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Mis en ligne le 29 octobre 2007



Jean Baptiste Dubos
Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719)

Table des matières

Introduction
Plan de l’ouvrage
Première partie.
La feinte passion
Deuxième partie.
Le génie
La théorie des climats
Le public
Les Anciens et les Modernes
Troisième partie.
Déclamation et pantomime

 

         Introduction

            La première théorie du sentiment esthétique ignore le nom même de la nouvelle philosophie de l’art dont elle expose pourtant les fondements, puisqu’elle précède d’une trentaine d’années les deux premiers volumes de l’Aesthetica que Baumgarten fait paraître en 1750. En effet, c’est en 1719, alors que la querelle entre les partisans des Anciens et les partisans des Modernes rend sensible la nécessité de construire une nouvelle théorie du beau, que Jean Baptiste Dubos (on écrit aussi Du Bos, mais il semble que le XVIIIe siècle ait préféré la première orthographe) publie les Réflexions critiques sur la peinture et la poésie. L’auteur, fils de commerçant, sans fortune personnelle, doit entreprendre une carrière ecclésiastique sans la moindre vocation (chanoine de Beauvais, puis abbé de Rezons, près de Beauvais, par la faveur du cardinal Dubois) pour subvenir à ses besoins. Sans goût pour la pure théorie, mais éprouvant le besoin de réfléchir et d’affiner les expériences que la vie lui réserve, l’existence de l’abbé Dubos (1670-1742) se partage exactement entre la pratique et la théorie. La première partie de sa vie, jusqu’en 1714 (date à laquelle il obtient le canonicat de Beauvais) est consacrée aux voyages, grâce à la carrière diplomatique qu’il suit brillamment (Angleterre, Hollande et Italie) ; la seconde, assurée de revenus constants, consacrée à l’écriture, connaît le succès : Dubos entre à l’Académie Royale des Inscriptions et Belles Lettres en décembre 1719 (les Réflexions critiques viennent d’être publiées et il est élu à l’unanimité) et en devient le secrétaire perpétuel à la mort de Dacier, en 1722 (1). Selon Dubos, qui a rencontré Locke à Londres et qui demeurera toujours fidèle à son empirisme, la théorie est nécessairement la réflexion d’une expérience première, vécue sans préjugé ni a priori, dans la naïveté de l’admiration. Aussi ne rédige-t-il pas un « traité du Beau », mais une collection de « réflexions critiques », qui sont autant de remarques suscitées par une expérience esthétique riche et variée, celle d’un amateur éclairé doué d’une véritable érudition qui n’est pourtant jamais issue de la simple lecture, mais toujours d’un sentiment sincèrement et intimement vécu. Et si ces réflexions sont « critiques », ce n’est pas en un sens polémique, mais plutôt en ce sens qu’elles s’efforcent de construire un jugement (krinein) de goût en s’aidant de la seule lumière naturelle (cet abbé parle fort peu, et même pas du tout, de la révélation ; il est en revanche attentif à l’analyse de ses propres sentiments, pour mieux les communiquer). La critique est ainsi l’analyse d’une admiration originaire, la réflexion étant d’autant plus profonde que l’émotion qui se trouve à sa source est plus ingénue, donc moins réfléchie. C’est ainsi que la critique esthétique se fonde sur l’expérience pré-critique, et même pré-réflexive, du sentiment en sa naïveté. On ne saurait non plus tout à fait ignorer que, dans le vocabulaire médical, est « critique » l’état de l’organisme qui traverse une crise, et dont il ne pourra sortir qu’au prix d’une véritable métamorphose. La querelle des Anciens et des Modernes est la crise dont l’abbé Dubos entreprend de faire sortir la théorie des Beaux-Arts. Partisan des Anciens plutôt que des Modernes (2), et par là même plus modernes que les Modernes eux-mêmes, Dubos démontre le peu de valeur des règles dictées par le bon goût, c'est-à-dire par les Académies, et leur substitue l’authenticité du sentiment (qu’il ne faut pas confondre avec la sensation, ou l’impression reçue), la valeur irremplaçable de l’expérience personnelle. Il s’agit cependant pour Dubos moins de prendre parti dans la querelle (son opinion, sans doute favorable aux Anciens, reste pourtant toujours mesurée) que de mettre à jour les fondements d’une nouvelle philosophie du beau qui dépasse le simple conflit d’opinions où l’on s’était cantonné jusque là. Et si ces Réflexions critiques portent sur la peinture et la poésie (en vérité les autres arts ne sont pas ignorés, et il sera question aussi de la musique et de la pantomime), c’est parce que Dubos entend prendre position dans la tradition de l’ut pictura poesis, selon laquelle les règles que l’ancienne rhétorique avait établies pour la poésie et la déclamation pouvaient être transposées pour la composition des tableaux, principe dont se réclamaient les académies des beaux-arts pour dogmatiser en se réclamant de l’autorité des Anciens. Dubos ne renie certes pas les leçons des maîtres de rhétorique (Quintilien est sans conteste l’auteur le plus cité dans son ouvrage) (3), mais préfère souligner les différences plutôt que les similitudes : ce qui vaut pour la poésie ne vaut pas nécessairement pour la peinture, chaque art renvoie à une expérience qui lui est propre, le « poétique » pour la poésie et le « pittoresque » pour la peinture (4). En ce sens, l’ouvrage de Dubos annonce, avec près d’un demi-siècle d’avance, le célèbre Laocoon de Lessing (1766), qui oppose la simultanéité des œuvres des arts plastiques, appréhendées en un seul coup d’œil, à la succession du récit poétique, qui fait s’enchaîner les épisodes du drame. : « Le tableau qui représente une action, écrit l’abbé, ne nous fait voir qu’un instant de sa durée », tandis que « la poésie nous décrit tous les incidents remarquables de l’action qu’elle traite » (I, 13). Le poème est un texte qui se trame dans la durée tandis que le tableau saute aux yeux, il vise à faire impression, il fait sensation : « Les parties d’un tableau sont toujours placées l’une à côté de l’autre, et on en voit l’ensemble du même coup d’œil […] Comme nous ne voyons que successivement un poème dramatique ou un poème épique, et comme il faut employer plusieurs jours à lire ce dernier, les défauts qui sont dans l’ordonnance et dans la distribution de ces poèmes ne viennent pas sauter aux yeux, comme y sautent les défauts  pareils qui sont dans un tableau »  (I, 32, p. 92-93). Il en est de même des qualités, et il faut en conclure qu’un tableau impressionne plus vivement l’imagination qu’un récit dont l’effet est distillé dans la durée. L’orientation esthétique conduit ainsi à privilégier l’immédiateté, puisque l’intensité du choc sensible est inversement proportionnelle à la durée de son développement. C’est cette recherche de l’effet sensible, de la commotion passionnelle engendrée par la rencontre de l’œuvre d’art, qui conduit Dubos à condamner toute forme d’expression trop conceptualisée, qui ferait appel à l’intelligence plus qu’au sentiment, par exemple la peinture allégorique, telle ces figures « hiéroglyphiques » qu’on voit sur les tableaux de Rubens et particulièrement ces néréides et ces tritons qui encombrent, selon l’abbé, l’arrivée à Marseille de Marie de Médicis (I, 24, p. 64).
            En règle générale, le jugement esthétique se révèle selon Dubos plus analytique que synthétique, et mettant en valeur les différences plutôt que les similitudes, opposant ainsi l’immédiateté de l’image à la discursivité du texte. Il s’origine en effet dans le sentiment, qui n’est jamais général mais toujours individuel et singulier. Et c’est précisément pour rendre communicable cette singularité, pour partager le jugement de goût et jouir de ce partage, qu’il faut analyser le sentiment, le « réfléchir » dans le miroir d’un entendement attentif aux objets que la sensibilité lui propose. La théorie de Du Bos anticipe ainsi la révolution esthétique, non parce qu’elle mesure la valeur de l’œuvre d’art à son effet sensationnel sur la sensibilité du spectateur, mais parce qu’elle fait du sentiment dans son authenticité, c'est-à-dire dans sa naïveté, l’unique motif du jugement de goût. Ainsi confirmées a posteriori par l’orientation résolument esthétique du siècle des Lumières, les Réflexions critiques exerceront une influence considérable sur la théorie de l’art au XVIIIe siècle (Becq, 265-273). Aussi ont-elles connues de nombreuses rééditions, en 1733, puis en 1740, 46, 55 et 70.
            Si révolutionnaire soit la critique dubosienne, elle n’est cependant pas sans précédent. Paul Hazard (II, 240) remarquait l’influence de Locke, que Dubos connaissait bien, non seulement à cause de l’empirisme de sa démarche (il ne saurait en effet y avoir de jugement de goût a priori selon Dubos : toute réflexion sur la beauté est l’effet d’une rencontre sensible qui la précède et la provoque), mais encore et surtout par le rôle essentiel que le philosophe anglais accordait à l’inquiétude (uneasiness) dans la mécanique de l’entendement. L’entendement livré à lui-même sombre en effet dans l’indifférence et l’ennui, et il demeurerait dans cette léthargie s’il n’en était tiré par une inquiétude naturelle qui le pousse à agir. Essai philosophique concernant l’entendement humain, II, chap XX, § 6 : « L’Inquiétude est le principal, pour ne pas dire le seul aiguillon qui excite l’industrie et l’activité des hommes » (p. 177) ; chap. 21, § 29 : « Le motif qui incite à changer, c’est toujours quelque inquiétude, rien ne nous portant à changer d’état, ou à quelque nouvelle action, que quelque inquiétude. C’est cela, dis-je, le grand motif qui agit sur l’esprit pour le porter à quelque action, ce que je nommerai pour abréger, déterminer la volonté » (p. 193). L’inquiétude cesse ainsi d’être la faiblesse d’une âme plongée dans l’irrésolution pour devenir inversement la vertu d’une âme aiguillonnée par l’insatisfaction et toujours désirant le bonheur. Commentant ce passage dans les Nouveaux essais, Leibniz avait sur ce point fait l’éloge de Locke. Pour Dubos également l’entendement livré à lui-même sombrerait dans la stupeur, abandonné à son inertie naturelle. L’émotion provoquée par la rencontre passionnelle, par le motif sensible arrache l’esprit à sa léthargie et provoque un travail d’analyse de l’entendement sur le sentiment, c'est-à-dire ce qu’on nomme aussi un « jugement de goût ». En ce sens, la réflexion sur le beau, qui n’est que la valeur sensible qui a le pouvoir de nous toucher plus intensément que tout autre, n’est pas confinée dans le domaine spécialisé de ce qu’on nommera plus tard « l’esthétique », elle est l’événement originaire sur lequel doit se fonder toute philosophie de l’esprit qui se met en accord avec l’expérience.
            Tributaire de Locke, Dubos l’est également de Malebranche, par un rapprochement qui semble contredire les oppositions les plus scolaires de l’histoire de la philosophie (empirisme anglais, innéisme cartésien et des post-cartésiens) mais que confirme et approfondit l’idéalisme sensualiste d’un Berkeley, qui doit tant à Malebranche, comme on l’a si souvent remarqué (voir par exemple le petit essai de Gueroult, Berkeley, quatre études sur la perception et sur Dieu, Aubier, 1956). Annie Becq (Genèse de l’esthétique française moderne, 1994) souligne pertinemment cette filiation (p. 246-249) et consacre même tout un chapitre de son essai à la théorie du « sentiment selon Malebranche » (p. 173-186) et à son prolongement dans la philosophie esthétique (5). De même qu’il existe une vérité métaphysique de l’aperception de la pensée par elle-même dans l’acte de l’attention (l’innéisme cartésien), de même il existe une vérité également fondée dans la véracité divine du sentiment originaire, non encore corrompu par l’habitude ou l’amour-propre, quand il vient se réfléchir dans l’âme attentive aux passions du corps qui lui est substantiellement uni. C’est ainsi par exemple que le sentiment de la couleur, comme celui de la douleur, est certes faux quand on le réfère à la vérité objective (il est une impression du sujet et non une propriété de l’objet, et c’est pourquoi il faut dénoncer la fiction des qualités secondes de la philosophie médiévale), mais il est pourtant vrai quand on le réfère au sujet lui-même, non il est vrai en tant qu’il est pur esprit mais en tant qu’il est une âme substantiellement unie à un corps, donc exposée de par sa mise au monde au trouble de la passion. Le sentiment (qui n’est pas la sensation, mais la réflexion de la sensation dans l’âme pensante, ou la sensation intériorisée par l’attention de la méditation) joue ainsi le rôle d’une sorte de guide éthique : il nous oriente, par une intuition dont Dieu est la cause, dans l’expérience sensible, nous portant à fusionner avec les objets qui accroissent notre puissance, et qui se laissent reconnaître à la joie (qui est plaisir réfléchi) qu’ils nous inspirent, et à repousser les objets qui diminuent notre puissance, et qui se laissent reconnaître à la tristesse (qui est douleur réfléchie) qu’ils nous inspirent. Le sentiment, dont Dieu est la cause immédiate et l’objet rencontré la cause occasionnelle, est donc une lumière naturelle pour bien nous conduire en ce monde sensible où nous cherchons le salut, et marcher avec assurance en cette vie. Dubos hérite de cette pensée, qui confère au sentiment une véracité métaphysique, sentiment qu’il ne faut pas toutefois considérer comme un sens à l’égal des cinq autres, qui sont sens externes et nous préviennent des qualités de l’objet dans sa relation à notre existence incarnée, tandis que le sentiment est l’écho suscité dans l’âme pensante à l’occasion de la rencontre sensible, sens interne donc, qui intériorise l’impact de la sensation par l’examen réfléchi de l’entendement, seul capable de mettre en évidence la vérité métaphysique de cette sollicitation des sens. C’est la raison pour laquelle le sixième sens, qui est celui du goût (qui est le sens éveillé par l’absorption de l’objet, par son « intériorisation » physique, tout comme le jugement de goût est une intériorisation spirituelle, tandis que la vue suppose la distance, l’ouïe une relative proximité, l’odorat un voisinage immédiat et le toucher le contact) n’est pas, à la différence des cinq autres, anatomiquement localisable : en effet, il est moins un sens qu’une intentionnalité du sensible, l’examen par la lumière naturelle de la vérité secrète enfouie dans la sollicitation sensible : « C’est ce sixième sens qui est en nous sans que nous en voyions les organes. C’est la portion de nous-mêmes qui juge sur l’impression qu’elle ressent, et qui prononce sans consulter la règle et le compas » (II, 22). On comprend ainsi qu’en construisant une métaphysique de l’impression sensible, Malebranche ouvrait la voie à une théorie de la connaissance esthétique (6).
            Si les pensées de Locke et de Malebranche accompagnent la démarche de Jean-Baptiste Dubos, ces penseurs ne sont toutefois jamais nommément cités. Il n’en va pas de même de Quintilien qui s’arroge, et de loin, la plus grande part des citations référencées de l’ouvrage. Nous avons déjà remarqué que la publication des Réflexions critiques succède d’un an à la parution d’une traduction nouvelle de L’Institution oratoire du grand rhéteur du premier siècle de notre ère. Il semble ainsi qu’à la tradition pythagoricienne et néoplatonicienne de la théorie du beau idéal, forme parfaite qui ne se découvre qu’aux yeux de l’intellect, la révolution esthétique substitue la tradition rhétorique, c'est-à-dire les règles d’un art de persuader moins soucieux de codifier la proportion interne qui confère à l’œuvre son unité organique que de maîtriser l’effet produit par la représentation de l’œuvre sur l’âme réceptive du spectateur. Dubos serait ainsi plus proche d’Aristote (qu’il cite pourtant fort peu) que de Platon, du moins en ceci que La Poétique est attentive non seulement à l’unité systématique du poème tragique, dont l’âme est l’unité d’action, mais encore aux passions, crainte et pitié, que sa représentation inspire, ce qui correspond en effet à la dimension proprement rhétorique de la théorie aristotélicienne de la tragédie, puisqu’à la crainte et la pitié sont consacrés deux chapitres dans la seconde partie de la Rhétorique d’Aristote, seconde partie qui forme un véritable traité des passions de l’âme. Tout se passe comme si le prestige de l’idéalisme platonicien, dont le modèle est la géométrie et qui se présentait comme une science véritable, avait occulté la réflexion plus technique et empirique des traités de rhétorique. La faillite de la théorie des proportions et du canon de la parfaite beauté, ainsi que la pensée cartésienne et surtout malebranchienne d’une vérité intrinsèque et métaphysique de l’impression sensible, ont contribué à redonner toute sa force à la tradition rhétorique envisagée comme art de plaire (delectare) et d’émouvoir (movere). On peut dire que pour Dubos c’est l’art tout entier qui devient un stratagème rhétorique, une machination habile pour toucher les cœurs et incliner les esprits : « Le sublime de la poésie et de la peinture est de toucher et de plaire, comme celui de l’éloquence est de persuader » (II, 1, p. 171). On s’est souvent étonné de la disparition de la rhétorique, pourtant plus de deux fois millénaire, dans les programmes d’enseignement au XIXe siècle. Peut-être n’a-t-elle pas disparu, mais plutôt subi une mutation qui la fait revivre dans l’esthétique des modernes. L’esthétique peut apparaître ainsi comme une rhétorique de la subjectivité, renonçant à ce que la tradition présentait comme un savoir objectif (le catalogue des tropes, l’inventaire des figures du discours), mais approfondissant l’analyse subjective, celle de l’âme passionnée par la représentation des œuvres de l’esprit.

         Plan de l’ouvrage

            L’ouvrage se divise en trois parties, elles-mêmes composées d’un grand nombre de « sections », sans qu’on aperçoive très clairement le plan qui détermine cette construction. Dubos ne prend nulle part la peine de le justifier, et l’on avait remarqué, dès le XVIIIe siècle, sans pourtant lui en tenir rigueur, la forme peu systématique de son ouvrage, la raison esthétique étant nécessairement exposée au hasard des rencontres, et non seul maître de sa propre méthode. Dans une lettre de 1738, Voltaire jugeait ainsi l’ouvrage de Dubos : « Tous les artistes le lisent avec fruit, c’est le livre le plus utile qu’on n’ait jamais écrit sur ces matières chez aucune des nations de l’Europe. Ce qui fait la bonté de cet ouvrage, c’est qu’il n’y a que peu d’erreurs et beaucoup de réflexions vraies, nouvelles et profondes. Ce n’est pas un livre méthodique ; mais l’auteur pense et fait penser » (ENSBA p. X). Le pluriel, réflexions critiques, indique que le souci de l’unité, ou du système, n’est pas la première préoccupation de l’auteur. La démarche de Dubos annonce celle de Montesquieu, l’auteur des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, mais aussi de l’Esprit des lois, l’analyse se refusant à sacrifier, pour la seule cohérence de la démonstration, les questions les plus diverses qui excitent sa curiosité.
            La première partie est consacrée à une théorie générale du plaisir esthétique (on sait que Dubos ignore cependant l’adjectif) inspiré par le spectacle des œuvres de l’art, et donne lieu à de longues et prolixes dissertations sur les genres du poème (comique, tragique, épique) ainsi que sur l’impression que les tableaux suscitent dans l’âme qui les contemple. La seconde partie s’ouvre sur un long développement concernant le génie créateur de l’artiste, dont aucune règle ne saurait déchiffrer le secret (sections 1 à 12) ; elle se prolonge sur une étrange théorie des climats (les génies diffèrent selon les nations comme les plantes sont diverses selon les sols en lesquels on les cultive, sections 13 à 20), disserte ensuite de l’infaillibilité du jugement du « public » (sections 21 à 32 : c’est vraiment chez Dubos que le terme désigne clairement une communauté esthétique seule souveraine en matière de goût) et s’achève enfin sur une reprise de la Querelle qui se prononce en faveur des Anciens, bien que ce soit avec une modération soucieuse de concilier les partis opposés (sections 33 à 39). Quant à la troisième partie, elle est surtout consacrée à la musique et à la déclamation théâtrale, et s’achève sur une étude érudite portant sur l’art de la saltatio dans le théâtre antique, c'est-à-dire sur l’art de la pantomime muette qui captive l’imagination du XVIIIe siècle (Condillac reprendra ces thèses à propos du langage gestuel qui est censé se trouver à l’origine des langues) et connaîtra à la fin du siècle et au début du XIXe, un surprenant développement. Elle n’est pas sans rapport avec la mode des « tableaux vivants » qui connaîtra au XVIIIe siècle un grand succès (Goethe, Les affinités électives, seconde partie, chap. V et VI, Aubier-flammarion, II, p. 75-81 et p. 99-105), et ce souci de transformer la scène du théâtre en un « tableau », dont témoigne non seulement Le paradoxe sur le comédien de Diderot, mais plus généralement toute la théorie de la représentation théâtrale au XVIIIe siècle (voir à ce sujet le très intéressant ouvrage de Pierre Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, PUF, 1998).

Première partie

         La feinte passion

            En vérité, c’est surtout pour la théorie du goût, qu’il esquisse dans les premières sections de la première partie de son ouvrage, que les thèses de Dubos retiendront l’attention de ses lecteurs. Le sentiment esthétique n’est l’occasion pour l’âme d’éprouver du plaisir que parce qu’il provoque un « frémissement intérieur » qui lui permet d’échapper provisoirement au mal radical qui la ronge : l’ennui. Inversant la théorie pascalienne du divertissement, Dubos fait l’éloge de l’excitation provoquée par la rencontre d’un bel objet, sauvant l’âme de l’inactivité qui la plonge dans l’ennui, la détournant de la fascination morose qui la tourne vers elle-même et la convertissant heureusement vers un extérieur qui sait se montrer sous un jour séduisant, qui pique l’intérêt. Une âme seule avec elle-même est toujours en mauvaise compagnie. C’est ainsi que les hommes fuient l’ennui « dans le mouvement des affaires et dans l’ivresse des passions » ce qui les empêche « de se rencontrer tête à tête, pour ainsi dire, avec eux-mêmes » (4). C’est ainsi que les spectacles sont d’autant plus attrayants qu’ils excitent en nous une plus grande émotion : le supplice public d’un condamné, « les gladiateurs qui s’entrégorgent par troupes sur l’arène », les tournois du Moyen Age, ou bien encor les corridas qui passionnent les Espagnols, sauvent l’âme du néant qui la menace quand rien ne vient la détourner d’elle-même.
            L’œuvre d’art produit « une espèce d’extase » (I, 2) qui s’apparente à ces émotions, à la condition toutefois de substituer au spectacle qui la remue un simulacre, une imitation sans réalité. L’artiste a ainsi le pouvoir de susciter en nous des « fantômes de passion » ou des « passions artificielles » qui nous font une impression profonde mais sans conséquence, puisque leur objet n’est que virtuel. Ainsi s’explique le plaisir que nous éprouvons au spectacle de l’horreur (Dubos, I, 3, cite Aristote, Poétique, 48 b 12) (7), ou bien encore à la lecture des romans qui impressionnent l’imagination en la transportant dans un monde de fiction. De même, on comprend ainsi pourquoi l’amour est le sujet presque exclusif de la tragédie classique : c’est qu’il est également la plus commune de toutes les passions, et la seule à parler également à tous les cœurs : « De toutes les passions, l’amour est la plus générale : il n’est presque personne qui n’ait eu le malheur de la sentir du moins une fois en sa vie » (I, 18, p. 45). L’artiste est ainsi celui qui règne au royaume des feintes passions. Il est le metteur en scène d’un divertissement qui ménage à l’âme une évasion dans la fiction. Platon condamne cette technique de fascination, Dubos en fait au contraire l’éloge : « La société qui exclurait de son sein tous les citoyens dont l’art pourrait être nuisible, deviendrait bientôt le séjour de l’ennui » (I, 5, p. 17). A la doctrine classique de l’imitation objective de la belle nature, Dubos substitue une poétique de l’imitation subjective des passions. L’imitation est en vérité une expression : pour nous émouvoir, l’œuvre doit exprimer une émotion vive, qui se transmet à l’âme spectatrice par l’effet d’une sympathie sensible, un mimétisme des âmes, une sorte d’identification qui précède la réflexion. C’est ce qui fait le pouvoir de la musique sur nos âmes, par la seule tonalité de l’affect, sans qu’il soit besoin de définir les idées ni d’articuler les pensées ((I, 45, « De la musique proprement dite »). Et c’est encore cette affinité inconsciente des cœurs qui permet de poser en principe, contre la thèse soutenue plus tard par Diderot, que le meilleur moyen d’inspirer la passion est encore d’être passionné soi-même : l’acteur, pour susciter par contagion de grandes émotions, doit surtout savoir s’émouvoir lui-même : « Le premier mérite du déclamateur est celui de se toucher lui-même. L’émotion intérieure de celui qui parle jette un pathétique dans ses tons et dans ses gestes que l’art et l’étude n’y sauraient mettre. On est prévenu pour l’acteur qui paraît être ému lui-même » (I, 41, p. 140). C’est cette poétique de l’effet qui conduit Dubos à juger plus profonde l’empreinte sensible provoquée par l’immédiateté du tableau (8), ou par la mise en scène du coup de théâtre (la représentation dramatique est d’abord, selon Dubos, une succession de « tableaux ») (9), que le sentiment inspiré par la lecture d’un récit poétique ou d’un roman. Et c’est ce même parti pris qui l’incite à préférer le latin au français (I, 35), le premier étant plus court, donc plus concis, plus énergique, plus sonore et enfin plus riche d’allitérations que le second, qui est langue d’entendement et d’analyse. La poésie latine, non assujettie à la contrainte de la rime, est en outre plus libre dans sa métrique, plus vivante et rythmée que notre monotone alexandrin.
            Comme l’a montré Annie Becq (262 sq), et comme nous l’avons déjà remarqué dans notre introduction, cette esthétique impressionniste, qui conduit le goût à rechercher ce qui fait impression, est inspirée de la théorie empiriste de Locke et de la notion d’uneasiness, ou « inquiétude » (Essai philosophique concernant l’entendement humain, livre II, § 29 à 37) seule capable de motiver la volonté qui, sans cet excitant mis en notre nature par le créateur, serait abandonnée à son inertie naturelle (la volonté étant motivée non par son propre mouvement, puisqu’il n’y a rien d’inné dans l’âme selon Locke, mais par une excitation qui lui vient de sa rencontre avec l’objet extérieur).
            Cependant le plaisir pris à l’imitation ne va nullement à l’encontre du libre exercice du jugement, puisqu’il porte sur l’imitation elle-même et non sur l’objet qu’elle représente : nous avons plaisir à être émus, mais non à être trompés, et nous sommes tout autant pris par le jeu de la représentation que nous restons conscients qu’il ne s’agit là que d’une représentation, trouvant plaisir à cet artifice et appréciant à leur juste valeur le stratagème mis en œuvre par l’artiste : « Nous donnons plus d’attention à des fruits et à des animaux représentés dans un tableau que nous n’en donnerions à ces objets mêmes. La copie nous attache plus que l’original. Je réponds que, lorsque nous regardons avec application les tableaux de ce genre, notre attention principale ne tombe pas sur l’objet imité, mais bien sur l’art de l’imitateur. » (I, 10, p. 23) (10). L’art est ainsi un jeu qui n’oublie jamais qu’il n’est qu’un jeu. En transposant la passion dans le domaine du virtuel, l’artiste nous invite à en réfléchir les effets, et non les subir dans la stupeur, comme c’est le cas lorsque nous les éprouvons dans la réalité. Contre les prétendus tours d’illusionniste rapportés par Pline l’Ancien au sujet des peintres de l’Antiquité, Dubos affirme inversement que l’art vise sans doute à passionner, mais nullement à tromper : « Il est vrai que tout ce que nous voyons au théâtre concourt à nous émouvoir, mais rien n’y fait illusion à nos sens, car tout s’y montre comme imitation […] C’est sans extravagance qu’on s’y passionne » (I, 43, p. 145-146). Cette connaissance ne diminue pas notre plaisir, mais l’accroît au contraire. Le sentiment esthétique permet une expérimentation consciente de la rencontre passionnelle. Il dispense, à moindres frais, une éducation sentimentale qui ne peut jamais être de grande conséquence : « Les poésies dramatiques, en mettant sous nos yeux les égarements où les passions nous conduisent, nous en font connaître les symptômes et la nature plus sensiblement qu’un livre ne saurait le faire. Voilà pourquoi l’on a dit de tous les temps que la tragédie purgeait les passions » (I, 44, p. 147). Aussi le sentiment esthétique est-il capable de jugement, et se différencie-t-il de la passion ou de l’émotion. L’art divertit heureusement, puisqu’il incline à la réflexion. L’effet artistique conçu comme une technique pour tromper l’ennui pouvait conduire à une esthétique de la sensation forte ou de l’impression violente. Il n’en est rien puisque la connaissance de la fiction s’oppose à la pure recherche de l’hypnose ou de la fascination. L’art est un divertissement savant — le jeu de la passion feinte — il n’est pas un opium.
            On voit par là comment Dubos reprend en l’inversant la théorie théologique développée au siècle précédent qui affirmait la déchéance radicale de la nature humaine : l’ennui en lequel Pascal voyait la marque d’un néant intérieur en lequel se déprimait notre nature corrompue, devient au contraire ici le ressort qui motive la création artistique, stimule l’activité de notre esprit et lui révèle la fécondité de son génie propre. Notre nature n’est donc pas corrompue, mais a besoin d’un appât extérieur pour que son activité soit provoquée, l’émotion qu’elle ressent alors n’étant nullement dépravée, mais naturellement juste à condition qu’elle soit aussi spontanée : le jugement de goût est infaillible lorsqu’il s’en tient à la première impression, à la naïveté du sentiment. C’est ainsi que le divertissement esthétique, loin de conduire à la vanité de l’amour-propre, nous ouvre au contraire les portes d’une nouvelle connaissance, grâce à laquelle nous sommes en mesure de bien juger de la beauté des choses.
            Il appartient alors à chaque art, et dans chaque art à chaque genre, de jouer habilement sur le clavier de l’âme humaine, et l’on peut dire que la diversité des genres artistiques réfléchit très exactement la diversité des affections que l’âme est susceptible de ressentir. L’esthétique dubosienne est ainsi une pathétique illustrée, une théorie des passions de l’âme telle qu’elles se réfléchissent sur l’objet qui pique l’intérêt. On voit bien qu’il ne s’agit plus ici de composer conformément aux règles, mais de plaire au public, c'est-à-dire de l’émouvoir et de l’aliéner par un divertissement bienfaisant. En ce sens, aucun art n’est comparable à nul autre, et la peinture, qui se fixe sur un instant que l’imagination prélève sur la durée, n’est pas équivalente à la poésie, dont le récit se déploie au contraire dans le temps, et qui retient surtout notre intérêt par le développement dramatique du récit (I, 13).
            En outre, en faisant de l’œuvre d’art le motif apprêté d’une feinte passion, Dubos se fait l’avocat d’un art qui vise à impressionner et qui ne ménage pas ses effets : ce qui le conduit à renier le bel esprit et les manières précieuses et mesurées, toujours pleines de bon sens, qui avaient cours dans les choses du goût au siècle précédent, « ce jargon plein de fadeur qu’on appelle galanterie. C’est un sentiment qui n’est pas dans la nature, une des affectations extravagantes que le mauvais goût du siècle a mis à la mode » (I, 19). L’art, selon Dubos, exige des passions fortes, bien que toujours conscientes de la fiction qui les motive, et ne saurait se complaire dans des jeux d’esprit, ni dans les bergeries de convention où se prélassent les personnages de L’Astrée : « Je ne saurais approuver ces porte-houlettes doucereux qui disent tant de choses merveilleuses en tendresse et sublimes en fadeur dans quelques-unes de nos églogues » (I, 22, p. 59). L’œuvre d’art doit émouvoir, et non faire de l’esprit.
            Ce n’est pas le moindre paradoxe de cette esthétique de l’artifice qu’elle met en avant le sentiment naturel et non les conventions de la bienséance : l’art ne nous sauve de l’ennui qu’en nous élevant à l’intensité de la vie passionnelle, et la fiction ne vaut pas ici pour elle-même, mais seulement parce qu’elle nous remue profondément et nous révèle la profondeur insoupçonnée de notre nature sensible. En ce sens la peinture est plus susceptible que la poésie de produire en l’âme du spectateur une émotion violente (I, 40) : en agissant simultanément sur l’organe de la vue, elle concentre tout son effet sur l’instant pittoresque alors que le poème disperse l’émotion selon le déroulement du récit : l’œil, organe de la simultanéité, fait ainsi un effet plus sensible sur l’âme que l’oreille, organe de la succession (l’œil est fixé sur le présent, l’oreille est toujours à l’écoute de ce qui va venir : « L’œil est plus près de l’âme que l’oreille » (I, 40, p. 133). L’esthétique dubosienne est une esthétique du choc et de l’ébranlement passionnel, modérée toutefois par la conscience du jeu.

 

         Deuxième partie

         Le génie

            La deuxième partie s’ouvre sur une longue analyse du génie dans les Beaux-Arts (sections 1 à 12). La doctrine du plaisir esthétique rend en effet insuffisante la doctrine de la conformité de l’œuvre aux règles de l’art. Un tâcheron peut composer un poème qui se pliera sans doute à tous les préceptes de l’Académie, à l’instar de La Pucelle de Chapelain, mais dispensera pourtant un insurmontable ennui (11). Il faut conclure que l’art n’est pas un métier qu’un honnête artisan peut assumer, mais une flamme, un enthousiasme qui sont seuls capables de faire naître les passions. Le génie est ce don, qui provient de la nature, et non de l’enseignement des écoles. Pour communiquer le frémissement de la passion, il faut être passionné soi-même : « Le génie est ce feu qui élève les peintres au-dessus d’eux-mêmes, qui leur fait mettre de l’âme dans leur figure, et du mouvement dans leur compositions. C’est l’enthousiasme qui possède les poètes, quand ils voient les grâces danser sur une prairie, où le commun des hommes n’aperçoit que des troupeaux » (II, 1, p. 176).
            Rien de très nouveau en vérité : Dubos trouve ici des accents qui font penser au Pseudo-Longin et, quand il évoque la « fureur divine » de l’inspiration, à Platon. Si le goût est démocratiquement distribué entre tous les hommes (ce que Dubos nomme, par une expression familière au siècle, « la république des lettres », par ex. p. 181 ; 336 ; 379) (12), le génie est en revanche réservé à une aristocratie très restreinte, et dont les titres sont distribués par la nature, non par la culture. Ce qui va à l’encontre de la thèse des Modernes, puisque le génie, qui est le véritable moteur du progrès dans les arts, ne dépend ni de la diffusion des Lumières, ni de l’enseignement des écoles. On ne peut apprendre que ce que Dubos nomme « la mécanique de l’art », mais non l’originalité de l’invention. Le génie est un instinct, son appréciation est immédiate, mais il est cependant capable de jugement et surpasse même la réflexion, il évalue, apprécie et se prononce en un instant : « Ainsi le génie du commandement à la guerre découvre en un coup d’œil le mauvais mouvement que fait son ennemi, et que des officiers plus vieux que lui regarderont longtemps avant que d’en apercevoir le motif ou le défaut. On n’acquiert point la disposition d’esprit dont je parle : on ne l’a jamais si on ne l’a point apportée en naissant » (II, 1, p. 173). Le génie apparaît ainsi non comme le contraire de la réflexion (à l’inverse de Platon qui opposait l’inspiration de Ion l’homéride à l’analyse de Socrate de philosophe), mais plutôt comme une forme supérieure de la réflexion, un entendement intuitif, une faculté de juger qui connaît sans démontrer : « La gestion des grandes affaires, l’art d’appliquer les hommes aux emplois pour lesquels il sont nés, le jeu même, tout a son génie » (II, 1, p. 173). Mais, sans doute en vertu du principe qui veut que seul peut émouvoir celui qui est ému lui-même, c’est surtout l’artiste, ce professionnel de l’effet pathétique, qui est sujet aux fulgurances du génie. Le génie est un destin, et la troisième section dénombre tous les artistes de génie qui ont su s’affirmer malgré tous les obstacles qui s’opposaient à leur épanouissement : Pascal s’est fait lui-même, les plus grands peintres ne sont pas fils de peintres et Roberval, avant de devenir géomètre, « gardait les moutons » (II, 3, p. 180). Seul Raphaël, le modèle de l’art académique, est fils de peintre, mais Dubos prend un plaisir malicieux à souligner ce que le maître doit pour le dessin à Michel-Ange (sa figure du Père Éternel, dans les Loges du Vatican, est inspirée de celle de la Sixtine) et pour la couleur à Giorgione (II, 5, p. 186). La nature gouverne le destin du génie : il est aussi nécessaire qu’il finisse par s’épanouir, quelque contraires soient les conditions de son existence, qu’il est nécessaire qu’un arbre ait des feuilles au printemps. « Le génie est donc une plante qui, pour ainsi dire, pousse d’elle-même » (II, 5, p. 185). La vérité du génie est dans sa manifestation et un génie qui ne paraît pas sur la scène du monde n’est qu’un génie impuissant, et n’est donc pas un génie : « Les génies qui demeurent ensevelis toute leur vie sont des génies faibles ; ce sont des hommes qui n’auraient jamais songé à peindre ni à composer si on ne leur avait pas dit de travailler ; de ces hommes qui, d’eux-mêmes, ne chercheraient jamais l’art, mais auxquels il faut l’indiquer. Leur perte n’est pas grande ; ils n’étaient pas nés pour être d’illustres artisans » (II, 4, p. 184).
            Le génie est singulier, il est original, il est créateur de valeurs absolument nouvelles, et inversement l’artiste sans génie est voué au labeur fastidieux de la copie : « On ne trouve rien de nouveau dans les compositions des peintres sans génie, on ne voit rien de singulier dans leurs expressions. Il sont si stériles qu’après avoir longtemps copié les autres, ils en viennent enfin à se copier eux-mêmes » (II, 6, p. 191). Privé de génie, et quelque soit la perfection de son métier (Dubos est fort méprisant pour les peintres hollandais, « doués de génie pour la mécanique de leur art », II, 7, p. 193), l’artiste n’est qu’un singe, un « plagiaire » (II, 8). A l’inverse du virtuose qui, grâce à un apprentissage accéléré, peut être éblouissant dès sa jeunesse, le génie mûrit plus lentement et ne parvient que rarement à maturité avant l’âge de trente ans, mais il est vrai plus rarement encore passé cet âge (13) : « Il est naturel que les grands génies atteignent le point de leur perfection un peu plus tard que les génies moins élevés et moins étendus. Les grands génies ont plus de choses à faire que les autres ; ils sont comme ces arbres qui portent des fruits excellents, et qui dans le printemps poussent à peine quelques feuilles lorsque les autres arbres sont déjà tous couverts de feuillages » (II, 10, p. 207). Ce phénix n’excelle pourtant que dans un domaine particulier, auquel il est depuis toujours prédestiné : à l’inverse de l’honnête homme, qui ne se pique de rien, le génie ne connaît que son art, et reste stupide dans tout le reste : « Nés uniquement pour cette profession, leur esprit paraît au-dessous du médiocre quand ils veulent l’appliquer à d’autres choses » (II, 5, p. 189). Dans cette description, Dubos semble se faire le botaniste d’une fleur rare, qu’il décrit comme un phénomène naturel, et non comme le produit d’une culture ni d’une civilisation : « Les différentes idées, dit un auteur moderne [il s’agit de Fontenelle] sont comme des plantes et des fleurs qui ne viennent pas également bien en toutes sortes de climats » (II, 13).

         La théorie des climats

            Les conditions de cette floraison demeurent mystérieuses et dépendent de causes physiques plus que morales, dont la plus essentielle semble donc être le climat du pays natal qui aurait, selon Dubos, une influence remarquable sur l’équilibre des humeurs. Cette théorie des climats, en relation avec les divers génies qu’ils engendrent, occupe les sections 13 à 20 de la seconde partie. L’ardeur des saisons, à condition toutefois qu’elle ne soit pas terrassante, et sans doute en raison de sa parenté avec la flamme de l’enthousiasme, apparaît à Dubos comme la cause déterminante de l’éclosion du génie. C’est pourquoi la Grèce et l’Italie sont les deux patries des arts, tandis que l’Angleterre n’a jamais produit aucun peintre et que la Hollande n’a enfanté que des artistes médiocres (II, 13). Quelles que soient les conditions réunies, on ne pourra cependant jamais maîtriser la culture du génie, qui apparaît soudain, de façon imprévisible, sans que rien n’ait semblé l’annoncer. C’est le thème du miracle de la renaissance des arts en Italie, déjà abondamment développé par Vasari, et que reprend ici Dubos : « Dès le XIIIe siècle, la peinture renaquit en Italie sous le pinceau de Cimabue » (II, 13). L’histoire de l’art selon Dubos est faite d’une suite de miraculeuses inventions ou résurrections, de ruptures plutôt que de traditions. La maturation du génie est ainsi un phénomène autonome, dont les princes peuvent sans doute favoriser l’éclosion mais qu’ils ne sauraient provoquer par décret. Virgile naquit dans un « siècle de fer et de sang », et c’est alors que l’empire connaissait la paix et la prospérité que commença la décadence. L’histoire se plaît même à dérouter, en cette matière, toute logique : c’est dans les temps de guerre et de malheur que les arts fleurissent avec le plus de force (II, 13, p. 238), sans que Dubos n’aille jusqu’à prétendre, comme le fera plus tard Diderot dans son Discours sur la poésie dramatique (1758), que le laurier d’Apollon ne reverdit que lorsqu’il est arrosé de sang humain (chap. XVIII). La naissance du génie apparaît ainsi comme un événement inconditionné, qui n’obéit qu’à sa loi propre. Pourtant, ce miracle n’est pas celui d’un individu, mais d’une époque : il y a des siècles bénis où le génie, on ne sait pourquoi, se déclare de toutes parts : « Les temps où les arts ont fleuri se sont encore trouvés féconds en grands sujets dans toutes les sciences, dans toutes les vertus et dans toutes les professions. Il semble qu’il arrive des temps où je ne sais quel esprit de perfection se répand sur tous les hommes d’un certain pays » (II, 13, p. 243). La théorie des climats est alors invoquée pour expliquer l’inexplicable, pour trouver des causes à l’indéterminé, elle fonctionne comme une sorte d’astrologie raisonnable et matérialiste qui réduit le miracle du génie à des causes physiques et esquive ainsi tout recours à une transcendance quelconque : le génie n’est pas un prophète dont la naissance vient de Dieu seul, il est un composé rare qui résulte de forces naturelles. C’est ainsi que le climat (qui ne dépend pas seulement de l’inclinaison sous le pôle, mais encore de la terre de laquelle émanent des corpuscules qui flottent dans l’atmosphère : II, 17) définit la qualité de l’air que nous respirons, qui lui-même détermine la composition de notre sang, d’où vient l’équilibre de nos humeurs, la complexion du génie étant alors la résultante infiniment rare de ces facteurs multiples : « Notre esprit marque l’état présent de l’air avec une exactitude approchante de celle des baromètres et des thermomètres » (II, 14, p. 250). La qualité des esprits est ainsi un effet de la richesse de la terre et de la chaleur du climat, assez semblable au mûrissement des raisins, et il y a autant de différences entre les divers caractères qu’il y a de différences entre les divers vignobles et, pour un même vignoble, entre les diverses années : « C’est ainsi que les vins ont dans chaque terroir une saveur particulière qu’ils conservent toujours, et qu’en certaines années ils soient meilleurs que dans d’autres années. Voilà pourquoi, par exemple, les Italiens seront toujours plus propres à réussir en peinture et en poésie que les peuples des environs de la mer Baltique » (II, 19, p. 270). Ce n’est donc pas le sang, comme le prétend l’orgueil aristocratique, qui fait la vigueur du caractère, mais le climat, déterminisme universel et qui vaut également pour tous : la théorie du climat démocratise l’exception et fait du génie la conséquence d’une causalité politiquement neutre ; elle fonde en théorie l’identité nationale : « C’est de tout temps qu’on a remarqué que le climat était plus puissant que le sang et l’origine » (II, 15, p. 257). C’est bien pourquoi le génie est un phénomène collectif et non seulement individuel, et c’est pourquoi encore il existe une psychologie des nations, une tournure d’esprit commune à tous ceux qui vivent sous un même climat. La théorie des climats théorise l’enracinement des esprits dans le terroir qui les a vus naître. Dès lors le déclin des nations et la dégénérescence des caractères ne peuvent être que les conséquences de la corruption de l’air, comme n’hésite pas à l’écrire Dubos en II, 16 : ce sont les égouts de Rome, lesquels exhalent un air vicié, qui sont les vrais responsables de la décadence de l’empire romain, et qui ont fait de la Ville Eternelle un immense cloaque (II, 16). C’est encore la qualité de l’air qui détermine l’épanouissement de la race, ou au contraire sa décrépitude : sans doute avons-nous dégénéré, puisque nous ne supportons plus le poids pour nous intolérable des cuirasses que portaient au combat nos ancêtres (II, 19, p. 271). Il y a donc des âges heureux, où l’air corrobore la vigueur des âmes, et des âges maudits, où l’air infesté abêtit les esprits. C’est de l’air mauvais que proviennent les épidémies de peste (II, 18, p. 269 et II, 20, p. 274), mais c’est le bon air qui provoque ce qu’on pourrait appeler des épidémies de génie, qui font les âges heureux.

         Le public

            A partir de la section 21 et jusqu’à la section 32, Dubos passe sans transition à l’examen de la pertinence du jugement porté par le « public » sur les œuvres de l’art. Le public est en effet la nouvelle autorité qui, du point de vue de la sensibilité esthétique, supplante l’Académie embarrassée de son érudition et estime les œuvres à leur juste valeur (14) : point n’est besoin d’être savant pour être bon juge, il suffit d’écouter naïvement la voix de sa sensibilité, et ne pas se laisser influencer par les « personnes qui font profession de l’art » (p. 275), ce qui nécessite sans doute un certain délai, pour que l’accidentel s’efface devant l’essentiel, pour que s’amortisse le choc de la nouveauté et que passent les modes. Le sentiment, qui est l’objet de l’analyse esthétique, est l’unique et très sûr critère, et le « public », s’il n’est pas prévenu en faveur de tel ou tel auteur, et à la condition qu’il ne s’en laisse pas conter par ceux qui se prétendent orfèvres en la matière, témoigne légitimement pour l’impression que l’œuvre inspire. Ce mot de « public », qui désigne ici, non pas les spectateurs d’une représentation, mais l’ensemble plus ou moins diffus de toutes les personnes qui ont pris connaissance de l’œuvre, qui en ont en quelque sorte « goûté » la valeur (par exemple ce que nous nommons aujourd’hui, pour un livre, le « lectorat »), est nouveau : il n’apparaît qu’à la fin du XVIIe siècle, dans Les Caractères de La Bruyère (1688). Dans le monde de La Bruyère, où chacun est vu de tous, tel un acteur sur le théâtre, il faut travailler son « caractère » comme l’acteur travaille son rôle : le public est ainsi le spectateur omniprésent sous les yeux duquel, comme sous les yeux d’un juge, se joue la comédie sociale. Dans un monde où s’éloigne la justice de Dieu, et où seul l’homme juge l’homme, le public acquiert une autorité nouvelle : c’est lui qui décide, désormais, des œuvres de l’esprit. La multitude des juges qui composent ce tribunal du goût le préserve de l’esprit de parti et de la prévention des cabales : « Les connaisseurs, ou ceux qui se croient tels, se donnent voix délibérative et décisive sur les spectacles, se cantonnent aussi, et se divisent en des partis contraires, dont chacun, poussé par un tout autre intérêt que par celui du public ou de l'équité, admire un certain poème ou une certaine musique, et siffle tout autre. Ils nuisent également, par cette chaleur à défendre leurs préventions, et à la faction opposée et à leur propre cabale » (« Des ouvrages de l’esprit », n° 49) ; le jugement du public peut sans doute varier, mais il n’en est plus d’autre pour apprécier la valeur d’un poème : « Le phénix de la poésie chantante renaît de ses cendres ; il a vu mourir et revivre sa réputation en un même jour. Ce juge même si infaillible et si ferme dans ses jugements, le public, a varié sur son sujet : ou il se trompe, ou il s'est trompé. » (« Des jugements », n° 13) (15).
            L’ironie de La Bruyère, qui voit avec les yeux d’un satiriste s’élever la royauté du public, et observe la théâtralisation générale des comportements qui en est la conséquence, n’est pas partagée par Dubos. Bien au contraire : la multitude qui compose le public est une assurance de la neutralité de son jugement, ce que signifie Dubos, quand il avance que le jugement du public est nécessairement « désintéressé » : « Quand je dis que le jugement du public est désintéressé, je ne prétends pas soutenir qu’il ne se rencontre dans le public des personnes que l’amitié séduit en faveur des auteurs et d’autres que l’aversion prévient contre eux. Mais elles sont en si petit nombre par comparaison  aux juges désintéressés, que leur prévention n’a guère d’influence dans le suffrage général » (II, 21, p. 275 ; on rencontre encore l’expression « personnes désintéressées » en II, 29, p. 302 et en II, 30, p. 307). L’argument est démocratique : pour lutter contre l’aveuglement des factions, on recourt au jugement de la multitude. C’est ainsi que le « public », qui est aussi la société des gens de goût, compose une sorte de république fondée sur le sentiment général, juge infaillible pour les ouvrages de l’art. Dubos évoque souvent l’autorité informelle de la « république des lettres », et se réfère à une bibliothèque universelle qui n’existe pourtant que dans l’esprit de ses lecteurs : « ce recueil de livres que font les hommes de lettres de toutes les nations, et qu’on pourrait appeler la Bibliothèque du genre humain » (II, 31, p. 310). L’adjectif « public », comme le substantif, qui apparaît autour de 1400, appartiennent au vocabulaire politique : le « public », c’est d’abord ce qui relève de la « chose publique », ou res publica. L’introduction de ce mot dans le vocabulaire du goût et du jugement esthétique (La Bruyère en est le premier témoin) est ainsi le symptôme de la conscience d’une autorité nouvelle, celle  d’une communauté de sentiment, qui prétend se substituer à l’Académie, institution monarchique désormais déchue. L’avènement du public, comme juge souverain pour apprécier les ouvrages de l’esprit, marque donc bien une sorte d’insurrection du sentiment contre le despotisme monarchique qui prétendait soumettre la beauté à ses règles.
            Pourtant la démocratie toute spirituelle de la société de goût est tempérée par le sentiment élitaire d’être membre de la communauté des amateurs, de ce cercle sans doute restreint qui s’est accoutumé à l’art, fréquente les théâtres et lit les romans : « Je ne comprends point le bas peuple dans le public capable de prononcer sur les poèmes ou sur les tableaux, comme de décider à quel degré ils sont excellents. Le mot de public ne renferme ici que les personnes qui ont acquis des lumières, soit par la lecture, soit par le commerce du monde » (II, 22, p. 279). La société des gens de goût se reconnaît à sa distinction, elle se distingue du populaire, et sait assez d’histoire pour reconnaître la vérité de la prophétie dont Mithridate en mourant menace Pharnace (II, 22, p. 279). Il faut donc que le public ait assez de lumières pour goûter les allusions de l’auteur ; mais il faut également qu’il n’en ait pas trop, car l’excès de la science risquerait de lui gâter le goût. C’est en effet par la seule naïveté du sentiment que le public est bon juge, par ce sixième sens qui apprécie l’effet que les cinq autre font sur l’âme sensible : « C’est ce sixième sens qui est en nous sans que nous en voyions ses organes. C’est la portion de nous-mêmes qui juge sur l’impression qu’elle ressent et qui, pour me servir des termes de Platon, prononce sans consulter la règle ni le compas. C’est enfin ce qu’on appelle communément le sentiment » (II, 22, p. 277) (16). L’ingénuité, la fraîcheur de ce sentiment est aussi la condition de sa justesse, de sa finesse : les gens de métier ont le goût émoussé par l’habitude, et ne savent plus consulter avec naïveté l’impression qu’ils ressentent devant la beauté : « La sensibilité vient à s’user dans un artisan sans génie et ce qu’il apprend dans la pratique de son art ne sert le plus souvent qu’à dépraver son goût naturel, et à lui faire prendre à gauche dans ses décisions. Son sentiment a été émoussé par l’obligation de s’occuper de vers et de peinture » (II, 25, p. 290). Toutefois, la pure et simple ignorance, dans son inculture, est trop grossière pour être sensible aux beautés de l’œuvre : il faut une certaine familiarité, qui cependant ne doit pas verser dans la routine, avec l’art pour en apprécier les finesses, familiarité qui s’acquiert par comparaison, c'est-à-dire par la pratique, mais non par la théorie qui, en matière de goût, est toujours stérile. Le public n’est pas le « grand public », ni le « populaire » : « Le public dont il s’agit est donc borné aux personnes qui lisent, qui connaissent les spectacles, qui voient et qui entendent parler de tableaux, ou qui ont acquis de quelque manière que ce soit ce discernement qu’on appelle goût de comparaison » (II, 22, p. 279). Il faut donc pour bien juger que le public soit composé de connaisseurs, non de pédants ni d’experts, dont le goût est assez affûté pour goûter les finesses que l’artiste a glissées dans son œuvre, mais non pas trop cependant, car l’excès de savoir se retournerait contre la vérité de l’appréhension : « Au lieu de parler simplement et suivant leur appréhension, dont ils ignorent souvent le mérite, il veulent décider par principe » (II, 23, p. 285). Il existe donc une sorte de docte ignorance, une savante ingénuité qui est la condition nécessaire à la sûreté du jugement de goût : « Quoi, me dira-t-on, plus on est ignorant en poésie et en peinture, plus on est en état de juger sainement des poèmes et des tableaux ! Quel paradoxe ! » (II, 25, p. 290). A l’inverse de ceux qui croient pouvoir juger par les dogmes de l’Académie, le public tâtonne d’abord, et son jugement ne s’établit que progressivement, du fait que ses membres « s’entrecommuniquent leur avis » (II, 28) et que le sentiment général prend de l’assurance avec le temps. La comparaison qui fait le goût se cultive par la communication. Certes, ce sont d’abord les experts qui monopolisent le jugement et qui en imposent à ceux qui ne consultent que leur sentiment, mais « le public tire peu à peu le procès d’entre leurs mains, et l’examinant lui-même, il rend à chacun la justice qui lui est due » (II, 28, p. 298). La communication des goûts, qui suppose le cérémonial social de la « conversation », la comparaison des diverses œuvres et des diverses appréciations d’une même œuvre, affinent le jugement esthétique et lui donnent de plus en plus d’assurance. Et c’est pourquoi : « le jugement du public va toujours en se perfectionnant » (II, 31). Il existe ainsi une paradoxale culture de l’ingénuité, qui ne passe pas par la connaissance de principes abstraits (les théoriciens du beau) ni par l’accumulation d’un savoir faire qui devient routine (les gens de métier), mais par la communication sincère d’un sentiment inné et par l’écoute mutuelle des impressions sensibles. C’est ainsi que les Romains se sont formé un « goût de comparaison » en matière de peinture qui les met au-dessus de toutes les autres nations, sans que cette familiarité avec les plus grands chef-d’œuvre de cet art n’ait pour autant dépravé leur goût (II, 29). La sûreté du jugement du public est maintenant d’autant plus grande que la langue française s’est stabilisée, et que les tournures « gothiques » d’un Ronsard (II, 31), qui nous paraissent démodées, ne sont plus désormais à craindre. Ceux qui écrivent aujourd’hui dans une langue naturelle, sans affectation ni préciosité, seront compris par leurs descendants comme ils sont compris par leurs contemporains (II, 32). C’est ainsi que le sacre du « public » est le dernier acte, irréversible, d’une progressive éducation esthétique de l’humanité qui a reconnu en chacun, dans la mesure où il est doué de sensibilité, la souveraineté du goût, et qui a destitué les soi-disant autorités qui avaient jusque là confisqué le droit de juger.

         Les Anciens et les Modernes

            En enracinant ainsi le goût dans la nature plutôt que dans la culture, Dubos nie la thèse d’un progrès mécanique dans les Beaux-Arts, telle que l’avait défendue Perrault. Les dernières sections de la seconde partie (33-39) sont alors consacrées à une reprise de la Querelle des Anciens et des Modernes. Les Modernes sont sans doute plus savants que les Anciens, ils les surpassent en raison spéculative, mais ils ne peuvent nullement prétendre avoir plus de goût qu’eux, et leur sont peut-être inférieurs en raison pratique, c'est-à-dire dans la conduite de l’expérience (II, 33, p. 319). Or seule l’expérience, non la science, peut prétendre affiner le goût et le rendre plus exquis. Sans doute avons-nous accumulé les expériences qui nous ont permis de progresser dans la connaissance de la nature ; mais notre goût n’a nullement progressé, car le sentiment esthétique doit être ressenti personnellement, et l’expérience d’autrui ne saurait ici se substituer à celle que nous faisons pour notre propre compte : « Ceux qui parlent d’un poème disent ce qu’ils ont eux-mêmes senti ne le lisant. Chacun porte un suffrage qu’il a formé sur sa propre expérience » (II, 34, p. 331) ; « Les opinions dont l’étendue et la durée sont fondées sur le sentiment propre, et pour ainsi dire sur l’expérience intérieure de ceux qui les ont adoptées dans tous les temps, ne sont pas sujettes à être détruites » (II, 34, p. 329). C’est pourquoi l’Iliade et l’Enéide sont immortelles, tandis que le système de Ptolémée est aujourd’hui dépassé. L’unanimité des opinions ne décide pas de la vérité dans les matières qui se rapportent aux connaissances scientifiques, qui ne sont validées que par la vérification de l’expérience : « Le grand nombre de ceux qui ont suivi et défendu une opinion sur la physique établie, par voie d’autorité ou de confiance aux lumières d’autrui, ni le nombre des siècles durant lesquels cette opinion a régné, ne prouve donc rien en sa faveur » (II, 34, p. 330). A l’inverse, une admiration continue au long des siècles pour une même œuvre d’art est une preuve certaine de sa beauté : « Dans les choses qu sont du ressort du sentiment, comme le mérite d’un poème, l’émotion de tous les hommes qui l’ont lu et qui le lisent, et leur vénération pour l’ouvrage sont ce qu’est une démonstration en géométrie » (II, 34, p. 335) ; la raison de cette différence vient de ce que : « les hommes de tous les temps et de tous les pays sont semblables par le cœur » (II, 34, p. 331).
            L’augmentation de notre savoir provient donc du nombre croissant de nos observations, et nullement de ce que les Modernes ont le jugement mieux fait que les Anciens. Bien au contraire, il se pourrait que notre penchant excessif pour les raisonnements abstraits, pour la théorie plutôt que pour la pratique, entraîne une dépravation de notre faculté de juger et provoque parmi nous une nouvelle barbarie qui ne serait pas due à l’effondrement des connaissances, mais au contraire à leur multiplication excessive : les progrès de la raison menacent d’étouffer en nous la sûreté du goût : « L’esprit philosophique, qui rend les hommes raisonnables et pour ainsi dire si conséquents, fera bientôt d’une grande partie de l’Europe ce qu’en firent autrefois les Goths et les Vandales, supposé qu’il continue à faire les mêmes progrès qu’il a faits depuis soixante-dix ans. Je vois les arts nécessaires négligés, les préjugés les plus utiles à la conservation de la société s’abolir, et les raisonnements spéculatifs préférés à la pratique. Nous nous conduisons sans égards pour l’expérience, le meilleur maître qu’ait le genre humain, et nous avons l’imprudence d’agir comme si nous étions la première génération qui eût su raisonner » (II, 33, p. 319). Quelques années plus tard, dans La Science nouvelle (1725), Giambattista Vico définira lui aussi la phase ultime que suit le corso d’une civilisation comme une « barbarie de la réflexion » (« Tel » p. 425). Et le Discours sur les sciences et les arts que Rousseau publie en 1750 défendra également l’idée selon laquelle les peuples peuvent périr de l’hypertrophie des sciences abstraites qui les détournent de la vigueur du sentiment et de l’énergie de l’action.
            Dubos soutient donc ici un point de vue très opposé à celui défendu par Charles Perrault dans son Parallèle. Les sciences et les arts ne progressent pas du même pas. Le progrès dans les sciences ne résulte que de l’accumulation des connaissances, il est donc nul dans les Beaux-Arts, où la connaissance doit céder le pas au sentiment. Quant aux découvertes scientifiques elles-mêmes, elles sont le plus souvent dues au hasard et à l’expérience fortuite plutôt qu’à la méthode (II, 33, p. 324). Tel est le cas des quatre grandes découvertes qui ont marqué le tournant de la modernité : « Ces quatre découvertes, savoir la connaissance de la pesanteur de l’air, la boussole, l’imprimerie et les lunettes d’approche sont dues à l’expérience et au hasard » (II, 33, p. 321). Nous ne pensons pas mieux que les Anciens, et la stagnation de la logique en est le signe sûr (p. 327). Il ne convient donc pas de trop s’enorgueillir de l’avancement de nos sciences : l’esprit humain n’est pas plus juste aujourd’hui que dans l’Antiquité, il l’est peut-être moins en raison de l’affectation de nos manières et du pédantisme de notre érudition. A partir de la section 35, Dubos prend le parti de madame Dacier contre Houdar de la Motte, sans toutefois citer leurs noms, dans la récente querelle qui les avait opposés : en 1714, Anne Dacier répond par Les causes de la corruption du goût à la soi-disant traduction de l’Iliade par Houdar parue la même année. Elle lui reproche surtout de traduire une langue qu’il ne connaît, l’académicien n’ayant jamais su lire un mot de grec. Dubos montre alors combien le poème qui parle au cœur est intraduisible dans une autre langue que la langue originale : « Nous ne saurions juger de la saveur d’une liqueur qu’après l’avoir goûtée, ni de l’excellence d’un air de violon qu’après l’avoir entendu. Or le poème dont nous n’entendons point la langue ne saurait nous être connu par le rapport du sens destiné pour en juger. Nous ne saurions discerner son mérite par la voix du sentiment, qui est ce sixième sens dont nous avons parlé » (II, 35). Rien ne dispense d’une rencontre personnelle avec l’œuvre, et l’on ne saurait davantage expliquer à un aveugle ce que c’est que la couleur que l’on ne saurait goûter un poème par le biais de sa traduction : chaque langue a sa saveur, qui n’est superposable à nulle autre. L’œuvre est un tout sensible qui n’est pas susceptible de modification ni de traduction, il faut que les couleurs de l’original affectent nos yeux pour que nous puissions en juger, il faut que les sons propres de la langue originale frappent nos oreilles pour que nous puissions entendre le poème. L’intraductibilité du poème est chez Dubos une autre expression du caractère intime et personnel de l’expérience esthétique : il n’y a pas de copie ni d’équivalent qui puisse se substituer à l’irremplaçable rencontre de l’original. La promotion de la sensibilité esthétique, dont les Réflexions critiques de Dubos sont l’une des premières expressions, permet de comprendre le culte de l’original qui est l’une constante du goût des Modernes.

         Troisième partie

         Déclamation et pantomime

            La troisième partie n’apparaît que dans la seconde édition de 1733, en trois volumes et considérablement augmentée. Dubos, pour la composer, a regroupé dans le dernier volume les digressions sur la musique et la déclamation, sur les représentations théâtrales des Anciens : « Dans les éditions précédentes de mon livre, cette exposition se trouve dans la première partie. Je l’avais placée à l’endroit de l’ouvrage où le sujet semblait l’amener. Mais on m’a fait observer que ma digression insérée où elle l’était faisait perdre de vue trop longtemps la matière principale. Aussi, j’ai suivi le conseil qu’on m’a donné d’en faire un volume séparé et je l’ai suivi d’autant plus volontiers que les augmentations que j’avais à faire à la dissertation dont il s’agit aurait rendu ma faute encore plus grande » : ceci est écrit dans l’avertissement à l’édition de 1755, mais avait été rédigé pour l’édition de 1740.
            Cette troisième et dernière partie est longuement consacrée à la musique, ainsi qu’à l’art de la déclamation chez les Anciens (sections 1 à 12). Les dernières sections ont trait à l’art de la saltatio, ou art du geste, ainsi qu’à la danse, dans le théâtre antique (sections 13 à 18). La liaison ainsi faite entre la déclamation et le geste est empruntée à la tradition rhétorique, qui définit la gestuelle tout autant que la composition du discours de l’orateur. Et quand Dubos se penche sur la théorie musicale, c’est au Traité sur la musique de Quintilien qu’il se réfère en premier lieu (III, 1, p. 360). Mais il est vrai qu’il cite également le De Musica d’Augustin, tout comme Cicéron, Lucien, Boèce, Martianus Capella ou Isidore de Séville.
            Dans toute son analyse sur la musique et sur la déclamation théâtrale ou poétique dans l’antiquité, Dubos fait preuve d’une grande érudition, dont le véritable motif est l’intérêt passionné porté à la métrique et à la rythmique des Anciens. S’il faut en effet entendre le poème tel qu’il a été proféré dans l’événement de son origine, alors il est nécessaire, pour bien entendre Homère et Virgile, de retrouver les intonations et les accents du grec et du latin anciens. L’appréhension esthétique du poème est indissociable de la voix qui le chante, qui le module. Il faut donc interroger les textes anciens pour dénicher les indices qui pourraient nous faire réentendre les grandes voix de l’antiquité qui se sont tues. La parole des Anciens est en effet plus expressive que celle des Modernes, elle s’accompagne d’une gestuelle qui la mime et l’incarne en quelque sorte. Condillac se souviendra de ces analyses quand, dans l’Essai sur l’origine des connaissances humaines (1746), il fera du langage gestuel le premier langage qui est à l’origine de tous les autres. C’est ainsi qu’à chaque intonation correspondait un geste, et que sur la scène du théâtre le texte était déclamée par un acteur, et mimé par un autre, appelé le gesticulateur (III, 2, p. 370, III, 11). Il existait ainsi dans l’antiquité une forme de la mélopée qui était une pure rythmique de la déclamation, une sorte d’intermédiaire entre l’articulation du discours et l’accentuation de la musique, pour laquelle il existait une écriture propre, comme il en existait une pour la musique (III, 4). Sans doute est-ce cette accentuation de la parole vive, le carmen des Latins (III, 5, p. 388), qui est à l’origine de la musique, et la déclamation qui est à l’origine de la mélodie : « A en juger même par la manière dont Boèce s’explique, les Anciens avaient trouvé l’art d’écrire en notes la simple déclamation avant de trouver l’art d’écrire en notes la musique » (III, 4, p. 381). Cette déclamation était inhérente à la langue, dont l’accentuation était beaucoup plus forte chez les Anciens que chez les Modernes, le latin connaissant dix accents distincts (p. 382). La déclamation théâtrale, telle que Dubos la ressuscite en lisant La Poétique d’Aristote, n’était donc qu’une accentuation rythmique de la parole, et la danse du chœur n’était que l’incarnation de cette scansion déclamatoire (p. 385-387). La saltatio antique n’est ainsi que le mime de la parole vive, l’expression gestuelle de la voix et de l’incantation. Il s’agit sans doute aussi pour Dubos de discréditer l’art récent, et fort prisé de Perrault, de l’opéra : les Modernes, en mettant véritablement en musique la tragédie, en noyant le texte par l’extravagance d’une virtuosité purement vocale (opera seria et bel canto), la dénaturent en un genre grotesque (c’est ainsi que la qualifie Dacier, dans son commentaire de La Poétique d’Aristote, cité par Dubos en III, 5, p. 386) ; il suffisait aux Anciens de déclamer sobrement le texte, selon sa rythmique propre, pour en faire entendre toute la puissance. Cette puissance était encore augmentée par les masques que portaient les acteurs, qui étaient de véritables porte-voix, résonnaient fortement dans tout le théâtre et donnaient à la voix une puissance surnaturelle (III, 12). Le fait que les Modernes recourent à toutes les ressources de l’harmonie démontre combien ils sont loin de la pureté et de la sobriété, mais aussi de l’énergie, de la déclamation antique. Déjà Quintilien regrettait que la déclamation se fasse sur la scène du théâtre lascive, efféminée et trop chantante (III, 10, p. 408). Cette exagération est la cause de la dégénérescence de l’art théâtral chez les Modernes : « Ainsi notre déclamation théâtrale est devenue si vive et si passionnée que l’acteur qui devait réciter le plus posément, qu’un personnage qui raisonne sensément sur l’avenir débite aujourd’hui les maximes les plus sages avec autant d’agitation que la prêtresse de Delphes en pouvait montrer, lorsqu’elle rendait ses oracles assise sur le trépied » (III, 10, p. 409). C’est ainsi, ajoute Dubos, que notre musique s’est considérablement compliqué et sophistiqué depuis un siècle, et que ceci se voit bien par l’évolution correspondante du ballet, autrefois lent et solennel, aujourd’hui beaucoup plus rapide et expressif (ibid., p. 411-413). Cependant Dubos refuse de voir là une décadence, c’est même un « progrès considérable » dans la mesure où l’on n’en abuse pas, ce que le goût du public censurerait aussitôt (ibid., p. 413). Rousseau se souvient sans doute de ces analyses dans son Essai sur l’origine des langues (rédigé avant 1761, publié en 1781, trois ans après la mort de Rousseau), où il oppose l’accentuation des langues anciennes, expressions de la passion, à l’articulation des langues modernes, faites pour l’analyse et pour la réflexion.
            L’un des enjeux de cette archéologie du théâtre antique est certainement la polémique qui se tissait, depuis le Parallèle de Perrault, entre les partisans des Anciens et ceux des Modernes. L’un des arguments de Perrault, pour démontrer qu’il y avait un progrès dans les Beaux-Arts tout autant que dans les sciences, consistait à mettre en avant l’art nouveau de l’opéra, où triomphaient l’artifice et la féerie, comme il est naturel pour le dernier né des arts, dont l’histoire suit une ligne ascendante en fait de raffinement dans l’invention et de fantaisie dans l’imagination. Dans le Parallèle, le Président, partisan des Anciens, exprimait son mépris pour ces tragédies chimériques et hyperboliques, qui accordaient trop de crédit à l’imagination et à l’artifice. Dubos, quant à lui, suit une stratégie plus subtile : il reconnaît la grandeur de l’art de l’opéra, mais loin de le considérer comme l’invention des Modernes, il s’attache à montrer que son modèle existait déjà dans l’Antiquité. Le théâtre antique était en effet une sorte d’opéra, puisque la parole y était scandée avec tant de vigueur qu’on chantait plutôt qu’on ne parlait, et que les danses du chœur, tragique ou comique, étant en quelque sorte le mime et l’incarnation de cette accentuation de la déclamation, remplaçaient avantageusement les ballets que Lully a insérés dans ses opéras. En ce temps-là, tout discours était soutenu par le rythme de l’incantation ; chez les Modernes au contraire, la langue ayant perdu la scansion énergique qui la poétisait naturellement, on distingue entre le récitatif, exclu du chant, et l’air, seul véritablement chanté. Ainsi, loin de répudier l’art trop sophistiqué de l’opéra, Dubos montre que son véritable modèle se trouve dans le théâtre antique, et que sur ce point les Modernes, à l’inverse de ce qu’ils prétendent, n’ont rien inventé. Ce qui se joue ici, c’est  ce qu’on retrouvera plus tard dans les textes de Wagner, ainsi dans L’Art et la révolution de 1849, et plus encore, mais cette fois comme le fondement d’une philosophie nouvelle, dans La Naissance de la tragédie que publie le jeune Nietzsche en 1871. Dubos, très explicitement, propose à l’opéra des Modernes le modèle de la déclamation antique, et loue ceux des auteurs qui se sont inspirés du chœur de la tragédie des Anciens, et du rôle conducteur du coryphée : « « Quelques endroits des opéras nouveaux, où le poète fait adresser la parole au chœur par un principal personnage, à qui le chœur répond quelques mots, ont plu beaucoup quoique les acteurs du chœur ne déclamassent point. Je m’étonne que cette imitation des Anciens, qu’on me permette un jeu de mots, n’ait point eu d’imitateur » (III, 14, p. 436). On comprend mieux alors l’importance que put avoir pour les contemporains l’opéra en quelque sorte « néoclassique » de Gluck : conformément aux indications de Dubos, il se proposait de ressusciter la grandeur de la déclamation antique, en la débarrassant des trémolos italiens et des mimiques maniérées qui faisaient jusque là son style, en faisant aussi taire la voix angélique et maniérée des castrats. C’est ainsi que la querelle des gluckistes et des piccinnistes, qui se déclare en 1777, année pendant laquelle s’affirme la rivalité de l’Armide de Gluck et du Roland de Piccinni, apparaît comme le lointain prolongement de la querelle des Anciens et des Modernes : les piccinnistes sont les partisans de l’opera seria des Italiens, qui joue sur l’évocation fantastique et féerique de la mythologie antique, et s’abandonne volontiers à des acrobaties vocales (l’opera buffa réagit au XVIIIe siècle contre cet excès d’artifice), tandis que les gluckistes lui préfèrent le style plus humain, plus moral, plus sérieux, empreint de sincérité et de grandeur néoclassique, sans ornements ni vocalises, de Gluck. Perrault, faisant l'éloge de l'art de Lully, aurait penché pour Piccinni, tandis que Dubos, qui souhaite revenir à la grandeur des anciens, annonce la réforme accomplie par Gluck. C’est ainsi que l’on opposait au XVIIIe siècle « l’opéra musical » des Italiens à « l’opéra dramatique » des Allemands. Et Dubos propose en modèle la répartition des rôles qui s’effectuait sur la scène antique entre l’acteur et le gesticulateur, c'est-à-dire entre celui qui déclame avec cette accentuation énergique des Anciens qui est à l’origine de ce que nous nommons musique, et celui qui mime ce discours rythmé et prononcé d’une voix forte. C’est ainsi, ajoute Dubos, qu’il est possible de trouver une origine populaire à l’art de l’opéra (dont Perrault faisait essentiellement un art de cour) dans ces théâtres de marionnettes où l’on voit le pantin mimer mécaniquement, comme « une espèce d’automate » (p. 437), le chant ou la déclamation qui se fait entendre par une ouverture pratiquée dans la scène : « J’ai vu en Italie des opéras représentés de cette manière et personne ne les trouvait un spectacle ridicule » (III, 15, p. 437). On sait en effet que c’est par un spectacle de marionnettes que Monteverdi représenta pour la première fois en 1624 à Venise, pour le carnaval de la Saint-Etienne, son extraordinaire Combattimento di Tancredi e Clorinda, sur les vers du Tasse. Et Dubos fait allusion à un « cardinal illustre » qui, dans le milieu romain sans doute, amateur de cette sorte d’opéras, les faisait jouer par des marionnettes « de quatre pieds de haut », c'est-à-dire aussi grandes que des acteurs véritables (ibid., p. 437). Cet éloge du théâtre de marionnettes fait penser au texte célèbre de Kleist (1810), qui trouve plus de grâce dans la gesticulation du pantin que dans les mimiques de l’acteur.
            A partir de la section 13, Dubos s’efforce de ressusciter l’art antique de la saltatio, art du geste et de la danse qui faisait un accompagnement expressif à la parole, ou mime silencieux qui se suffisait à lui-même. Le mime exprimait par son corps la rythmique de la déclamation, à tel point qu’il lui était inutile de faire entendre sa voix, et que les Anciens appelaient l’art de la saltatio une « musique muette » (III, 13, p. 430). Les Anciens, Cicéron comme Quintilien, condamnent les orateurs qui se laissent aller à mimer, et même parfois à danser, leur discours, prostituant leur art en une gesticulation efféminée. Avec la décadence romaine, rapporte Dubos, le mime fut confié à un être androgyne, le plus souvent un eunuque, comme le soutient le Traité contre les spectacles que l’on attribue traditionnellement à saint Cyprien : « Il fallait que les Romains se fussent mis en tête que l’opération qu’on ferait à leurs pantomimes pour les rendre eunuques leur conserverait dans tout le corps une souplesse que des hommes ne peuvent avoir » (III, 16, p. 445). On devine ici que, par le biais des Anciens, Dubos critique l’opéra que nous disons aujourd'hui « baroque », qui se plaisait à faire paraître sur la scène des êtres irréels et fantastiques (Lully, Händel) (17), et sans doute aussi les affectations du bel canto napolitain, dont les vocalises s’éloignent du naturel, alors qu’il serait possible de revenir à la sobriété et à la grandeur de la diction et du maintien de la scène antique, telle qu’elle était avant de dégénérer dans son âge tardif. De façon plus évidente encore, par l’évocation des critiques que les Anciens adressaient à l’art efféminé et dépravé des mimes, ou des virtuoses d’un chant qui outrepasse les limites de la nature, Dubos instruit le procès du règne des castrats dans l’opéra du XVIIe et du XVIIIe siècle. Ainsi quand il évoque « ce que Tertullien dit de la passion effrénée que les hommes et les femmes avaient pour les pantomimes. Les femmes et les hommes leur abandonnent honteusement leurs cœurs et même leurs corps » (III, 16, p. 451). Et Dubos rappelle les nombreux édits royaux et lois de l’Eglise qui condamnaient les abus auxquels se livraient les acteurs sur la scène du théâtre, prostituant la religion et introduisant des costumes et des ornements ecclésiastiques dans leurs farces ou satires (III, 17). Il faut sans doute conclure que, si les Modernes continuent dans cette voie, ils sont exposés au risque de la décadence qui fit succomber l’empire romain. Enfin, dans le dernier chapitre de cette troisième partie (III, 18), qui est plutôt une compilation de diverses observations érudites sur le théâtre des Anciens que le développement d’une thèse explicitement affirmée, et qui se termine sans véritable conclusion, Dubos propose à nouveau en exemple la déclamation des Anciens à l’opéra des Modernes : il faut retrouver l’énergie, la vivacité, la sobriété et l’accentuation du théâtre antique, et se détourner de ce style lascif et alangui qui règne aujourd’hui sur nos scènes, et fait de nous en quelque sorte de modernes décadents, nous exposant à la venue d’une barbarie nouvelle qui triomphera aisément d’une société qui a renié la nature, et se perd avec délices dans le labyrinthe de l’artifice et de l’ambiguïté.


NOTES

1- C’est alors en tant que secrétaire de l’Académie qu’il rédige l’œuvre qui l’a rendu véritablement célèbre, bien qu’oubliée aujourd’hui, l’Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules (1734).  Contre la théorie aristocratique du comte de Boulainvilliers (Histoire de l’ancien gouvernement de la France), qui donnait à la noblesse française, descendante des envahisseurs Franks, tous les droits sur une population autochtone serve et subjuguée, Dubos, défendant le Tiers Etat, affirme qu’il n’y a pas eu invasion, mais alliance et continuité entre les Franks et les Romains, dans la permanence du droit romain, ce qui ôte à la noblesse française le privilège du vainqueur sur le vaincu. Montesquieu dans L’Esprit des Lois (XXX, 23-25), fait écho à cette dispute, penchant par préjugé de classe pour Boulainvilliers, mais pointant lucidement ce qui fait défaut à l’analyse savante de Dubos : la réalité de l’invasion. On lira une relation remarquablement claire et argumentée des thèses en présence dans Augustin Thierry, Considérations sur l’histoire de la France (1840), chapitre II.


2- D’abord partisan de Perrault et proche des Modernes dans la Querelle, il se rapproche des Anciens lorsque rebondit le débat sous la Régence (Becq 255).


3- Muntaneo est le premier à avoir remarqué, en 1954 (« L’Abbé Du Bos ou le Quintilien de la France »), que la traduction de Quintilien par l’abbé Geydoin a précédé d’un an la première édition des Réflexions critiques sur la poésie et la peinture : Becq, p. 243).


4-  C’est cependant au sein même du tableau qu’en I, 31, Dubos distingue entre la composition poétique et la composition pittoresque : « J’appelle composition pittoresque l’arrangement des objets qui doivent entrer dans un tableau par rapport à l’effet général de ce tableau. Une bonne composition pittoresque est celle dont le coup d’œil fait un grand effet » (p. 90). De ce point de vue, uniquement visuel, Les Noces de Cana, par Véronèse, sont fort réussies. « La composition poétique d’un tableau, c’est un arrangement ingénieux des figures, inventé pour rendre l’action qu’il représente plus touchante et plus vraisemblable. Elle demande que tous les personnages soient liés par une action principale » (ibid.). De ce point de vue, Dubos blâme Les Noces de Cana, où de nombreux personnages sont des figures de caprice, qui ne prennent pas part à l’action. On remarquera pourtant que l’esthétique dubosienne tend à valoriser le pittoresque, dont l’effet est immédiat, contre le poétique, plus intellectuel et réfléchi, et qui se réfère au primat alors unanimement accepté de la peinture d’histoire. Peut-être pourrait-on déchiffrer toute l’histoire de la peinture jusqu’aux impressionnistes comme la victoire irrésistible du pittoresque sur le poétique.


5- Elle s’inspire par là, comme elle l’indique elle-même en note, des leçons de Ferdinand Alquié sur Malebranche.


6- Certes Malebranche consacre plusieurs chapitres, dans La Recherche de la vérité, à dénoncer les excès de l’imagination qui contribuent à offusquer les lumières de l’entendement.  Pourtant, remarque Dubos, ces pages écrites contre l’imagination ne s’adressent pas à notre seul entendement, elles parlent aux sentiments et séduisent nos imaginations : « Le Père Malebranche a écrit contre la contagion des imaginations fortes, dont le charme, pour nous séduire, consiste en leur fécondité en images, et dans le talent qu’elles ont de peindre vivement les objets. Mais qu’on ne s’attende point à voir dans son discours une précision sèche qui écarte toutes les figures capables de nous émouvoir et de nous séduire, ni qui se bornent aux raisons concluantes. Ce discours est rempli d’images et de peintures, et c’est à notre imagination qu’il parle contre l’abus de l’imagination » (I, 33, p. 96).


7- Il s’agit du passage où Aristote note le paradoxe qui nous fait prendre plaisir à la représentation de l’horrible, ce qui donne dans la traduction très approximative citée par Dubos : « Des monstres ou des hommes morts que nous n’oserions regarder, ou que nous ne verrions qu’avec horreur, nous les voyons avec plaisir imités dans les ouvrages des peintres. Mieux ils sont imités, plus nous les regardons avidement » (p. 10). Pourtant Dubos lit ici Aristote à contresens : pour le Stagirite, ce plaisir provient de la connaissance à laquelle l’imitation élève notre regard ; pour l’abbé, ce plaisir vient au contraire de la passion que cette représentation inspire, et du frisson qu’elle nous procure.


8- I, 40, p. 133 : « Je crois que le pouvoir de la peinture est plus grand sur les hommes que celui de la poésie et j’appuie mon sentiment sur deux raisons. La première est que la peinture agit sur nous par le moyen du sens de la vue. La seconde est que la peinture n’emploie pas de signes artificiels, ainsi que le fait la poésie, mais bien des signes naturels. »


9- « Une tragédie qu’on entend sur le théâtre fait son effet à l’aide des yeux […] Les tragédies qu’on lit en particulier ne font guère pleurer […] Une tragédie renferme une infinité de tableaux. Le peintre qui fait un tableau du sacrifice d’Iphigénie ne nous représente sur la toile qu’un instant de l’action. La tragédie de Racine met sous nos yeux plusieurs instants de cette action, et ces différents incidents se rendent réciproquement les uns les autres plus pathétiques » (I, 40, p. 136).


10- Ici encore, Dubos réinterprète à sa façon l’analyse pascalienne. Le penseur de Port-Royal avait en effet remarqué l’étrange puissance des figures peintes, qui nous touchent davantage que les réelles : « Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance de choses dont nous n’admirons point les originaux » (B 134). Pascal discernait, en cet attrait de l’imaginaire auquel irrésistiblement succombe la curiosité de la créature, le signe de notre déchéance et la marque de ce néant qui abîme notre nature depuis que, par orgueil, elle s’est détournée de son créateur. Dubos tout à l’inverse y voit l’occasion d’un jeu divertissant, le pouvoir de la fiction faisant diversion à la monotonie de l’ennui sans toutefois nous fasciner jusqu’à ce point où s’annulerait la conscience qu’il ne s’agit que d’un jeu.


11- Prolongeant la célèbre querelle du Cid, Dubos se plaît à rappeler l’évidente supériorité des deux tragédies, pourtant très « défectueuses » selon les règles, du grand Corneille (Le Cid et La Mort de Pompée) sur La Pucelle de Chapelain et le Clovis de Desmarets, deux poèmes épiques dont la forme est sans défaut et cependant l’effet d’un prodigieux ennui (I, 33, p. 97).


12- Cette formule, « la République des Lettres », se trouverait pour la première fois en français sous la plume de Guez de Balzac, dans un écrit de 1648 intitulé Le Barbon et dédié au chevalier de Méré (d’après le TLF, qui le tient du Littré ; le dictionnaire historique d’Alain Rey donne 1648 pour « ensemble des œuvres littéraires », et 1664 pour « ensemble des gens de lettres »). Egalement Pascal, Neuvième Provinciale (1656), attribuant au P. Barry, S.J., le propos suivant : « S’il arrivait qu’à la mort l’ennemi eût quelque prétention sur vous [si le Diable prétend que l’âme du défunt lui doit revenir], et qu’il y eût du trouble dans la petite république de vos pensées, vous n’avez qu’à dire que Marie répond pour vous, et que c’est à elle qu’il faut d’adresser » (Pléiade, 755). On la trouve encore dans la dédicace à Monseigneur le Dauphin du premier volume des Fables de La Fontaine (1668) : « S’il y a quelque chose d’ingénieux dans la république des lettres, on peut dire que c’est la manière dont Esope a débité sa morale » (« L’Intégrale », p. 59). En 1680, le dictionnaire de Pierre Richelet mentionne l'expression : « La république des lettres. Ce sont tous les gens de lettres en gros. C'est le corps des gens de lettres ». Le Barbon de Balzac est une satire contre le pédantisme des doctes, et un plaidoyer pour une langue claire et compréhensible de tous. Quant à La Fontaine, il fait appel au bon sens du « public » contre la dictature du monarque-lion. Cette notion, « la république des lettres », s’oppose donc, dès son apparition, à la fois à la soumission spirituelle exigée par la monarchie et au magistère doctoral exercée par la Sorbonne.


13- « Comme l’imagination a plutôt acquis ses forces que le jugement ne peut avoir acquis les siennes, les peintres, les poètes, les musiciens, et ceux dont le talent consiste principalement dans l’invention ne sont pas si longtemps à se former. Je crois donc que l’âge de trente ans est l’âge où, communément parlant, les peintres et les poètes se trouvent parvenus au plus haut degré du Parnasse où leur génie leur permette de monter » (II, 10, p. 207).


14- Dans un texte qui se rapporte à la Querelle des Bouffons, donc à une « dispute » proprement esthétique, Diderot écrit : « J’espère que bientôt la face du combat changera, que les raisons succèderont aux personnalités, le sens commun à l’épigramme, et la lumière aux prophéties. C’est alors que le public, devant qui les titres auront été comparés sans indulgence et sans partialité, pourra décider avec connaissance et sans injustice » (Au petit prophète de Boehmischbroda, 1753, souligné par Diderot).


15- Selon le TLF, le « public » au sens d’un « ensemble des personnes réunies en un lieu pour assister à un spectacle, à une réunion, à une manifestation » n’apparaîtrait que plus tard, en 1751, dans les Considérations sur les mœurs de ce siècle de Duclos (p. 120).


16- Dans la conclusion de son ouvrage De la nature de l’homme (1749), conclusion intitulée « Des sens en général », Buffon imagine le premier homme sur la terre et, se mettant à sa place, exprime ses émotions. Après avoir joui émerveillé de la fraîcheur de ses premières sensations, il découvre en face de lui une femme qu’il caresse aussitôt de la main : « Je la sentis s’animer sous ma main, je la vis prendre de la pensée dans mes yeux, les siens firent couler dans mes veines une nouvelle source de vie, j’aurais voulu lui donner tout mon être ; cette volonté vive acheva mon existence, je sentis naître un sixième sens » (Buffon, Histoire naturelle, choix et préface de Jean Varloot, « Folio », p. 119). La valeur érotique du « sixième sens » et ici parfaitement manifeste et non plus latente.


17- On remarquera pourtant que Dubos évoque avec faveur les opéras de Lully, joués au siècle précédent sur un rythme vif, dans son dernier chapitre, III, 18, p. 458-459.

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