Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mise en ligne le 1-1-2015

 

 

 

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1- Introduction à la philosophie de Platon

2- Mimesis

3- Philosophie et musique

4- Le jeu dialectique

5- Hippias Majeur

6- Ion

7- Gorgias

8- Le Banquet

9- Phédon

10- République, Introduction

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République, livre 2

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République, livre 4

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11- Phèdre

12- Théétète

13- Politique

14- Philèbe

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PLATON
 
LA REPUBLIQUE

Livre I


            La situation du dialogue
 
           Le dialogue commence au Pirée, et non à Athènes – comme c’est le cas le plus souvent. Le Pirée – port d’Athènes – est le centre du commerce méditerranéen : c’est un grand marché, où l’on échange l’or, où se font les affaires.
            Les citoyens se rassemblent autour de l’Acropole. Au Pirée, se groupent surtout les « métèques » (c’est-à-dire « ceux qui habitent avec »), étrangers installés à Athènes qui vivent du commerce ou de l’industrie (à Athènes 20 000 métèques pour 40 000 citoyens). Ils ne participent pas à l’assemblée du peuple, mais ils portent les armes (surtout comme hoplites ou comme rameurs). Képhalos (Céphale) est l’un des plus célèbres : venu de Syracuse, il possède une grande fortune qui lui vient d’une fabrique d’armes. Soucieux de respectabilité, il donne à ses enfants la meilleure éducation : Lysias sera l’un des plus célèbres orateurs d’Athènes (il est à nouveau question de lui dans le Phèdre). Polémarque, démocrate, sera condamné à mort par les Trente Tyrans.
            Ainsi ce dialogue sur la politique s’installe non au cœur même de la cité, mais parmi ceux qui sont exclus de la citoyenneté. Tout au long du Vème siècle, la puissance des métèques s’accroît avec l’impérialisme athénien et le développement du commerce : la richesse est-elle le fondement des cités ?
            Socrate, athénien, qui n’a pas l’habitude de se rendre au Pirée (Céphale : « Tu ne descends guère souvent nous voir au Pirée, Socrate » 328c), est invité par Polémarque puis Adimante à demeurer chez Céphale.
            Socrate revient de la fête des Bendidies : culte d’une déesse thrace – « la Mère phrygienne » – précisément importée à Athènes par les étrangers et qui prend de plus en plus d’importance au Vème siècle. La fête a lieu au commencement de juin, au solstice d’été : Athènes est alors, comme le soleil, au sommet de sa puissance, et sur le point de commencer son déclin. A l’origine déesse lunaire venue du nord, souvent comparée à Artémis, Bendis est vers le milieu du Vème siècle « naturalisée » athénienne, grâce à une historiette inventée de toutes pièces qui identifie sa statue avec la statue d’Artémis enlevée à Brauron. Bendis joue ainsi, pour les métèques – dont l’activité se limitait au commerce et à la banque, mais qui étaient privés de la citoyenneté athénienne, et pour lesquels l’obtention, rare, de cette citoyenneté était le signe de la plus totale réussite – le rôle qu’Athéna joue pour les Athéniens. Toute une série de symétries permet de mettre en parallèle la périphérie du Pirée par rapport à Athènes avec la marginalité de Socrate par rapport à l’Assemblée du peuple, qui se tient à la Pnyx, au pied de l’Acropole ; ou bien avec la rivalité de la communauté Thrace, qui revendique l’introduction du culte de Bendis dans l’Attique, et de la communauté Piraïote, qui avait la prétention d’être plus étroitement apparentée aux Athéniens ;  ou bien encore avec la relégation de la déesse Bendis, vénérée des métèques commerçants, et de tous ceux dont les activités ont la richesse pour fin, à la périphérie d’Athènes, par opposition à la figure d’Athéna, symbole de la citoyenneté, dont le temple – le Parthénon – s’élève dans l'acropole, en plein centre de la cité. Cette méditation sur l’essence de justice et de la cité humaine commence donc lors d’une fête de marchands, fête du commerce et de la richesse amassée.
            Ainsi rien ne vient par hasard : la question centrale du livre I – la fonction de l’argent dans le gouvernement des cités – est déjà posée par la seule mise en place du décor. En 451, Périclès avait fait voter une loi destinée à freiner l’extension du droit de cité, et à en priver les métèques. Platon, pour lequel la richesse est une démesure qui menace l’équilibre de la cité (livre II), aurait sans doute voté cette loi. La cité grecque se ferme sur elle-même et préserve sa pureté. Tout oppose sur ce point la polis grecque (qui veille sur l'intégrité de son excellence en s’entourant de longs murs) à l’urbs romaine (foyer du métissage, tous les chemins y mènent, tous les peuples s’y mêlent).
            « Il y aura ce soir une course aux flambeaux à cheval, en l’honneur de la déesse », lui dit Adimante pour le retenir (328 a). C’est cet argument qui semble décider Socrate à demeurer au Pirée plutôt que de s’en retourner à Athènes. La fête de Bendis, ou Bendidies, se déroulait en effet en deux temps : processions solennelle des notables dans la journée et, la nuit venue, une course au flambeaux qui se faisait à cheval (le cheval est un animal consacré à Bendis comme à Artémis), les équipes de cavaliers se passant le relais – le flambeau de Bendis – et l’équipe gagnante étant celle qui franchit la première l’arrivée, le flambeau toujours allumé. On peut peut-être rapprocher cette course aux flambeaux de la course à la richesse et de la concurrence commerciale qui font l’activité principale d’une société marchande. Le grand sceptique Pyrrhon, qui fut d’abord peintre, avait réalisé, selon Diogène Laërce (IX, 62), un tableau représentant une course au flambeau : se dégageant du monde, de ses conflits comme de ses défis, le sceptique, serein et détaché, assiste en spectateur à la foire aux vanités. Mais on peut aussi bien assimiler le relais du flambeau, qui passe de main en main pour progresser vers la victoire, au dialogue platonicien, la parole circulant entre les interlocuteurs, non pour la simple communication, qui n’enfante que l’opinion, mais pour l’enseignement, qui procède à l’accouchement du vrai. On comprend mieux, alors, l’intérêt de Socrate pour cette poursuite d’un genre nouveau. Ainsi pouvons-nous déjà interroger l’origine et l’essence de la cité humaine : marché ou école, échange économique ou relation enseignante, recherche du profit ou quête de la vérité ?
            Mais comme on choisit, avec Socrate, de rester au Pirée plutôt que de rentrer à Athènes, il est naturel que le dialogue, portant sur l’essence des cités humaines, s’ouvre sur le thème de l’accumulation des richesses plutôt que sur celui de la citoyenneté. Dès lors, le problème est posé : le profit est-il la vraie puissance des cités, est-ce l’accumulation qu’il faut placer à l’origine comme à la fin des communautés humaines ? Il sera traité de façon dramatique par les apparitions successives de divers personnages, chacun représentant un mode de gestion des richesses : Céphale, qui tient à s’acquitter de ses dettes ; Polémarque, qui fait trafic d’influences ; Thrasymaque, qui veut l’or pour le pouvoir, et non pour l’or lui-même.
            L’ordre de leur apparition n’est pas indifférent : chacun est la vérité dissimulée du précédent. Thrasymaque apparaîtra donc, à la fin du livre I, comme la vérité dernière de la puissance d’argent : un fauve prêt à bondir (336 b).

            I- Céphale
            Céphale tient à ne devoir rien à personne. Jouir de la richesse, c’est, selon lui, rendre à chacun ce qui est dû, aux hommes comme aux dieux. 331 b : « Ne rien devoir, ni sacrifice à un dieu ni argent à un homme, et en conséquence s’en aller sans crainte dans l’autre monde. » Quand Céphale paraît, « il vient de faire un sacrifice dans la cour » (328 c) ; quand il disparaît c’est parce qu’il « faut qu’il s’occupe à présent de son sacrifice » (331 d)..
            Céphale, métèque originaire de Syracuse, athénien sans être citoyen, désire la respectabilité et la reconnaissance sociale. Il rend à César ce qui est à César, et veut être en paix avec tous. L’argent n’est pas pour lui l’instrument de la conquête du pouvoir, ni même le moyen d’assouvir ses désirs, mais plutôt le moyen de se placer au-dessus de tout soupçon, d’être un homme honorable, devant les hommes et devant les dieux. Ce souci de respectabilité reste formel et ne constitue pas un vrai lien social : il s’agit pour Céphale de se protéger contre la haine – ou les accusations – dont les métèques peuvent être l’objet, plutôt que de participer véritablement à la communauté politique : ainsi Céphale reste chez lui. Il n’est pas allé à la fête – et abandonne bientôt la discussion – par peur sans doute de la contradiction.
            Si la cité n’est qu’un marché qui permet à chacun d’être quitte envers tous, alors il n’y a pas de communauté véritable, mais seulement des individus qui se préservent les uns des autres. L’économie, si elle veut fonder la cité, ne doit pas être seulement un échange d’équivalents.
            Céphale incarne ici la gestion minimale de la richesse : un donné pour un rendu, et chacun rentre chez soi. C’est pourquoi sa vieillesse même n’est pas anecdotique : sans ambition, sinon qu’on ne puisse plus rien lui demander, Céphale est aussi sans désir (au contraire la violence du désir sera de plus en plus évidente avec Polémarque, puis avec Thrasymaque).
            329 & sq. : Céphale se dit heureux d’être délivré du désir de l’amour, du vin et des jouissances. L’allusion à Sophocle – 329c – est ironique : le poète tragique se dit « heureux d’être délivré de l’amour comme d’un maître enragé et sauvage ». Voyez le chœur d’Antigone (v. 781 & sq) : Eros y est décrit comme un guerrier invincible qui s’abat comme une fatalité, frappe de délire et « entraîne les justes sur les routes de l’injustice » (v. 791).
            Ce n’est pas certes le point de vue de Socrate pour qui Eros est le daimôn qui soulève le mortel vers l’immortel (Banquet). A l’inverse de Céphale, qui est sans désir, Socrate est dévoré du désir de savoir et, plus particulièrement ici, du désir de connaître ce qui est juste. Le renoncement de Céphale – son ascétisme – le fait se retrancher de la vie pratique et se mettre à l’écart de la cité. Socrate ironise : il est aisé d’être désintéressé quand on ne manque pas de richesses (329e : « Tes auditeurs croient plutôt que, si tu supportes facilement la vieillesse, ce n’est pas grâce à ton caractère, mais à ta grosse fortune. »)
            Ainsi Céphale est un homme content, qui ne désire plus rien et attend la mort. Il ne fait que gérer la fortune acquise – qui lui vient par l’héritage de sa famille – il ne l’a pas conquise de haute lutte et ne souhaite pas l’accroître davantage.
            Pourquoi faudrait-il aimer l’argent ? Parce que, semble répondre Céphale, il nous permet de nous désintéresser de la politique. Il est un moyen de désengagement. Socrate n’a pas de mal alors à rappeler à Céphale que rien n’est si simple : « Supposons qu’un homme ait reçu d’un ami en son bon sens des armes, et que cet ami devenu fou les redemande. » 331c
            Céphale doit sa richesse à une très importante fabrique d’armes installée au Pirée. On peut supposer que Céphale s’est considérablement enrichi durant les guerres du Péloponnèse. Socrate dénoncera plus loin (V, 470cd) la guerre des Grecs contre les Grecs. Elle fut pourtant pour Céphale, trafiquant d’armes, source de profit. A qui faut-il vendre des armes ? Céphale marchand voudrait ne pas prendre parti. Il vend à celui qui achète, qu'il soit un sage ou qu'il soit un fou. Céphale voudrait nous faire croire que, quitte avec tout le monde, il ne fait pas de politique. Quand Socrate lui rappelle son nécessaire engagement dans le jeu politique, il se défausse immédiatement  : « Pour moi, dit Céphale, je vous abandonne l’entretien : il faut que je m’occupe de mon sacrifice. » 331d.

            II- Polémarque
            Polémarque, fils aîné de Céphale, est désigné par Socrate, avec l’accord de Céphale, comme héritier du débat (331d). L’héritage transmet la fortune, et sa gestion se modifie de génération en génération. Après le prudent Céphale, qui se garde de tout désir, voici le fils héritier, bien décidé à jouir de l’avantage politique que lui confère la fortune de son père. Polémarque : « chef d’armée ». Il parle avec autorité, en maître. C’est lui qui ordonne à Socrate, au début du dialogue (327c) – par plaisanterie il est vrai – de rester au Pirée. Aimable et généreux, il fait les invitations et reçoit les hôtes.
            Invoquant l’autorité des poètes – en l’occurrence celle de Simonide – il prend le relais – le flambeau – des mains de son père et affirme à son tour que l’argent est le moyen de faire justice, c’est-à-dire de rendre à chacun ce qui lui convient (332c), de faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis (332d).
            En 71e c’était déjà ainsi que Ménon, élève de Gorgias, définissait la vertu : « administrer les affaires de sa patrie et, en les administrant, de faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis. » La justice, dit encore Polémarque, consiste à établir des contrats, des engagements entre les hommes. Sumboloia (333a). L’argent est pour Céphale l’occasion du désengagement ; il est pour Polémarque, homme social, l’occasion d’établir des liens, de lier des amitiés.
            Dès lors l’économie n’est plus seulement un échange d’équivalents (Céphale) mais la concurrence des sphères d’influence. L’argent est un moyen de pression et d’intervention politique : il est en effet nécessaire à celui qui, pour parler comme Polémarque, désire se faire des amis. Polémarque est un apôtre du lobbying : il cherche à faire pression par l’argent sur les milieux politiques. Le but qu’il poursuit n’est pas la prospérité de la cité tout entière, mais de renforcer le clan de ses partisans (faire du bien à ses amis) et d’affaiblir celui de ses ennemis (…et du mal à ses ennemis).
            Après la philosophie économiquement neutre de Céphale, Polémarque, plus ambitieux, suggère une philosophie beaucoup plus politisée. Polémarque veut gérer sa fortune en maître et régner sur ses protégés. Si le père paraît politiquement inoffensif, le fils commence de corrompre l’intégrité de l’assemblée du peuple.
            Socrate dénonce alors le formalisme de cette attitude : Polémarque veut faire du bien à ses amis, mais il ne dit pas à quelles fins. La question du juste et de l’injuste est donc évacuée : quelle fin, quel gouvernement l’argent doit-il servir ?
            Paradoxe plein d’ironie : c’est quand on ne s’en sert pas, quand on le confie en dépôt, que l’argent exige le sentiment de la justice (333 cd). Mais quand il faut faire jouer sa fortune, et non pas simplement la laisser sommeiller, alors se pose la question de ce qui est juste : quel parti prendre ? En quel sens faut-il s’engager ?
            On devine la réponse que Polémarque n’ose pas faire : l’argent, pense-t-il, lui permettra de régner. Il ne s’agit nullement d’être juste, mais d’obtenir le pouvoir – mais Polémarque n’est pas assez cynique pour le dire ouvertement. C’est pourquoi Socrate souligne la faiblesse de la formule de Polémarque : « faire du mal à ses ennemis ». Il faut comprendre : lutter contre ceux qui s’opposent à nos ambitions. Faire du mal, répond Socrate, c’est nécessairement empirer le mal (335 b & sq.).
            Ainsi l’argent ne rassemble pas dans la justice, il divise au contraire et crée des brigues et des factions, des « lobbies » dirait-on aujourd’hui. Loin de fonder les cités, il provoque leur décomposition en intérêts rivaux. C’est pourquoi, sous l’apparente générosité de Polémarque, se dissimule le masque du tyran : « Sais-tu de qui me paraît être cette maxime, qu’il est juste de faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis ? De Périandre, de Perdiccas, de Xerxès ou d’Isménias de Thèbes » (336 a). Des tyrans et des rois : l’excès de leur fortune, loin d’asseoir leur puissance, a causé leur perte. Ainsi derrière l’aimable Polémarque se dissimule le tyran : l’invocation de Socrate fait aussitôt surgir le personnage. Quand on parle du loup, on en voit la queue...

            III- Thrasymaque
            Polémarque est un homme de la bonne société, qui connaît les usages. Thrasymaque brise le pacte de la politesse, et incarne la force brutale. Il a cependant, sur Polémarque et peut-être sur Céphale, l’avantage d’être sincère : il est l’ultime rejeton engendré par les richesses et la vérité secrète de ceux qui l’ont précédé.
            On quitte ici le niveau des conventions et des contrats – que Polémarque affectionne – pour entrer dans le règne animal, celui de la pure violence. « Se ramassant sur lui-même à la manière d’une bête fauve, il s’avança sur nous comme pour nous mettre en pièces » 336b.
            336d : Socrate le compare à un loup, dont le seul regard rend muet si on ne le regarde pas d’abord (Socrate, invoquant la figure du tyran, avait prévu l’entrée de Thrasymaque). Plus on s’approche du centre du pouvoir, et plus l’humanité devient bestialité.
            341c : Thrasymaque devient lion : « Peux-tu croire que je sois assez fou pour entreprendre de tondre un lion et de me jouer de Thrasymaque ? »
            Machiavel, Le Prince, chapitre XVIII : le prince doit savoir être renard et lion.
            Thrasymaque : loup plutôt que renard. Ce n’est pas la violence mais plutôt la subtilité qui lui fait défaut. Son nom signifie  « guerrier téméraire ». C’est un interlocuteur beaucoup moins habile que le Calliclès du Gorgias. Similitude de la construction des deux dialogues : dans le Gorgias, Gorgias lui-même, puis Polos, et enfin Calliclès se succèdent comme les générations successives engendrées par la rhétorique gorgienne. La succession des acteurs du dialogue n’est pas seulement dramatique, elle est historique, et joue le rôle d’une phénoménologie progressive de la vérité, latente chez Gorgias, manifeste chez Calliclès ; dans le livre I de la République, Céphale, son fils Polémarque puis Thrasymaque, frère de Polémarque, se succèdent, comme l’aveu progressif de la vérité politique de l’argent, et de son rôle dans la cité.
            Ainsi la volonté de pouvoir a d’abord pris le masque du vénérable Céphale qui prêche le renoncement, mais fait fortune par le trafic d’armes ; puis l’aimable Polémarque, qui sait cultiver ses relations et se faire des amis ; enfin Thrasymaque, ivre de puissance, qui avoue brutalement ses ambitions. Platon compose le premier livre de la République comme une progressive mise à nu de la volonté de pouvoir. Les échanges d’argent dissimulent un désir de domination absolue. De justice, conclut Socrate à la fin du livre I, il n’a pas encore été question.
            Sous-entendu ironique de Socrate : nous croyons parler de la justice, mais en fait il n’est ici question que de l’or. Ainsi « si nous cherchions de l’or, nous ne serions pas disposés à nous incliner l’un devant l’autre (…) Maintenant que nous cherchons la justice, bien plus précieux que des monceaux d’or, peux-tu nous croire assez insensés pour nous céder l’un à l’autre ? » 336e.
            Dans ce cercle, Socrate est le seul à ne rien posséder : Thrasymaque le défie de miser une somme d’argent (337d) : « nous nous cotiserons tous pour Socrate », répond Glaucon, au cas où Socrate perde la partie. Et Socrate plus loin (338b) : « Je paye autant que je peux, mais je ne peux payer qu’en louanges, car je n’ai pas d’argent ».
            Ayant ainsi réussi une entrée fracassante, Thrasymaque, interrogé par Socrate, avance un certain nombre de thèses :
 
            1- 338c « Je soutiens, moi, que la justice n’est autre chose que l’intérêt du plus fort ». 338e : le gouvernement, quelle que soit sa forme (démocratique ou monarchique) n’est qu’un stratagème par lequel les forts assurent leur domination.
            Socrate répondra toujours en mettant en évidence le formalisme et le vide des affirmations du sophiste. Thrasymaque définit plutôt une attitude – le parti pris de la violence – mais est incapable de lui donner un contenu propre. Ainsi les plus forts peuvent se tromper et agir contre leurs intérêts. Il faut donc définir la science du bon gouvernement, et la nature de son intérêt.

            2- 341a : « Le chef d’état, en tant que chef d’état, ne se trompe jamais ». Il duce a sempre ragione. Thrasymaque est ainsi conduit à avouer sa fascination pour la puissance : ce révolté a besoin d’un maître. L’argumentation de Socrate vise toujours le formalisme du sophisme. Ici, l’argumentation de Thrasymaque ressemble à un cercle vicieux : le chef a raison parce qu’il est le chef.
            Pour Socrate, il existe une science du gouvernement qui, comme tous les arts (tekhnê), considère son objet – ici la cité – et non elle-même. Inversement le tyran de Thrasymaque ne considère que lui-même et se désintéresse de la cité. Thrasymaque veut jouir du pouvoir sans faire de la politique. Il ne considère que les désirs impérieux du tyran, et non la cité qu’il gouverne et sans laquelle il n’est plus rien. Ici encore, Thrasymaque vide la politique de son contenu.
           
            3- Le tyran gouverne comme le berger engraisse son troupeau (343 b) : pour le « décorer ». Thrasymaque le loup veut se précipiter dans la bergerie. D’où l’éloge de l’injustice, qui triomphe partout, et la condamnation de la justice, victime naïve et toujours dupée. Ainsi Socrate contraint chaque fois Thrasymaque à se rendre de plus en plus insupportable par son cynisme.
            344a : « Je parle de la tyrannie qui ne s’empare pas en détail du bien d’autrui mais qui l’envahit d’un seul coup par la fraude et par la violence, sans distinction de ce qui est sacré ou profane, public ou privé ». Ainsi les affaires ne sont qu’une guerre déguisée, et les conventions sont sans valeur. Il n’y a que des naïfs – les moutons – qui croient aux engagements – et les habiles (les loups) qui profitent de leur crédulité. Nous sommes maintenant bien loin de la confiance sur laquelle Polémarque fondait le dépôt d’argent (333c).
            346a : L’argumentation de Socrate sera toujours la même : dans son impatience de profiter de tout, Thrasymaque oublie les tâches propres au gouvernement lui-même. Il dépolitise la politique et se représente le tyran jouissant de ses biens, mais non la cité qui lui permet d’en jouir. Gouverner, selon Thrasymaque, ce n’est pas s’occuper de la cité, mais de sa fortune personnelle. Idéalisme / abstraction de cette conception : régner n’est pas si simple, c’est un métier qui implique un perpétuel engagement.
            Sophocle (Œdipe tyran) fait ainsi dire à Créon : « Je ne suis pas né avec le désir d’être roi, mais bien avec celui de vivre comme un roi. Et de même quiconque est doué de raison. » Thrasymaque veut vivre comme un roi sans avoir la charge du pouvoir. C’est pourquoi Socrate lui rappelle inlassablement les nécessités de l’engagement politique. Ainsi 346 a : ceux qui occupent les charges publiques exigent un salaire. Gouverner est un travail auquel on se consacre et non une simple jouissance sans obligation.
            Il faut donc, conclut Socrate, revenir à la question de la justice que le jeu des échanges économiques d’abord, l’impatience du pouvoir ensuite, ont successivement escamotée.

            4- 348 cd. Par un dernier coup de force, Thrasymaque fait de l’injustice la vertu véritable du tyran, et de la justice un vice – un aveuglement néfaste. Déjà auparavant (344 c) il avait proclamé que « l’injustice, poussée à un degré suffisant, est plus forte, plus digne d’un homme libre, plus royale que la justice. » Il y a quelque chose de bouffon dans les interventions toujours impulsives de Thrasymaque : le règne du tyran, c’est le monde sens dessus-dessous : le vice y devient vertu et vice-versa…  
            Socrate répondra que faire preuve d’intelligence (phronêsis), c’est faire acte de supériorité dans un domaine de connaissance défini et non l’emporter sur tout et n’importe quoi. Vouloir l’emporter sur tout, c’est être incapable de définir sa force propre, c’est donc avouer sa faiblesse. Ainsi Thrasymaque n’a toujours pas défini le domaine où il prétend l’emporter : la politique. Il n’a fait jusqu’à présent qu’exprimer la violence de ses propres désirs. Thrasymaque ne sait pas ne pas parler de lui.

            Dénouement
            Comme Calliclès, Thrasymaque finit par refuser le débat : « comme avec les vieilles femmes qui font des contes, je laisserai dire et je répondrai oui et non par un signe de tête » (350 e). Thrasymaque est en vérité piètre politique et sophiste (Calliclès savait bien mieux théoriser son parti pris politique) : il s’est rendu odieux à ses auditeurs : « Je ne te contredirai pas : je ne veux pas indisposer contre moi la compagnie » (352b).
            Socrate ne convainc pas Thrasymaque : la dialectique ne peut rien contre la violence ni la sagesse contre la tyrannie. Au livre II, les tourments endurés par le sage feront clairement allusion à la mort de Socrate. Que le tyran vienne au pouvoir, et il fera taire par force celui qu’il n’a pu réduire par raison.
            Socrate, parlant désormais seul – ou presque – conclura sur l’importance de la justice – seule capable de rassembler les hommes dans l’unité de la cité. « L’injustice fait naître la haine partout. » (351d) ; « Elle accroît les dissensions, les haines, les batailles, au lieu que la justice entretient la concorde et l’amitié – omonoian kai philian » (351d). Même les malfaiteurs doivent être juste les uns envers les autres pour ne pas se nuire à eux-mêmes (352c).
            Telle est donc la tâche propre du politique, que Thrasymaque s’est révélé incapable de définir : réunir les membres de l’assemblée dans l’unité d’une même cité. De même que l’âme – psychè – coordonne nos sentiments et nos pensées, de même la justice doit gouverner la cité comme un tout (353 d & sq).
            Platon reviendra souvent sur cette correspondance entre le microcosme de l’individu et le macrocosme de la cité : la cité est un immense organisme, aussi rigoureusement hiérarchisée dans ses fonctions qu’un animal aux multiples organes. La justice est alors le principe vital qui donne corps à la nation et en maintient la cohésion. En quoi consiste cet accord ? Quel est le contenu positif de la justice ? « A présent, le résultat de la discussion, c’est que je ne sais rien » 353c.

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