Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mise en ligne le 1-5-2015

 

 

 

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1- Introduction à la philosophie de Platon

2- Mimesis

3- Philosophie et musique

4- Le jeu dialectique

5- Hippias Majeur

6- Ion

7- Gorgias

8- Le Banquet

9- Phédon

10- République, Introduction

République, livre 1

République, livre 2

République, livre 3

République, livre 4

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11- Phèdre

12- Théétète

13- Politique

14- Philèbe

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PLATON
 
LA REPUBLIQUE

Livre IX


            Deux parties dans cet avant-dernier livre qui prolonge l’analyse de l’âme tyrannique commencée au livre VIII, et qui conclut le problème éthique – le tyran est-il heureux ? – soulevé dans le livre I, par la confrontation Socrate-Thrasymaque.
 
            Première partie : suite et fin du portrait de l’homme tyrannique (jusqu’à 579b).
            Deuxième partie : le malheur du tyran.
            On conclut sur la définition d’une morale ascétique – refoulement de la sensualité – qui est aussi un hédonisme de la connaissance – de tous les plaisirs, le plus intense est celui de savoir.

***

            Le portrait du tyran à la fin du livre VIII décrit la conquête du pouvoir tyrannique et son installation ; au début du livre IX, il est au contraire question de sa décadence et de sa chute.

1- Portrait de l’homme tyrannique (suite et fin)
            Le problème philosophique de la distinction de la veille et du rêve, prend ici une valeur dramatique et morale :
            Le tyran est dévoré par la violence anarchique de ses rêves : il songe les yeux ouverts. Si la délivrance de la caverne est l’histoire d’un éveil infini, la chute dans la tyrannie est une plongée au pays des songes.
            Le rêve : non seulement un univers de fiction – problème épistémologique du Théétète – mais aussi un univers inhumain et terrifiant où l’homme est assailli par des monstres fantastiques. Dans l’Antiquité, le rêve est moins un monde fictif qu’un autre monde, par lequel le dormeur communique avec le sacré.
            Ainsi le rêveur est un possédé – le rêve a valeur prophétique – un homme ivre qui est la proie des forces obscures qu’il ne maîtrise pas. Contre « les visions monstrueuses (paranomos) des songes », Platon recommande la « méditation intérieure » (sunnoia) c’est-à-dire l’exercice du connais-toi toi-même (571d – 572a).
            De même que le rêve est une communication avec l’autre monde, de même l’histoire de la tyrannie est celle d’une progressive descente aux enfers : Gygès le tyran trouve l’anneau chez les morts.
            La pensée – qui est un exercice de la conscience – est prophylactique : elle dissipe les cauchemars et enseigne à l’homme comment trouver la mesure en soi-même. « Il y a en chacun de nous une espèce de désirs terribles, sauvages, sans frein, qu’on trouve même dans le petit nombre de gens qui paraissent tout à fait réglés, et c’est ce que les songes – hupnos – mettent en évidence » (572b).
            Comme le rêveur, le tyran est alors une sorte de fou, qui ne connaît que le principe de plaisir et ignore le principe de réalité : il est à la fois ivremethustikosamoureuxerôtikos – et foumelagkholikos (573c).
            Allusion évidente à Œdipe en 571cd : l’âme dans le sommeil « ose tout, comme si elle était détachée et débarrassée de toute pudeur et de toute raison : elle n’hésite pas à essayer en pensée de violer sa mère. » Dans Œdipe tyran, pour conjurer la menace du cauchemar sur le point de se réaliser, Jocaste veut rassurer Œdipe : « Ne redoute pas l’hymen d’une mère : bien des mortels ont déjà dans leurs rêves partagé le lit maternel. Celui qui attache le moins d’importance à pareilles choses est aussi celui qui supporte le plus aisément la vie » (v. 980-983).
            Le tyran ressemble non seulement à Œdipe incestueux, mais encore à Œdipe parricide : « Si son vieux père et sa vieille mère résistent et soutiennent la lutte, les ménagera-t-il et se fera-t-il scrupule d’employer contre eux quelque procédé tyrannique ? » (574a).
            Platon souligne la signification politique de la tragédie œdipienne : le père et la mère sont surtout ici la patrie et la matrie c’est-à-dire l’autorité de la tradition – la loi – et la cité qui donne la langue maternelle : « Le tyran, qui naguère maltraitait son père et sa mère, châtiera de même sa patrie, s’il en a le pouvoir : il y introduira de nouveaux compagnons, et celle qui fut autrefois chère à son cœur, sa « matrie » comme disent les Crétois, sa patrie comme nous disons, il l’asservira à ces gens-là et la nourrira dans l’esclavage » (575d).
            Par cette chute dans le délire onirique, le tyran atteint le point le plus bas de la dépravation constitutionnelle, le point symétrique et inverse du soleil qui illumine le sommet de l’ascension dialectique.
Cf. plus haut, livre III, 414e : « Après les avoir entièrement formés, la Terre, leur mère, les a mis au jour ; que dès lors ils doivent regarder la contrée qu’ils habitent comme leur mère et leur nourrice, la défendre contre qui l’attaqueraient, et traiter les autres citoyens en frères, fils de la terre comme eux. »
            Le rêve – sensation inconsciente – est en effet semblable aux ombres portées sur le théâtre de la caverne (pour rêve = ombre, voir Sophiste 266bc).
            Eros tyrannique (Erôs turannos, 573b et d) : Eros tourné vers les ombres, victime de l’hallucination des apparences : errant de corps en corps « il s’éprend hier d’une courtisane qui n’est pour lui qu’un caprice » (574b), il poursuit un rêve au pays des ombres sans jamais l’assouvir.
Eros philosophique (Diotime) : Eros tourné vers les essences, désir de l’immortel, qui s’élève de la beauté visible à la vérité et à la connaissance dont elle est l’image ou le reflet.
            La paideia est bien une question de conversion : l’Eros tyrannique s’ensevelit dans les rêves, il sombre dans le délire onirique ; l’Eros philosophique s’éveille toujours à une vie plus intense. L’ivresse du tyran le conduira à rouler sous la table ; mais Socrate peut boire indéfiniment : sa lucidité ne cesse de s’accroître (Banquet).
            574e : « Une fois tyrannisé par l’amour, le tyran sera constamment en état de veille ce qu’il était quelquefois en songe ». Ainsi le tyran est un somnambule fasciné par des mirages : il ne connaît aucune limite ni aucun frein et ressemble aux voleurs qui percent le mur des maisons ou qui pénètrent dans les temples pour les piller (574d et 575b). Percer les murs, piller les temples : c’est toujours franchir une enceinte et pénétrer dans un au-delà. L’idée est reprise en 575b : « Ils volent, ils percent les murs, ils coupent les bourses, ils dépouillent les passants de leurs habits, ils pillent les temples…etc. ».
            Comme le dormeur encore, le tyran est un homme solitaire, ébloui par ses propres songes et ne connaissant d’autre réalité que celle de ses désirs et chimères. Le tyran fait le désert autour de lui, puisqu’il n’accepte dans son entourage que des flatteurs – kolax (par exemple 575c) – qui ne sont que des doubles de lui-même, et préservent son rêve éveillé en se faisant l’écho de tous ses désirs. Ainsi le tyran ressemble à l’un de ces riches citoyens qui emploient cinquante esclaves – allusion peut-être à Céphale lui-même – et qu’un dieu transporterait soudain au milieu d’un déserteis erèmian (578e).
            La tyrannie fait de la cité un désert et du tyran un halluciné en proie aux mirages, et menacé de mort de tous côtés et à chaque instant. C’est pourquoi le tyran – seul au milieu du désert – s’isole en son palais, qui est toujours un château de rêve, un décor d’illusion.
            Il faut une architecture grandiose et fantastique pour matérialiser son rêve éveillé : c’est pourquoi le tyran est encore semblable à un homme enchaîné dans une prison (579b) : « Il passe la plus grande partie de sa vie enfermé dans sa maison comme une femme, et il envie les autres citoyens qui vont voyager au dehors et voir quelque objet intéressant » (579bc).
            Toute tyrannie engendre des phantasmes d’incarcération : il y a une secrète correspondance entre Versailles et la Bastille, entre le château du roi et la forteresse carcérale. Mettre à bas le tyran, c’est briser les serrures et ouvrir les portes : Louis XVI serrurier. Le tyran est prisonnier de ses rêves. C’est pourquoi il ne faut pas se laisser abuser par « l’appareil théâtral » (577b) de la cour ni par le luxe du palais : le décor éblouissant dissimule les complots et les tentatives d’assassinat : le tyran est un fou solitaire – prisonnier de son propre rêve – et menacé à chaque instant de mort par les faux-amis qui le flattent.
            Au terme de ce portrait de la tyrannie, il devient clair que le tyran « passe sa vie dans une frayeur continuelle, en proie à des douleurs convulsives » (579e).
            Ainsi Socrate peut-il justifier sa condamnation de la tyrannie, contre Thrasymaque qui en fait l’éloge : ceux qui se laissent éblouir par l’apparence – le théâtre dont s’environne le pouvoir – jugent que le tyran est le plus heureux des hommes ; ceux qui considèrent la vérité jugent qu’il est le plus malheureux des hommes. Socrate fait ici appel à un juge suprême – 580ab – qui n’est autre que la raison, ou le raisonnement qui sont en nous.
            Ainsi Socrate dit, quelques lignes plus loin (582d), que la raison – logos – est « l’instrument qui sert à juger » – organon krinesthai. Mais ce recours à la raison prend encore la valeur d’un jugement dernier ou d’un jugement de Dieu. « Le juge suprême » – o pantôn kritès – (580b) est donc le juge des enfers qui pèse les âmes et les châtie ou les récompense. Cf. fin du livre X : le mythe d’Er le Pamphylien.
            On peut penser encore à un autre exemple qui se rapproche précisément de notre passage ainsi que du mythe d’Er : dans le Phèdre (248c sq.), il est dit que les âmes des mortels tombant sous la loi d’Adrastée (mot à mot : l’Inévitable) – de même qu’il est question ici de Lachésis (livre X, 617d), qui est, comme Adrastée, fille de la Nécessité Anagkè. Selon que les âmes se sont plus ou moins approchées des essences divines, elles se réincarnent dans le corps d’un 1- Philosophe, 2- Roi juste ou guerrier, 3- Politique ou économe, 4- Gymnaste ou médecin, 5- Devin ou Initié, 6- Poète, artiste mimétique, 7- Artisan, 8- Sophiste ou démagogue, 9- Tyran.
            Ainsi le jugement dernier fait du tyran le dernier des hommes. C’est pourquoi le « juge suprême » dont il est question en 580ab n’est nullement l’arbitre des concours dramatiques ou musicaux – comme le suggèrent à la fois Emile Chambry (Belles Lettres, 1967), Robert Baccou (Garnier, 1963) et Georges Leroux (GF, 2002) – mais le juge des enfers, qui prononce pour l’éternité.
            De la même façon que dans ce passage du Phèdre, « le juge suprême prononce son arrêt » et classe les constitutions comme les individus selon leur part de bonheur : 1- L’homme royal, 2- L’homme timocratique, 3- L’homme oligarchique, 4- L’homme démocratique, 5- L’homme tyrannique. Ainsi dans la République comme dans le Phèdre, c’est sur le tyran que pèse la condamnation la plus lourde. 

2- La morale ascétique
            La condamnation du tyran – depuis VIII 562a – a été surtout politique. A partir de 580d, elle devient aussi morale. En vérité ces deux registres – moral et politique – sont indissociables chez Platon : en vertu de l’équivalence de la cité et de l’individu, toute constitution est aussi un état de l’âme.
            Deux démonstrations :
            1- Seul le philosophe s’élève jusqu’au bonheur de la connaissance (à partir de 580d)
            2- Seul le bonheur de la connaissance est absolu et non relatif (à partir de 583b).

            1- Le bonheur de la connaissance
Platon reprend ici (580d) les trois parties de l’âme qui avaient été définies à la fin du livre IV (436 sq.), et qui, on s’en souvient, ne sont pas tant des parties que des attitudes ou des orientations : psukhè est philomathes ou philosophos (581b) quand elle se ressouvient d’elle-même, quand elle se convertit en son intériorité. Elle est philokhrèmatos et philokerdes (581a) « amie de l’argent et du gain » quand elle se tourne vers l’extériorité et se disperse dans la multitude des objets sensibles. Enfin, elle est philonikos et philotimos (581b), amie de la victoire et de l’honneur, quand elle est pure énergie – thumos – qui se porte tantôt au service du Désir tantôt à celui de la Raison.
            De ces trois types d’hommes – le philosophos, le philonikos et le philokerdes – (581c) le plus heureux est le premier, car il est le seul à savourer « le plaisir de connaître la vérité telle qu’elle est, et d’en jouir continuellement en apprenant » (581de).
            Le philosophe accède à une béatitude qui reste  hors de la portée du reste des hommes. La connaissance prend pour Platon la valeur d’une initiation à la vie bienheureuse (cf. la caverne). Elle trouve sa fin en elle-même – jouir de l’unité retrouvée de l’âme dans le mouvement de la réminiscence – et nullement dans ses applications pratiques. Platon pratique la connaissance pour la connaissance, comme d’autres revendiquent l’Art pour l’Art.
            De plus, le philosophe est le seul juge car le juge suprême n’est ni le thumos – emportement aveugle – ni epithumia – rêve éveillé – mais le logos – le discours libre, ne reconnaissant que l’autorité de la raison – guidant le thumos dans ses choix.
            C’est pourquoi le logos est « l’instrument qui sert à juger » (582d), c’est-à-dire à distribuer à chacun la part qui lui revient. Organon krinesthai : ici se trouve le projet d’une logique ou science du logos qu’Aristote rassemblera sous le titre, précisément, d’Organon. Il s’agira alors d’établir les formes du jugement, et les critères du vrai et du faux.
            A l’origine, la Logique consacre la souveraineté juridictionnelle de la Raison sur tout autre forme de désirs. L’origine de la logique n’est pas épistémologique, mais bien morale ainsi que le soupçonnait Nietzsche.

            2- Le plaisir absolu (à partir de 583b)
Platon oppose ici deux formes de plaisirshêdonai – (déjà, en VIII 558d, il avait distingué, préfigurant Epicure, les désirs nécessaires de ceux qui ne le sont pas) : Le plaisir relatif, qui n’est que l’amélioration d’un état antécédent et le plaisir absolu que rien ne précède, et qui semble naître du néant.
            Le premier n’est que fantômephantasma – ou un simulacregoêteia (mot à mot : l’imposture d’un charlatan) – de plaisir (584a) : ce qui est un plaisir pour l’un – la cessation de la douleur pour le malade – n’en est pas un pour l’autre – l’homme en bonne santé.
            Plus loin Platon dira du plaisir relatif ou mêlé qu’il n’est que le fantôme – eidôlon (586b) – du véritable désir, et que ceux qui le poursuivent sont semblables aux Grecs qui se battaient non pour Hélène mais, selon le poète Stésichore, pour le fantôme d’Hélène – to tês Helenês eidôlon (586c).
            Seul le second, le plaisir absolu, est plaisir véritable, car il demeure toujours tel. Parmi ceux-ci, Platon cite curieusement le « plaisir de l’odorat » (584b). Un passage du Philèbe (51b sq.) permet de mieux comprendre : les plaisir absolus seraient ceux « qui naissent des couleurs que nous appelons belles, des formes (skhêmata), de la plupart des parfums ou des sons, de toutes jouissances dont le manque n’est ici ni pénible ni sensible, alors que leur présence nous procure des plénitudes sensibles, plaisantes, pures de toutes » (traduction Diès, 51b).
            Ainsi à l’odorat – seul cité en République – s’ajoutent la vue et l’ouïe. On comprend alors que ces « plaisirs absolus » sont en vérité les plaisirs esthétiques que nous ressentons devant le spectacle de la beauté : « les couleurs que nous appelons belles », ta kala logomena khrômata (Philèbe 51b). Platon distingue ici – comme Kant après lui, mais dans un autre sens – le Beau de l’Agréable. Le plaisir, dans sa forme la plus générale, est toujours relatif : il est mêlé de douleur, car il désire toujours davantage, il est un mouvement, et même un emportement et une violence faite à l’âme : « le plaisir et la douleur (comprendre : comparativement l’un à l’autre) quand ils se produisent dans l’âme, sont l’un et l’autre une sorte de mouvement (kinèsis) » (583c). Le plaisir relatif est toujours un plaisir démesuré (Philèbe 52c) ; le plaisir absolu au contraire trouve sa mesure en lui-même, il appartient « à la classe de l’achevé, du fini, l’autre à la classe de l’indéfini, de l’informe (emmetria et apeiron).
            C’est en ce sens que dans République, 584b, Platon dit des plaisirs absolus qu’ils « se produisent soudainement, avec une intensité extraordinaire, et quand ils cessent, ils ne laissent après eux aucune douleur ». Ainsi le plaisir esthétique pris à la beauté n’est pas une tension qui s’exacerbe – plaisir relatif – mais une plénitude intérieure, une sérénité heureuse – plaisir absolu, qui ne se rapporte qu’à lui-même. Kant, pour dire ce même accomplissement, parlera de finalité sans fin. En posant ainsi la supériorité du plaisir esthétique sur toute autre forme de plaisir, Platon annonce l’excellence suprême du plaisir spéculatif – la jouissance d’apprendre – que seul le philosophe connaît.
            La beauté est en effet un reflet de l’intelligible dans le sensible, de l’immortel dans le mortel : le plaisir qu’elle nous procure est donc l’image d’un plaisir plus haut encore, celui qui nous fait connaître les essences pures, et non simplement leurs formes représentées.
            D’où l’opposition, soulignée ici par Platon, entre « ce qui tient de l’être immuable, immortel et véritable » et « ce qui tient de choses toujours changeantes et mortelles » (585c).
            Ainsi le bonheur que nous inspire la beauté est comme la préfigure du bonheur divin qui participe à l’immortel : le plaisir esthétique indique la voie qui s’élève vers la lumière (cf. Banquet).
La double orientation de l’âme – epithumia ou logos – prend alors la forme d’une fable, ou d’une allégorie : elle oppose d’une part ceux qui rampent sur la terre et s’attablent au festin illimité des fruits de la terre – les forçats de la consommation (« ils regardent toujours en bas, comme les bêtes, toujours penchés vers le sol et tournés vers la table, ils s’empiffrent de pâture, se saillissent les uns les autres et, disputant à qui aura le plus de ces jouissances, ils ruent, se battent à coups de cornes et de sabots de fer et s’entretuent pour satisfaire leur insatiable cupidité », 586ab). Eros tyrannique.
            D’autre part, ceux dont l’âme est tournée vers la connaissance des essences, qui sont les formes immortelles dont elle se ressouvient quand elle se considère elle-même. Alors seulement elle est un tout (= elle trouve sa mesure en elle) : « Il ne s’élève alors dans l’âme aucune sédition, chacune de ses parties se tient en ses fonctions et pratique la justice, et chacune jouit des plaisirs qui lui sont propres, les plus purs et le plus noirs » (586e). Aux hommes bêtifiés qui marchent à croupetons et regardent la terre, il faudrait opposer l’astronome du livre VII de la République qui ressemble à « un homme qui regarderait les ornements d’un plafond, la tête penchée en arrière, la bouche béante » (529b), ou bien encore Thalès, l’astronome, qui avait les yeux au ciel et tomba dans un puits (Théétète, 174a). Eros philosophique.
            Ainsi Platon n’a pas seulement montré combien le tyran est malheureux, mais aussi combien  le philosophe est heureux. Se livrant à un calcul plutôt laborieux, il établit que « le tyran est éloigné du vrai plaisir de trois fois trois degrés » (587d). Dans le Phèdre, le tyran obtenait semblablement la neuvième et dernière place. Par un calcul plus laborieux encore, il ajoute que le tyran est éloigné du philosophe-roi de 729 = 93 degrés, qui est le nombre des jours et des nuits dans l’année, et le nombre des mois dans la Grande Année selon Pythagore – autant dire que l’éloignement vaut pour l’éternité, ou les siècles des siècles : le tyran est condamné à ne jamais connaître la béatitude du philosophe, et cela jusqu’à la fin des temps.

***

            Pour conclure, Platon propose une image (eikôn, 588b) qui est aussi une allégorie de l’âme selon la division tripartite développée plus haut : un monstre composite (epithumia), qui symbolise aussi la foule bariolée de la démocratie ; un lion (thumos) ; et un homme (logos) sont enfermés dans un même sac de peau.
            La condition humaine selon Platon évoque ainsi l’antique châtiment des parricides.
            Daremberg et Saglio, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, tome IV (N-Q), p. 338, article « Parricidium » : « La peine de mort fut rétablie par Auguste et conservée par les empereurs suivants, au moins pour le meurtre des ascendants, frères, sœurs, patrons et patronnes, sous la forme évidemment très ancienne qui consistait à enfermer le coupable préalablement battu de verges, coiffé d’un bonnet en peau de loup, avec des brodequins de bois aux pieds, dans un sac de cuir, avec plusieurs animaux, un chien, un coq, des serpents, plus tard un singe, et à le jeter dans la mer ou dans une rivière, ou, si l’état des lieux ne le permettait pas, à l’envoyer au bûcher ou aux bêtes. »  « Par cette forme originale de supplice, on veut moins punir le coupable que l’expulser du monde des vivants en le noyant dans un sac avec des animaux "infernaux" » (Jean Prieur, La mort dans l’antiquité romaine, Ouest-France, 1986, p.41). Il est en effet question plus loin d’un serpent : « la bête a forme de lion et de serpent » (590b). Celui qui a renié ses origines est donc soumis à un châtiment qui lui rappelle sa nature et sa condition (1). C’est ainsi que le tyran, qui violente et tue ses vieux parents, sera soumis au supplice qu’on réserve au parricide : il sera dévoré par le monstre qu’il nourrit lui-même en son sein.
            L’image de Platon laisse à penser que l’homme est encore fort peu humain : il est aux deux tiers bestial, et la victoire de l’humanité – qui seule peut réussir l’unité de l’âme – est encore bien fragile.
Ce monstre bigarré – thêrion poikilon (588c) – est l’image de l’âme dispersée dans la diversité sensible. La philosophie doit surmonter l’épouvante des monstres qui hantent les fables anciennes ; elle doit vaincre Cerbère (le monstre est à la fois la Chimère, Scylla et Cerbère – 588c – tous gardiens des seuils), comme Héraklès, et délivrer de l’enfer les terreurs qui y sommeillaient depuis la nuit des temps.
            La Chimère – que le monstre, parmi d’autres formes, évoque – est fille de Typhon. Au début du Phèdre, Socrate s’interroge sur la signification des créatures monstrueuses qui hantent les vieilles légendes : « … il faudrait expliquer la forme des hippocentaures, et puis celle de la Chimère ; puis c’est une avalanche d’êtres du même genre, Gorgones et Pégases, et des multitudes étranges de créatures inconcevables et monstrueuses » (229d). Et Socrate conclut : « Au lieu d’examiner ces phénomènes, je m’examine moi-même. Je veux savoir su je suis un monstre plus compliqué et plus aveugle que Typhon, ou un être plus doux et plus simple et qui tient de la nature une part de lumière et de divinité » (230a).
            La réponse est : les deux à la fois. Mais le sage – qui participe à la lumière et au divin – peut exorciser le monstre qui le hante. La philosophie a pour tâche d’instituer l’humanité en l’homme. Elle doit pour cela purifier les monstres qui rôdent dans les rêves – la vie du tyran est un rêve éveillé – et domestiquer le lion pour qu’il serve la pensée et tourne son ardeur vers la connaissance de l’âme par elle-même.

 

NOTE

1- Cicéron, De Inventione, livre II, L, 149 : « Un homme est condamné pour parricide ; aussitôt , comme il n’avait pu s’enfuir, on lui met aux pieds des sandales de bois ; on lui enveloppe la tête dans un sac soigneusement attaché ; puis on le conduit en prison où il devait rester jusqu’à ce qu’on eût préparé le sac de cuir (culleus), où il serait placé pour être ensuite jeté dans un cours d’eau » ; Pro Roscio Amerino, XXV-XXVI : « Oh! combien nos ancêtres ont été plus sages ! Persuadés qu'il n'est point de terme qu'on puisse prescrire à l'audace, ils ont imaginé un supplice réservé aux seuls parricides, afin que la rigueur du châtiment détournât du crime ceux que la nature ne pourrait retenir dans le devoir. Ils ont voulu qu'ils fussent cousus vivants dans un sac de cuir, et jetés ainsi dans le Tibre. O sagesse admirable l Ne semblent-ils pas les avoir séparés de la nature entière, en leur ravissant à la fois le ciel, le soleil, l'eau et la terre, afin que le monstre qui aurait ôté la vie à l'auteur de ses jours ne jouît plus d'aucun des éléments qui sont regardés comme le principe de tout ce qui existe? Ils n'ont pas voulu que les corps des parricides fussent exposés aux bêtes, dans la crainte que, nourries de cette chair impie, elles ne devinssent elles-mêmes plus féroces; ni qu'ils fussent jetés nus dans le Tibre, de peur que portés à la mer, ils ne souillassent ses eaux destinées à purifier toutes les souillures. En un mot, il n'est rien dans la nature ni de si vil ni de si vulgaire, dont ils leur aient laissé aucune jouissance. Qu'y a-t-il en effet qui soit plus de droit commun, que l'air pour les vivants, la terre pour les morts, la mer pour les corps qui flottent sur les eaux, le rivage pour ceux que les flots ont rejetés? Eh bien ! ces malheureux achèvent de vivre, sans pouvoir respirer l'air du ciel; ils meurent, et la terre ne touche point leurs os; ils sont agités par les vagues, et n'en sont point arrosés; enfin rejetés par la mer, ils ne peuvent, après leur mort, reposer même sur les rochers. »

 

Pour lire le commentaire du livre X de La République, cliquer ICI