Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mise en ligne : 1-9-2013

 

 

 

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1- Introduction à la philosophie de Platon

2- Mimesis

3- Philosophie et musique

4- Hippias Majeur

5- Ion

6- Gorgias

7- Le Banquet

8- Phédon

9- République

10- Phèdre

11- Théétète

12- Politique

13- Philèbe

PLOTIN

PROUST

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SCHOPENHAUER

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VALERY

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PLATON ET LE JEU DIALECTIQUE (1)

            Il est bien futile de juger futile le sérieux des joueurs. Face à face, également attentifs au déroulement de la partie, ne ressemblent-ils pas aux partenaires du dialogue platonicien, tels deux miroirs placés en abîme, chacun réfléchissant la pensée de son semblable ? Ainsi voit-on, silhouettés en figures noires sur le flanc rebondi des amphores attiques de la fin de VIe siècle, Achille et Ajax, ou bien encore Palamède (2) et Protésilas, de part et d’autre du damier, loin du fracas des armes, immobiles et silencieux pendant la trêve.

des
Ajax et Achille jouant aux dés - Amphore attique à figures noires attribuée à Exékias (v. 540-530)
 
Musée du Vatican

            L’un est comme le reflet de l’autre, et le tablier du jeu est le réflecteur qui donne lieu à cette relation spéculaire, chacun tour à tour avançant son pion comme progresse, par questions et réponses, l’entretien philosophique, cet autre jeu dont le meneur est Socrate. Le paradigme du jeu – paidia, et les termes qui lui sont apparentés – inspire la spéculation platonicienne : sa fréquence est quatre fois plus élevée chez Platon que chez Aristote, et ces occurrences sont largement plus nombreuses chez le seul Platon que chez Gorgias, Lysias, Isocrate, Xénophon et Aristote réunis ! L’empire du jeu est, s’il faut en croire Platon, tout puissant : peut-on seulement lui échapper ? La philosophie elle-même ne serait-elle pas un jeu ? Pierre-Maxime Schuhl s’étonnait autrefois de cette insistance : dénombrer les neuf hypothèses du Parménide, en lesquelles les néoplatoniciens discerneront autant de degrés dans la procession des hypostases, cela revient à « jouer un jeu laborieux » (pragmateiôdê paidian paizein) (3) ; le « grand mythe » du Politique, fable cosmique du renversement qui conduit de l’âge d’or à l’âge de fer, et de la royauté sacerdotale à la responsabilité civile, renversement sans lequel la réflexion politique ne serait pas même possible, est « quelque chose qui tient du jeu » (skhedon paidian) (4) ; la physique des éléments façonnés par le démiurge divin à l’image de notre monde – du moins quand il faut se résigner, à défaut de science, à « l’idée d’une fable vraisemblable » (ê tôn eikotôn muthôn idea) – n’est qu’un « jeu mesuré et sage » (metrion kai phronimon paidian) (5) ; le problème des grandeurs incommensurables, pourtant crucial dans la mathématique des anciens Grecs, doit exercer l’esprit des jeunes gens « par manière de jeu » (meta de paidias) (6) ; la rédaction par Platon de ses dialogues, qui témoignent pour nous de la fondation de l’idée même de philosophie, n’est pourtant qu’un jeu (paidia) (7). Est-ce le jeu qu’on veut élever ici à la dignité philosophique, ou la philosophie qu’on veut abaisser au niveau du simple divertissement ?

             Il est vrai que, chez les Grecs, le jeu est jeu d’esprit, non de hasard. Les Egyptiens – pour la sagesse desquels Platon éprouvait la plus grande admiration – ne connaissaient guère que les jeux de destin, où le coup de dé seul est tout-puissant. Ainsi le jeu de Senet, très répandu depuis le Nouvel Empire : les trente cases qui le composent dessinent une sorte de Jeu de l’Oie, l’astragale – qui faisait office de dé – commandant l’avance des pions. De la maison de Thot à la maison d’Horus, elles dessinent un parcours en lequel les théologiens voyaient une allégorie de la vie humaine, passant tantôt par l’exaltation solaire, tantôt par le malheur et l’humiliation, quand l’âme séjournant sur la vingt-septième case, fatidique, se noyait dans le fleuve des morts. Sur les fresques funéraires, le joueur de Senet est toujours solitaire, faisant face à un partenaire invisible, sans doute le Destin en personne, et sous les yeux du juge des morts, Osiris, à qui il revient d’arbitrer cet ultime défi.


La reine jouant au jeu de senet. Tombe de Nefertari (XIXe dynastie, XIIIe siècle avant notre ère)

            Le jeu grec à l’inverse mesure l’homme à l’homme, chacun évaluant l’habileté de l’autre en risquant un coup, tramant son piège, ou tombant dans celui que l’adversaire lui tend. Quand un tiers assiste à la partie, c’est Athéna en personne qui se tient entre les joueurs, incarnant cette sagacité d’esprit qui, seule, fait tout le jeu.


Achille et Ajax jouant à un jeu de plateau sous le regard d'Athéna.
 
Amphore attique à figures noires, vers 510 BC. Paul Getty Museum.


 
Achille et Ajax jouant aux dés sous le regard d'Athéna
 
Hydrie attique à figures noires, v. 520-510 av. JC, musée du Louvre.

            Aussi les Grecs distinguaient-ils entre les jeux de petteia (8) – qui sont jeux de stratégie où les pions solidaires, tels des chasseurs se sachant chassés, ne prennent qu’en s’exposant au péril d’être pris – et les jeux de kubeia, où le lancer du dé est déterminant. Dans les premiers, plus spécifiquement grecs, le joueur devient maître de son jeu et ne laisse plus le sort lui dicter ses coups. L’Egyptien s’en remet au dieu, ou au hasard ; le Grec prend son destin en mains.
            Il ne faut pourtant pas s'en tenir trop formellement à ce partage, car si les jeux de hasard ont toujours chez les Grecs recours aux dés (kubeia), ou aux osselets (astragaloi), les jeux de stratégie (petteia) eux-mêmes ne répugnent pas au lancer du dé, le chiffre du sort étant alors une donnée que le joueur interprète librement, ayant le choix du pion qu'il peut également avancer ou reculer, à sa guise. L'aléatoire n'est donc pas banni des jeux de combinaison, il est plutôt l'un des paramètres avec lequel le joueur doit compter. C'est ainsi que Platon, toujours désireux de donner une origine égyptienne à la sagesse grecque, attribue au dieu lunaire Theuth, qu’on vénère dans le delta du Nil, parmi l’invention de diverses sciences (du nombre, du calcul, de la géométrie, de l’astronomie et de l’écriture), celle des jeux de kubeia et de petteia, qui se trouvent ainsi associés, nullement opposés (9). Ni l’un ni l’autre ne sont à ses yeux étrangers à la philosophie. Certes, la dialectique, qui fonde le savoir sur la pensée se connaissant elle-même, et ne connaissant qu’elle-même, s’apparente au jeu de stratégie plutôt qu’au jeu de hasard. S’il est vrai qu’il arrive à Platon de comparer – en de rares endroits – la formulation d’une hypothèse au simple lancer du dé (10), c'est naturellement vers les jeux de combinaison que s’oriente l’analogie. C’est ainsi qu’on apprend, dans le Premier Alcibiade (110 e), qu’il est tout aussi délicat de définir la justice que d’apprendre à jouer à la petteia ; dans le Charmide (174 ab), que Socrate associe (il est vrai pour les dissocier aussitôt) la science qui serait capable de nous donner le bonheur (poiei eudaimona) à celle qui nous rendrait habile dans l’art de calculer (logistikon) comme dans celui de jouer à la petteia (petteutikon) ; dans le Gorgias (450 d), que parmi les sciences qui progressent dialogiquement (dia logou), on trouve, pêle-mêle, avec la rhétorique, l’arithmétique et le calcul, la géométrie et le jeu de petteia (petteutikê) ; dans la République (I, 133, ab), qu’on peut comparer, à l’homme de loi capable de déterminer les justes conventions, le joueur de petteia ; dans la République encore (II, 374 cd), que l’excellence au jeu de la petteia – si difficile qu’il faut, pour bien jouer, s’y adonner dès l’enfance – démontre par l’exemple qu’il n’y a pas d’expertise sans spécialisation ; dans Le Politique (299 de), qu’il ne faut pas s’en tenir craintivement à la lettre des lois mais qu’il faut oser en réécrire le texte selon le contexte, à l’image du bon joueur de petteia qui toujours invente de nouvelles parties ; dans les Lois (VII, 820 cd), qu’il n’y a pas grande différence entre le calcul des incommensurables et l’art de bien jouer à la petteia. On pourrait encore allonger la liste des occurrences. Curieux tropisme du philosophe pour un jeu pourtant rarement cité dans les textes antiques ! On serait curieux d’en connaître les règles.

            Le peu que nous savons de la petteia provient du Lexique (Onomasticon) d’un grammairien du deuxième siècle de notre ère, Julius Pollux, qui tenait lui-même sa science d’un traité perdu – nous n’en possédons que des fragments – de son aîné Suétone. D'après ce que nous apprend Pollux, il semble qu'il faille distinguer, au sein de la famille de la petteia, deux types de jeux dont les autres ne sont que des variantes : le premier correspond au jeu de la Cité (Polis) ; le second au jeu des cinq lignes (pente grammai). Platon ne méconnaît ni l’un ni l’autre et discerne, entre ces jeux et la progression du discours philosophique, de remarquables ressemblances.

            Selon Pollux, le jeu de la Ville, que les anciens nommaient aussi le jeu du Plinthion (le mot désigne une aire carrée ou rectangulaire, soit le tablier du jeu, mais encore l’espace délimité par le bâton de l’augure pour prendre les auspices) se jouait avec un grand nombre de pions (11), qu’on nommait les « chiens » (12), répartis également en deux camps, les blancs et les noirs, et qu’on déplaçait sur les cases d’un damier. « Le but du jeu, précise Pollux, consiste à entourer (perilambanein) et à enlever (anairein), au moyen de deux pions de la même couleur, un pion de la couleur ennemie » (13). Jeu de go plutôt que jeu d’échecs. Si les jeux de petteia sont plus grecs qu’égyptiens, le Jeu de la Ville est le plus grec de tous : les deux camps s’affrontent à l’image des cités ennemies, chaque pion étant solidaire de tous les autres de son camp comme, dans la phalange, les hoplites étroitement serrés, ou comme, dans l’assemblée, les citoyens semblables et égaux, participant en commun à l’élaboration des lois. Jeu « des cités, mais non de la cité », selon une expression courante chez les joueurs qui pratiquaient le Jeu de la Ville, et que Platon rappelle en République IV (422 e) (14) : image, non de la cité unie et forte, mais de la cité ruinée par la lutte des factions, ou de cette « maladie » qui selon Platon s’empare de la Grèce quand les Grecs combattent les Grecs, cité contre cité (Rép. V, 470 cd). Jeu savant, que Platon associe fréquemment à l’arithmétique et à la géométrie, et d’une telle complexité qu’on ne trouverait, dans une cité de dix mille hommes, guère plus d’une cinquantaine de bons joueurs (Politique, 292 e). Sans le lien civil, instituteur d’humanité, l’individu n’est rien, et ne vaut guère plus, selon Aristote, qu’un pion isolé au jeu de petteia, livré sans défense aux coups de l’adversaire (Politique I, 1253 a). Pour l’emporter, il faut donc diviser, encercler et détruire, selon la tactique pratiquée par Hamilcar dans sa lutte contre les Romains, « coupant (apotemnein, séparer en dissociant) l’ennemi et l’enfermant (sugkleiein, cerner), comme un bon joueur de petteia (agathos petteutês) » (Polybe, Histoires, I, 84).
            C'est en ce sens qu’Adimante peut reprocher à Socrate d’attaquer par ruse son contradicteur, de le pousser perfidement par d’insidieuses questions pour mieux le mettre en échec en fin de partie : « De même qu’au jeu de la pettie les joueurs expérimentés (ôsper hupo tôn petteuein deinôn) finissent par être bloqués par les joueurs habiles et ne peuvent plus bouger leurs pièces, de même tes auditeurs finissent aussi par être bloqués par cette espèce de jeu de petteia qui se joue, non avec des pions, mais avec des raisonnements (hupo petteias … ouk en psêphoi, all’en logois) » (République, VI, 487 bc). Aux yeux d’Adimante, Socrate n’est qu’un sophiste et la dialectique n’est qu’une tactique de division. Jeu de la « Cité », qui met à l’épreuve la cohésion de la communauté politique ; mais jeu d’esprit encore, à l’image du travail dialectique, qui suit le fil des idées selon l’enchaînement de la démonstration, démontre simultanément le lien qui les implique et la définition qui les distingue.
             Selon le paradigme du Politique, le tissu des lois se trame sur le grand métier à tisser des échanges, la parole, comme la navette sur la toile, se déplaçant sans cesse de l’un à l’autre, tous participant à l’élaboration d’un discours commun (15). La cité, ainsi préservée de la démesure du tyran, naît de l’entrelacement (sumplokê) (16) des fils de chaîne, verticaux, tendus par le poids du peson comme se tend en l’homme le désir d’immortalité, obéissant à la commande d’or actionnée par le dieu (17) ; et des fils de trame, horizontaux, qui mesurent l’homme à l’homme dans l’unité du lien civil. Tel est encore le damier du jeu de la Polis, fait de parallèles horizontales et d’autres verticales. Le déplacement des pions sur la trame du jeu ne représente pas seulement les diverses transformations de la cité dans sa lutte contre l’ennemi, il réfléchit surtout le mouvement de la pensée dans son devenir dialectique. De même que le bon joueur de petteia sait l’art de rassembler ses troupes pour mieux diviser celles de l’adversaire, de même le bon dialecticien tantôt dissocie par l’analyse dichotomique les fils du logos que la coutume a tressés, tantôt rassemble une diversité éparse dans l’unité d’une essence : « Voilà de quoi je suis amoureux, moi, dit Socrate à Phèdre : c’est des divisions et des synthèses ; j’y vois le moyen d’apprendre à parler et à penser » (Phèdre, 266 b). Sur la trame du discours, le philosophe, tel un bon joueur de petteia, ne cesse de nouer et dénouer les fils, recommençant inlassablement la partie, semblable non à Pénélope qui défaisait la nuit ce qu’elle avait tissée le jour, mais au sacrificateur qui découpe la chair de la victime, selon ses articulations naturelles, et l’offre au dieu qui s’en réjouit pour des festins d’immortalité (Phèdre 265 e, et Politique 287 c).

            Le second type de jeu, parmi ceux qui relèvent de la famille de la petteia, est le jeu des cinq lignes (pente grammai), ainsi désigné, toujours selon le témoignage de Pollux, par un vers d’une tragédie perdue de Sophocle (18). La description qu’en donne le grammairien n’est pas d’une grande clarté : « Les pions (pessoi) étaient disposés sur cinq lignes, et des cinq lignes en partant de chaque côté (ekaterôthen), la ligne du milieu s’appelle la ligne sacrée (hiera grammê). C'est de l'action de pousser sa dame du sacré qu'est venu le proverbe : ‟je la pousse du sacré” (kinô ton aph’hieras) » (19). Platon connaît bien cette formule, empruntée au jargon des joueurs : au livre V des Lois (739 a), l’Athénien, avant de se lancer dans la description de la cité idéale, prévient ses interlocuteurs : « Le déplacement (phora) que je vais faire dans l’établissement des lois, analogue à celui du pion retiré de la ligne sacrée (pettos aph’hierou), provoquera peut-être votre étonnement ». Selon Eustathius, évêque de Thessalonique dans la seconde moitié du XIIe siècle (mais qui tient son savoir du texte de Suétone, aujourd'hui perdu, qui inspire Pollux), le proverbe désignerait une ultime tentative pour échapper à une situation qu’on juge désespérée (20). « Jouer son dernier atout », en quelque sorte. Une scolie à ce passage des Lois fait allusion, dans le jeu de petteia, non seulement à la ligne dite « sacrée », mais encore à une pièce « sacrée », inamovible (akinêtos) (21). Ce dont témoigne également la Souda, une encyclopédie grecque du IXe siècle. Becq de Fouquières, dans son essai de reconstitution, fort hypothétique (22), imagine une pièce hors jeu qui occuperait le centre du damier, composé de deux fois cinq lignes, perpendiculaires les unes aux autres ; quant à la « ligne sacrée », ce serait la ligne médiane qui séparerait les deux camps : la franchir serait jouer son va-tout, et s’exposer au risque d’être pris.
            Depuis quelques dizaines d'années, les découvertes des archéologues ont toutefois remis en question ce modèle : si l'on tient compte des diagrammes antiques, que ce soit ceux que l'on a trouvés gravés au seuil des temples, ou sur les dalles de l'agora, ou bien encore les maquettes déposées dans les tombes en offrande aux morts – sans doute pour occuper les loisirs du défunt durant l'immortalité de sa mort – le jeu des cinq lignes ne se déroulait pas sur le damier qui nous est familier, mais sur une structure qui nous est tout à fait étrangère : chaque joueur disposait de cinq lignes horizontales et parallèles, à l'extrémité desquelles il devait placer ses cinq pions ; une ligne médiane – la « ligne sacrée – séparait ces deux groupes de cinq lignes, ce qui faisait un ensemble de onze lignes (23). Le jeu se jouait à l'aide d'un ou de deux dés, le chiffre obtenu déterminant l'avance des pions, non de façon rigide, mais en laissant au contraire ouvert le choix d'une stratégie. Il serait aventureux de reconstituer plus précisément la règle de ce jeu. Dans la première hypothèse – celle du damier avec une « case sacrée » au centre (Becq de Fouqières, 1869) – le jeu des cinq lignes est un pur jeu de petteia ; dans la seconde – deux fois cinq lignes de part et d'autre de la ligne sacrée (Schädler, 2008) – il combine au contraire les propriétés des jeux de petteia et de ceux de kubeia. Mais quelque soit le modèle adopté, il faut toujours admettre une « ligne sacrée » (et même une « case sacrée » dans l'hypothèse du damier) comme un axe central qui joue, dans l'économie de la partie, un rôle crucial. Leslie Kurke (1999) écrit à ce propos que « la ligne sacrée au milieu des cinq lignes évoque le temple et les sanctuaires qui s’élèvent sur l’Acropole, au centre de la ville. Ainsi le tablier du jeu est-il comme une image de la topologie de la cité. » (24). Et dans l'éclairante reconstitution que propose Ulrich Schädler, « la ligne sacrée » fonctionne dans le jeu comme un sanctuaire qui permet de placer provisoirement certains pions hors circuit : « Le terme "sacré" rappelle la notion d'asile, telle qu'elle était conçue chez les anciens Grecs, ce qu'ils nommaient hiketeia (« supplication  »), c'est-à-dire le droit inviolable pour tout individu en péril de se réfugier dans un sanctuaire : nul n'avait alors le droit de s'emparer de lui par contrainte, ce qui rend fort bien compte de la fonction de la ligne sacrée dans l'économie du jeu  » (25).
            Que l'on admette la disposition en damier, ou bien le diagramme des onze lignes, le mouvement des pièces est limité par l'obstacle, ou le refuge, d'un « sacré », comme un hors-jeu dans le centre du jeu qui rend possible le jeu lui-même, orientant le joueur dans ses choix tactiques, que ce soit pour acculer une pièce adverse et la mettre en prise (hypothèse du damier), ou pour la soustraire au contraire temporairement à la contrainte du jeu (hypothèse des onze lignes). Le jeu dialectique ne rencontre-t-il pas en son centre un semblable alogon ? Et l’expression de la pensée n’est-elle pas d’autant plus aiguë qu’elle serre de plus près l’inexprimable ? La trame du logos, que le métier à tisser toujours bruissant réinvente chaque jour par le jeu des échanges, est discontinue, trouée par endroits : sans la conscience de ce manque, la pensée renoncerait à ses travaux de raccommodage.
            Dans le Philèbe, ce dialogue que Platon consacre à la définition du plaisir, Philèbe lui-même, qui joue dans le dialogue le rôle du plaisir personnifié, demeure obstinément muet,  comme si la recherche dialectique était symptôme d’inquiétude, et que la jouissance seule savait garder le silence. Tout se passe comme si l’argumentation philosophique tournait autour de ce vide central, l’interrogeant toujours sans jamais le saturer, assez semblable au soleil dont Platon nous dit par ailleurs que nul ne peut le regarder en face, même pendant son éclipse, sans courir le risque de la cécité (Phédon, 99 de). De même que le champ de vision ne s’éclaire qu’à la condition de prendre sa source au point aveugle, de même que le jeu de petteia ne se déploie qu’autour du hors-jeu de la ligne sacrée, de même le désir de savoir qui fait le « naturel philosophe » ne se nourrit que de ce dont on ne peut parler, et qu’il faut taire.
            Au centre exact du Phédon, ce dialogue que Platon consacre à la méditation sur la mort, il y a un grand silence : « Un silence se fit, après que Socrate eut parlé, qui dura longtemps. Socrate lui-même était absorbé par ce qui venait de se dire – il suffisait de le regarder pour s’en rendre compte – et nous l’étions aussi pour la plupart. » (84c). L’énigme de la mort résiste au tressage du logos, comme un informulable que la pensée s’acharne à formuler, et l’emporte à la fin, qui est un commencement, quand le linceul recouvre Socrate, cet amoureux des discours désormais pour toujours silencieux. Comme la mort au centre de la vie, comme le silence au centre du discours, de même la sagesse, que le philosophe désire et recherche, se dérobe toujours aux yeux de la pensée.
            Après le Théétète, introduction aporétique où l’on démontre, par défaut, que la science est incapable de se connaître ni de se définir elle-même, Socrate établit le programme de la recherche future (Sophiste, 217 a) : on s’attachera en premier lieu à la figure du Sophiste, qui ne possède qu’une science illusoire ; puis à celle du Politique, dont le savoir est exclusivement pratique, art plutôt que science, sagacité du coup d’œil et sens de l’opportunité ; enfin, propose Socrate, on traitera du Philosophe, qui seul parvient à la parfaite lucidité de la connaissance théorétique, et détient l’unique sagesse qui se connaît clairement elle-même. De ces trois dialogues, nous connaissons les deux premiers, mais le troisième, consacré au Philosophe lui-même, manque à l’appel. Platon, semble-t-il, ne l’a jamais écrit. De même que la ligne sacrée, au centre du damier, ouvre un hors-jeu en plein cœur du jeu, de même la sagesse, unique objet de l’éros philosophique, demeure un indémontrable au cœur de la démonstration.

           La ligne sacrée donne au rituel du jeu une dimension quasi religieuse. Elle marque, dans la progression dialectique, cette frontière à partir de laquelle c'est au dieu qu'il appartient de prendre la parole. Alors se tait Socrate, la source de l'invention dialectique se tarit soudain, et le discours sacré marque un silence qu'il n'appartient pas au philosophe de rompre, la recherche philosophique étant d'autant plus authentique qu'elle a d'abord trouvé ce qu'elle ne peut pas dire. C'est ainsi qu'à la fin du Critias, Platon nous rapporte comment Zeus, après avoir convoqué les dieux pour décider du châtiment que mérite la corruption des Atlantes, s'apprête à formuler le verdict divin : « Les ayant rassemblés, il leur dit... » (121 c). « Le reste manque », selon l'expression consacrée, on ne connaîtra jamais le jugement de Zeus, et comme il n'est pas un seul auteur ancien qui nous renseigne sur la fin de ce dialogue, nous avons quelque raison de supposer que Platon lui-même voulut qu'il en soit ainsi. Le jeu dialectique atteint en ce point sa « ligne sacrée ». Au-delà, il n'appartient plus à l'homme, qui pense la vérité, de pousser les pions sur le réseau des cinq lignes : c'est l'affaire du dieu, qui seul la connaît. Il arrive pourtant à Platon d'imaginer, par manière d'allégorie, l'enjeu d'un jeu divin. Car on ne sait pas très bien, autour du tablier de la petteia comme en cette chasse de l’être (Phédon 66 c) qui anime la poursuite dialectique, quelle est au juste l’identité des joueurs. Des héros, tels Palamède, à qui l’on attribue l’invention de ce jeu, ou Achille et Ajax, qui trouvent là l’occasion d’un passe-temps. Pourtant, ce ne sont ni les hommes, ni même les héros qui poussent les pions au jeu de la Polis, mais plutôt la cité elle-même qui joue avec les citoyens qui la composent, tantôt pour leur gloire, tantôt pour leur humiliation. Mais qui joue donc avec les cités elles-mêmes, dressées les unes contre les autres, emportées par l’histoire et succombant, à la fin de ce IVe siècle qui vit penser Platon et Aristote, à la royauté macédonienne ? Les dieux sans doute qui, depuis Troie, se divertissent avec les hommes qui sont autant de jouets entre leurs mains : « Représentons-nous, demande l’Athénien des Lois, chacun des vivants que nous sommes comme une marionnette fabriquée par les dieux ; était-ce amusement (paignion) ou était-ce dans un but sérieux (spoudê), cela, nous ne pouvons pas le savoir » (I, 644 d). Le jeu de petteia n’est-il pas alors l’image du jeu cosmique qui divertit les immortels ? N’appartient-il pas à l’essence du jeu de transférer symboliquement aux joueurs une puissance dont ils sont cruellement dépourvus en réalité ? « Le temps sans fin (aiôn) est un enfant qui joue (paizein), qui joue à la petteia (pesseuôn). Royauté d’un enfant », disait autrefois Héraclite. En poussant leur pion sur le damier, Achille et Ajax imitent un dieu joueur qui déplace les hommes sur l’échiquier du destin. Ils échappent ainsi – du moins dans l’intervalle nécessairement borné de la partie – au sort funèbre qui les attend, le suicide pour Ajax, la flèche pour Achille. Ils tuent le Temps. Les mortels jouent avec des cailloux, ou des bouts de bois ; mais les immortels jouent avec nos âmes qui, après avoir séjourné dans l’Hadès, passent de corps en corps comme passent les pions de case en case. A chacun son sort, dont il ne faut pas se plaindre, puisque le dieu est le maître du jeu et que, s’il faut bien sacrifier de temps à autre tel ou tel pion inutile, c'est pour le plus grand bien du monde en son ensemble : « Tu n’as pas conscience, dans tout ce drame, que rien ne se fait sinon pour cette fin, d’assurer à la vie de l’univers permanence et félicité, et que rien ne se fait pour toi, mais toi pour l’ensemble [...] Mais toi, tu murmures, parce que tu ignores par quel biais ce qui t’arrive réalise à la fois le plus grand bien de l’ensemble et le tien, autant que le permet le commun devenir. Mais puisque sans cesse l’âme, appliquée tantôt à tel corps, tantôt à tel autre, subit toutes espèces de changements soit par elle-même, soit par l’action d’une autre âme, il ne reste rien d’autre à faire au joueur de petteia (o petteutês) [il s’agit ici du joueur divin] que de transférer en un lieu meilleur (eis beltiô topon) le caractère (êthos) qui s’est amélioré, et en un plus mauvais lieu celui qui est devenu pire, selon ce qu’il sied pour que chacun obtienne le sort (moira) qui lui revient » (Lois, X, 904ce).

            Ainsi se console Platon. Se console-t-il vraiment ? Le calcul du meilleur suffit-il à nous rendre léger le poids du malheur ? Cette crainte que l’âme épuisée ne se dissipe enfin à la mort en fumée, cette crainte qui fait naître le silence au cœur du Phédon, l’a-t-on bien exorcisée ? Et l’âme vivante, soulevée par le désir de savoir, saura-t-elle surmonter le deuil de l’inconnaissable sagesse ?

 

NOTES

1- Cet essai fut d’abord rédigé pour répondre à une commande de Philosophie Magazine. Jugé trop érudit, il n'a finalement pas été publié dans cette revue.

2- Hérodote (Histoires, I, 94) et Gorgias (Défense de Palamède, § 30) attribuent, à ce héros de l’Iliade, l’invention des jeux de petteia. Egalement Sophocle selon Eustathe, ad Homeri Iliadem, II 308, p. 228, 5.

3- Parménide 137b.

4- Politique 268d.

5- Timée 59cd.

6- Lois VII, 820d.

7- Phèdre, 276 d2 et e1 ; 277 e6.

8- Ainsi nommés parce qu’ils mettent en jeu des pions que les Grecs nomment pessoi (parfois psêphoi), et les Latins calculi.

9- Phèdre, 274 ab

10- Par exemple Lois, XII, 968 de : on ne saurait établir un programme d’éducation pour les gardiens qu’à la condition qu’on l’ait d’abord suivi soi-même : il faut en effet connaître de l’intérieur chaque science, pour savoir aussi dans quel ordre il convient de les enseigner. Et il faut avoir été enseigné pour les connaître. Pour briser ce cercle, il faut tenter sa chance, un peu comme on jette les dés (kubous ballontes), en s’en remettant au sort, non à la démonstration : « Il me semble que ce soit pour nous, comme on dit, une chance à tenter, et, si nous sommes disposés à risquer le sort de toute notre cité en jetant, suivant la formule, trois fois six ou trois fois un, faisons-le » (trois fois six est gagnant, trois fois un est perdant). Sur cette expression, voir Guéniot (2000) p. 35 et note 8. On pourrait encore rappeler ici que, selon Plutarque, la vie des hommes est aux yeux de Platon comme une partie qui se joue aux dés : « Platon compare la vie humaine au jeu des dés, où il faut et que le point soit favorable, et que le joueur place bien les coups qu'il amène. La fortune du dé ne dépend pas de nous, mais d'user convenablement de ce que le sort nous envoie, de disposer de chaque événement de la manière la plus utile, s'il est favorable, ou la moins nuisible, s'il est contraire à nos vues : voilà ce qui est en notre pouvoir, si nous sommes sages. Les hommes qui n'ont ni jugement ni conduite, semblables à des malades pour qui le froid et le chaud sont également insupportables, ne savent ni se modérer dans la prospérité, ni se soutenir dans les disgrâces. Ils sont troublés par l'une et par l'autre fortune, ou plutôt par eux-mêmes dans l'une et dans l'autre, et surtout dans l'usage des biens » (De la tranquillité de l’âme, in Œuvres morales, VII-1ère partie, 467a – 467b, Belles Lettres, 1975, p. 103). On remarquera que cette combinaison du sort (le dé) et de la stratégie (le choix du coup) est précisément le fait du jeu des cinq lignes (pente grammai), tel du moins qu'on tend aujourd'hui à l'expliquer (Schädler, 2008).

11- Quinze dans chaque camp dans le jeu de la Polis, et trente dans une variante qui en augmente encore la complexité : le Diagrammismos (du moins s’il faut croire le Commentaire de l’Iliade que composa, d'après Suétone, l’évêque de Thessalonique, Eustathe, à la fin du douzième siècle de notre ère : ad Homeri Iliadem, VI, 633).

12- Platon, assez fréquemment, compare la recherche dialectique à une chasse, et le dialecticien à un chien qui serre le gibier et ne lâche pas aisément sa proie. Par exemple, Lois II, 654 e : « Nous devons, comme des chiens en quête, chercher maintenant la piste ». Mais il faudrait surtout citer le Sophiste qui continuellement file cette métaphore.

13- Pollux, Onomasticon, 9.98 : « Le jeu, qui se joue avec plusieurs pièces, consiste en un plateau dont les cases sont délimitées par des lignes ;  le plateau se nomme “Ville”, est chaque pièce est un “chien”. Les pièces se divisent en deux groupes de couleurs différentes et le but du jeu est de s’emparer des pièces d’une couleur en les encerclant à l’aide des pièces de l’autre couleur : ἡ δέ διὰ πολλῶν ψήφωυ παιδιὰ πλινθίον ἐστι, χώρας έν γραμμαῖς ἔχον διακειμένας·  καὶ τὸ μέν πλινθίον καλεῖται πόλις· τῶν δὲ ψήφων ἐκαστη, κύων· διῃρημέσις δἐ εἰς δὐο τῶν ψἠφων κατἁ τἁς χρόας, ἡ τέχνη τῆς παιδιᾶς ἕστι περιλήψει τῶν δύο ψήφων ὁμοχρόων τὴν ἑτερόχρουν ἀναιρεῖν· »

14- « Tu es bien bon de penser que le nom de polis puisse être appliqué à tout autre qu’à celui que nous avons organisé. – Pourquoi ? – C'est un nom plus extensif qu’il faut donner aux autres. Car chacun d’eux n’est pas un, mais plusieurs, comme disent les joueurs de polis (poleis, all’ou polis, to tôn paizontôn). » Platon prend ici le jeu de la polis comme le symbole d’une cité divisée, en guerre avec elle-même.

15- Politique, 279 b et sq.

16- Politique, 281 a.

17- Lois, I, 645 a.

18- Selon le Lexique que nous a laissé Hésychios d’Alexandrie (VIe siècle de notre ère), il s’agirait de la tragédie perdue de Nauplios. Le vers en question peut se traduire ainsi : « Et les pions aux cinq lignes (kai pessa pentegramma), et le lancer des dés (kai kubôn bolai) ». On retrouve ici le partage traditionnel entre les jeux de petteia et ceux de kubeia. Ajoutons que Nauplios était le père de Palamède, et que c'était précisément à ce dernier héros que l'on attribuait l'invention de la petteia, destinée à divertir l'esprit du guerrier pendant la trêve.

19- Pollux, Onomasticon, 9.97-98 : « πέντε δὲ ἑκάτερος εἶχε τῶν παιζόντων ἑπὶ πέντε γραμμῶν, εἱκότως εἴρηται Σοφοκλεῖ, καὶ πεσσὰ πεντέγραμμα και κύβων βολαί. τῶν δὲ πέντε τῶν ἑκατέρωθεν γραμμῶν μέση τις ἦν ἱερὰ καλουμένη γραμμή· καὶ ὁ τὸν ἑκεῖθεν κινῶν πεττὸν παροιμίαν  ἐποίει, κινει τὸν ἀφ’ ἱερᾶς : Chaque joueur a cinq pions qu’il dispose sur cinq lignes, comme il est dit avec pertinence chez Sophocle : “Un tablier composé de cinq lignes et le lancer des dés”. Et sur les cinq lignes qui partent de chaque côté, celle du milieu est appelée la ligne sacrée ; et du joueur qui avance son pion au-delà de cette limite est venu le proverbe “pousser son pion depuis le sacré” »

20- Eustathii archiepiscopi Thessalonicensis commentarii ad Homeri Iliadem pertinentes, éd. Marchinus Van der Valk, Leyde, 1976, tome 2, p. 277, l. 15-17 : « Παρατείνετο δέ φησι δι ' αὐτῶν κὰι μέση γραμμή, ἢ ἱερὰν ὠνόμαζον ὡς ἀνωτέρω δηλοῦνται, ἐπεὶ ὁ νικώμενος ἐπ' ἐσχάτην αὐτὴν ἵεται. ὅθεν κὰι παροιμὶα κινεῖν τὸν ἀφ' ἱερᾶς, λίθον δηλαδὴ, ἐπὶ τῶν ἀπεγνωσμένων καὶ ἐσχάτης βοηθείας δεομένων : Et l’auteur [Suétone] dit en outre que, parmi ces lignes, celle du milieu était nommée « sacrée », comme il a été dit plus haut, parce que le perdant y pousse son pion en dernier recours. D’où l’expression « Il déplace son pion depuis la ligne sacrée », à propos des gens qui sont désespérés et réclament un ultime secours. » Un texte identique se lit encore, chez le même Eusthate, dans son Commentaire de l’Odyssée (Eusthatius, Commentarii ad Homeri Odysseam ad Fidem Exempli Romani Editi, ed. J. G. Stallbaum, vol. 2, Leipzig, 1826, p. 1397, l. 28)

21- Austin, Roland G., « Greek Board Games », Antiquity, septembre 1940, 14 : p. 268 : « The scholiast to Plato (Lg., V, 739a) also speaks of a sacred piece, not a line, and adds, surprisingly, that it was immovable (ακινητος).  » La case centrale, à l’intersection des deux lignes médianes, occupée par une pièce inamovible, se trouve donc mise hors jeu. Becq de Fouqières (1869, p. 401) citait déjà le texte de cette scolie : « Dans la pettie, une pièce est considérée comme sacrée et immobile, étant en quelque sorte la pièce des dieux. » Ce qui permet, il est vrai, bien des interprétations…

22- Becq de Fouquières, Louis, Les jeux des Anciens ; leur description, leur origine, leurs rapports avec la religion, l’histoire, les arts et les mœurs, Paris, 1869, p. 391-405.

23- On verra de nombreux documents archéologiques qui démontrent l'importance du tablier de jeu composé de onze lignes (en vérité deux fois cinq lignes, séparées par une onzième qui se situe au centre : malgré les apparences, il s'agit toujours du jeu des cinq lignes, ou pente grammai) dans l'article précurseur de W. Kendrick Pritchett (1968). L' étude d'Ulrich Schädler (2009), qui tient compte des dernières découvertes archéologiques, reproduit plusieurs exemples conformes à ce modèle, et se lance même dans une reconstitution plausible des règles du jeu de petteia. L'ouvrage de Becq de Fouquières (1869), qui a pour lui une apparente vraisemblance, a longtemps exercé, malgré sa grande ancienneté (Becq ne disposait d'aucun document archéologique), une sorte de tropisme sur les études consacrées au jeu des cinq lignes : Roland May, dans les pages qu'il consacre au jeu de petteia dans le riche catalogue Jouer dans l'antiquité (Paris, RMN, 1991, p. 172-173) s'en remet encore, pour comprendre la stratégie du jeu, à l'hypothèse pourtant aventureuse de Becq de Fouquières. Il semble bien qu'aujourd'hui les découvertes de l'archéologie rendent cette interprétation définitivement caduque.

24- Leslie Kurke, « Ancient Greek Board Games et How to Play Them », Classical Philology, juillet 1999, p. 258 : « In the case of pente grammai , the "holy line" at the midmost of five lines may evoke the temples and sanctuaries that tend to occupy the acropolis at the center of the city, so that the game board mimes civic geography. »

25- Ulrich Schädler, « Pente grammai – The ancient Greek Board Game Five Lines », Board Game Studies, 2009, p. 184 :« The term "sacred" reminds one of the ancient Greek concept of asylum and hiketeia, i. e. the inviolable right of person in search of aid to take refuge in a sanctuary where nobody has the right to remove a suppliant by force, and describes pretty well the function of this line. »

 

ELEMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

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