Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mise en ligne le 1-5-2015

 

 

 

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PLATON

1- Introduction à la philosophie de Platon

2- Mimesis

3- Philosophie et musique

4- Le jeu dialectique

5- Hippias Majeur

6- Ion

7- Gorgias

8- Le Banquet

9- Phédon

10- République, Introduction

République, livre 1

République, livre 2

République, livre 3

République, livre 4

République, livre 5

République, livre 6

République, livre 7

République, livre 8

République, livre 9

République, livre 10

11- Phèdre

12- Théétète

13- Politique

14- Philèbe

PLOTIN

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SCHOPENHAUER

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PLATON
 
LA REPUBLIQUE

Livre X
           

            Le procès du tyran – condamné jusqu’à la fin des temps à vivre dans la solitude et la terreur – s’achève avec la fin du livre IX. Socrate a répondu à la question que Thrasymaque posait au début, et le cercle du dialogue se ferme. Pourquoi alors le livre X, où il n’est nullement question du tyran et où l’on revient à la critique de la poésie déjà développée dans le livre III ?
            Le livre X tire en quelque sorte la leçon philosophique – et non plus du tout ici politique – des neufs livres précédents. En vérité, le procès du tyran n’est pas l’objet véritable du dialogue, mais seulement l’occasion d’inventer une nouvelle sagesse : purifier l’âme de la tentation dionysiaque, et la convertir en son intériorité pour qu’elle se ressouvienne de son unité.
            C’est pourquoi, dans le livre X, trois thèmes essentiels sont développés :
            1- La critique des arts mimétiques
L’homme mimétique – peintre ou poète – crée des simulacres qui ensorcellent les âmes et les détournent de la pensée. La philosophie est alors le remède – la médecine de l’âme – qui doit nous purifier de toute possession pour que nous nous retrouvions en nous-mêmes. Contre l’incantation dionysiaque – l’art – le philosophe a recours à l’exercice de la réminiscence.
            2- L’immortalité de l’âme (à partir de 608c)
Se ressouvenant d’elle-même – se rassemblant en son centre, se faisant une – l’âme se sait désormais immortelle. L’extraversion dionysiaque est la dispersion de l’esprit ; l’introversion philosophique arrache l’âme au devenir et la fait renaître dans l’immortel (Glaucos le marin).
            3- Le mythe d’Er et le sort des justes (à partir de 612a)
Il s’agit tout autant d’un mythe eschatologique – qui affirme dans l’au-delà le triomphe final des justes – que d’un mythe cosmique – qui met en harmonie la destination des hommes avec l’équilibre général de l’univers.

*

I- La critique des arts mimétiques. La théorie platonicienne de la mimésis.

A- Les trois degrés de la représentation
            Alétheia, le dévoilé (a-lanthanô) : seuls les dieux le contemplent ; seuls ils ont accès au savoir absolu : ils boivent l’ambroisie.
            Eidos : de idein, voir. Les mortels n’ont de la vérité qu’une vue instantanée, une fulgurance inoubliable (a-Lêthê) dont la réminiscence reçoit le signe. L’eidos définit le paradigme, le modèle qui transmet la connaissance, le signe qui enseigne. Pour garder en mémoire cette lumière ponctuelle – l’électrocution de la torpille – il faut en réaliser la représentation. Cette représentation mimêsis – a pour fonction de représenter l’idée qui fait signe. La représentation mimétique est une image ou une icône de la vérité qui ne se dévoile à nos yeux qu’en un éclair. Mimeisthai n’est pas imiter mais représenter. Le modèle de toute mimésis n’est pas l’apparence sensible mais l’idée intelligible.
            L’art grec s’oppose en ce sens à l’art romain. La mimésis grecque n’est pas réaliste, mais idéaliste. Eidos est la forme en laquelle toute existence accomplit sa nature. Il est alors possible de distinguer divers degrés dans la représentation de l’Idée.
            Aux trois degrés dénombrés par Platon dans le devenir mimétique de l'Idée, nous en ajoutons un, puisque la nature est aussi un art, le premier, qui représente aux yeux des mortels la forme de l'immortel.  

1- La nature
            Elle est l’œuvre de phutourgos (597d) le démiurge divin qui a créé la forme de ce monde (Timée). Nature et univers sont des images sensibles de l’intelligible : le monde n’est pas plein de dieux (Thalès), mais plein des images des dieux. L’univers est le mythe du divin.

2- Le logos
            Le mot représente l’idée. Le dialecticien est un artisan des noms – onomatourgos – le mot en effet ne renvoie pas au phénomène, mais à l’essence. Ce thème est surtout l’objet du Cratyle. Il y est cependant fait allusion ici en 596a : « Nous avons l’habitude d’admettre une certaine idée, une seule, qui embrasse chaque groupe des objets multiples auxquels nous donnons le même nom ». Ainsi le mot fait signe vers la connaissance : qu’est-ce que aretê (Ménon) ? Le mot représente l’idée en délivrant l’énigme du sens. Le langage n’est pas un moyen de communication, mais une question qui enseigne et appelle à penser. Le langage est encore cet élément en lequel le philosophe – cet artisan des mots – fait paraître la vérité, et la représente « dialectiquement ».

3- Les objets fabriqués – les produits de l’artisanat
            L’artisan humain – dêmiourgos – comme l’artisan divin – phutourgos – réalise l’idée, c’est-à-dire le plan, la conception dont son travail est la matérialisation. Si le philosophe représente l’idée par le langage – dia-logos – en vue de la connaissance, l’artisan la représente, la produit, en vue de son utilisation, de sa consommation. De l’eidos, le dieu fait un monde, le philosophe un enseignement, l’artisan une marchandise. Dêmiourgos : celui qui travaille (ergon, œuvre, travail) pour le bien public, pour le peuple (dêmos). Alors l’idée tombe dans le domaine public, passe de mains en mains, et ainsi déchoit et s’use dans le lieu commun : l’utilité est aussi l’usage. En se faisant marchandise, en se prostituant sur le marché, l'Idée immortelle devient un « lit » en lequel la pensée, tombant dans la routine de l'usage, peut se laisser aller au sommeil. En nous permettant d'user et de jouir de l'Idée devenue marchandise, l'artisan nous dispense de la peine de la penser.
            Politique,279a et suivant : L’Etranger propose pour paradigme de l’art politique le travail du tissage : il s’agit de nouer ensemble le fil de chaîne vertical et le fil de trame horizontal.
            Ainsi la cité est d’abord communauté dialogique – cité philosophique dont Socrate est le Roi – en laquelle l’homme enseigne l’homme et tourne son regard vers l’essence – dont se ressouvient la pensée quand elle se pense elle-même. Politique 282e : le fil de la chaîne, le fil vertical est le plus solide : « quand on tourne la filasse au fuseau, et qu’on fait un fil solide, on dit que c’est le fil de chaîne ». Le fil de chaîne doit soutenir le poids qui le maintient droit.
            Relation verticale ascendante. Ce fil tendu verticalement met en rapport le mortel avec l’immortel – il est erôs – et rend les hommes sensibles à l’appel de la vérité.
            Les Lois I, 644d & sq. : « Représentons-nous chacun des êtres vivants que nous sommes comme des marionnettes fabriquées par les dieux (…) Les affections qui sont en nous comme des tendons ou des ficelles nous tirent et, opposées qu’elles sont, nous entraînent en sens inverse l’une de l’autre vers des actions contraires, sur la ligne de partage entre la vertu et le vice (…) Parmi les commandes, il y a la commande d’or, la sainte commande de la raison – logismos – que l’on nomme loi commune – koinon nomon – de la cité et qui, tandis que les autres sont de fer, raides et semblables à des modèles de toutes sortes, est souple parce qu’elle est d’or. »  C’est ainsi que le logos – représentation mimétique de la vérité – est le fil qui retient le mortel à l’immortel, le fil de chaîne sans lequel le tissu de la cité serait lâche et peu résistant : économie des signes.
            Mais la cité est encore un marché, système de circulation et d’échange des marchandises (cf. Livre II).
            Relation horizontale. Fil de trame, moins solide. Economie des marchandises. C’est cette économie-là qui motive le travail du dêmiourgos : répondre à la demande, organiser le système des besoins. L’expansion du marché est illimitée : Athènes meurt, étouffée par son propre impérialisme. Seule la définition du dialecticien fixe la mesure, trace la limite. Ainsi l’idée se déprave en se matérialisant dans la marchandise.

4- Les œuvres du poète mimétique (mimêtikos poiêtês 605a) du créateur de fantômes (o tou eidôlou poiêtês 601b)
            La parole du philosophe appelle à penser. L’œuvre de l’artisan satisfait nos besoins. A quoi sert l’image du peintre ? Le poète mimétique ne représente  pas la vérité mais seulement son simulacre (eidôlon) ou son fantôme (phantasma).
            De même qu’un miroir donne l’illusion de la réalité, l’imitateur donne l’illusion de la connaissance et de la révélation. C’est ainsi qu’Homère représente les médecins mais ignore la médecine (599c), il représente les chefs d’Etat mais ignore la science du gouvernement (599de). C’est ainsi, pourrait-on ajouter, que le sophiste fait croire au peuple qu’il connaît le remède à ses maux, quand il ne sait rien.
            L’artiste est un magicien, un faiseur de prodiges, un illusionniste : il nous fait croire à la saisie sensible de l’idée, à sa représentation phénoménale. Pour ce faire, il exploite les incertitudes et la crédulité de notre perception. En effet, nous ne voyons pas l’Être mais l’apparence que l’Être manifeste à nos yeux. Toute perspective est une connaissance dépravée, une anamorphose de ce qui est en vérité. Le phénomène est un fantôme mouvant ; il déforme l’idée en la plongeant dans cette eau – dans le Temps – où se dégrade le corps de Glaucos.
            Ainsi est-ce par la raison – non par la sensation – que je peux savoir si je veille où je rêve (Théétète). 602cd : « Les mêmes objets paraissent brisés ou droits, selon qu’on les regarde dans l’eau ou hors de l’eau (…) C’est à cette infirmité de notre nature que la peinture ombrée, l’art du charlatan et cent autres inventions de ce genre s’adressent et appliquent tous les prestiges de la magie. »
            C’est en ce sens que la perspective du visible – topos oratos – est en proie au devenir : c’est-à-dire à la variation et la métamorphose continuelles. L’essence demeure identique (mesure, calcul, pesée : 602d) – la définition du cercle – mais le phénomène est un Protée.
            Dès lors, dans le monde sensible toujours mouvant, il est aisé de susciter des apparitions, de mettre en scène des « idoles » qui sont les simulacres du divin. C’est ainsi que l’homme mimétique nous invite au banquet illusoire de la connaissance. Il fait croire à la révélation. Il donne l’illusion d’être initié. 601b : la poésie, une fois dépouillée de son fard, ne montre qu’un visage sans charme « que la fleur de la jeunesse a quitté ». Ainsi les statues peintes des temples sont des cadavres fardés qui nous procurent l’illusion de la présence des dieux qui nous ont quittés.
            Phèdre 275d : « Les produits de la peinture sont comme s’ils étaient vivants ; mais pose-leur une question, ils gardent gravement le silence. Il en est de même des discours écrits. » Mais la magie du poète n’est pas seulement le simulacre du savoir, elle est encore un charme qui passionne et envoûte la pensée, et la divertit de la connaissance d’elle-même.

B- La mimêsis tragique et la contagion de la passion
            « La poésie tragique représente les hommes dans des actions contraintes ou volontaires, en conséquence desquelles ils se croient heureux ou malheureux et s’abandonnent à la douleur ou à la joie » (603c). Cf. Aristote, Poétique, 1449 b 24 & sq. : « La tragédie est la représentation d’une action noble et menée jusqu’à son terme (…) qui, en suscitant la pitié et la frayeur, opère la purification de ces affections. » Pour Aristote, la scène tragique donne à voir la geste des héros. Elle est une leçon éthique qui enseigne la maîtrise des passions. Elle est catharsis.
            Pour Platon, au contraire, le théâtre tragique n’est pas purification mais souillure : le spectateur s’abandonne, par contagion ou sympathie, à l’expression de la passion (605d). Platon pense surtout au théâtre d’Euripide : selon lui la tragédie n’est pas la célébration d’un acte héroïque, mais la représentation de l’âme déchirée et le spectacle de la Passion. Elle flatte cette partie de notre âme « qui a soif de larmes, qui voudrait soupirer à son aise et se rassasier de lamentations » (606a).
            Paradoxe du plaisir tragique : nous jouissons de pleurer, nous sommes heureux de nous lamenter. Platon ici annonce le christianisme d’Augustin, Confessions, III, 2 : « Pourquoi l’homme veut-il s’affliger en contemplant des aventures tragiques et lamentables qu’il ne voudrait pas lui-même souffrir ? (…) Ce sont donc les larmes et les impressions douloureuses que nous aimons. » Platon – avant le christianisme – marque d’infamie le plaisir que nous prenons à la tragédie, comme à la comédie (606c). Qu’il rie ou qu’il pleure, le spectateur jouit honteusement du spectacle de la misère des autres. La piété que nous éprouvons pour les héros n’est en vérité qu’un sadisme qui s’ignore lui-même. Dès le IVe siècle, la grande fête tragique s’efface et disparaît. Pas de tragédie chrétienne.
            Nous retrouvons ici le procès fait  au livre III contre la contagion de l’incantation mimétique, contre l’extraordinaire diffusion de la possession dionysiaque. 604ab : Logos et  Nomos commandent de résister au vertige de la Passion. Ils mobilisent la force d’âme – le thumos – pour la sauvegarde de son unité. Inversement, la mimêsis tragique est divertissement. Elle met la « partie irascible » de l’âme (604e) au service de la dispersion et du démembrement. Le spectacle tragique s’apparente à ce voyeurisme honteux qui conduisait malgré lui Léontios, fils d’Aglaïon, sur le lieu des supplices (V, 439e sq.). C’est pourquoi la tragédie – comme la peinture – est une possession dionysiaque, une magie incantatoire qui méduse la raison par la fascination d’un simulacre.

*

            C’est pourquoi les poètes – et le premier d’entre eux, Homère, qu’on dit l’éducateur de la Grèce, tên Hellada pepaideuken (606e) – sont en vérité de mauvais pédagogues. Entre poésie et philosophie – la magie de l’envoûtement et l’exercice de la conscience – il y a un désaccord très ancien, palaia diaphora (607b). Ce n’est cependant pas parce qu’il méprise la puissance du charme mimétique que le philosophe s’en détourne, mais au contraire parce qu’il la redoute : « nous avons conscience du charme que la poésie exerce sur nous, mais il serait impie de trahir ce qu’on regarde comme la vérité » (607c). « Nous ferons comme des amants qui, reconnaissant les funestes effets de leur passion, s’en détachent à contre cœur sans doute, mais enfin s’en détachent » (607c). « Nous nous redirons les raisons pour nous prémunir contre les enchantements de la poésie, et nous prendrons garde de retomber dans la passion qui charme notre enfance et charme encore le commun des hommes » (608a). L'aveu de Socrate fait en vérité référence à la biographie de Platon lui-même. Si la passion de la poésie charma son adolescence, il dut faire son deuil de ce premier amour pour se tourner vers la philosophie et se rapprocher de Socrate. Nietsche, dans La Naissance de la tragédie née de l'esprit de la musique (1871), blâme ce qui à ses yeux ne pouvait être qu'une trahison : « Socrate ne pensait pas un instant que la tragédie put dire la vérité [...] Comme Platon, il la rangeait au nombre des arts flatteurs, qui représentent l'agréable et non l'utile, et c'est la raison pour laquelle il exigeait de ses disciples qu'ils s'abstiennent et s'isolent avec rigueur de sollicitations si contraires à la philosophie. Moyennant quoi le jeune poète tragique Platon commença par brûler ses poèmes afin de pouvoir devenir un disciple de Socrate » (Naissance de la tragédie, § 14 ; p. 101 des Œuvres philosophiques complètes, Gallimard, 1977, p. 101). Nietzsche fait ici référence, sans le citer, à un passage de « La vie de Platon » de Diogène Laërce : « Selon Dicéarque, Platon pratiqua la peinture et il écrivit des poèmes, d'abord des dithyrambes, puis des vers lyriques et des tragédies […] Un peu plus tard cependant, alors qu'il allait participer à un concours de tragédie, il décida, parce qu'il avait entendu Socrate devant le théâtre de Dionysos, et qu'il lui avait prêté l'oreille, de jeter ses poèmes au feu […] C'est à partir de ce moment-là, il avait alors vingt ans dit-on, que Platon devint le disciple de Socrate » (Diogène Laërce, Vie et doctrines des philosophes illustres, livre III, § 4-5 ; « La Pochothèque », Le Livre de Poche, 1999, p. 395-396).
            Dès les premières lignes du Livre X, Platon reconnaît l’ambivalence de ses sentiments à l’égard d’Homère, qu’il s’apprête cependant à critiquer : « Une certaine tendresse et un certain respect que j’ai dès l’enfance pour Homère me retiennent de parler » (595b). Aussi bien le philosophe n’exile-t-il pas définitivement le poète, de même qu’il ne se rend pas aveugle au charme de la beauté. Mais refusant de se laisser fasciner par le chant des sirènes, comme Ulysse attaché au mât, il écoute, non pour se laisser aller à l’ivresse, mais pour penser et pour connaître. La beauté mimétique est un signe démonique qui éveille en nous le désir de savoir, ou philosophie. L’art pour le philosophe ne saurait être fin en soi, mais prélude à la connaissance.

II- L’immortalité de l’âme (à partir de 608c)

            Si la catharsis de la possession mimétique est en quelque sorte une médecine de l’âme, il s’agit cependant pour Platon d’orienter l’esprit dans la bonne direction – celle de la connaissance de soi-même – mais nullement de le guérir d’une maladie mortelle. Il existe en effet une distinction fondamentale entre la médecine hippocratique du corps et la médecine platonicienne de l’âme. La maladie physique a pour cause un principe de décomposition : le mal dissocie les parties qui constituent le tout du corps. C’est pourquoi la force vitale, dissoute, s’atténue peu à peu et finit par s’éteindre : le cadavre se décompose. 609a : « Quand l’un de ces maux s’attache à un être matériel, ne le gâte-t-il pas, et ne finit-il pas par le décomposer, et le détruire totalement ? » C’est ainsi, écrit Platon quelques lignes plus haut, que la rouille détruit le cuivre et le fer (609a), et encore : « La maladie mine le corps, le réduit au point de n’être même plus un corps, de même que toutes les choses matérielles, par suite du mal qui s’attache à elles, se corrompent et aboutissent à l’anéantissement » (609c). Le fer rouillé se brise et tombe en poussière. De même l’énergie vitale – la capacité d’action autonome – maximale dans la santé, tend au néant dans la maladie. Le mal physique est un affaiblissement. Mais la maladie spirituelle a pour cause un principe d’orientation non de décomposition. Le tyran veut s’approprier les richesses du monde visible – Extériorité. Le philosophe veut contempler les richesses du monde intelligible – Intériorité. La maladie n’est donc nullement ici un affaiblissement, mais plutôt une erreur dans l’estimation du bonheur, erreur que l’examen dialectique doit dissiper. Ce qui le montre, c’est que le mal n’affaiblit pas l’énergie de l’âme : le tyran se défend jusqu’au bout avec une extrême énergie. Le mal physique est une défaillance ; le mal spirituel est une avidité. « L’injustice tue les autres, si elle le peut, tandis qu’elle rend très vivace et même très éveillé celui qui l’héberge, tant elle est loin, ce semble, d’être une cause de mort ! » (610e).
            Ainsi l’âme est immortelle puisque le mal ne saurait l’affaiblir – comme il le fait pour le corps – mais seulement la détourner de son vrai bien. Psukhê signifie ici principe de vie et d’action autonome. Phédon, 105c : « Que faut-il qui se trouve en un corps pour qu’il soit vivant ? – Une âme ». Tout le Phédon expose longuement les arguments pour lesquels nous devons croire que l’âme est immortelle. Ce n’est cependant jamais pour Platon une certitude, mais un pari qu’il faut tenter car il grandit l’homme. Phédon, 114d : après avoir décrit la topologie mythique des enfers, Platon conclut : « Soutenir que ces choses-là sont comme je les ai décrites ne convient pas à un homme sensé (…) Cependant, il me paraît, puisque nous avons reconnu que l’âme est immortelle, qu’il n’est pas outrecuidant de le soutenir, et, quand on le croit, que cela vaut la peine d’en courir le risque, car le risque est beau ; et il faut se répéter cela à soi-même comme des paroles magiques ». C’est précisément parce que l’immortalité de l’âme est un risque qu’on doit courir, et non une certitude, qu’on peut démontrer que le Phédon, comme la République, s’achèvent sur un mythe eschatologique.
            On peut alors se poser la question : d’où vient que l’âme ait pu se penser elle-même mortelle, et pourquoi la plupart des hommes jugent-ils que la mort est un néant ? Orientée vers la multitude sensible, l’âme adhère aux objets de son désir et se prend elle-même pour une chose matérielle, et par conséquent périssable. Convertie inversement en son intériorité, elle se ressouvient d’elle-même et se connaît immortelle. C’est pourquoi dans le Ménon (81b et suivant) l’immortalité et la réminiscence – athanatos et anamnêsis – sont indissolublement liées. D’où, ici, l’image de Glaucos (611b) : son corps défiguré par les sédiments et l’érosion de la mer représente l’âme dispersée dans la diversité sensible – ce festin que les ignorants jugent bienheureux (612a), à la façon de Thrasymaque qui jugeait heureuse la démesure du tyran. Mais le corps de Glaucos arraché à la mer et rétabli dans sa forme véritable représente l’âme reconstituée par la conversion philosophique, et se ressouvenant de son unité. C’est alors seulement qu’elle se connaît elle-même, et se reconnaît donc immortelle. L’image du corps de Glaucos reprend une nouvelle fois le mythe fondamental de la République, dont celui de la caverne, au livre VII, est le paradigme : image de la naissance, de la régénération et même de la résurrection. L’eau qui défigure l’âme est le devenir – la clepsydre mesure le temps par l’écoulement de l’eau – qui déforme et anamorphose les phénomènes. Le monde visible ressemble à celui du rêve, qui ressemble aussi à celui, fantastique, des visions sous-marines. Dans le mythe final du Phédon, Platon imagine trois terres : la terre supérieure – le paradis terrestre – où, dans l’éther, vivent les bienheureux ; la terre moyenne où, dans l’air, vivent les mortels que nous sommes ; et la terre inférieure, le mouvement des eaux souterraines et des fonds sous-marins.
            Ainsi sommes-nous, à l’égard des bienheureux, comme les poissons sont à l’égard de nous-mêmes. Phédon 109c : « Nous ne nous doutons pas que nous habitons dans ces creux, nous croyons habiter en haut de la terre, comme si quelqu’un vivant au fond de l’océan, se croyait logé à la surface de la mer et, voyant le soleil et les astres à travers l’eau, prenait la mer pour le ciel. » Et Platon ajoute plus loin (109e) : « Si quelqu’un pouvait arriver en haut de l’air, ou s’y envoler sur des ailes, il serait comme les poissons de chez nous qui, en levant la tête hors de la mer, voient notre monde ». Ainsi Glaucos surgissant de l’océan, ainsi encore Aphrodite naissant de la vague.

III- La récompenses des justes et le mythe d’Er le Pamphylien (à partir de 612b)
           
            Platon conclut le dialogue sur une fable. Elle n’est pas nécessaire puisque nous avons montré, dès cette vie, comment le tyran est malheureux et le philosophe heureux, « sans faire entrer en ligne de compte les récompenses et la réputation qui suivent la justice » (612b). L’injustice, avide, se précipite vers son but – posséder les richesses de la terre – et semble l’atteindre rapidement. Mais victime d’une illusion le temps joue contre elle, elle finit par être vaincue : « Ils bondissent d’abord avec rapidité ; mais à la fin on rit d’eux quand on les voit, les oreilles basses, se retirer précipitamment sans être couronnés » (613c).
            Le juste, gardant la mesure, prend le bon chemin et atteint le but (613d). Le temps joue contre l’injuste et le tyran ; il joue inversement en faveur de la justice. Le juste peut aller lentement : il a tout le temps pour lui. Il est vrai qu’on parle de « jeunes loups », mais beaucoup moins volontiers de « vieux loups » : le loup, en vieillissant, devient un chien édenté. Dans cette image qui fait courir le juste et l’injuste comme deux concurrents, on peut peut-être deviner le souvenir d’une fable d’Esope, reprise par Phèdre, puis par La Fontaine : Le lièvre et la tortue.

*

            Ainsi la justice finit par être récompensée en cette vie. Platon néanmoins, après les avoir critiqués, emprunte aux poètes pour dire le mythe qui raconte le sort des âmes dans l’au-delà.

            Le mythe d’Er le Pamphylien (à partir de 614a)
            Ne pas prendre à la lettre le récit de Platon : un mythe n’est pas un article de foi, un poème n’est pas une religion. Le mythe chez Platon a une fonction politique et morale (ces deux registres sont indissociables chez les Grecs). République, III, 414c : l’histoire de Cadmos – selon laquelle les hommes sont nés de la terre maternelle – est un « beau mensonge » que magistrats et citoyens doivent croire. Le même mythe, « l’histoire des dents semées jadis et des hoplites qui en naquirent », est dit, en Lois II (663d sq.), « le plus utile mensonge du législateur, le plus capable de faire accomplir à tous, non par contrainte mais librement, tout ce qui est juste ». C’est ainsi encore que le mythe d’Er est un mensonge éthique. La division des sciences développée au livre VII (arithmétique, géométrie, astronomie, musique, dialectique) – qui annonce le quadrivium et le trivium médiévaux – ne mentionne pas la science, de toutes la plus importante pour Platon, celle de la politique et de la justice (auxquelles La République est précisément consacrée). C’est que la justice – qui est la science de la mesure et de l’ordre – est impliquée dans toutes les sciences énumérées au livre VII. C’est pourquoi le mythe d’Er est tout autant un mythe moral et eschatologique – il dit le salut des âmes et le jugement suprême – qu’un mythe géographique – il décrit la topologie des enfers – et astronomique – le fuseau d’Anankè.
            L’harmonie du cosmos est une image de l’ordre qui règne dans la cité bien gouvernée. Dans l’univers tout entier, la justice réfléchit son image. Ce texte visionnaire a exercé une profonde et longue influence. On en retrouve le souvenir chez Cicéron, dans le De Republica, à la fin du livre VI avec le songe de Scipion – il est significatif que cette description de l’univers soit insérée dans un dialogue politique – mais également chez Plutarque, dans Sur les délais de la justice divine, chapitre 47 jusqu’à la fin – l’histoire de Thespésius, laissé trois jours pour mort, et qui ressuscite pour décrire aux vivants les peines infernales. La fable prend, sous la plume de Plutarque, prêtre d’Apollon, une tournure plus religieuse que politique. Enfin Platon lui-même – également pour des raisons d’éthique et à fins d’édification – achève deux autres dialogues – Gorgias et Phédon – par des mythes cosmologiques semblables à celui d’Er le Pamphylien.
            Pendant l’Antiquité et le Moyen Âge, la description de l’univers est un genre allégorique et moral, nullement « scientifique ». C’est avec Galilée seulement, et le mécanisme de la physique mathématique, que l’univers cesse d’être une image de la justice divine, pour devenir « le silence éternel des espaces infinis ».
            Le mythe d’Er est constitué de trois épisodes distincts :
                        a)- le jugement des âmes
                        b)- la description de l’univers
                        c)- le tirage des sorts

            Thespésius, comme le Christ, demeure trois jours chez les morts ; Er, douze jours (614b), qui durent mille ans (621d et 615a)

A- Le jugement des âmes
            A droite (l’orient, quand on regarde l’étoile polaire), la route ascendante des élus. A gauche, la route descendante, sinistre, des damnés (614c). Le juste se connaît lui-même : il peut lire sa propre vérité, sur un écriteau qu’il porte au-devant de lui-même. L’injuste ignore qui il est : il porte son écriteau dans le dos (614c1). Tous se retrouvent dans une « prairie », « la prairie d’asphodèles » d’Homère (Odyssée XI), ou « l’île des Bienheureux » d’Hésiode (Travaux, 170 & sq.) que les Grecs opposent le plus souvent à un bourbier où s’enlisent les damnés. République II : Adimante, se réclamant d’Hésiode et d’Homère, évoque « les impies et les injustes plongés dans la boue chez Hadès et condamnés à porter de l’eau dans un crible ». De même, Phédon 69c, fait allusion à un « bourbier » infernal. On devine ici l’influence du Livre des morts de l’ancienne Egypte, ainsi que de l’orphisme qui se développe en Grèce – dans les milieux lettrés – dès le Ve siècle.
            Le châtiment a la valeur d’une purification : les âmes doivent être traitées – comme le forgeron travaille le fer – pour qu’elles retrouvent leur pureté perdue. Les fautes sont payées au décuple. Ardiée le Grand – tyran parricide – est condamné à un supplice éternel (615d sq.). La description de la torture infernale prend un tour fantastique et visionnaire : « Des hommes sauvages et tout de feu (…) leur enchaînèrent les mains, les pieds et la tête, les jetèrent à terre, les écorchèrent, les tirèrent de côté le long du chemin, et les déchiraient sur des genêts épineux ».  Platon cède ici à la tentation du croquemitaine, dont la philosophie doit pourtant dissiper le spectre (Phédon). Ce ton apocalyptique et vengeur est fort étranger à l’âme grecque. Faiblesse du texte dont la Gnose, et l’herméneutique chrétienne, feront leurs délices. Tout tend à créer ici un climat d’épouvante : ainsi ce « mugissement » (to phthegma) que font entendre les profondeurs de la terre (615e, 616a), voix inhumaine surgie des entrailles infernales, et qui réclame sa proie.

B- La structure de l’univers
            Il existe une véritable poésie astronomique chez Platon (voir aussi le Timée), qui a valeur mythique, non scientifique : l’ordre du kosmos exprime le partage de la justice divine. Ananké, déesse de la Nécessité – qui devient peu à peu, dans la croyance populaire, une déesse de la Mort – ordonne le « chœur » des sphères. Le fuseau de l’univers tourne en dévidant le fil de nos destins : le poids qui le leste et aide à son mouvement – le peson – est constitué de huit cercles – qui tournent, chacun selon sa vitesse propre, autour de la Terre (les étoiles fixes, et les sept planètes : Saturne, Jupiter, Mars, Mercure, Vénus, le Soleil et la Lune). Le système des sphères est lié par une colonne de lumière – la voie lactée – « une lumière droite comme une colonne, qui s’étend d’en haut à travers tout le ciel et la terre, et fort semblable à l’arc-en-ciel, mais plus brillante et plus pure » (616b). C'est ainsi que, lorsque nous contemplons le firmament, ce que nous contemplons en vérité, c'est le savant peson, qu'inlassablement tournent des doigts divins, de cet immense fuseau que compose et rassemble le cosmos. Infime dans cette formidable machinerie, chaque mortel se trouve ainsi placé entre les mains de la Nécessité, allégorie savante plutôt que déesse, et qui en est venue à personnifier, dans les croyances populaires, le pur irrévocable qui nous destine à la mort. Chacun des cercles planétaires est mu par une sirène, et tous forment un chœur polyphonique qui est la musique des sphères. C’est ainsi qu’au Livre VII, la musique vient après l’astronomie. Toute musique terrestre est la mimêsis de cette musique céleste qui exprime l’harmonie cosmique. De ce fuseau, les trois Moires, fille de Nécessité, tissent le fil du destin (Moïra = part, ce qui revient en partage). Elles veillent à ce que tout soit accompli, et les dieux eux-mêmes leur sont soumis. Atropos préside à la naissance, Clotho à l’accouplement et Lachésis à la mort. Platon attribue l’Avenir à Atropos – naître, c’est avoir l’avenir devant soi – le présent à Clotho et le Passé à Lachésis. Le Temps – continu, régulier (les trois Moires n’ont pas d’histoire dans la mythologie) – est la suprême loi de l’univers.

C- Le tirage des sorts (à partir de 617d)
            Devant Lachésis muette – un héraut fait connaître sa proclamation – les âmes sont libres de choisir leur démon. Ainsi chaque homme risque une vie devant la Mort silencieuse : « chacun est responsable de son choix, le dieu n’est pas responsable – theos anaitios » (617e). Chaque âme se choisit ainsi un daimôn – un ange gardien (617e) qui veillera à l’accomplissement de son choix. Pas de contradiction entre liberté et nécessité : la liberté, c’est le pouvoir d’assumer jusqu’au bout le destin qu’on s’est soi-même choisi. « C’est là le moment critique pour l’homme » : o pas kindunos anthrôpô (618b), mot à mot : « C’est là qu’est tout le danger pour l’homme. » Ce moment essentiel où l’homme choisit son destin devant la Mort insensible, c’est celui où se trouvent Glaucon, Adimante, Thrasymaque, celui où se trouvait Platon, jeune homme, quand il écoutait Socrate. Lui qui choisit de vivre en philosophe, il conseille à son tour, à ceux qui l’écoutent, « de ne pas se laisser éblouir par les richesses, et de ne pas se précipiter sur les tyrannies » (619a). Cet instant du choix, où chacun fait son jeu et s’apprête à entrer dans la vie prend paradoxalement valeur, aux yeux de Platon, de jugement dernier. Dès cet instant, tout est joué : chacun accomplira nécessairement le parcours auquel son choix initial le déterminait. La liberté est tout entière dans l’acte fondateur, le reste tombe sous l’empire de Nécessité, dont Lachésis – la Mort – est la fille.
            Le choix est le moment de vérité : chacun parait alors, devant l’Eternité, pour ce qu’il est : Orphée est un cygne – oiseau sacré d’Apollon – Ajax un lion, Agamemnon un aigle, Thersite un singe (620a-c). N’est-ce pas là l’origine de la satire animalière, et jusqu’aujourd’hui, chez un La Fontaine ? L’homme, l’unique animal que les dieux n’ont pas doté de qualités propres, reconnaît dans les bêtes les divers caractères qu’il peut revêtir à son gré (courageux comme un lion, malin comme un singe). La fable animalière est à la fois une métempsychose et une caractériologie. Seul Epéos – l’habile constructeur du cheval de Troie – et Ulysse choisissent de demeurer humain : Epéos devient « femme industrieuse » (620c) – un artisan – et Ulysse « un particulier étranger aux affaires » (620c) – un sage. Le choix fait, les âmes remontent le temps et vont de Lachésis – la Mort – à Atropos – la Naissance (620de). Elles boivent dans la plaine du Léthé l’eau du fleuve Amélés – le fleuve « Sans Souci », le fleuve de la négligence – et, dans un coup de foudre, commence leur parcours en ce monde. 
            Le philosophe – avec Er – fait profession de réminiscence et veut se ressouvenir de cet instant crucial où chacun doit jouer sa vie. Les autres le négligent, et « boivent outre mesure » (621b) à l’eau de l’oubli : aussi vivront-ils sans penser leur vie et sans méditer les raisons qui les ont conduit à faire leur choix.

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            Le mythe de Gygès est un mythe de la descente aux enfers.
            Le mythe de la caverne, ou l’image de Glaucos s’arrachant aux flots, est un mythe ascensionnel – naissance ou résurrection.
            Le mythe d’Er est un mythe cyclique, de l’Eternel Retour : à la fois descente aux enfers et ascension – par un coup de foudre et un tremblement de terre (621b) – vers la lumière, image exactement inverse de celle de Gygès profitant d’une anfractuosité consécutive à un séisme pour s’enfoncer dans les entrailles de la Terre.

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Note sur le fuseau d’Ananké

            Le « peson » est un petit poids attaché aux fils de chaîne verticaux du métier à tisser, qui les maintient en place en leur imprimant une certaine tension. Il se nomme en grec agnuthes, ou leia (1). Quant au fuseau (atraktos), il n’a rien à voir avec le métier à tisser. Le fuseau en effet n’est pas l’outil de la fileuse, mais celui de la tisseuse. Il s’agit d’une pièce en bois, en ivoire ou même parfois en or, composé d’une tige munie à une extrémité d’un crochet (agkistron) et à l’autre d’une « fusaïole » (sphondulos). C’est cette pièce qu’Emile Chambry traduit de façon un peu confuse par « peson ». La fusaïole est un volant d’inertie qui prolonge le mouvement de rotation de la tige sur laquelle s’enroule le fil tissé à la main en le tirant, avec le pouce et l’index, depuis l’écheveau, masse de laine enroulée de façon à en former une balle, à l’extrémité supérieure de la quenouille (êlakatê) : « La fileuse prenait la quenouille de la main gauche, ou bien elle en fixait l’extrémité supérieure dans sa ceinture, si elle voulait garder à cette main la liberté de ses mouvements. Après avoir saisi quelques brins de la quenouillée et les avoir attachés au crochet du fuseau, elle en formait peu à peu un fil, qu’elle façonnait de la main droite en l’humectant de sa salive, et en le tirant à elle sans interruption ; en même temps elle imprimait un mouvement de rotation au fuseau et elle tordait le fil entre le pouce et l’index. Elle y mettait plus ou moins de force et accumulait plus ou moins de matière, suivant qu’elle voulait produire un fil épais et résistant, ou un fil mince et léger ; le premier devait ensuite servir au tisserand pour faire la chaîne de l’étoffe, le second pour faire la trame. Quand le fuseau était suffisamment chargé, l’ouvrière coupait le fil pour le séparer de la quenouille ; puis elle débarrassait le fuseau et en formait un peloton, qu’elle déposait dans une corbeille » (Daremberg et Saglio, article « Fusus », tome II, 2, p. 1425).
            Catulle décrit en ces termes le travail des Fileuses immortelles, les trois Parques : « Leurs mains travaillaient sans cesse à leur tâche éternelle ; la gauche tenait la quenouille chargée d'une laine moelleuse ; la droite tirait légèrement les brins, en formait un fil avec les doigts relevés, puis les tordait sous le pouce incliné, faisant tourner le fuseau équilibré sur le rond peson : Aeternumque manus carpebant rite laboram / Laeva colum molli lana retinebat amictum / dextera dum leviter deducens fila supinis / fomabat digitis, tum prono in pollice torquens / libratum tereti versabat turbine fusum »
(poème LXIV, v. 311-314 ; traduction Maurice Rat, Garnier, 1931).
            En 616b-617d, Platon compare les huit sphères, de la sphère des étoiles fixes à celle de la Lune, qui tournent dans l’univers, à la fusaïole du fuseau de Nécessité – « la tige et le crochet  étaient d’acier, la fusaïole, sphondulon (616c 7), un mélange d’acier et d’autres matières » (616cd) – composée de huit poids circulaires enchâssés les uns dans les autres : « C’était un grand peson creux et évidé complètement, dans lequel était exactement enchâssé un autre peson pareil, mais plus petit, comme les boîtes qu’on encastre les unes dans les autres ; un troisième s’enchâssait de même, puis un quatrième, puis les autres ; il y avait huit pesons en tout » (616d). Ainsi l’univers est le poids qui tend verticalement le fil tissé par la Nécessité. Les cercles des sept planètes tournent en sens contraire du mouvement du premier cercle, celui des étoiles fixes, qui obéit au mouvement uniforme que lui imprime les doigts de la divine tisseuse : « Le fuseau tout entier tournait sur lui-même d’un mouvement uniforme ; mais dans la rotation de l’ensemble, les sept cercles inférieurs tournaient en sens contraire à tout le reste » (617a). Telle est en effet l’apparence que le ciel offre à un spectateur terrestre. Et de même que fileuses et tisseuses chantent en travaillant la laine, de même le fuseau de l’univers fait entendre le chant divin des Sirènes : « Sur le haut de chaque cercle se tenait une Sirène (Seirêna, 617b 6) qui tournait avec lui et qui faisait entendre sa note à elle, son ton à elle, en sorte que ces voix réunies, au nombre de huit, composaient un accord unique » (617b).

 

Notule à la note sur le fuseau d'Anankê

1- Les pesons qui tendent les fils de chaîne du métier à tisser se nomment en grec ancien ἀγνῦθες, ων, ou λεἰα, ας. Aristote, Génération des Animaux, I, 4, 3 : « les pierres que les fileuses assujettissent à leurs métiers : τὰς λειἁς προσάπτουσιν αἱ ὑφαίνουσαι τοῖς ἱστοῖς » ; Aristote, Génération des Animaux, V, 6, 11 : « Ce relâchement se produit alors comme il se produit dans la corde qu'on a d'abord tendue, et à laquelle on ôte le poids mis pour la tendre. On sait que c'est là ce que font les tisserands ; ils tendent la chaîne qu'ils travaillent en y accrochant des pierres qu'on appelle des laïes : Ἡ δ' ἄνεσις παραπλησία γίγνεται ὥσπερ ἂν εἴ τις χορδὴν κατατείνας σύντονον ποιήσειε τῷ ἐξάψαι τι βάρος, οἷον δὴ ποιοῦσιν αἱ τοὺς ἱστοὺς ὑφαίνουσαι· καὶ γὰρ αὗται τὸν στήμονα κατατείνουσι προσάπτουσαι τὰς καλουμένας λειἁς » ; Plutarque, Le Banquet des Sept Sages, Moralia, 156 B : « Ainsi, par exemple, le tisserand, je crois, posera en fait que la chlamyde, le manteau, sont plutôt son œuvre que ne l'est la disposition du métier ou la tension produite par les poids suspendus ; ὑφάντης τε γὰρ ἂν οἶμαι χλαμύδα ποιήσαιτο μᾶλλον ἔργον αὑτοῦ καὶ ἱμάτιον ἢ κανόνων διάθεσιν καὶ ἀνάρτησιν ἀγνύθων. »

 

Femme filant, détail d'une œnochoé attique à fond blanc du Peintre de Brygos, vers 490 av. J.-C., British Museum