être plus accentuée (puisque sa pensée conduit à une critique radicale de la subjectivité transcendantale, qui demeure pourtant au fondement de la méditation de Husserl), que Heidegger établit un lien entre l’apparaître des Grecs (phainesthai) et la lumière qui se lève sur le monde (phôs, ou phaos dans la langue poétique) : c'est dans le monde, dans l’énigme de sa pure présence, que s’épanouit le « phénomène », c’est dans l’extériorité que se montre et se dissimule à la fois la « perdominance » (Heidegger) de la vérité et du monde. Pour Michel Henry, le phénomène fondamental vers lequel doit se convertir l’analyse phénoménologique, c’est au contraire le sentiment intérieur que nous avons de la vie, l’intuition immédiate, précisément parce qu’elle résulte d’une auto-saisie de l’intériorité, de la vie qui s’éprouve elle-même, non seulement comme sentiment mais aussi comme poussée, comme volonté d’accroissement, dans la nuit abyssale de l’intériorité, c'est-à-dire par le « pathos » d’une conscience incarnée qui accède de ce fait même à l’émotion de se sentir vivante : « Quelle est l’essence de la vie ? demande Michel Henry. Non pas seulement l’épreuve de soi mais, comme sa conséquence immédiate, l’accroissement de soi. S’éprouver soi-même, à la façon de la vie, c’est venir en soi, entrer en possession de son être propre, s’accroître de soi en effet, être affecté d’un ‟plus” qui est le ‟plus de soi-même” » (Kandinsky, p. 209). Tout ce que nous posons dans l’extériorité, précisément parce que nous le posons dans l’extériorité, c'est-à-dire en renonçant à le vivre « de l’intérieur », est pour nous comme mort et figé, objectivé par l’acte même de l’objectivation, qui est mise à distance, exclusion, volonté de considérer comme un autre, comme un étranger ; inversement, nous ne connaissons vraiment que ce que nous éprouvons par son intériorité, ce dont nous ressentons intuitivement la vie qui l’anime en sa plus secrète intimité, dans la nuit de l’invisible. L’objectivation réifiante s’accomplit dans le jour de l’extériorité, par le spectacle de l’apparaître, sur le théâtre du visible ; mais l’intuition de la poussée vitale s’éprouve dans la nuit de l’intériorité, par le sentiment de l’incarnation, et de notre désir d’être et de vivre davantage, dans l’abîme de l’invisible. Ce que tente alors l’art de Kandinsky, qui devient ainsi un double de Michel Henry (si tant est qu’une image peut redoubler une réflexion philosophique), c’est de peindre précisément les formes « de l’intérieur », par la « Nécessité intérieure » (la formule est de Kandinsky lui-même) qui leur donne lieu, et non comme des objets extérieurement déterminés, posés dans l’extériorité par l’acte objectivant de la connaissance. Il s’agit donc d’éprouver les formes et non de les connaître, de les vivre et non de les représenter. Entreprise peut-être impossible, puisqu’elle consiste, comme l’indique le titre de l’essai de Michel Henry, à « voir l’invisible », ou bien encore à représenter l’irreprésentable, puisqu’il s’agit de faire apparaître, dans l’extériorité d’une image, ce qui précisément ne peut apparaître que dans l’intériorité d’une intuition qui s’accomplit nécessairement en-deçà du visible, dans la « nuit » où la vie fait l’expérience de son propre « pathos ».
            Pour qu’un tel art soit possible, il faut que soit effectué le saut de l’abstraction, non pas toutefois de l’abstraction scientifique, qui dépouille le phénomène de ses qualités sensibles, et le pose comme un objet dans l’extériorité de l’étendue mesurable, mais de l’abstraction phénoménologique, qui consiste en une réduction, par le dépouillement inverse de toutes les déterminations objectives de la chose, pour que seule demeure la qualité de son pur apparaître, pur apparaître qui ne peut s’effectuer que dans l’intériorité de la vie s’éprouvant elle-même comme vivante. C’est pourquoi le coup de génie, et l’originalité de l’art de Kandinsky, consiste en premier lieu à se détourner de toute figuration, puisque l’art figuratif est précisément cet art qui pose son modèle ou son motif – peu importe ici – dans l’extériorité, comme l’objet d'une rencontre, comme un phénomène du monde. Picasso est en ce sens un peintre figuratif, ébloui par l’éclat de l’extériorité (rien de plus spectaculaire que l’apparition, la « prostitution », des demoiselles d’Avignon, mises en scène comme autant de totems du désir et de l’effroi). Klee lui-même, qui reproduit sur la toile l’écran du rêve magique ou du cauchemar de l’enfance, l’âge où le rêve est le plus intense, le plus proche de l’hallucination, représente plus qu’il ne présente, il traduit en image la scène du rêve plus qu’il n’en éprouve la « nécessité intérieure » (ce jugement de Henry peut toutefois sembler bien superficiel, et sans autre raison que la volonté d’ériger son héros en unique sauveur de la peinture). Enfin, l’abstraction géométrique de Mondrian ou de Malevitch est encore aliénée au prestige de la science, à sa démarche objectivante et déterminante, tournée vers l’extériorité et non convertie dans l’intériorité. En effet, l’abstraction géométrique doit encore beaucoup à l’épure du dessin industriel, et s’épanouira dans le dessin d’architecture.  Il s’ensuit que Kandinsky est le seul artiste dont on puisse dire qu’il est authentiquement abstrait : « Picasso est un artiste figuratif, pour ne rien dire de son académisme. Même les peintres qu’on rangera sans hésiter parmi les non-figuratifs – Mondrian avec son tracé géométrique épuré, Malevitch, les suprématistes, les constructivistes avec leurs plans nus, Arp avec ses formes libres, Klee lui-même avec ses signes magiques – poursuivent en fait leur œuvre à l’intérieur de la tradition picturale de l’Occident, hors du champ ouvert par les présuppositions radicalement novatrices de Kandinsky » (Henry, p. 10). De même, « les gesticulations de Dada et les prétentions vides du surréalisme » (Henry, p. 12), par le nihilisme des premières et par la persistance de la figuration, et même de l’académisme des secondes, demeurent totalement étrangères à l’inspiration de l’abstraction. Toutes ces expressions artistiques sont encore tournées vers l’extériorité ; seul l’art abstrait convertit le regard vers l’intériorité : « Si on lit avec quelque attention les ouvrages théoriques de Kandinsky, on s’aperçoit que deux termes y interviennent sans cesse, concentrant sur eux tout le poids de l’analyse : ce sont ceux d’‟intérieur” et d’‟extérieur”. Le second grand écrit Point-Ligne-Plan, paru en 1926 à l’époque du Bauhaus, commence ainsi : ‟Tout phénomène peut être vécu de deux façons. Ces deux façons ne sont pas arbitrairement liées aux phénomènes – elles découlent de la nature des phénomènes, de deux de leurs propriétés : “Extérieur-Intérieur” » (Henry, p. 14-15).
            L’opposition de l’intérieur et de l’extérieur doit être prise à la rigueur : seul peut être dit intérieur ce qui ne saurait être extériorisé. C’est ainsi, par exemple, que nous parlons de l’intérieur d’une maison, intérieur tout relatif toutefois, puisqu’il suffit qu’une bombe éventre les murs « extérieurs », pour qu’aussitôt l’intérieur se trouve projeté dans l’extérieur. Les « intérieurs » hollandais, en lesquels excellent les plus grands peintres du XVIIe siècle, Vermeer par exemple, ne sont véritablement des intérieurs que parce qu’ils ne sont pas la simple image de la disposition des pièces dont on aperçoit l’enfilade par la suite des portes ouvertes : le jeu de la lumière, réfractée par les grandes croisées, une scène d’intimité entre la mère et son enfant, un instrument de musique sur le clavier duquel une jeune femme exerce l’agilité de ses doigts, le travail minutieux et attentif d’une dentellière, sont là pour nous faire entendre que l’intérieur véritable est spirituel, non matériel, qu’il définit le foyer d’une pensée recueillie en son intériorité, attentive à sa propre lumière, comme on le voit avec une plus grande évidence encore sur les petites toiles du jeune Rembrandt (période de Leyde) qui représentent des philosophes dans l’exercice spirituel de la méditation. L’habitacle de cet exercice spirituel est la cellule métaphysique où la pensée se connaît elle-même, où elle advient à la conscience de sa propre lumière, de la clarté mentale au sein de laquelle apparaît (phénomène de l’intériorité) l’idée que l’esprit conçoit. Toute peinture de l’intériorité est un art du spirituel, et tend à inscrire le spirituel dans l’art, car seul l’esprit pour Descartes, l’âme sensible incarnée pour Michel Henry, possède cette propriété de s’intuitionner soi-même en son intérieur. L’intérieur de la maison n’est un intérieur que parce qu’il est le reflet fidèle de l’âme qui l’habite, et comme une image « abstraite » de son intimité la plus profonde. Aussi éprouve-t-on le besoin de « meubler » son intérieur, pour qu’il devienne le miroir et comme l’autoportrait de son habitant.
            S’il est pour Michel Henry un objet singulier sur lequel le test de l’intériorité et de l’extériorité est singulièrement patent, c’est notre corps propre, qui précisément n’est pas un objet : « Que tout phénomène puisse être vécu de deux façons, extérieurement et intérieurement, c'est en tout cas ce dont nous faisons constamment l’expérience à propos d’un phénomène qui ne nous quitte jamais, à savoir notre propre corps. Car d’une part je vis intérieurement ce corps, coïncidant avec lui et avec l’exercice de chacun de ses pouvoirs […] D’autre part et dans le même temps, je vis extérieurement ce même corps puisque je suis capable de le voir, de le toucher, de me le représenter comme on se le représente en général comme objet, comme une réalité extérieure plus ou moins analogue aux autres objets » (Henry, p. 15). Quand je pose mon corps dans l’objectivité, tel l’anatomiste qui fait d’un cadavre l’objet de sa démonstration, je ne le connais que superficiellement, puisque plus rien ne le distingue des autres objets que je discerne dans le monde ; mais quand je le connais – opération alors de l’intuition et non plus de l’entendement – de l’intérieur, par exemple par la douleur ou par le plaisir, je l’éprouve subjectivement comme une singularité qui n’est comparable à nulle autre, je l’appréhende par ce qui est le plus intime en lui, c'est-à-dire par le sentiment de la vie, qui est un pathos que je ressens subjectivement, mais en aucune façon un monde, ni un objet dans monde : « De quelle façon alors se révèle l’Intérieur si ce n’est en un monde ni comme un monde ? De la façon de la vie, répond Michel Henry. La vie se sent et s’éprouve elle-même immédiatement en sorte qu’elle coïncide avec soi en chaque point de son être et que, tout entière immergée en soi et s’épuisant dans ce sentiment de soi, elle s’accomplit comme un pathos » (Henry, p. 18), le « pathos » désignant chez Michel Henry l’affection par laquelle la conscience incarnée est passionnée par l’effet de sa propre activité. L’Extérieur et L’Intérieur s’opposent donc comme, d’une part, l’extériorité, la lumière et le jour, la surface, le visible, l’objectivité, la connaissance ; et d’autre part l’intériorité, les ténèbres et la nuit, la profondeur, la subjectivité, le pathos.
            En convertissant la phénoménologie de l’Extérieur vers l’Intérieur, on se libère de l’héritage grec, dont la rationalité est le fondement de toute connaissance objective, qui pose le phénomène dans la lumière de l’extériorité, et on entre dans le véritable royaume de « l’Abstraction », qui éprouve le phénomène dans la nuit abyssale de l’intériorité, comme rayonnement et poussée de la vie dans la chair qui l’éprouve, en jouit ou en souffre : « L’idée grecque qui se tient à la source de ce réseau de relations et d’implications, c’est celle du phénomène justement. « Phénomène » pour les Grecs désigne ce qui brille, ce qui se montre dans la lumière, de telle façon que se montrer veut dire se montrer dans la lumière […] Le concept de phénomène subit une mutation décisive lorsque, cessant de se soumettre docilement aux injonctions du visible, il est mis en relation avec la vie, avec l’invisible » (p. 19-20). En se détournant de la peinture figurative, Kandinsky « cesse de se soumettre aux injonctions du visible », il ne se satisfait plus de représenter les êtres et les choses telles qu’elles apparaissent sur le théâtre du monde, il veut les faire apparaître en leur intériorité, donner à sentir à celui qui les contemple la poussée intérieure qui leur donne vie : « Ce sont évidemment des objectifs, une signification, une portée entièrement nouvelle que se donne l’activité picturale lorsque, congédiant les présupposés grecs, et le concept grec de phénomène, elle ne se propose plus de représenter le monde et ses objets, lorsque, paradoxalement, elle cesse d’être la peinture du visible. Que peut-elle bien peindre alors ? L’invisible, ce que Kandinsky appelle l’Intérieur » (p. 20-21). Paradoxe d’un art qui tente l’impossible, puisqu’il se propose de remonter à la lumière du jour « cette subjectivité abyssale où aucun rayon de lumière n’a le pouvoir de se glisser, qu’aucune aube ne dissipe jamais » (p. 24). Par où l’on comprend qu’il n’est rien de moins abstrait que l’art abstrait, puisque lui seul retrouve l’immédiateté du pathos de la vie, le concret de l’intuition, qui s’abstrait en revanche d’elle-même dans l’objectivation déterminante de la connaissance scientifique.
            Une telle analyse, et bien que cela ne soit jamais explicitement formulé par Michel Henry lui-même, inscrit l’art de Kandinsky dans l’héritage de l’interprétation esthétique du travail de l’artiste. C’est à la révolution esthétique en effet qu’il revient d’avoir, pour la première fois, renoncé à la définition objective et extérieure d’un beau que les proportions du canon objectivent rigoureusement, et de s’être tournée vers l’intériorité du sentiment esthétique, suscité par la rencontre du motif sensible qui  a valeur d’excitant, qui met « le feu aux poudres » – c’est là le titre d’une jolie pochade de Fragonard – et attise le sentiment de la vie qui est en nous, telle qu’elle se manifeste à notre conscience par le plaisir qu’engendre le libre jeu créateur de nos facultés dynamiques, l’imagination guidant ici les analyses de l’entendement. Certes, on ne saurait parler de « motif sensible » dans l’interprétation de Henry, car je ne peux pas dire que je « rencontre » vraiment mon corps, précisément parce qu’il est toujours là, quelque soit le degré de conscience avec lequel je perçois ma vie charnelle. C’est ainsi que, devant un tableau de Kandinsky, je me ressouviens de la vie intérieure qui m’anime, que je n’avais jamais cessé de sentir, mais dont ma conscience distraite avait pu se détourner, mais je ne « rencontre » pas, par un « hasard heureux », la beauté qui provoque en moi une « intensification de la force vitale » (Kant). Par ailleurs, la théorie henryenne de la création met bien davantage l’accent sur l’imagination que sur l’entendement, dont la perspicacité analytique renvoie presque toujours, chez cet auteur, à l’objectivation de l’extériorité, et jamais au pathos de l’intériorité, qui est tout entier du domaine de l’intuition. Quoi qu’il en soit, et malgré ces réserves, l’interprétation de Michel Henry conduit à reconnaître en l’art de Kandinsky l’expression superlative du parti-pris esthétique, puisque l’inconnaissable objectif (le beau plaît « sans concept »), qui est à la source du motif qui inspire l’artiste, se trouve ici totalement dilué, « abstrait », dans la seule intuition de la vie intérieure qui demande à croître en moi, la subjectivité ayant ainsi pris un avantage définitif sur l’objectivité, selon le mouvement de la révolution copernicienne appliqué au champ en lequel légifère le jugement esthétique. Aussi peut-on considérer Kandinsky comme la forme finale du destin esthétique de l’œuvre d’art, un esthétisme extrémiste qui, en les poussant à bout, épuise d’un coup toutes les possibilités qui avaient été ouvertes, dès le XVIIIe siècle, par cette voie nouvelle.
            Pour une esthétique aussi radicale qui dissout le phénomène dans les ténèbres sans fond de la subjectivité, quel peut bien être le statut de la « forme » ? La forme comme information de la réalité objective n’est plus qu’un décor de théâtre, une projection privée de vie, un masque sans vérité. Cette irréalité qu’on nomme « le monde », elle sera révélée à Kandinsky – qui est en cela l’héritier du symbolisme qui affirmait, lui aussi, qu’il y a plus de réalité dans le rêve que dans la connaissance objective – par la série des Meules de Monet, lors d'une exposition à Moscou sur les impressionnistes français qui eut lieu en 1895. Une « meule », en effet, n’est qu’une forme approximative et provisoire, un amalgame plutôt qu’un corps, qui se compose de multiples brindilles dont la liaison et purement accidentelle et nullement organique. Aux yeux de Kandinsky, Monet peint les objets de ce monde en les éparpillant et en les émiettant dans la réverbération de la lumière, en procédant en quelque sorte à leur dissipation matérielle dans l’onde lumineuse, dans les lignes de force du champ magnétique où vibre la lumière : « Et soudain, écrit Kandinsky dans Regards sur le passé, pour la première fois, je voyais un tableau [comprendre : « et non plus une meule de foin »]. Ce fut le catalogue qui m’apprit qu’il s’agissait d’une meule. J’étais incapable de la reconnaître. Et ne pas la reconnaître me fut pénible [première rédaction : « Il me semble que sans le catalogue il n’aurait pu être question de deviner qu’il s’agissait d’une meule de foin. Cette impression m’était désagréable »]. Je trouvais que le peintre n’avait pas le droit de peindre d’une façon aussi imprécise. Je sentais confusément que l’objet faisait défaut au tableau. Et je remarquais avec étonnement et trouble que le tableau non seulement vous empoignait [première rédaction : « vous émouvait et vous captivait »] mais encore imprimait à la conscience une marque indélébile, et qu’aux moments toujours les plus inattendus, on le voyait, avec ses moindres détails, flotter devant ses yeux. Tout ceci était confus pour moi, et je fus incapable de tirer les conclusions élémentaires de cette expérience. Mais ce qui m’était parfaitement clair, c’était la puissance insoupçonnée de la palette qui m’avait été jusque là cachée et qui allait au-delà de tous mes rêves. La peinture en reçut une force et un éclat fabuleux. Mais inconsciemment aussi l’objet en tant qu’élément indispensable du tableau en fut discrédité » (Regards, p. 97).
            Cette désintégration du phénomène dans la vibration du rayonnement lumineux, qui fait de chaque forme un agrégat aussi précaire que celui d’une meule de foin, paille et paillettes de lumière, suggère à l’artiste la tentative d’annuler l’illusion de l’objet pour qu’enfin la peinture en personne puisse faire son apparition. Plus encore, elle lui suggère qu’il n’y a pas de vérité, c'est-à-dire de forme solide ni stable, dans l’extériorité, et que la vérité la plus profonde, la réalité la plus dense se trouve en lui, et non en dehors de lui. Et si cette découverte lui est « pénible », c’est qu’elle le contraint à renoncer à toute la peinture telle qu’il la concevait jusqu’alors – « auparavant je ne connaissais que l’art réaliste, et encore exclusivement les Russes » (ibid.) – et à opérer une révolution radicale qui change du tout au tout l’orientation de la scène où se joue le tableau. Mais il y a aussi, dans cette rencontre qui prophétise l’avenir, l’angoisse d'un monde qui se détruit, qui perd toute consistance, comme un mirage irréel, un rêve en voie de dissipation, ce qui autorise Michel Henry, vers la fin de son essai, à consacrer un long développement à la relation intime qui relie l’art de Kandinsky avec les intuitions centrales de la philosophie de Schopenhauer. Plusieurs tableaux peints par Kandinsky dans l’année 1911 traitent de thèmes prophétiques ou apocalyptiques (et Philippe Sers triomphe ici à montrer le lien entre cet art et la mystique orthodoxe), tels le Déluge, la Toussaint, ou les visions de l’Apocalypse. Tout se passe comme si le traumatisme d’une fin du monde était la catastrophe fondatrice de l’art abstrait, et l’on pourra dire, non sans raison, que l’art se réfugie dans l’abstraction après 1918 précisément dans la mesure où la réalité – celle que la Grande Guerre, cette autre apocalypse, avait révélée – n’était plus digne d’être peinte (2). Aussi est-ce à peu près dans les mêmes termes que Kandinsky rapporte l’impression que fit sur lui la découverte de la radioactivité par Henri Becquerel dès 1896, et peut-être aussi les hypothèses théoriques de Niels Bohr, le premier physicien qui proposa en 1913 un modèle pour la structure de l’atome, dit « modèle planétaire », ou « modèle de Bohr ». Que la matière soit atomique, qu’elle se résolve en corpuscules discrets, eux-mêmes composés de particules plus infimes encore, conduit à penser que tout objet est comme une meule de foin, un amas fragile, un agrégat privé de cohésion interne, et qu’une secrète instabilité menace sourdement le monde, quelque chose comme l’imminence d’un Déluge, qui fait de l’univers matériel un édifice menacé de ruine, un théâtre sur le point de s’écrouler : « Un événement scientifique, rapporte Kandinsky, leva l’un des obstacles les plus importants sur cette voie [celle qui conduit à l’Abstraction]. Ce fut la division poussée de l’atome. La désintégration de l’atome était la même chose dans mon âme que la désintégration du monde entier. Les murs les plus épais s’écroulaient soudain. Tout devenait précaire, instable, mou. Je ne me serais pas étonné de voir une pierre fondre en l’air devant moi et devenir invisible. La science me paraissait anéantie : ses bases les plus solides n’étaient qu’un leurre, une erreur de savants qui ne bâtissaient pas leur édifice divin pierre par pierre, d’une main tranquille, dans une lumière transfigurée, mais tâtonnaient dans l’obscurité, au hasard, à la recherche de vérités, et dans leur aveuglement prenaient un objet pour un autre » (Regards, p. 99). Il y a là plus qu’une sorte de prophétie de l’apocalypse nucléaire : un effroi devant l’audace sacrilège de la science qui profane les secrets de la création et réveille les forces obscures enfouies dans le sein de la matière. Cette condamnation de la science moderne, d’inspiration parfaitement rétrograde, on la trouvait déjà dans Du Spirituel dans l’art (chap. III : « Tournant spirituel ») : « De vrais savants scrutent la matière, ils y passent leur vie, aucune question ne les effraie. Et finalement, ils en arrivent à mettre en doute l’existence de cette matière sur laquelle, hier encore, tout reposait, sur laquelle l’univers entier s’appuyait. La théorie des électrons, c'est-à-dire de l’électricité dynamique, qui doit remplacer intégralement la matière, trouve, actuellement [allusion aux travaux de Rutherford et de Bohr], de hardis pionniers. Ils vont de l’avant, oubliant toute prudence et succombent dans la conquête de la citadelle de la science nouvelle, tels ces soldats qui, ayant fait le sacrifice de leur personne, périssent dans l’assaut désespéré d’une forteresse qui ne veut pas capituler. Mais il n’y a pas de forteresse imprenable » (p. 57-58). La science, qui fait le pari de l’objectivité, et pose la connaissance dans l’extériorité du monde visible, en vient ainsi à se détruire elle-même, puisqu’elle démontre elle-même l’irréalité de ce monde dont elle prétend pourtant expérimenter l’objectivité, et sur lequel elle entreprend de fonder la vérité. Ainsi semblent damnés, c'est-à-dire voués à l’apocalypse, les aveugles qui ont cherché la nécessité hors d’eux-mêmes, dans l’extériorité, alors qu’il n’y a de nécessité qu’intérieure, intuitivement éprouvée par la flamme où s’éclaire et parfois se brûle la vie de l’esprit.
            L’art abstrait se détournera donc de la perspective de l’art figuratif, qui demeure attaché au simulacre d’un monde sans consistance, pour ne prêter attention qu’à « la vie qui s’étreint dans la nuit de sa subjectivité radicale où il n’y a ni lumière ni monde » (Henry, p. 33). Il semble qu’une telle conversion dans le sanctuaire de la pure intériorité renonce à jamais au monde, et que rien n’est plus opposé à la peinture nouvelle que ce qu’on nommait autrefois la peinture de paysage. Et pourtant, l’on trouve dans Regards sur le passé, de magnifiques descriptions de paysages, et tout particulièrement des vues panoramiques sur la ville de Moscou à laquelle l’artiste resta toujours profondément attaché (c’est à Moscou en effet qu’il vécut sa première enfance, avec son père et sa mère, qui divorceront quand le père partira à Odessa pour occuper un  nouveau poste, en 1871, quand l’enfant a cinq ans). On y lit par exemple cette lyrique description de Moscou au coucher du soleil (qui fait penser à l’ouverture de l’opéra de Moussorgski, La Khovanshchina, « Lever de soleil sur la Moskowa », composé entre 1872 et 1880 créé à Saint-Pétersbourg en 1886), qui dissout la ville dans un chromatisme à la fois musical et pictural, de telle façon que Moscou cesse d’être un paysage du monde extérieur pour devenir une vibration intérieure de l’âme, ce que Kandinsky nomme une « résonance intérieure » : « J’étais à vrai dire en quête d’une certaine heure, qui était et qui reste toujours la plus belle heure du jour à Moscou. Le soleil est déjà bas et a atteint sa plus grande force, celle qu’il a cherchée tout le jour, à laquelle il a aspiré tout le jour. Ce tableau n’est pas de longue durée : encore quelques minutes, et la lumière du soleil deviendra rougeâtre d’effort, toujours plus rougeâtre, d’un rouge d’abord froid puis de plus en plus chaud. Le soleil fond tout Moscou en une tache qui, comme un tuba forcené (3), fait entrer en vibration tout l’être intérieur, l’âme tout entière. Non, ce n’est pas l’heure du rouge uniforme qui est la plus belle ! Ce n’est que l’accord final de la symphonie qui porte chaque couleur au paroxysme de la vie et triomphe de Moscou tout entière en la faisant résonner comme le fortissimo final d’un orchestre géant. Le rose, le lilas, le jaune, le blanc, le bleu, le vert pistache, le rouge flamboyant des moissons, des églises – avec chacune sa mélodie propre – le gazon d’un vert forcené, les arbres au bourdon plus grave ou la neige aux mille voix chantantes, ou encore l’allegretto des rameaux dénudés, l’anneau rouge, rigide et silencieux des murs du Kremlin, et par-dessus tout, dominant tout, comme un cri de triomphe, comme un alleluia oublieux de lui-même, le long trait blanc, gracieusement sévère, du clocher d’Ivan-Veliky. Et sur son cou, long, tendu, étiré vers le ciel dans une éternelle nostalgie, la tête d’or de la coupole qui, parmi les étoiles dorées et bariolées des autres coupoles, est le soleil de Moscou. Rendre cette heure me semblait le plus grand, le plus impossible des bonheurs pour un artiste. Ces impressions se renouvelaient à chaque jour ensoleillé. Elles me procuraient une joie qui me bouleversait jusqu’au fond de l’âme, et qui atteignait l’extase » (Regards, p. 91-92). Plus que jamais ici un paysage est une âme choisie, et l’on comprend que l’abstraction consiste en une métamorphose musicale du monde objectif qui, en se faisant pure musique, perd toute réalité extérieure pour se transfigurer en une vibration tout intérieure de l’âme sensible. Le vrai Moscou de Kandinsky n’a d’existence que dans sa mémoire, comme le paradis perdu de l’enfance, qu’il s’empressera de retrouver une fois terminées les années d’exil à Odessa, le vrai Moscou est intérieur, illuminé par l’harmonie du père et de la mère alors unis dans un même amour de l’enfant. Aussi ne faut-il pas s’étonner si c’est à Moscou encore que sont consacrées les dernières lignes de Regards sur le passé, car on ne peut, selon Kandinsky, jeter un regard en arrière (Rückblicke) sans apercevoir à l’horizon la ville sainte rougeoyante sous le soleil couchant : « L’espoir de pouvoir retourner à Moscou ne nous quitta jamais, et cette ville fit grandir en mon cœur une nostalgie semblable à celle que Tchékhov décrit dans Les Trois sœurs. A partir de ma treizième année, mon père m’emmena chaque été à Moscou, si bien que lorsque je m’y installais finalement à l’âge de dix-huit ans, j’avais le sentiment d’avoir enfin retrouvé ma patrie. Mon père […] fut éduqué à Moscou et apprit à aimer cette ville autant que sa patrie. Son âme profondément humaine et aimante comprit “l’Esprit moscoviteˮ. C’est toujours un plaisir pour moi de l’entendre énumérer par exemple d’une voix recueillie les innombrables églises, avec leurs vieux noms merveilleux. Sans aucun doute, il y a chez lui la résonance d’une âme d’artiste. Ma mère est moscovite de naissance et unit en elle les qualités qui incarnent pour moi Moscou […] Bref, elle est ‟notre Mère Moscou” de ‟pierres blanches” à ‟tête d’or”, sous une forme humaine […] Ce Moscou tout à la fois intérieur et extérieur, je le considère comme la source de mes aspirations d’artiste. C'est mon diapason de peintre » (Regards, p. 131-132). Si la mère est « Notre Mère Moscou », alors une vue de Moscou est comme une icône où se réfléchit le visage de la Madone, une image sainte qui demeure pour toujours intérieure au souvenir de l’enfant. Le paysage de la ville ne se trouve donc pas, comme l’aveuglement réaliste pourrait le croire, à l’extérieur, mais bien à l’intérieur, où se conserve l’émotion, la vibration de l’âme qui fait la vérité de Moscou. Peindre Moscou, c’est, pour Kandinsky, exprimer cette vibration et la faire entendre avec art.
            L’abstraction permet ainsi à l’artiste, selon Michel Henry, d’accéder à une connaissance intuitive de l’intérieur qui a la valeur d’une véritable « connaissance métaphysique », en tous points opposés à la connaissance objective et déterministe de la physique galiléenne, « connaissance » qui se résume pourtant au pathos d’une émotion et demeure inanalysable par l’entendement : « La connaissance à laquelle nous ouvre l’art est d’une nature totalement différente : c’est une connaissance sans objet. Son milieu ontologique, c’est la vie – la vie qui s’étreint elle-même tout entière sans jamais se séparer de soi, sans se poser devant soi à la manière d’un ob-jet […] Le point de départ de la peinture, c’est une émotion, un mode plus intense de la vie. Le contenu de l’art, c’est cette émotion […] … c’est cette pulsion de l’Etre en nous à laquelle il [l’art] appartient et avec laquelle il coïncide, qu’il a pour mission de soutenir et de porter à ce point extrême, à ce ‟paroxysme de la vie” où la vie fait l’expérience de soi jusqu’à son propre fond, en lequel elle s’abîme dans cet ‟impossible bonheur” que Kandinsky appelle ‟l’extase” » (Henry, p. 37-38). Il y a donc une analogie profonde entre l’art, qui fait vibrer la corde de la vie qui se tend en nous, et qui est pour cette raison comme l’éveilleur du Spirituel, et l’éthique, qui préserve ce sanctuaire intérieur de tout oubli comme de toute profanation : « … l’expérience esthétique contracte avec l’éthique un lien indissoluble, elle est elle-même éthique, une ‟pratique”, un mode de réalisation de la vie. Cette connexion intérieure de la vie esthétique invisible et de la vie éthique, c’est ce que Kandinsky appelle le ‟Spirituel” » (p. 38-39). N’est-ce pas là déjà le sens de la formule, si souvent mal comprise, de Kant, selon laquelle « le beau est le symbole du bien » (§ 59) ? En effet, il ne faut pas l’entendre selon un sens objectif ni extérieur, par exemple si l’on disait qu’une œuvre belle incite nécessairement au bien. Chacun sait qu’il y a une beauté du Diable. Les enfers de Bosch, par exemple, qui sont des incendies nocturnes, ne sont pas sans beauté ; et l’on se souvient que l’enfer surtout est pavé de bons sentiments. Non, il faut entendre la sentence kantienne en un sens subjectif et intérieur : le sentiment de plaisir que me fait éprouver le libre jeu créateur des facultés dynamiques qui s’emparent de l’âme du « génie », est comme une image subjective, ou un symbole intérieur de la béatitude (Seligkeit) de la liberté absolue, que me prescrit la loi morale, et dont je ne peux postuler la plénitude qu’en la vie de Dieu (la liberté comme pure autonomie – ce qui est une autre façon de définir l’existence de Dieu – est en effet à la fois un « fait de la raison », comme fondation du caractère intelligible, et un « postulat » de la raison pratique, comme idéal d’un progrès à l’infini). Si le « spirituel » kandinskien est l’esprit jouissant pleinement de sa liberté créatrice, et s’éprouvant par là comme un vivant, alors l’esthétique de Michel Henry, conforme sans doute à celle de Kandinsky  lui-même, est moins éloignée qu’il semble le croire lui-même de celle de la troisième Critique.
            L’abstraction en art prend ainsi la valeur d’une véritable régénération – « Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier propose un programme de régénération » (Henry, p. 39) – puisqu’il sauve l’esprit de la déchéance et de l’oubli de soi où l’avaient emprisonné la déchéance matérialiste, l’illusion naturaliste ou la fascination figurative. L’art abstrait est la forme nouvelle d’une religion, et la conversion qu’il implique indique le chemin du salut des âmes : « Parce que l’art accomplit la révélation en nous de la réalité invisible et cela avec une certitude absolue, il constitue le salut et dans une société comme la nôtre qui écarte la vie, soit qu’elle se contente de la fuir dans le monde extérieur, soit qu’elle en prononce la négation implicite, il est le seul salut possible » (Henry, p. 41). Il est vrai que de tels accents prophétiques, ou sotériologiques, se laissent entendre dans les écrits théoriques de Kandinsky, comme il est vrai qu’appartenait au Bauhaus tel que le concevait son fondateur, l’architecte Walter Gropius, le projet utopique ( ?) d’une rédemption de la société par l’art, en introduisant la beauté jusque dans les objets les plus communs de la vie quotidienne (pour l’artisanat, à la fois industriel et idéaliste, du Bauhaus, une lampe, une chaise ou un couteau doivent être des œuvres d’art).

            C’est sur la base de ces principes qu’il nous faut alors déterminer la « forme » telle qu’elle doit apparaître sur la scène de l’Abstraction. Ce projet, qui définit l’essence même de l’acte de peindre, semble pourtant radicalement contradictoire : comment rendre visible ce qui est plongé dans la nuit invisible et abyssale de l’intériorité, comment placer dans l’extériorité réifiante et objective ce qui doit demeurer enseveli dans le secret de la subjectivité, de la vie intérieure et « abstraite » de l’esprit ? Dans un article de 1913 (Der Sturm), « La Peinture en tant qu’art pur », Kandinsky expose comment la forme extérieure qui apparaît sur le tableau doit être la manifestation d’une vibration intérieure de l’âme, l’expression d’une nécessité intérieure : « Pour que le contenu, qui vit d’abord ‟abstraitement”, devienne œuvre, il faut que le second élément – l’élément extérieur – serve à la matérialisation. C'est pourquoi le contenu aspire à un moyen d’expression, à une forme ‟matérielle”. L’œuvre est ainsi la fusion inévitable et indissoluble de l’élément intérieur et de l’élément extérieur, c'est-à-dire du contenu et de la forme […] La forme est l’expression matérielle du contenu abstrait. Le choix de la forme est donc déterminé par la nécessité intérieure, laquelle constitue proprement la seule loi immuable de l’art » (Regards, p. 193). Le principe de « nécessité intérieure » repose sur un phénomène de « vibration de l’âme » : l’âme, du fait de son incarnation, « vibre » avec les formes sensibles quand celles-ci sont harmoniques avec les intuitions par lesquelles la vie s’appréhende intérieurement. C’est ainsi que Kandinsky peut écrire, dans l’article « De la composition scénique » de l’Almanach de 1913 : « Lorsque l’artiste trouve le moyen juste, c’est une matérialisation de la vibration de son âme qu’il se voit contraint d’exprimer. Si ce moyen est juste, il provoque une vibration presque identique dans l’âme de celui auquel il s’adresse. C’est inévitable » (Regards, p. 168). Michel Henry, enthousiasmé par cette poétique de la subjectivité, prend au premier degré ces déclarations de Kandinsky. On ne saurait le lui reprocher, mais on peut aussi bien rappeler combien l’idée d'un monde traversé de vibrations, en lequel nos sensations seraient une sorte d’interférence entre la vibration de l’âme (ce qui permet de s’opposer aux théories mécanistes de la perception, qui posent en principe la passivité de la réception du signal) et la vibration du monde, est une idée répandue, dans les milieux mystiques ou théosophiques comme dans les milieux scientifiques, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Le passionnant article de George Roque, « Ce grand monde des vibrations qui est à la base de l’univers », le montre abondamment. Le titre de cet article est une citation d'un ouvrage, Des sons et des couleurs, publié en 1934 par Charles Blanc-Gatti (1890-1966), peintre suisse initiateur du « musicalisme », à la recherche des correspondances entre la couleur et le son, adepte d’un art synesthétique qui donnerait à voir l’équivalent figuré de l’émotion musicale (4). Un article d’Henri Rovel, paru en 1908 dans Les Tendances Nouvelles (n° 35, mars 1908, « Les lois d’harmonie de la Peinture et de la Musique sont les mêmes »), marquera beaucoup Kandinsky (il le cite dans Du Spirituel dans l’art, en note, au chapitre « Théorie », p. 147), mais aussi de nombreux autres peintres, tels Frantisek Kupka, ou Michel Larionov, auteur du Manifeste Rayonniste (d’abord publié en russe, en avril 1913) qui, voulant peindre non plus la lumière réfléchie par les objets, mais la lumière elle-même, dissolvait le monde dans le rayonnement d’un champ magnétique universel. Dans son article sur la synesthésie sons/couleurs, Rovel écrivait : « La vie est caractérisée par la vibration. Sans vibration, il n’y a pas de vie. Le monde entier est soumis à cette loi. Individuellement nous formons un tout ; notre organisme est actionné par un moteur unique et, suivant la plus ou moins grande perfection de cet organisme, nous sommes plus ou moins capables de vibrer et par conséquent de sentir » (Aux Origines de l’abstraction, p. 54a). Lorsque Kandinsky évoque les « vibrations de l’âme » (par exemple dans Du Spirituel dans l’art : « En peinture, chaque couleur est belle intérieurement, parce que chaque couleur provoque une vibration de l’âme et que toute vibration enrichit l’âme », p. 175 ; dans les années 1760, Euler, dans ses Lettres à une princesse d’Allemagne, considérait en effet la couleur comme une onde, semblable par là au son), il tient un langage sans doute spiritualiste, et qui n’est pas étranger aux spéculations de la société de théosophie, ni aux élucubrations de sa fondatrice, Helena Blavatsky (5), mais il parle encore le langage de la psycho-physique, et de l’analyse des sensations telle que l'exposait à l'époque la science positive (6). Le parti pris de Michel Henry, qui veut interpréter la théorie de l’artiste à la lumière d’une phénoménologie résolument subjectiviste, lui fait manquer cette dimension de la théorie de la peinture abstraite chez Kandinsky, dimension qui rend compte par ailleurs des multiples références à la science positive, surtout il est vrai dans Point, ligne, plan (1926), par exemple lorsqu’il affirme que « la science exacte a mis à la disposition de la philosophie une riche documentation bien ordonnée qui, tôt ou tard, mènera vers des résultats de synthèse. L’esthétique expérimentale doit prendre le même chemin, mais elle doit unir dès le départ l’extérieur et l’intérieur » (Point, ligne, plan, p. 75) », ou bien encore lorsqu’il appelle à la création « d’Instituts d’art travaillant méthodiquement », étant donné « qu’une science de l’art de quelque ampleur soit-elle doit être internationale » (id, p. 85). La contradiction n’est pourtant qu’apparente, tant l’époque mêlait de la façon la plus confuse les découvertes scientifiques avec les spéculations de l’occultisme : la radioactivité est ainsi mise au service des tables tournantes, les ondes magnétiques doivent  nous permettre de communiquer avec les morts, les rayons X photographient l’invisible et font apparaître les ectoplasmes de l’au-delà, et grâce aux techniques modernes d’enregistrement du mouvement et du son, nous connaîtrons bientôt les fréquences du rythme vital, du Verbe vivant et de la pulsation première. L’accent apparemment plus scientifique de Point, ligne, plan ne subit donc pas seulement l’influence de l’esprit constructiviste et objectif qui domine au Bauhaus (ce pourquoi la place de Kandinsky, comme de Klee, y sera de plus en plus marginale), mais exprime plus profondément l’espoir que les méthodes de la science moderne réussissent à percer les secrets les plus hauts de la spiritualité et de la mystique.
            C’est par conséquent à bon droit que Michel Henry interprète les « vibrations » de Kandinsky dans un sens résolument subjectiviste et opposé à toute objectivation par la science positive. La « Forme » qui apparaît alors sur le tableau, ou « plan originel » (Point, ligne, plan), est l’expression intuitive et immédiate d’une pure subjectivité, de ce que Kandinsky nomme la « Nécessité intérieure » (la formule revient presque à chaque page dans Du Spirituel dans l’art). Il faut pour cela que le peintre se détourne de la « nature », c'est-à-dire du motif extérieur qui aliène encore la peinture impressionniste, pour ne se tourner que vers l’impression intérieure, libérant la forme de toute référence étrangère à la pure émotion de la vie invisible qui palpite au cœur le plus secret de notre subjectivité. On peut dire en ce sens que la révolution de l’abstraction conduit à faire du tableau non plus une représentation qu’on pose dans la distanciation de l’objectivité (la perspective définissait cette distance dans l’espace virtuel du tableau depuis la renaissance italienne), mais au contraire un sentiment, une émotion, qu’on doit éprouver et vivre intérieurement. Il ne s’agit plus d’apprécier une image, mais de vivre intérieurement la naissance des formes et l’éclosion des couleurs ou, pour le dire de façon plus déconcertante encore, d’entrer dans le tableau et vivre de sa vie propre.
            Une expérience, qui nous est rapportée par Kandinsky lui-même dans Regards sur le passé, est ici déterminante. En 1889, alors qu’il faisait des études de droit à Moscou, Kandinsky fit un voyage scientifique, pour le compte d’une Société d’ethnographie et d’anthropologie, dans la région de Vologda (environ 400 km au nord de Moscou). Il était chargé de répertorier les coutumes juridiques en vigueur chez les paysans. C’est là qu’il découvrit ces isbas naïvement peintes de motifs traditionnels, bariolées de l’extérieur comme de l’intérieur, et qui donnaient le sentiment d’entrer dans un tableau devenu habitable : « Je n’oublierai jamais les grandes maisons de bois couvertes de sculptures. Dans ces maisons magiques, j’ai vécu une chose qui ne s’est pas reproduite depuis. Elles m’apprirent à me mouvoir au sein même du tableau. Je me souviens encore qu’en entrant pour la première fois dans la salle, je restais figé sur place devant un tableau aussi inattendu. La table, les banquettes, le grand poêle, qui tient une place importante dans la maison du paysan russe, les armoires, chaque objet était peint d’ornements bariolés étalés à grands traits. Sur les murs, des images populaires : la représentation symbolique d’un héros, d’une bataille, l’illustration d’un chant populaire. Le coin rouge (rouge en vieux russe veut dire beau) entièrement recouvert d’icônes gravées et peintes, et devant, une petite lampe suspendue qui brûlait, rouge, fleur brillante, étoile consciente à la voix basse et discrète, timide, vivant en soi et pour soi, fièrement. Lorsqu’enfin j’entrais dans la pièce, je me sentis environné de tous côtés par la peinture dans laquelle j’avais donc pénétré » (Regards, p. 108) (7). Comme cet intérieur féérique, où l’iconostase donne au sacré sa place, le tableau est pour Kandinsky un « petit monde », ou microcosme, qu’il faut savoir non seulement regarder, mais aussi habiter, et c’est en ce sens qu’on doit interpréter la série des 12 estampes (4 lithographies, 4 gravures sur bois, 4 eaux fortes) que réalise Kandinsky en 1922, lors de son arrivée au Bauhaus de Weimar, toutes intitulées « Petits Mondes », Kleine Welten. Kandinsky lui-même ne compare-t-il pas, dans ce même Regards sur le passé, la création du tableau à la création d’un monde ?  « Chaque œuvre naît, du point de vue technique, exactement comme naquit le cosmos… Par des catastrophes qui, à partir des grondements chaotiques des instruments, finissent par faire une symphonie qu’on nomme musique des sphères. La création d’une œuvre, c’est la création du monde » (Regards, p. 116). Ce monde, il ne faut pas le voir, il faut le vivre, il faut l’habiter de l’intérieur, l’habiter comme l’isba bariolée du paysan russe, retrouver le mouvement propre des lignes, la fixité obstinée du point, l’expansion dynamique des formes, la vibration intérieure des couleurs, l’émotion d’un pur langage pictural dans le moment de sa genèse. Il y a quelque chose de maternel dans cette peinture d’un autre monde en lequel l’artiste se déplace familièrement, un cosmos de pures formes et couleurs au sein duquel l’imagination peut partir pour un voyage fantastique ou se blottir dans une demeure féérique.
            C’est encore dans Regards sur le passé que Kandinsky raconte son émerveillement d’enfant lorsqu’il découvrit la vie propre et autonome des couleurs, comme des êtres vivants et individualisés, toutes différentes les unes des autres : « Avec de l’argent lentement mis de côté, je me suis acheté à treize ou quatorze ans une boîte de peinture à l’huile. Ce que je ressentis alors, ou pour mieux dire l’expérience que je vécus en voyant la couleur sortir du tube, je la fais encore aujourd’hui. Une pression des doigts, et, jubilants, fastueux, réfléchis, rêveurs, absorbés en eux-mêmes, avec un profond sérieux, une pétillante espièglerie, avec le soupir de la délivrance, la profonde sonorité du deuil, une force, une résistance mutines, une douceur et une abnégation dans la capitulation, une domination de soi opiniâtre, une telle sensibilité dans leur équilibre instable, ces êtres étranges que l’on nomme les couleurs venaient l’un après l’autre, vivants en soi et pour soi, autonomes, et dotés des qualités nécessaires à leur future vie autonome et, à chaque instant, prêts à se plier librement à de nouvelles combinaisons, à se mêler les uns aux autres, et à créer une infinité de mondes nouveaux » (Regards, p. 114) (8).
            Cette vie intérieure qui anime la couleur et lui donne sa tension propre, il faut, pour bien en voir l’éclat, communier avec elle et la vivre par empathie. L’abstraction, comme la phénoménologie, dépouille ainsi la chose des concepts qui l’informent, et s’efforce de revenir aux choses mêmes, à la qualité pure du phénomène dans l’acte même de son apparaître. Rien de plus concret en ce sens que l’abstrait. Car dès qu’elle est objectivée, la couleur se décolore et s’anesthésie : le physicien ne l’identifie-t-il pas à la longueur d’onde, mesurée par un nombre, alors que chacun tombe d’accord que les nombres n’ont pas de couleur ? De la même façon le géomètre définit les figures d’autant plus rigoureusement – leur substituant le graphique de leur fonction – qu’il les donne moins à voir. En ce sens, nous comprenons que la couleur, telle que nous la ressentons (et c'est bien en ce sens que nous parlons du bleu ou du rouge, en désignant par là un certain sentiment que la sensation communique à notre esprit, et nullement une « longueur d’onde »), c'est-à-dire telle que nous la nommons communément, est totalement étrangère aux mesures du physicien, tandis que le peintre la reçoit pour ce qu’elle est, c'est-à-dire un phénomène sensible. De la même façon, les formes, géométriques ou non, évoquent à nos esprits des qualités sensibles (la rondeur évoque la douceur, l’acuité de l’angle aigu la pointe acérée… etc.) qui sont tout aussi radicalement étrangères aux calculs du géomètre. Rien de plus immédiat, intuitif et concret, que la peinture dite « abstraite ». C’est inversement la définition objective du phénomène, par la mathématisation du monde dont Galilée a pour la première fois définit la méthode, qui est « abstraite », et sans le moindre rapport avec le monde vécu de notre vie quotidienne : « Il ne s’agit plus, écrit Michel Henry, de spéculer sur les bases physiques ou physiologiques de la couleur (il est remarquable de voir à quel point science et spéculation vont  ensemble), mais de la décrire telle qu’on l’éprouve, telle qu’elle s’éprouve elle-même, elle dont l’action s’exerce en bloc sur n’importe quel être vivant. C’est dans ce retour à la subjectivité pure que la théorie kandinskienne trouve un fondement radical, celui-là même que Descartes avait assigné à la philosophie et qui la soustrait d’abord au reproche d’être une interprétation » (p. 133).
            On décrit ainsi des couleurs chaudes, dont le jaune est le paradigme, au mouvement excentrique, explosif, et des couleurs froides, dont le bleu est le paradigme, au mouvement concentrique, recueilli en elles-mêmes et se densifiant autour de leur centre (l’opposition jaune/bleu est inspirée du Traité des couleurs de Goethe). A ce premier contraste, s’ajoute celui du noir et du blanc, qui sont toutes deux couleurs du néant, mais le blanc dit le vide de l’aurore, avant que le monde n’ait été conçu, tandis que le noir dit la fin de toutes choses, et la consomption des mondes, blanc et noir qui sont ainsi comme l’alpha et l’oméga de l’odyssée de la couleur. Quant au vert, il résout l’opposition du jaune et du bleu en les réunissant dans une teinte moyenne, neutre et apaisée, une couleur aux yeux de Kandinsky satisfaite et replète, sans la tension qui dynamise les autres couleurs de la palette, et finalement rebutante : « Le vert ne dégage que de l’ennui (effet passif). La passivité est le caractère dominant du vert absolu. Mais cette passivité se parfume d’onction, de contentement de soi. Le vert absolu est, dans la société des couleurs, ce qu’est la bourgeoisie dans celle des hommes : un élément immobile, sans désir, satisfait, épanoui. Ce vert est comme la vache grasse, saine, couchée et ruminante, capable seulement de regarder le monde de ses yeux vagues et indolents » (Spirituel, p. 125-126). On voit combien l’artiste ne manque pas d’imagination quand il s’agit de faire vivre les couleurs d’une vie individuelle et caractérisée.
            A cette symbolique des couleurs, vient bientôt s’ajouter une symbolique du dessin, qu’il faudrait plutôt nommer un « vitalisme » de la composition, tant la symbolique évoque l’idée de figures qui se prêtent à leur codification, alors qu’il s’agit ici au contraire de penser les forces qui sont agissantes de l’intérieur dans les formes et les couleurs, et comme dans le dynamisme interne du champ pictural. Il n’est pas indifférent que la dynamique de la couleur soit traitée, dans Le Spirituel dans l’art (1912), avant la dynamique du dessin, qui est l’objet systématique d’un traité plus tardif, Point et ligne dans leur rapport à la surface (usuellement intitulé en français Point, ligne, plan, 1926), quand, à la suite de son enseignement au Bauhaus à partir de 1922, le langage de l’abstraction chez Kandinsky se conceptualise davantage. Les premières toiles abstraites, qui correspondent à l’époque du Cavalier Bleu, soit 1911-1914, sont frémissantes de couleurs vibrantes, et semblent animées par cette « résonance intérieure », ou « sonorité intérieure » qui définit, selon Kandinsky la vie propre et autonome qui irradie les couleurs et les formes. Dès les années 1919 le rapport figure/fond met un certain ordre dans ce chaos lyrique, et permet de distinguer entre le ballet des formes abstraites, diverses et éparpillées, et le fond uni sur lequel elles apparaissent comme en lévitation. A partir de 1920, le chaos s’ordonne et compose un théâtre sur la scène duquel le dessin abstrait se simplifie et se géométrise, comme si l’on passait d’une abstraction lyrique et romantique à une abstraction plus géométrique et classique, peut-être sous l’influence (mais c’est toujours une faiblesse, de la part d’un artiste, que de céder à une influence étrangère à son art) du constructivisme russe (le formalisme d’El Lissitzky, Alexander Rodchenko et Kazimir Malevitch, qui n’appréciaient guère le subjectivisme affirmé, et le lyrisme volontiers mystique de leur compatriote), qui deviendra plus tard également dominant au Bauhaus, dès 1923, et surtout à partir du déménagement de l’Ecole à Dessau en 1925, imposant une esthétique géométrique et formaliste, surtout inspirée par l’œuvre et l’enseignement de Laszlo Moholy-Nagy. Ainsi tout se passe comme si la vibration interne de la couleur, son irradiation frémissante, se trouvait peu à peu contenue et maîtrisée dans un dessin de plus en plus géométrisé, comme une sorte de hiéroglyphe abstrait dont nous ne posséderions plus la clé. Il est donc bien naturel que le dessin l’emporte maintenant, du moins en théorie, sur la couleur, et que l’essai de 1926, Point, ligne, plan, soit surtout consacré à la définition des formes (bien que la couleur y ait aussi sa place), d’autant qu’il résume et systématise l’enseignement du Bauhaus (Cours du Bauhaus, publication posthume), l’exigence pédagogique inclinant à un certain dogmatisme.
            De même que, dans Le Spirituel dans l’art, Kandinsky s’est attaché à méditer la vie intérieure et la vibration sonore de la couleur, de même, dans Point, ligne, plan il s’attache à méditer la vie intérieure, le dynamisme propre des figures dessinées, et comme le mouvement propre qui leur confère leur autonomie. Pour cela, l’exposé de Kandinsky obéit à un ordre géométrique (que suit fidèlement Michel Henry) qui, du point (zéro dimension) se dirige vers la ligne (une dimension) puis vers le plan (deux dimensions), qui ne désigne pas ici le plan de la géométrie euclidienne, mais le plan du tableau, nécessairement limité et orienté, que Kandinsky nomme « Plan Originel » (P. O.). Ce qui caractérise alors chacun de ces éléments c’est qu’il est doué d’une vie propre, et ne peut être par conséquent adéquatement appréhendé que de l’intérieur. C’est ainsi que le point n’est pas défini comme il le serait dans la géométrie euclidienne, par un référentiel qui lui est extérieur, par exemple à  l’intersection de deux lignes droites, abscisse et ordonnée d’un même système de coordonnées ; il est défini à l’inverse par la vie intérieure qui se concentre en lui comme si, pour apprécier esthétiquement le point, il fallait le ressentir de l’intérieur. Ce qui conduit à des affirmations assez étranges, mais cependant intuitivement évidentes : le point est l’être encore tout entier contenu en lui-même, refusant l’extériorité et le déploiement qu’elle suppose (9), mais pourtant affirmant son existence immobile et obstinée, et qui peut être ainsi décrit comme « l’union du silence et de la parole » (Point, ligne, plan, p. 33), c'est-à-dire à la fois le commencement et le point d’ancrage de la rhétorique des formes sur la scène de l’abstraction (la parole), et le refus du développement de ce discours (le silence) (10). Cependant le point est vivant et non mort, et sa forme ronde n’est pas géométrique, mais irrégulière et étoilée comme une source effusive qui localise l’origine d’une irradiation. Sa tension est concentrique, sa force est concise et introvertie, il refuse l’extériorité du plan et demeure résolument concentré en lui-même. Il est ainsi à la fois fort et faible, fort parce qu’il exprime la volonté obstinée de demeurer en sa place (tendant ainsi de lui-même à occuper la place du centre), faible en raison de sa brièveté, qui le fait semblable à l’instant évanescent, « à la brève percussion du tambour ou du triangle dans la musique, aux coups secs du pivert dans la nature » (Point, ligne, plan, p. 42) : « le point est la forme temporelle la plus concise » (Point, ligne, plan, p. 43) écrit Kandinsky, inscrivant ainsi dans le tableau, par cette vitalité qui confère au formes visibles une rythmique autonome, le temps que la distinction, devenue traditionnelle depuis Lessing, entre les arts du temps (musique, poésie) et ceux de l’espace (architecture, sculpture, peinture), refusait catégoriquement. Par expansion du point singulier, ou bien au contraire par la dissémination de plus en plus dense des points multiples, le point tend à sortir de lui-même, à se prolonger dans la ligne et à envahir le plan. Le point est ainsi comme le degré zéro de la forme et comme l’origine de la danse des formes abstraites, il est, écrit Michel Henry, « ce fond de silence sur lequel s’enlève tout langage » (p. 84).
            Pour que le point devienne tracé, il faut qu’une force extérieure le déloge du lieu qu’il occupe obstinément, et le lance malgré lui dans l’aventure de la ligne. On se demandera sans doute d’où provient cette force, puisque rien d’extérieur ne peut intervenir, et que la peinture est ici immanente au lieu vital où s’exprime l’intériorité. Cependant le point se situe nécessairement dans le plan du tableau, qu’il faut concevoir non comme la surface monotone, illimitée et isotrope du plan euclidien, mais comme un espace dynamique parcouru de tensions diverses, un champ vivant qu’animent sans cesse des lignes de force toujours mouvantes. C'est donc l’énergie même de l’espace en lequel se joue le drame du tableau qui ébranle le point et le contraint de se prêter à la chorégraphie de l’abstraction. Kandinsky, imaginant alors une étrange poétique travestie en une sorte de physique élémentaire de l’imaginaire, distingue, parmi les lignes qui tracent le parcours du point ébranlé par le jeu des forces vitales, ligne droite quand la force est unique et s’applique continument, ligne courbe quand deux forces s’appliquent continûment et ensemble, et ligne brisée ou en zigzag quand les forces diverses qui font pression sur le point jouent l’une après l’autre, sans accorder ni conjuguer leur élan. Chaude comme la flamme quand la ligne s’élève, verticale, froide comme la mort quand elle s’affaisse sur l’horizontalité, chaudes et tendues quand les lignes conjointes forment la pointe agressive de l’angle droit, froides et figées quand elles forment l’assise stable de l’angle droit, commençant, du fait même de leur chromatisme à se colorer (le jaune, pour Kandinsky qui reprend en ceci Goethe, est la couleur de la lumière et du chaud, le bleu de l’obscurité et du froid). La ligne abstraite selon Kandinsky n’est donc pas le trait qui définit de l’extérieur le contour de la forme, mais plutôt le sillage qui exprime l’élan d’une force autonome, le graphe d’un rythme vital, la trace d’un mouvement, comme cela est évident dans le cas de la ligne mélodique (« Le violon, la flûte, le piccolo produisent une ligne très mince ; d’une ligne plus épaisse – produite par la viole et la clarinette – nous arrivons par les sons les plus graves de la contrebasse et du tuba jusqu’aux lignes les plus épaisses », Point, ligne, plan, p. 108 : souvenir évident des Klangfiguren de Chladni), et plus encore dans la ligne de force qui résume le geste de la danse (« Dans la danse, tout le corps et, dans la danse contemporaine, chaque doigt dessinent des lignes aux expression précises. Le danseur moderne suit sur la scène des lignes distinctes et il les inclut comme un élément essentiel dans la composition de sa danse », Point, ligne, plan, p. 109). Et c’est précisément, comme le souligne Michel Henry, parce que la ligne sur le tableau est identique à la ligne de vie que nous sentons palpiter en nous (de même que la danse est l’expression spatialisée de la force qui soulève intérieurement le corps vivant), que l’extériorité de l’image ne fait qu’un avec l’intériorité de la vie : « Il n’y a pas deux réalités dont la correspondance ferait problème, mais une seule, une seule forme vivante que nous éprouvons en nous sous la forme de ce pathos qu’il s’agit d’exprimer et qui est aussi la force qui produit la ligne » (p. 91).
            Cette interprétation de la poétique kandinskyenne des formes abstraites est sans doute fidèle, mais, en ne voulant se référer qu’à la métaphysique de l’intériorité et de la vie qui est celle de Michel Henry lui-même, elle méconnaît délibérément les références plus évidentes qui étaient celles de Kandinsky quand il composait son traité. C'est ainsi par exemple que lorsque Kandinsky écrit : « tout phénomène du monde intérieur et du monde extérieur peut trouver son expression linéaire – une sorte de transposition » (Point, ligne, plan, 76), il fait évidemment référence aux appareils nouveaux qui se multiplient dans le dernier quart du XIXe siècle, et qui permettent de traduire en un graphe ou un diagramme, par un stylet inscripteur, les rythmes intérieurs qui animent le corps vivant (battements du cœur, du pouls…etc.) les mouvements périodiques de certains phénomènes physiques, tels le son, que ce soit celui du langage articulé ou celui de la phrase musicale. Toutes les vibrations du monde trouvent alors leur équivalent graphique, et l’on sait l’importance que revêt cette notion dans la théorie picturale développée par Kandinsky : une œuvre d’art est d’autant plus puissante qu’elle suscite en l’âme de plus profondes vibrations (Spirituel dans l’art, début du chapitre « L’œuvre d’art et l’artiste », p. 169 et note), et « chaque couleur est belle intérieurement parce que chaque couleur provoque une vibration de l’âme et que toute vibration enrichit l’âme » (ibid., p. 175, note 1) (11). Or, il n’est pas de phénomène vibratoire qui ne puisse être enregistré par un graphe, visualisé par une ligne qui est l’expression graphique du rythme vital, une ligne qui n’est pas simplement géométrique puisqu’elle se représente non seulement dans l’espace, mais encore dans le temps qu’elle rend visible, chacune des vagues de l’électrocardiogramme représentant la durée propre de la diastole ou de la systole (12). Il faut lire sur ce thème le remarquable article de Michel Frizot, « Les courbes du temps. L’image graphique et la sensation temporelle », (in Aux origines de l’abstraction, RMN, 2003, p. 69-83). Que la ligne soit le graphe de l’élan vital, c’est ce qu’exprime admirablement le photographe Félix Nadar (la photographie participe en effet à cet enthousiasme pour l’enregistrement graphique du mouvement) dans un ouvrage qu’il publie en 1900, Quand j’étais photographe : « Elles sont d’une absorbante attraction, ces feuilles où se déroulent en linéaments blancs sur le noir funéraire des tableaux les variations à l’infini de l’hymne vital, c'est-à-dire la complainte de notre misère […] Ce n’est qu’ondes, courbes, ressauts, trépidations, caprications, saccades, ascensions brusques et tombées subites ou lentes, rebondissements semblables aux sommets déchiquetés de quelque chaîne volcanique. Dans ces diversités symptomatiques des stigmates de notre existence, rythmes de toutes les souffrances humaines, chaque maladie, chaque poison a sa gamme personnelle » (cité par M. Frizot, p. 82). Tel est le modèle implicite de la ligne dansante et rythmique, qui vit de sa vie propre, dans la vision intérieure de l’Abstraction (13).
            La ligne abstraite n’est pas la ligne géométrique : pulsante et rythmique, elle tend à occuper l’espace, elle possède une épaisseur propre et tend à se gonfler selon l’énergie qui l’anime intérieurement. Il faut donc que la ligne vive dans un espace en lequel elle puisse respirer et s’épancher, et c’est donc tout naturellement que la ligne s’exprime dans le plan. Ce plan, qui est l’espace limité du tableau, rectangulaire le plus souvent, est nommé par Kandinsky « le plan originel », et abrégé en P. O. (ce qui montre son importance, l’élévation du concept à la forme du sigle étant une sorte de nomination, ou de consécration), est un champ de forces parcouru de tensions diverses et toujours renouvelées, traversé par des lignes d’énergie qui se concentrent en certains lieux et s’absentent en certains autres. Ce que condense cette formule de Kandinsky : « Le P. O. est un être vivant » (Point, ligne, Plan, p. 130) (14). L’espace de l’abstraction n’est donc pas homogène (à l’inverse de l’espace géométrique, neutre et indifférencié), il se différencie selon les lieux propres qui le structurent, il est organisé selon un « climat » intérieur : « Les éléments séparés sont implantés, dès le commencement, dans une atmosphère plus ou moins froide ou chaude, et même l’insertion d’un grand nombre d’éléments opposés ne saurait faire oublier totalement ce climat » (Point, ligne, Plan, 129). Cette météorologie abstraite se structure principalement autour du couple du chaud (qui règne dans la hauteur, sans doute parce que le mouvement vertical est celui de la flamme, mais aussi parce que toute vie est chaleur et, en tant que telle, mouvement ascensionnel) et du froid (qui s’accumule sur la ligne horizontale qui sert de base au tableau, sans doute parce que les morts se couchent sur la terre, où règne un froid mortel). En outre, parce que le haut est le domaine des formes légères et ascensionnelles, il « évoque l’idée d’une plus grande souplesse, une sensation de légèreté, d’ascension et finalement de liberté » (Point, ligne, Plan, p. 131), et aussi de raréfaction, se dispersant ici en « petits éléments épars et disséminés » (ibid.). A l’opposé, le bas est le lieu dense où s’accumulent les chutes, les pesanteurs incapables d’essor, les formes grandes et lourdes qui viennent là s’entasser les unes sur les autres. Cette polarisation première de l’espace abstrait se complexifie par la différenciation de la gauche, qui sympathise avec la hauteur (« Le côté gauche du P. O. évoque l’idée d’une plus grande souplesse, une sensation de légèreté, de libération et finalement de liberté », p. 133). La gauche oriente une fuite dissidente, elle ménage dans le plan du tableau une ouverture au sein de laquelle tout est possible : « La direction vers la gauche – sortir – est un mouvement vers le lointain. C’est dans cette direction que tend l’homme lorsqu’il quitte son entourage habituel, se libérant des contraintes qui lui pèsent et qui entravent ses mouvements par une atmosphère figée, pour respirer enfin de mieux en mieux. Il part à l’aventure » (p. 135). La droite au contraire indique la direction qui fait retour au domicile fixe, le chemin qui ramène à son père le fils prodigue repentant : « La direction vers la droite – rentrer – est un mouvement vers la maison. Ce mouvement porte en soi une certaine fatigue, et son but est le repos. En s’approchant de la droite, le mouvement ralentit et s’épuise » (p. 135-136). Le repos n’est pas loin de la mort, et la droite tend ainsi à s’affaisser sur l’horizontale glacée. « L’histoire qui nous est contée ici, c’est l’histoire de la vie », commente justement Michel Henry (p. 113). L’espace du P. O. se trouve ainsi structuré comme par un quadriparti, entre les quatre pôles de la Terre et du Ciel, du Lointain et de la Maison (p. 136). Chaque figure qui apparaît dans cet espace tensionnel, selon qu’elle tombe ou s’élève, qu’elle est ronde ou aiguë, chaude (tirant vers le jaune) ou froide (tirant vers le bleu), joue son rôle propre dans la grande dramaturgie de l’Abstraction : « La rencontre de l’angle aigu d’un triangle avec un cercle n’a pas un effet moindre que le contact entre le doigt de Dieu et d’Adam chez Michel-Ange » (cité par Henry p. 83 et par Hajo Düchting, Kandinsky, Taschen, 2001, p. 62). C’est ainsi que Kandinsky oppose l’abstraction lyrique – quand les formes concourent en un  même élan – et l’abstraction dramatique – quand les formes sont en conflit les unes contre les autres.
            On remarquera enfin qu’il serait logique de prolonger l’exposé de Kandinsky par la troisième dimension, celle de la profondeur. Il n’en sera rien : l’espace abstrait demeure bidimensionnel et se joue sur la surface du tableau, la profondeur étant au contraire l’illusion cultivée par la perspective, qui définit le tableau comme un espace illusionniste et réaliste. La différenciation de la figure et du fond a une valeur non spatiale, mais plutôt rythmique, comme l’oscillation d’une vibration qui anime la scène du tableau. L’espace du tableau a sa respiration propre, qui n’est pas celle de l’espace de l’action et de l’histoire. Toute profondeur perspective ouvre l’espace de l’extériorité, y compris dans un tableau purement abstrait, et le sens de l’abstraction véritable est au contraire de se confiner dans l’infini de la pure intériorité. Tout doit donc se jouer sur le Plan Originel, à la surface de la toile où se rencontrent les formes visibles, et non dans un espace analogue à celui du monde réel. Ainsi peut-on dire de la peinture abstraite qu’elle a une profondeur mélodique et rythmique, une profondeur qui plonge dans l’intériorité infinie de la vie, mais non une profondeur spatiale qui, en la déployant dans l’extériorité, trahirait sa nature propre. C’est donc pour n’être pas superficielle que l’abstraction refuse la profondeur perspective, et qu’elle n’est profonde qu’à la condition de vibrer tout entière à la surface où s’affrontent et se mêlent les formes et les couleurs.

*****

            Ce cours demeure inachevé : à cette exposition de la peinture abstraite, ou du moins de son programme selon Kandinsky, traditionnellement présenté comme le fondateur, il faudrait ajouter une analyse de la crise, et finalement de la disparition de ce même art à l’articulation des années 60 et 70, tandis que naissait l’art conceptuel. Ainsi pourrions-nous mieux comprendre ce qui est en jeu quand s’efface l’esthétique pour qu’advienne le conceptuel ou, ce qui revient au même, quand prend fin l’art moderne, ou la modernité (Baudelaire) en art, et que commence ce que nous nommons encore aujourd'hui le contemporain.

 

 

NOTES

1- « C’est ce qui m’a fait comparer quelquefois, écrit Diderot, les fibres de nos organes à des cordes vivantes sensibles. La corde vivante sensible oscille, résonne longtemps encore après qu’on l’a pincée. C’est cette oscillation, cette espèce de résonance nécessaire qui tient l’objet présent, tandis que l’entendement s’occupe de la qualité qui lui convient. Mais les cordes vibrantes ont encore une autre propriété, c’est d’en faire frémir d’autres ; et c’est ainsi qu’une première idée en rappelle une seconde, ces deux-là une troisième, toutes les trois une quatrième et ainsi de suite, sans qu’on puisse fixer la limite des idées réveillées, enchaînées, du  philosophe qui médite ou qui s’écoute dans le silence et l’obscurité [...] Supposez au clavecin de la sensibilité et de la mémoire, et dites-moi s’il ne saura pas, s’il ne se répétera pas de lui-même les airs que vous aurez exécutés sur ses touches. Nous sommes des instruments doués de sensibilité et de mémoire » (Entretien entre d’Alembert et Diderot, éd. Vernière, Œuvres philosophiques, Garnier, 1964, p. 271-272 et 274).

2- Philippe Dagen, Le Silence des peintres. Les artistes face à la Grande Guerre, Hazan, 2012

3- Dans Le spirituel dans l’art, Kandinsky écrit : « Le rouge de cinabre peut être comparé au tuba, d’autres fois on croit entendre d’assourdissants roulements de tambours » (p. 133).

4- Aux Origines de l’abstraction, 1800-1914, RMN, 2003, p. 51-67.

5- Il existe une abondante littérature sur les origines théosophiques et occultistes de l’abstraction, et tout particulièrement au sujet de Kandinsky. On trouvera quelques titres à la note n° 73, p. 66, de l’article de George Roque, dans le catalogue déjà cité : Aux origines de l’abstraction, Paris, 2003).

6- George Roque fait ainsi très justement allusion à l’influence déterminante du remarquable ouvrage d’Ernst Mach, L’Analyse des sensations, le rapport du physique au psychique, Jacqueline Chambon, Nîmes, 2000 [1886, deuxième édition augmentée : 1900]. On sait qu’Albert Einstein voyait en Mach un précurseur de la théorie de la relativité.

7- Michel Henry fait allusion à cet épisode p. 55 de son essai.

8- Michel Henry fait allusion à cet épisode p. 54 de son essai.

9- Michel Henry : « Le propre du point, ce qui lui confère sa tension spécifique, c’est de repousser l’espace qui l’entoure, de refuser de se répandre et de se dissoudre en lui […] Cette concentration pathétique du point le définit comme un être à part, isolé de son entourage » (p. 86).

10- Kandinsky remarque à ce propos que, dans l’écriture, le point marque la fin de la phrase, et ouvre donc la pause d’un silence (PPP, 33).

11- On retrouve cette idée dans Regards sur le passé : « Chaque œuvre d’art et chacun des moyens mis en œuvre provoque chez tout homme sans exception une vibration qui, au fond, est identique à celle de l’artiste » (169).

12- L’ouvrage fondateur est ici la somme que publie Jules-Etienne Marey dès 1878 : La Méthode graphique dans les sciences expérimentales (voir Michel Frizot, « Les courbes du temps… », p. 72).

13- Une note de Point, ligne, plan fait nettement référence à ces méthodes d’enregistrement graphique : « Nous ne pouvons qu’indiquer brièvement ici les rapports des expressions picturales avec les expressions des autres arts et finalement avec les manifestations d’autres ‟mondes”. En particulier les ‟transpositions” et leurs possibilités – et en général la transposition de différents phénomènes en formes linéaires (‟graphiques”) et en forme de couleur (‟picturales”) – exigent une étude approfondie : expression linéaire et expression colorée. Nous ne doutons pas qu’en principe tout phénomène, sur quelque plan que ce soit, puisse s’exprimer ainsi – par l’expression de son essence intérieure – que ce soit l’orage, J. S. Bach, la peur, un événement cosmique, Raphaël, des maux de dents, un événement sublime ou banal, ou bien une sensation ‟supérieure” ou ‟inférieure” » (Point, ligne, plan, p. 109, note).

14- Michel Henry écrit dans le même sens : « Le P. O. existe donc comme une réalité autonome, vierge, comme un être vivant : il a une respiration et c’est en présence de cette vie silencieuse habitée de forces secrètes que se tient en réalité le peintre avant de commencer son travail » (p. 102).