Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mise en ligne le 1-3-2015

 

 

 

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PLATON

1- Introduction à la philosophie de Platon

2- Mimesis

3- Philosophie et musique

4- Le jeu dialectique

5- Hippias Majeur

6- Ion

7- Gorgias

8- Le Banquet

9- Phédon

10- République, Introduction

République, livre 1

République, livre 2

République, livre 3

République, livre 4

République, livre 5

République, livre 6

République, livre 7

République, livre 8

République, livre 9

République, livre 10

11- Phèdre

12- Théétète

13- Politique

14- Philèbe

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PLATON
 
LA REPUBLIQUE

Livre VI


            Trois parties :
I- Portrait du philosophe : début à 487b.
II- Le philosophe et la cité : 487b à 505a.
III- L’idée du Bien : 505a à la fin.

            Le découpage en dix livres est bien postérieur à la rédaction de la politeia. En vérité, le livre VI escamote le tournant véritable du dialogue : le portrait du philosophe – sa situation dans la cité – continue et prolonge cette galerie de portraits (artisan, guerrier) que Platon a commencée depuis le livre II. En ce sens, sa pensée est jusqu’ici descriptive. Il trace un « tableau », il exécute un « dessin ».
            A partir de 505a, la réflexion se fait réellement métaphysique : il ne s’agit plus de dresser un portrait, mais de méditer le fondement de la science. C’est pourquoi la fin du livre VI est en continuation directe avec le début du livre VII (le partage de la ligne avec le mythe de la caverne).

            I- Le portrait du philosophe
            Portrait non d’un homme réel, mais d’un modèle idéal. Platon invente un homme nouveau, un homme devenu un, réconcilié avec lui-même. C’est pourquoi le philosophe sera tourné vers l’essence – principe d’unité d’un divers, unité idéale qui rassemble une multiplicité : « Ils aiment l’essence tout entière et ne renoncent volontairement à aucune de ses parties » (485b), et non vers le phénomène – multiple et changeant.
            La science platonicienne n’est pas désintéressée, elle n’est pas science pour la science. Elle est une discipline morale qui tend à réaliser l’unité de l’esprit. D’où le portrait moral du philosophe :
            a- Amour de la vérité
            « Il est sincère et a la volonté de ne jamais admettre le mensonge, mais de le détester et de chérir la vérité » (485c). La vérité est une ; le mensonge multiple. L’hypocrite – l’acteur – est un homme multiple. Le menteur se métamorphose selon les interlocuteurs. Le mensonge – comme la passion – est une dépossession de soi.
            Il existe une esthétique dionysiaque du mensonge. Plaisir de mentir pour mentir : le fabulateur. Le mensonge est la source de la fable, du conte, du merveilleux. Les enfants jouent à mentir. Le marchandage est une complicité dans le mensonge. La vérité est monosémique ; le mensonge polysémique. Le fabulateur est comme frappé d’amnésie : il est sans cesse un autre. Eclatement de la mémoire. Si Platon repousse le mensonge, ce n’est pas par égard à autrui, mais par égard à soi-même : résister à la dispersion, se maintenir dans l’identité, ce qui signifie demeurer fidèle à soi-même.
            b- Amour de la pensée pour elle-même
            « Chercher les plaisirs de l’âme et laisser de côté les plaisirs du corps » (485d). La jouissance du corps tend à sa sidération dans la Nature (extraversion dionysiaque). La jouissance de l’esprit tend au recueillement (introversion apollinienne). Penser, c’est s’efforcer de redevenir un.
            c- Le philosophe ne craint pas la mort (486a).
            L’angoisse est facteur d’éclatement de l’esprit. La peur déclenche la panique. Le philosophe résiste au vertige.
            Pourquoi la dialectique ? Phédon 77c & sq. : pour dissiper en nous cette crainte enfantine du croquemitaine. Demeurer soi-même, jusque dans l’épreuve qui anéantit le Moi. Tranquillité de Socrate apprenant sa condamnation (au contraire du visage passionné et souffrant du crucifié).
            d- Amour de la mémoire (486d).
            La mémoire est la faculté de l’esprit qui se ressouvient de lui-même, de sa puissance de concevoir et d’enfanter ; elle est la voix intérieure. Les poètes, les aèdes font entendre les chants venus de la mémoire (civilisation orale).
            Distinguer la mnémotechnique – Hippias (Hippias Majeur) se vante de connaître par cœur la généalogie des rois – mémoire formelle et apprentissage mécanique, de la réminiscence, mémoire vivante, maïeutique spirituelle qui recrée de son propre mouvement, qui ne connaît que ce qu’elle enfante. La mémoire alimente la pensée à la nourriture de la vie intérieure. Lire « Aspects mythiques de la mémoire et du temps » dans Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs.
            e- Mesure et grâce (emmetria kai eukharis)
            Summetria : juste proportion, équilibre et convenance ; mesure qui a le pouvoir de se mesurer elle-même.
            Eukhrasis : éclat, épanouissement.
            Le philosophe trouve sa mesure en lui-même. Il se mesure lui-même par réflexion dialogique. Inversement l’extase est hubris, démesure, excès. Ce rassemblement dans le foyer intérieur de la pensée est source de lumière et épanouissement intime : eukharis ;
            Les Grecs : khaire : réjouis-toi, épanouis-toi ; les Romains : vale : porte-toi bien.
            Le philosophe s’épanouit depuis la source lumineuse de sa propre pensée : béatitude du sage qui médite. Inversement le culte dionysiaque est nocturne : éclats multiples des torches dans la nuit. Dissémination.
            C’est pourquoi Momus (487a) enfant de la nuit (Hésiode, Théogonie, 214) – il personnifie le sarcasme qui précipite toute gloire dans la nuit de l’oubli – est impuissant devant le philosophe. Le jour de l’esprit est éternel

            II- Le modèle et sa dépravation – le philosophe et le sophiste
            487b : Adimante souligne la distance qui sépare l’image idéale du philosophe de l’intellectuel « pervers » – tout défectueux (pamponèros) – qui fait aujourd’hui figure de philosophe. Adimante est homme de bon sens : au début du livre II, il avait déjà opposé à la justice idéale de Socrate l’injustice réelle qui règne parmi les hommes. C’est ainsi que le philosophe s’est dépravé dans la figure du sophiste qui tient la dialectique pour un jeu de trictrac, chacun cherchant à faire perdre l’autre, plutôt qu’à penser avec lui.  Le sophiste interroge, non pour provoquer l’enfantement des âmes, mais à l’inverse pour réduire au silence, « par cette espèce de trictrac (pesseia) qui se joue non avec des pions mais avec des raisonnements » (487c).
            Comment a donc été possible cette dégénérescence du modèle ? Comment le meilleur a-t-il pu devenir le pire ?
            La cause en est, selon Platon, le débat public, la foire démocratique. L’Assemblée du peuple est un monstre qui dévore ses enfants. Elle est un animal rebelle, « un animal grand et fort » (493a), tel le cheval de la cité qu’évoque le Socrate de l’Apologie, d’humeur outrageuse et imprévisible.
            L’Assemblée est un théâtre – Athènes est tout entière une cité vouée au théâtre – et les orateurs sont les acteurs. A la tribune, les comportements sont « également outrés dans les huées comme dans les applaudissements. » (492bc).
            Les grandes assemblées mettent les hommes hors d’eux-mêmes, ils perdent la mesure, ils ne trouvent plus la mesure en eux-mêmes. La folie est alors contagieuse, et la panique – comme l’enthousiasme – sont des délires collectifs. Ainsi la volonté générale est une perversion de l’esprit : elle n’est qu’une excitation générale. L’Ecclésia n’est pas le lieu de la pensée et « il est impossible que le peuple soit philosophe » (494a). Plêthos : foule, cohue. La délibération de l’Assemblée est toujours un rituel dionysiaque.
            Ainsi le navire dans la tempête : 488a & sq. (ne dit-on pas que les débats sont « houleux » ?). Athènes et sa marine : les marins constituent le corps d’armée le plus populaire et le plus démocratique. Dans l’ouragan des passions déchaînées, le sage paraît un rêveur, un bavard, un bayeur de nuées (meteôroskopon), un spectateur de nuages (489a). Allusion évidente à Socrate, à la farce d’Aristophane, au procès et à la condamnation. C’est pourquoi les sophistes ne sont pas coupables (492ab). Ils n’ont pas corrompu le peuple ; ils sont nés au contraire de ses excès. Ils sont les enfants des foules tumultueuses qui pourtant se dressent contre eux – comme un gros animal qui par instant se tournerait contre son dompteur. Les intellectuels n’ont pas corrompu la démocratie ; c’est la démocratie elle-même qui engendre la corruption, de laquelle naissent sophistes et démagogues. Telle est cette science prétendument nouvelle : la sophistique n’est que l’apprentissage empirique des passions du peuple. Elle met en scène la société du spectacle.
            Elle correspond à ce qu’aujourd’hui nous nommons sociologie, ou pire encore : la communication, sondage d’opinions et technique de manipulation des foules (493b). Plongé dans la tempête politique, le meilleur naturel philosophe se laisse prendre de vertige. Allusion à Alcibiade (non nommé cependant) en 494c, qui « se gonfle de folles espérances jusqu’à imaginer qu’il sera capable de gouverner les Grecs et les barbares. »
            La perversion sophistique retourne la conversion philosophique. La foule renverse le naturel philosophique. Ce sont les meilleurs – non les médiocres – qui deviennent ou sages ou despotes (495b). La corruption démocratique retourne les caractères et, de la race d’or, fait une race de fer. Athènes, au Ve et IVe  siècles, est un lieu de perdition pour les grands esprits, qu’elle attire pourtant irrésistiblement.
            Qui devient alors philosophe puisque le trône est vacant et que le rôle est à prendre ? S'en emparent des esprits tordus et boiteux, « un forgeron chauve et nain » (495e), qui se croit autorisé à épouser la fille du roi. Selon certains interprètes – tel Georges Leroux dans son édition en GF de la République (note 66 du livre VI, p. 660) – il s'agirait d'une charge contre Isocrate ; voir également Criton, 304d-305e, ou le philosophe mondain, qui prétend se substituer à l'authentique, est présenté comme un personnage avisé, qui fait modérément de la philosophie, modérément de la politique, et se met prudemment à l'abri des risques de la concurrence. Le vieux bancroche et la princesse font un couple de farce : c’est ainsi que le dieu bancale Héphaïstos épouse Aphrodite, et Isocrate la philosophie. Les nains arrogants, ce sont encore les post-socratiques, sceptiques et cyniques, contrefaçons grotesques de Socrate. Privée de dignité politique, la philosophie tombe dans l’esprit du dénigrement, dans le sarcasme et la raillerie – victoire du mimos sur le parfait philosophe. Cependant, le vrai philosophe connaît sa vocation par le signe démonique – qui le détourne de l’Assemblée et le fait se recueillir en lui-même – « quant à ce qui me concerne, il ne vaut pas la peine de parler de mon signe démonique – to daimonion sêmeion – A peine en trouverait-on un autre exemple dans le passé » (496c).
            A propos du signe démonique, le philosophe ne se sauve de la tourmente démocratique que par une « faveur divine » theia moira (493a).
            Quand l’Histoire est prise de folie, le sage se tient à l’écart. Dans cette tempête, cette tornade qui saisit le monde grec, le philosophe choisit d’être un marginal : « Comme un voyageur surpris par une tempête s’abrite derrière un mur contre le tourbillon de poussière et de pluie soulevé par le vent, ainsi le philosophe… etc. » (496de).
            Ainsi Socrate et Platon dans l’ouragan de l’Histoire. Platon jette ici un regard amer sur le temps présent : les fous règnent et les sages sont chassés. La philosophie naît dans un monde mis à l’envers, un univers sens dessus dessous. 498c : les jeunes sont philosophes et les vieillards se détournent de la philosophie. Il faudrait faire l’inverse : laisser courir la jeunesse et laisser les vieillards philosopher librement – « comme des animaux sacrés ».
            Mythe du Politique : viendra un temps où le monde tournera à l’endroit et où la foule changera d’opinion (499c). En attendant, le Socrate du Banquet prie pour que le soleil se lève.
            Conclusion : le philosophe doit se détourner de l’actualité et se tourner vers l’Idéal. Se désengager de l’histoire, c’est s’engager pour la vérité. Platon, exclu du jeu politique, dessine la figure d’une constitution idéale. Le philosophe : un homme pour l’éternité : « Ce délai n’est rien comparé à l’éternité (pros to apanta) » (498d). 502b : « Que dans tout le cours des âges il n’y ait jamais entre tous un seul qui se sauve, est-il un homme qui soutiendrait cette thèse ? »
            Ainsi le philosophe est semblable au peintre qui exécute la copie d’un modèle idéal. 484c : « … regarder, à la manière des peintres, la vérité idéale (to alêthestaton), s’y rapporter sans cesse et prendre d’elle la vue la plus exacte possible, pour établir ensuite ici-bas les lois du beau, du juste et du bon… ». 501b : « …Ils tourneront les yeux de deux côtés, d’une part vers l’essence de la justice, de la beauté, de la tempérance et des autres vertus semblables, et d’autre part vers la copie humaine qu’ils en tracent, broyant et mêlant les couleurs humaines suivant les professions et se guidant sur cet exemplaire qu’Homère, lorsqu’il le rencontre chez les hommes, appelle divin et semblable aux dieux ».
            Même idée en République V 472d : « Penses-tu que l’habileté d’un peintre se trouve diminuée si, après avoir peint le plus beau modèle d’homme qui soit, et donné à sa peinture tous les traits qui conviennent, il est incapable de démontrer qu’un tel homme puisse exister ? – Non, par Zeus, je ne le pense pas. – Mais nous-mêmes, qu’avons-nous fait dans cet entretien, sinon tracé le modèle (paradeigma) d’une bonne cité ? »
            Les deux modalités de l’imitation d’un modèle idéal : le peintre rend visible l’intelligible (spectacle) ; le philosophe fait naître l’Idée dans le cercle de la conscience de soi, il réfléchit la pensée sur le miroir du logos (connaissance).

            III- L’idée du Bien – è tou agathou idea
            Il manque quelque chose au tableau : les Idées – les formes idéales – ont été dessinées (artisan, guerrier, philosophe). Mais quelle est l’essence de l’eidos elle-même ?
            To agathon : non pas « le Bien » mais ce qui fait qu’une chose est accomplie, qu’elle coïncide avec son essence, qu’elle est parvenue à l’acmé de son être.
            Ainsi quel est l’agathon de l’homme ? 505b : Plaisir (èdonè) ou intelligence (phronèsis) ? Comprendre : en quelle forme l’homme accomplit-il le plus parfaitement son essence : par la jouissance ou par la connaissance ? Artisan ou philosophe ?
            C’est pourquoi Platon peut nommer « cet agathon que toute psukhè poursuit et dont elle fait la fin de ses actes » (505e). Platon passe ici de la science de l’Etat à la science de la science elle-même. La philosophie politique se convertit en ce point à al philosophie pure, ou théorétique.  
            C’est donc l’idée même d’une connaissance métaphysique qui se constitue dans ce texte, connaissance par l’esprit de la source vive qui le nourrit et le fait vivre.
            A quoi reconnaissons-nous la vérité qui est le plein épanouissement de l’eidos ? «Dévoilement » : manifestation de l’essence. D’où vient que nous reconnaissons, que nous nous ressouvenons du vrai ? L’idée du Bien, innée en nous, nous guide et nous oriente. Elle est l’instinct du vrai qui conduit le politique dans le champ pratique, et le penseur dans le champ théorétique.
            To agathon : ce qui s’ajuste, ce qui convient, ce qui a la forme du vrai. L’idée du Bien est l’œil de l’âme : de même qu’on reconnaît le bon artisan à la sûreté du coup d’œil – monde visible – de même on reconnaît le philosophe à la lucidité de son regard qui discerne le faux d’avec le vrai – monde intelligible.
            Il s’agit donc ici de construire la théorie de ce que la réminiscence expose en un mythe. Le mythe est cependant ici inévitable : la pensée – pas plus que le soleil ni la mort – ne se voit en face. Elle doit apercevoir son image réfléchie par la médiation d’une icône : « Le rejeton du Bien est son image la plus ressemblante » (506e).
            Ainsi l’œil est l’image visible de l’esprit (508b) et le soleil l’image visible de la vérité. De même qu’il faut distinguer la pensée elle-même de l’idée qui se révèle en elle, de même il faut distinguer la lumière des choses colorées qu’elle fait apparaître. La lumière visible est l’image d’une lumière mentale qui illumine la scène de l’esprit, où défile la théorie des Idées selon l’engendrement des théorèmes.
            Enfin, il faut un témoin sensible (l’œil), et intelligible (l’âme), qui soit récepteur de lumière. La conversion philosophique est alors le mouvement de l’âme réfléchissant son unité et son principe, l’orientation de la pensée vers la contemplation d’elle-même et le soleil intérieur qui l’illumine. L’âme divertie de la connaissance philosophique se perd, fascinée, dans le spectacle des objets sensibles ; l’âme convertie à la philosophie se recueille en son intériorité, et aperçoit la clarté mentale au sein de laquelle l’Idée vient à l’esprit.
            Qu’est-ce que l’idée du Bien ? C’est le plein éclat de la lumière spirituelle « quand l’âme (psukhè) fixe ses regards sur un objet éclairé par la vérité et par l’être (è alètheia kai to on) », 508d. L’idée vraie est celle qui réfléchit impeccablement le soleil de la pensée : elle est transparente à l’intelligence (science).
            Inversement, quand la pensée se détourne d’elle-même et plonge dans le multiple de la sensation, sa vue se brouille et elle s’enfonce progressivement dans l’obscurité (opinion). « Lorsqu’elle se tourne vers ce qui est mêlé d’obscurité, sur ce qui naît et périt, elle n’a plus que des opinions, elle voit trouble, elle varie et passe d’une extrémité à l’autre, et semble avoir perdu toute intelligence » (508d).
            Par l'Idée du Bien, la pensée, en adéquation avec elle-même, discerne l'essence dans la clarté innée de l'évidence. A l'inverse de l'image brouillée, incertaine, protéiforme et toujours en devenir de la sensation, la saisie de l'Intelligence est seule capable de discerner l'essence, qui demeure invariante par-delà les variations sensibles. L'Intellect est donc la faculté qui nous permet de désigner l'Etre en tant qu'Etre, et c'est seulement par l'intelligence, et non par la sensation, qu'il nous est donné de reconnaître ce qui est effectivement. Est-ce là le plus haut degré de la connaissance? En une formule énigmatique et vertigineuse, qui ouvre une brèche qu'approfondira la méditation plotinienne, lui donnant une extraordinaire richesse, Platon ajoute alors : « Pour les objets connaissables (gignôskomenois), tu avoueras qu'ils tiennent du Bien (hupo tou agathou) la faculté d'être connus, mais qu'ils lui doivent par surcroît l'existence et l'essence (to einai kai tên ousian), quoique le Bien ne soit point l'essence, mais quelque chose qui dépasse l'essence (epekeina tês ousias huperekhontos) en majesté et en puissance (presbeia kai dunamei) » ( 509b). De cette suprême majesté, Platon, ici, ne dira rien. Plotin y discernera plus tard la source vivante, d'infinie générosité et fécondité, depuis laquelle nous est donné l'Etre, l'Un duquel le multiple, perpétuellement, émane. « Quelle merveilleuse transcendance !, s'exclame alors plaisamment (geloiôs) Glaucon. » Il se pourrait que cette plaisanterie n'en soit pas une, mais bien l'invitation à une plus haute métaphysique.  
            Platon intériorise le culte d’Apollon : le soleil philosophique est un « démon hyperbolique » (509c). La religion n’est qu’une philosophie inconsciente d’elle-même : les hommes adorent le soleil divinisé sans prendre conscience que ce qu’ils adorent en cette image, c’est son modèle intelligible, la lumière spirituelle d’une pensée parvenue à la conscience d’elle-même. « Démon hyperbolique » : le soleil intelligible, dont le soleil matériel n’est que le « rejeton » en notre monde (première théologie du Fils engendré par l'archétype paternel  : 507a), ne transmet pas seulement les signes des dieux aux hommes (telle est la tâche du démon selon Platon : Banquet, 202 de), il est le divin lui-même rayonnant au cœur de la pensée. Le philosophe, c’est l’homme divinisé, transfiguré par l’illumination intérieure qui le fait pensant.

Dionysiaque – Apollinien.
Polythéisme – Monothéisme.
Culte panique – Religion de l’intériorité.

            Plus grand que le soleil et les étoiles : la lumière spirituelle qui me fait pensant. Les Grecs découvrent les premiers que le divin a forme humaine (Hegel), ou que l'homme est le temple de Dieu.

Multiple
La perspective du visible
(topos oratos)

Un
La perspective de l’intelligible
(topos noêtos)

Eikôn
Image

Zôon (être vivant)
Phuteuton (plante)
Skeuaston (objets fabriqués, Idées réalisées)

Sciences hypothético-déductives

Objets intelligibles

Dialectique

La pensée autonome se connaissant elle-même

Skia

Phantasia

Ombre

Reflet
Songe
Hallucination

Eikasia
Représentation

Pistis
Foi empirique
Adhésion à l’apparence

Dianoia
Connaissance discursive

Noûs
Saisie anhypothétique

Représentation sans conscience de l’objet

Représentation avec conscience des objets sensibles

Représentation savante de l’objet intelligible

Représentation consciente d’elle-même

Représentation mécanique

Représentation animée

Représentation réfléchie

Conscience de soi

Illumination croissante
  – ∞ _________________________________________________ + ∞

            La division de la ligne forme une progression continue : elle est le chemin d’une phénoménologie de Psukhè, des ténèbres de l’inconscience jusqu’à la parfaite lucidité de la connaissance du premier principe.
            N’est-ce pas en ce sens qu’il faut comprendre la hiérarchie des classes ? Artisan, guerrier, philosophe : non trois états, mais trois moments dans le mouvement de l’esprit qui s’achemine vers la conscience de lui-même.
            Le mythe de la caverne est déjà contenu dans le partage de la ligne – qui est aussi le dénombrement des diverses étapes d’une paideia. Arrachement de l’esprit au monde souterrain des morts et élévation – initiation – jusqu’au temple de Dieu.

***

Remarques :

            Eikôn désigne une représentation sans intervention de la conscience, par le mécanisme de la projection, selon le corps (ombre) ou selon l’esprit (songe). Au plus bas degré, l'ombre évoque les morts, dont le Royaume est précisément pour les Grecs le « Royaume des Ombres ».
            Phuteuton et Zôon désignent des formes élémentaires, végétales et animales de la vie, douées d’une certaine forme de conscience, conscience captive du sensible encore incapable de s’élever à l’aperception des formes intelligibles, et moins encore à la conscience d’elle-même. Mais pourquoi Platon éprouve-t-il le besoin d’ajouter skeuaston, la chose apprêtée, préparée en vue d’une fin déterminée ? Parce que l’objet fabriqué est le signe ou la trace d’une activité artisanale, c'est-à-dire d’une intelligence capable de s’objectiver dans le monde. Intelligence fabricatrice et pratique, non encore purement théorique.

            Le partage de la ligne se fait selon une proportion rigoureusement déterminée : « Suppose à présent une ligne coupée en deux parties inégales ; coupe encore chaque partie suivant la même proportion, celle du genre visible et celle de l’intelligible » (509d). Nommons a, b, c, et d les quatre segments successifs de la ligne, par ordre croissant de lumière (« suivant le degré de clarté ou d’obscurité  relatives de ces choses », 509d). Par hypothèse, on a : b = na, et d = nc pour chacun des deux segments ; et pour le tout : (c + d) = n (a + b). On en déduit :
            (c + nc) = na + nb
            c (n + 1) = b + nb
            c (n + 1) = b (n + 1)
            Donc : c = b
           Ce qui signifie que le monde des formes intelligibles est exactement égal, donc superposable, au monde des objets sensibles. Il faut en conclure qu’à chaque objet sensible correspond une Idée et une seule qui en définit l’essence dans le monde que l’esprit seul considère. C’est ce qui motive l’ironie de Parménide interrogeant Socrate : « Et d’objets comme ceux-ci, Socrate, qui pourraient sembler plutôt ridicules, cheveu, boue, crasse, ou tout autre objet de nulle importance et de nulle valeur, te demandes-tu aussi s’il faut ou non poser, pour chacun, une forme séparée (eidos khôris), elle-même distincte de l’objet que touchent de nos mains ? » (Parménide, 130c). Mais s’il est vrai que les relations des parties consécutives se reproduisent de degré en degré, il faut en conclure que, de même qu’il ne saurait y avoir d’ombre portée sans objet qui projette cette ombre (premier degré), de même il ne saurait y avoir de substance matérielle sans une forme intelligible qui se représente en elle, comme en son ombre (deuxième degré).

***


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