Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mardi de la Philo, 10-2-2015
Mise en ligne : 1-9-2015

 

 

 

ARISTOTE

AUGUSTIN

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DANTE

DELEUZE

DESCARTES

DIDEROT

DOSTOÏEVSKI

DUBOS

HANSLICK

HEGEL

HEIDEGGER

HOMERE

KANT

1- Analytique du Beau

2- Analytique du sublime

3- S'orienter dans la pensée

4- L'esthétique du dessin

5- La sentence isiaque

6- Kant, le fondateur, biblio

  A- Que pouvons-nous savoir?

  B- Les malheurs de Sophie

  C- Que devons-nous faire?

  D- Ce que croit la raison

  E- Du beau au sublime

  F- Une philosophie du vivant

KIERKEGAARD

LACAN

MICHEL-ANGE

MONTAIGNE

NIETZSCHE

PASCAL

PLATON

PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN

 

 


KANT

Kant, le fondateur
3- Que devons-nous faire?


            On se souvient du passage de la Logique (1800) en lequel Kant résumait la totalité de son système en trois questions, dont seules les deux premières nous intéressent pour le moment : « que pouvons-nous savoir ? », à laquelle s’efforce de répondre la première Critique ; « que devons-nous faire ? », qui demeure, à ce point où nous en sommes arrivés, toujours irrésolue. Il importe d’en comprendre le sens et de mesurer combien cette résolution est désormais problématique. En effet, puisque la connaissance humaine, limitée au champ de l’expérience possible, ne peut prétendre qu’à l’exactitude mais non à la vérité, puisque notre savoir est toujours conditionné par les formes, données en fait mais non fondées en droit, du fonctionnement de la pensée chez nous autres hommes, il nous faut renoncer à formuler une loi qui vaudrait inconditionnellement. A la recherche de ce trésor, la raison spéculative, ou purement théorique, s’est égarée dans la métaphysique, faisant naufrage dans un océan inhospitalier et envahi de brumes. Pourtant lorsque Kant pose maintenant la question de la moralité, qui dicte à la volonté son devoir, c’est bien à la recherche d’une loi inconditionnée, et valant absolument, qu’il se porte : il ne s’agit pas simplement d’établir des recettes empiriques pour la vie heureuse, il s’agit bien de donner à notre existence, bien que simplement humaine, la dignité de l’inconditionné, une valeur absolue indépendante des circonstances, des caractères ou des intérêts. La raison en effet ne saurait renoncer à la métaphysique, qui n’est pas une erreur qu’une simple correction suffirait à éliminer pour toujours, mais une illusion, qui répond à un véritable besoin de la raison, besoin qui demeure après sa désillusion, et qui cherche à tout prix une voie pour se satisfaire. En effet, on se souvient qu’à l’inverse de l’entendement qui établit des règles pour un domaine empiriquement défini, la raison, elle, énonce des lois qui valent universellement et qui rassemblent toutes les connaissances de l’entendement sous un principe suprême et inconditionné, sur le modèle de la loi newtonienne de la gravitation universelle, qui réunit en une formule simple la loi galiléenne de la chute des corps à la surface de la terre et les lois képlériennes de la proportionnalité des aires parcourues par les planètes en raison du temps mis à les parcourir, dans le ciel. Pourtant, ce principe suprême ne fait que réfléchir la forme de notre intelligibilité plus qu’il n’énonce la vérité de l’ordre du monde tel qu’il est en lui-même. La loi spéculative permet de construire une explication cohérente, elle ne permet pas de déclarer la vérité de la chose même. Le besoin de la raison qui travaille les hommes et enracine dans leur cœur le désir de l’absolu, désillusionné dans le domaine de la connaissance, trouvera-t-il son objet dans celui de l’action ? Et si la valeur de la loi théorique demeure aliénée aux conditions de la connaissance humaine, celle de la loi morale, qui dicte à nos actions leur devoir, sera-t-elle en mesure d’atteindre l’inconditionné ?
            On le voit, la Critique de la raison pure – qui a pu faire croire, aux lecteurs qui s’en tiennent là, que Kant était un sceptique – met le problème moral en une situation de crise, qui nécessite une nouvelle critique, une reformulation en des termes qui n’ont jamais été énoncés jusqu’à présent. Ce problème n’est pas seulement celui de la philosophie de Kant, mais celui de son siècle même, qui est le siècle de la critique, puisque l’Aufklärung, soumettant la foi à la raison, détruit l’inconditionnalité de toute croyance et se résigne donc, en matière de moralité, au trop peu de vérité du relatif ou du conditionné (les mœurs, les coutumes, l’histoire et les diverses formes de sociabilité : voulant écrire une histoire universelle, Voltaire ne l’a-t-il pas intitulé Essai sur les mœurs ?) : « Nous voyons ici la philosophie placée dans une situation critique : il faut qu’elle trouve une position ferme sans avoir, ni sur le ciel ni sur la terre, un point où se suspendre et un point où s’appuyer » (FMM, II 290). Ni sur le ciel, puisque notre connaissance est limitée par la courbure de notre terre spéculative, qui fait de nous autres hommes des êtres confinés dans l’horizon spatio-temporel ; ni sur la terre, puisqu’ici-bas l’expérience ne nous apprend qu’un savoir relatif, selon l’espace (la géographie) et le temps (l’histoire), et par conséquent sans vérité, celle-ci devant valoir pour tous les lieux comme pour tous les temps. Ainsi privés de cet absolu que désire pourtant la raison, il nous faudrait nous résigner à n’avoir d’autre morale que celle du conformisme, maximes de la prudence mais non loi de la moralité, règles de bienséance ou modes du temps qui court.
            Ce qui demeure certain, c’est que si nous pouvons encore prétendre à l’inconditionné, après la critique de toute métaphysique spéculative, nous ne pourrons le faire que par la voie de la raison et non par celle du sentiment. C’est en effet la raison qui, cherchant à synthétiser toutes nos connaissances en une formule unique qui les rassemble sous le regard d’une conscience, ou « unité de l’aperception » (toute conscience suppose en effet son unité, puisqu’en se scindant elle abandonne nécessairement une part d’elle-même à l’inconscience : être conscient de soi, c’est se faire un), tend toujours et nécessairement vers l’inconditionné. A l’inverse, le sentiment est toujours précaire et changeant, affecté par la rencontre fortuite, ou la circonstance qui l’induit en nos âmes. Plaisir d’amour, chantait le XVIIIe siècle, ne dure qu’un instant. Kant inverse ici les rôles que la tradition attribue aux facultés de notre âme : ce n’est pas le sentiment qui désire vraiment – puisque le cœur est toujours inconstant – c’est la raison qui toujours et nécessairement part à la recherche de l’absolu. On a considéré jusqu’à présent la raison comme une faculté purement spéculative, qui ne veut que savoir, alors que cette orientation a pourtant égaré les meilleurs esprits en des systèmes incertains et chimériques, comme le démontre l’histoire de la métaphysique. Il faut donc rétablir la raison dans sa véritable destination, qui est pratique et non théorique, morale et non spéculative : puisque la raison est en nous volonté de l’absolu, désir d’une vérité suprême et inconditionnée, elle doit, comme toute volonté authentique, déterminer des actes et non simplement édifier des systèmes purement conceptuels. C’est pourquoi Kant n’entend nullement renoncer à la métaphysique, il veut plutôt en modifier le point d’appui, et opérer le transfert de la métaphysique spéculative, condamnée à se perdre dans d’indépassables contradictions, vers la métaphysique de l’action, qui est la moralité, ou « métaphysique des mœurs » (les mœurs ne sont en effet relatives que dans la mesure où elles méconnaissent la métaphysique qui les fonde). La science ne peut prétendre qu’à l’exactitude, seule la moralité met en jeu l’absolu. C’est dans l’action, et non dans la connaissance, que s’enracine en l’humanité l’exigence de vérité.
            On se souvient, dans le drame de Goethe, de la méditation de Faust dans son cabinet d’étude, dans la scène qui précède la venue de Méphistophélès (rédaction : 1800-1801) : « Il est écrit : Au commencement était le verbe ! Ici, je m’arrête déjà ! Qui me soutiendra plus loin ? Il m’est impossible d’estimer assez ce mot, le verbe ! Il faut que je le traduise autrement, si l’esprit daigne m’éclairer. Il est écrit : Au commencement était l’esprit ! Réfléchissons bien sur cette première ligne, et que la plume ne se hâte pas trop ! Est-ce bien l’esprit qui crée et conserve tout ? Il devrait y avoir : Au commencement était la force ! Cependant, tout en écrivant ceci, quelque chose me dit que je ne dois pas m’arrêter à ce sens. L’esprit m’éclaire enfin ! L’inspiration descend sur moi, et j’écris consolé : Au commencement était l’action ! » La progression, qui est approfondissement du même, prise de conscience du fondement, va bien du penser vers l’agir, du théorique vers le pratique : le verbe doit être dépassé, car il n’est qu’un symptôme, le souffle de l’esprit ; mais l’esprit lui-même n’est pas pure intellectualité, il est affirmation du caractère et force d’âme, il est donc volonté plutôt qu’entendement ; mais la force elle-même n’est pas nécessairement divine, elle peut être destructrice et non créatrice, qui est le pouvoir de commencer absolument : « Au commencement » se réfère ici au Fiat lux de la création divine. La force n’est donc véritable que quand elle détermine l’action (elle peut aussi bien se perdre en chimères), et l’action est la force qui institue, force créatrice qui pose les fondements et commence une histoire. Ce qui revient à dire qu’au commencement est la divine volonté de commencer absolument. Le pouvoir de commencer absolument, d’inaugurer une chaîne événementielle, c'est la définition que Kant donne, dès la Critique de la raison pure, de la liberté (troisième antinomie de la « Cosmologie transcendantale », entre Nécessité et Liberté) (1). Si la métaphysique, ou affirmation de l’absolu, est métaphysique du vouloir et de l’agir, et non de la connaissance, alors elle est aussi une métaphysique de la liberté. C’est dans la volonté de devenir libre que s’enracine en l’humanité l’inconditionné, et non dans l’accumulation des connaissances. Faust, incarnation du génie humain en son histoire, le sait bien, lui qui échange, au prix d’un pacte avec le Diable, le savoir accumulé au cours des siècles, fruit de la vieillesse, contre l’énergie de la jeunesse, l’intensité de son désir. Et cette volonté déterminée, d’infinie résolution, qu’incarne dès la fin du siècle Napoléon dans les campagnes d’Italie (1796-1800), ne se fonde pas elle-même dans le sentiment, toujours précaire, mais bien dans la raison, qui est en nous la volonté de l’inconditionné. Il n’y a d’authentique moralité que fondée en raison, et l’échec de la philosophie morale au XVIIIe siècle provient précisément, aux yeux de Kant, de ce qu’on a voulu fonder la moralité sur le sentiment, et non sur la raison. Même Rousseau, pourtant vénéré par le philosophe de Königsberg, auquel une note manuscrite sur son exemplaire des Observations sur les sentiments du beau et du sublime attribue le titre prestigieux de « Newton de l’ordre moral », s’est laissé séduire par la pathologie de la sentimentalité. Pour fonder une métaphysique des mœurs, il faut la volonté ferme et inébranlable de l’exigence rationnelle de l’absolu, et non la sensiblerie (Empfindelei) des « faiseurs de romans » (C2, II 712) et des « comédies larmoyantes », affection passagère qui « dessèche le cœur et le rend insensible à la vigoureuse règle du devoir » (C3, II 1046).
            Puisque la raison est en nous volonté, et non une faculté simplement spéculative, se pose alors la question de savoir ce que veut en nous la raison. Que peut nous apprendre la raison qui, dans son besoin d’unité suprême et inconditionnée, nous emporte au-delà des limites de l’expérience humainement possible, là où il n’est plus pour nous de connaissance possible ? On sait que les facultés de l’esprit humain ont une double origine, qui prend peut-être naissance dans une racine commune, mais inconnue de nous, soit la sensibilité, dont l’acte propre est la réceptivité, et l’entendement, dont l’acte propre est la spontanéité, qui est le pouvoir de se déterminer par soi-même, par un acte libre et autonome. La raison (Vernunft) est alors par rapport à l’entendement (Verstand) une sorte de faculté superlative, qui tend vers l’inconditionné. Ainsi peut-on dire que la source de la spontanéité, qui jaillit en l’esprit humain, se divise aussitôt en deux directions, selon qu’elle s’oriente vers les données de l’expérience que lui présente la réceptivité sensible : l’esprit s’efforce alors de les soumettre à ses catégories et de l’ordonner selon des règles constantes. C'est là le travail de l’entendement, qui est la spontanéité, ou liberté, considérant l’expérience. Mais il se peut aussi que la spontanéité s’oriente, non vers son autre, qui est l’expérience, fruit de la réceptivité sensible, mais vers elle-même, et que, se considérant elle-même, elle prenne conscience d’elle-même comme liberté et volonté d’autonomie. C’est alors qu’elle devient, non plus entendement toujours aliéné à l’expérience, mais raison, c'est-à-dire spontanéité pure, soulèvement en nous de la liberté comme impératif inconditionné de notre moralité et fondement de notre dignité. C’est pourquoi la raison théorique, qui travaille à n’ordonner que le champ de nos connaissances, est une raison mêlée, tournée non vers elle-même, mais vers l’expérience, qu’elle envisage par la médiation des règles de l’entendement, qu’elle s’efforce de soumettre à des principes ; tandis que la raison pratique, qui se trouve au fondement de la véritable moralité, est la raison pure et simple, enfin devenue conforme à son essence comme à sa destination, principe de cet agir d’infinie détermination qui est en nous le besoin irrésistible de déclarer et de réaliser dans la pratique l’idéal de la liberté. C'est ainsi que, à l'inverse de ce que laisserait croire la lettre de son titre, la Critique de la raison pure est en vérité une critique de la raison mêlée, ou composée, et que seule la Critique de la raison pratique peut prétendre à la dignité d'une critique de la raison pure. De même que la métaphysique fut longtemps spéculative avant de comprendre que sa véritable vocation l’orientait vers la moralité, de même l’Aufklärung s’est d’abord voulu le siècle de la raison raisonnante, soumettant à sa critique toujours négative le fanatisme et la superstition, et attaquant la croyance elle-même qui naît du cœur et non de la démonstration. De cette raison railleuse et toujours dénigrante, le sourire du vieux Voltaire, si proche du rictus, est à la fin du siècle l’image et comme le symbole. Pourtant la raison des Lumières, qui s’est longtemps méconnue elle-même, avait une autre destination que celle de la moquerie et du sarcasme : elle exprimait un besoin de liberté, la revendication de l’autonomie, la reconnaissance d’une dignité morale qui déclare et institue les droits de l’humanité en l’homme. Avec les Lumières, l’humanité entre dans l’âge de raison, qui est celui de la responsabilité morale que l’on doit reconnaître à tout être autonome, qui est lui-même au principe de ses actes : « Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité où il se maintient par sa propre faute » (II 209 : Qu’est-ce que les Lumières ?, 1784). Les hommes, continue Kant, longtemps domestiqués dans un parc où ils sont enfermés par leurs maîtres, n’osent s’affranchir de leurs tuteurs et marcher par eux-mêmes. La devise des Lumières serait selon Kant : « Sapere aude ! », ose savoir (2), et il faut comprendre qu’en cette devise le savoir est subordonné à l’audace, qui est la résolution inébranlable de la volonté (3). Les lumières désignent cette époque de l’esprit qui ouvre à la volonté l’espace illimité de sa liberté. A la critique négative de la superstition comme de la foi, doit donc succéder la critique positive qui énoncera enfin la formule de notre liberté, fondement de la moralité que dicte en nous l’exigence de la rationalité.
            La raison est en nous l’émergence de la liberté et de l’autonomie. Pratique et non théorique, elle est volonté et non contemplation, action et non connaissance. C'est là son essence et sa vraie nature, mais non le but vers lequel elle tend. Pour que nous puissions formuler distinctement l’impératif de la moralité, il nous faut comprendre encore ce que veut la raison, qui est volonté. Rien de moins évident : la volonté est en nous un mystère, nullement une évidence, elle est la force qui nous soulève sans que nous puissions connaître clairement son intention : la subjectivité n’est pas un objet de connaissance, les motivations de la volonté plongent dans l’abîme insondable de notre intériorité, dissimulée à nos propres yeux, et seulement accessible à un dieu, un « scrutateur des cœurs » (Rel. III, 84) qui « sonde les cœurs et les reins ». Bien souvent la question : « qu’est-ce que nous voulons en vérité ? » nous laisse sans réponse, et nous constatons à de nombreuses occasions que nous avons, dans un passé qui n'est plus, éprouvé passionnément un désir qui nous est devenu étranger ou dérisoire, comprenant aujourd'hui que, sans le savoir, nous ne voulions pas vraiment ce que nous voulions jadis. Pourtant, pour mieux nous guider vers la solution de cette énigme qui est en nous l’énigme du vouloir, à défaut de connaître la raison pure, qui est la raison pratique, nous pouvons nous tourner vers la raison seulement spéculative, dont la première Critique a examiné de façon détaillée les opérations et les orientations. La raison spéculative vise à rassembler sous l’unité d’une loi suprême les règles établies par l’entendement dans le champ limité de son expérience. La raison est donc, en sa destination, législative, et il appartient à l’essence de la loi, qu’elle soit théorique ou pratique, spéculative ou morale, d’être rigoureusement universelle, c'est-à-dire de ne pas souffrir la moindre exception, le moindre privilège qui viendrait l’enfreindre. Il suffit qu’un seul atome dans l’univers n’obéisse pas à la loi de l’attraction pour que la dynamique newtonienne s’effondre en sa totalité ; il suffit d’une seule inégalité dans la société civile pour que la déclaration des droits de l’homme soit lettre morte ; il suffit qu’un seul être humain soit humilié sur la terre pour que toute l’humanité soit humiliée en lui. Ce qui nous apprend ce que veut en vérité la raison : elle veut l’universalité, et répugne à toute singularité qui oserait s’en excepter, à toute autorité qui, par excès d’amour propre, revendiquerait le droit d’être supérieure à la loi.
            Toutefois, si nous nous transportons du champ de la connaissance vers celui de la moralité, c'est-à-dire d’un savoir conditionné et relatif à une exigence inconditionnée et absolue, nous sortons des limites de l’expérience possible, et les catégories de notre entendement, par exemple celle de l’universalité, qui est la troisième catégorie de la quantité, ne sont plus que des concepts sans objets, incapables de construire une connaissance véritable. La moralité tomberait-elle dans les mêmes contradictions que celles qui ont conduit au naufrage le navire de la raison simplement spéculative ? La morale kantienne ne serait-elle qu’une nouvelle métaphysique, tout aussi fragile que celles qui l’ont précédée ? Pourtant, il est bien possible d’énoncer un impératif moral en raison de l’exigence de l’universel. L’universalité, qui n’est pas simplement celle des lois de la science, n’est pas pour autant un simple concept vide et sans objet, elle donne lieu en effet à la formulation d’une loi morale : il suffit de reconnaître que ma volonté ne veut vraiment, c'est-à-dire conformément à l’exigence d’inconditionnalité qui est celle de la moralité, qu’à la condition de vouloir en vue de l’universel, et non de se limiter au particulier qui fait exception. Ce qui donne lieu à l’impératif suivant : « Agis de telle sorte que le maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d’une législation universelle » (C2, II 643). Telle est bien selon Kant la formule (4) de toute moralité, le fondement ignoré et premier de toutes les maximes morales établies par les diverses philosophies au cours des siècles, l’équivalent pratique de ce qu’est la loi de la gravitation universelle dans le champ théorique. Toutefois, et dans la mesure où l’on s’en tient au sens simplement logique de la catégorie de l’universalité, par conséquent en raison du seul principe de contradiction, l’impératif n’est pas dans tous les cas déterminant. Il est certes des cas où il permet de discerner entre le bien et le mal, le moral et l’immoral : il en est ainsi, par exemple, du vol, car si tous volaient, le voleur étant volé lui-même, le gain qui motive le vol s’annulerait par réciprocité ; il en est de même du mensonge, car si tous mentaient, il suffirait de renverser chaque déclaration en son contraire pour connaître la vérité, et le mensonge se détruirait de lui-même. Mais il est aussi des cas où l’impératif ne permet pas de trancher : c’est ainsi que je ne peux savoir si le suicide est ou non moral, car si tous, en proie à un désespoir universel, choisissaient de mourir, la terre se transformerait en un vaste cimetière, ce qui sans doute est affligeant, mais nullement contradictoire (5), même si, comme le note Kant dans la deuxième Critique, « une semblable constitution ne donnerait pas lieu à un ordre naturel durable » (II, 660). De même, à celui qui veut savoir s’il doit moralement développer ses talents, selon la parabole de l’Evangile familière à Luther et Calvin comme à Kant, ou s’il est inversement en droit de vivre dans l’oisiveté et la paresse, l’impératif est de nul secours, puisqu’on peut fort bien imaginer une société de vacances perpétuelles – c’est le rêve de beaucoup – sans que cela entraîne la moindre contradiction (6). Cependant la morale de Kant est une morale de l’affirmation de la vie, qui a donc le suicide en horreur, et de l’épanouissement du caractère, qui exige de nous que nous cultivions activement nos talents, et non que nous les laissions en friche. En outre, on ne peut pas ne pas remarquer que le simple critère de l’universalité interprété en un sens seulement logique, loin de constituer un impératif moral, conduit plutôt aux maximes de l’intérêt bien compris : ne pas mentir pour ne pas être trompé, ne pas voler pour ne pas être volé, ne pas tuer pour ne pas être tué, ce ne sont là que les préceptes d’un égoïsme calculateur (« ne fais pas à autrui ce que tu ne souhaites pas qu’il te fasse »), mais nullement les commandements d’une loi morale qui vaut inconditionnellement : certain d’échapper à la justice des hommes, Raskolnikov est dispensé d’avouer son crime, et peut en jouir impunément. Le sens simplement logique de l’universalité, qui ne requiert que la non-contradiction, ne permet donc pas de juger avec rigueur la moralité de l’action.
            La raison devenue pratique, conformément à l’exigence inconditionnée de la liberté qui la motive, nous contraint donc à donner à la catégorie de l’universalité un sens métaphysique, et non simplement logique. Il est vrai que cette extension de l’usage de la catégorie au-delà des limites de la connaissance humainement possible est fort problématique, puisqu’elle est strictement interdite par la Critique de la raison pure. Toutefois, mettons provisoirement cette difficulté de côté, et cherchons à donner un sens métaphysique à la catégorie de l’universalité. En effet, il existe une extension de l’universalité en un sens moral. Il s’agit d’une notion originairement théologique, celle de la communion des saints, qui constitue le « corps mystique » de Jésus-Christ tel qu’il s’incarne en son Eglise après la résurrection. La véritable Eglise est en effet l’Eglise spirituelle que composent, par leur foi commune, les croyants, et chacun est dans cet édifice mystique la « pierre vive » (7) qui compose l’Eglise invisible dont l’église matérielle est l’image visible. Kant comme les luthériens sont familiers de ce thème mystique, puisqu’il leur permet d’opposer, à l’Eglise trop matérielle qui est l’Eglise de Rome, cette nouvelle Babylone, l’Eglise spirituelle et mystique qui fait de tous les croyants les membres d’un même corps mystique, solidaires dans la foi commune qui établit entre eux des liens de fraternité. Dans la troisième dissertation de La Religion dans les limites de la simple raison (1793, le texte se compose de quatre dissertations), Kant transpose le thème mystique de l’Eglise invisible du domaine de la religion à celui de la moralité. Il est autorisé à le faire, en ce sens qu’il a montré comment l’inconditionnalité de la loi morale se trouve au fondement de toutes les croyances religieuses qui se sont succédé dans l’histoire, et que, de même que l’église matérielle est l’image de l’Eglise invisible qui en est le modèle ou l’archétype, de même toutes les religions jusqu’à nos jours n’ont été que des images de l’exigence morale dont Kant formule, pour la première fois, l’impératif avec clarté. Dans ce texte, Kant définit en ces termes l’Eglise invisible : elle est la « simple Idée de tous les hommes droits de cœur sous le gouvernement du monde divin, immédiat, mais moral qui sert d’archétype à toutes celles que les hommes veulent établir » (III 122). C’est ainsi que la sainte Eglise du Christ ne s’élève pas à Rome, mais au fond du cœur de chacun de ses fidèles. Cette Eglise toute spirituelle définit un « corps éthique » (III 124), en laquelle tous ceux qui agissent par pur respect pour la loi, et non selon la maxime de leur intérêt propre, sont autant de membres, liés donc par des liens de solidarité et de fraternité qui font que rien de ce qui arrive à l’un d’entre eux n’est indifférent à la totalité des autres. C'est ainsi, devons-nous dire, qu’il suffit qu’un seul homme soit humilié sur la terre pour que toute l’humanité soit humiliée en son nom (ce qui est l’équivalent moral de l’universalité spéculative : il suffit qu’un seul atome n’obéisse pas à la loi de la gravitation universelle pour que physique de Newton s’effondre aussitôt). C’est ainsi que, en agissant moralement, je me transporte moi-même dans une « République des libertés », que Kant nomme encore « Règne des fins », en laquelle la maxime de mon action prend véritablement valeur universelle, puisque je me trouve ainsi citoyen d’une République invisible en laquelle tous mes concitoyens obéissent à la même loi. Les héros de la moralité sont donc tous frères, par delà le temps comme par delà l’espace, camarades d’une même communauté éthique, et la maxime qui détermine l’action de l’un d’entre eux peut toujours être universalisée à tous les autres. C’est pourquoi, comme le reconnaît le droit depuis que le tribunal de Nuremberg a donné en 1945 un statut juridique à la notion de « crime contre l’humanité », le criminel ne lèse pas seulement la dignité et les droits de sa victime, mais, à travers elle, ceux de l’humanité tout entière. Et il faut comprendre que l’humanité est ici infiniment plus grande que l’homme lui-même – « L’homme, comme écrit Kant, est sans doute assez peu saint, mais l’humanité dans sa personne doit être sainte pour lui » (C2, II 714) – puisque l’humanité concerne tous les vivants doués de raison, la loi morale étant l’impératif commandé par le besoin de la raison, et non seulement l’homme fini, déterminé en sa finitude par la réceptivité de sa sensibilité et la forme de son intelligibilité. Il se peut que sur les innombrables planètes qui gravitent dans la pluralité des mondes, d’autres vivants soient parvenus à l’inconditionnalité de l’autonomie, que la liberté ne soit donc pas pour eux un vain mot, et que, si la structure de leur entendement comme celle de leur sensibilité peuvent très bien être fort différentes des nôtres, du moins l’idéal de la liberté est aussi puissant dans leur cœur que dans le nôtre. Ce qui nous permet de mieux entendre la phrase célèbre qui ouvre la conclusion de la Critique de la raison pratique qui se trouve aussi, comme chacun sait, inscrite sur la tombe de Kant à Königsberg : « Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissante, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. » L’un, le ciel étoilé, est en effet comme l’image ou l’icône de l’autre, l’Eglise invisible dont la loi morale me fait membre. Et c’est pourquoi le spectacle du firmament émeut puissamment depuis toujours les hommes : chacun pressent, devant cette immensité lumineuse, le Royaume spirituel auquel il a vocation d’appartenir, en tant qu’il obéit à l’impératif catégorique de la liberté. Encore ne faut-il pas se méprendre : l’image céleste du ciel étoilé n’est pas l’image sensible que nous avons sous les yeux – celle-ci ne nous inspire que le sentiment du sublime, qui déprave subrepticement, par son enthousiasme, la pure rationalité de la loi morale – mais le système intelligible que nous réfléchissons sur lui, dont l’unité sous la loi de la gravitation universelle a été démontrée par la connaissance physique, et qui, en liant par un lien de causalité tous les phénomènes observables pour nous dans l’espace et dans le temps, nous apparaît comme le symbole ou le « type » intelligible de l’Eglise invisible qui réunit en son éternité tous les vivants qui demeurent fidèles à l’exigence de la raison, qui est liberté.
            Il pourrait toutefois sembler que, par ce lyrisme de l’universalité éthique, qui transpose dans un système philosophique, donc purement rationnel, la notion théologique de « corps mystique », nous cédons à l’enthousiasme qui se porte bien au-delà des limites de notre connaissance, et tombons ainsi sous les coups de la première Critique. C’est un fait : il y a, dans la Critique de la raison pratique, un usage métaphysique, c'est-à-dire valant inconditionnellement, des catégories de l’entendement, dont la Critique de la raison pure a pourtant établi qu’elles n’ont de signification qu’à la condition de s’appliquer à l’expérience possible. Kant semble ainsi prendre un malin plaisir à faire, dans la seconde Critique, ce qu’il avait interdit dans la première. Pour que cette extension de la catégorie dans le domaine métaphysique – qui est aussi une expansion de la volonté qui communie avec tous les membres de la communauté éthique – ait un sens, il faut donc qu’elle soit fondée sur une expérience nouvelle, une expérience qui soit, contre tous les préceptes de la première Critique, expérience de l’inconditionné, par delà l’espace comme le temps, en ce lieu de nulle part où gît l’éternité. Or, il se trouve que, selon Kant, une telle expérience est effectivement possible, une expérience-limite, aux limites de toute connaissance humaine, qui, en ce sens, n’autorise aucune connaissance ultérieure, mais permet cependant la formulation de lois métaphysiques, qui sont les lois de la moralité, et qui valent donc inconditionnellement. Cette expérience est celle de la conversion de la volonté, que Kant nomme encore « la faculté de désirer », d’abord perdue dans le monde et y cherchant son objet, puis, par le « miracle »  de sa conversion, soudain orientée vers elle-même, prenant soudain conscience de la spontanéité absolue dont elle est la source vive. De même en effet, que la révolution qui fonde la connaissance scientifique – cette révolution que Kant compare à la révolution copernicienne dans la mesure où elle ne soumet plus le sujet à l’expérience mais inversement l’expérience aux a priori du sujet – est une « révolution subite dans la manière de penser », de même la révolution qui élève le sujet moral à la conscience de l’autonomie en laquelle se fonde notre dignité, est une révolution soudaine, sur le modèle de la conversion religieuse, qui est selon Luther l’illumination intérieure de la foi qui a valeur d’une nouvelle naissance, régénération de tout notre être par laquelle, selon l’épître de Paul, meurt le vieil homme et naît l’homme nouveau (8) : « Devenir non seulement un homme bon au point de vue de la légalité, mais aussi moralement (être agréable à Dieu), c'est-à-dire vertueux selon le caractère intelligible (virtus noumenon) ; en d’autres termes un homme qui, lorsqu’il a reconnu une chose comme son devoir, n’a pas besoin d’un autre motif que cette représentation de la loi, c’est là ce qui ne saurait se faire par une réforme progressive, aussi longtemps que la fondation des maximes demeure impure, mais il faut ici une révolution dans l’intention de l’homme (un passage de celle-ci à la maxime de la sainteté), et il ne peut devenir un homme nouveau que par une sorte de régénération, pour ainsi dire par une nouvelle création et un changement de cœur » (Rel. I, III 63-64). Et Kant cite alors entre parenthèses le Fiat lux de la Genèse et l’évangile de Jean : « A moins de naître d’eau et d’esprit, nul ne peut entrer au royaume de Dieu. » Cette révolution soudaine n’est soudaine que parce qu’elle se situe à l’intersection de l’éternité et du temps, et que celui qui la « connaît », prend la tangente du cercle de l’horizon spatio-temporel qui enclot notre finitude. C’est pourquoi la conversion s’accomplit dans l’éternité, ou plutôt dans un instant d’éternité mais non dans le temps, à la façon dont les deux heures qui figurent en tête du Mémorial de Pascal, « entre dix heures et demie et minuit et demie », ne sont pas deux heures, mais un intervalle d’éternité. C’est pourquoi le progrès moral, qui pour nous autres hommes s’accomplit dans le temps depuis l’événement fondateur de la conversion, n’est que la projection, sur la forme de notre sens interne, de ce que Dieu aperçoit en un seul coup d’œil, par une intuition intellectuelle qui nous est refusée, à nous autres hommes, dans l’éclair de la conversion : « Pour ce qui touche le progrès à l’infini en vue d’une conformité à la loi morale, nous pouvons présumer qu’il est estimé en raison de l’intention, dont il dérive, et qui est suprasensible, par un Scrutateur des cœurs et par sa pure intuition intellectuelle comme une totalité achevée » (Rel. II, III 84). Ce qui permet encore à Kant d’écrire un peu plus loin que Dieu, juge suprême, voit dans l’instant de la conversion « sa vie entière [celle de la créature] placée en un moment sous ses yeux » (Rel. II, III 96). Il s’agit donc bien d’une expérience véritablement métaphysique et inconditionnée qui se transporte au-delà du temps comme de l’espace. Voici en quels termes Kant évoque encore la révolution qui fonde en nous ce qu’il nomme « le caractère intelligible », qui est la force d’âme qui nous fait agir en être autonome, selon la loi de la liberté, par opposition au « caractère empirique », qui définit la personnalité individuelle qui fait notre tempérament, tel qu’il nous a été donné par la nature, et tel qu’il s’est formé par les expériences de notre vie, les passions que nous avons subies plutôt que les actions que nous avons voulues : « La conversion [morale] est en effet  une sortie du mal et une entrée dans le bien, le dépouillement du vieil homme et l’acte de revêtir l’homme nouveau […] Dans la conversion, comme détermination intellectuelle, on ne rencontre pas deux actes moraux séparés par un intervalle de temps, mais elle est une, puisque l’abandon du mal n’est possible que par la bonne intention qui réalise l’entrée dans le bien et inversement » (Rel. II, III 91-92).
            On se souviendra de cet « inversement » qui semble présager qu’il existe une conversion vers le mal comme il y a une conversion vers la liberté. Il nous suffit pour le moment de comprendre que la conversion morale a valeur aux yeux de Kant d’une prise de conscience de l’autonomie qui fait de nous des êtres libres. On peut en effet passer sa vie à se conformer aux normes du groupe, à se plier à la coutume et aux bienséances, sans un seul instant prendre conscience de notre infinie liberté. Un tel événement, ajoute Kant dans un texte remarquable de l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798), longtemps refoulé par l’aliénation qui domine dans l’enfance comme dans la jeunesse, se produit rarement avant trente ans, peut-être même avant quarante ans (on remarquera ici que c’est entre trente et quarante ans que Kant fit la découverte de Rousseau, qui l’éveilla à la grandeur de la philosophie morale) : « L’homme conscient de la présence d’un caractère dans sa manière de penser ne le tient pas de la nature, il lui faut en tout temps l’avoir acquis. On peut admettre aussi que son instauration, pareille à une sorte de seconde naissance, lui rende inoubliable une certaine solennité du serment qu’il se fait à lui-même, et le moment où la métamorphose s’est opérée en lui, pareil au début d’une ère nouvelle. L’éducation, les exemples, l’enseignement ne peuvent pas produire cette fermeté et cette persévérance dans les principes par une démarche progressive, mais par une sorte d’explosion qui fait brusquement suite au dégoût de l’état mouvant du destin. Peut-être n’y aura-t-il que peu d’hommes à avoir tenté cette révolution avant leur trentième année, et moins encore avant de lui avoir donné de solides assises avant la quarantième. C’est une vaine tentative que de vouloir devenir meilleur par fragments : une impression s’éteint tandis que l’on travaille à une autre ; la fondation d’un caractère est l’unité absolue du principe intérieur de toute conduite de vie » (III, 1107).
            Cet événement, cette expérience fondatrice sans laquelle la loi morale demeurerait lettre morte, elle est encore ce que Kant nomme « un fait de la raison », qui est comme l’irruption de l’inconditionné dans le champ toujours conditionné de l’expérience possible. La moralité établit ainsi sa fondation sur une expérience impossible, surhumaine en ce sens qu’elle dépasse les limites de l’expérience possible. Il n’y avait pourtant, selon la première Critique, que des faits de l’expérience, telle qu’elle est donnée à notre sensibilité, mais pas un seul « fait de la raison ». Un fait de la raison en ce sens qu’une telle expérience n’entre pas sous la catégorie de la causalité, rien ne la laissant présager, ce pourquoi elle est nécessairement « soudaine », et demeure à jamais inexplicable pour notre entendement : « On peut appeler la conscience de cette loi fondamentale [la loi morale] un fait de la raison, parce qu’on ne peut la déduire, même par des sophismes, de données antérieures à la raison, par exemple de la conscience de la liberté (car celle-ci ne nous est pas donnée auparavant), et parce qu’au contraire elle s’impose à nous par elle-même » (C2, II, 644-645). Un tel événement, qui peut se produire ou ne pas se produire, que rien ne permet de prévoir et qui échappe en conséquence totalement à notre intelligence, consiste en la déclaration de la liberté qui soulève notre volonté dans la conscience de son autonomie : « Un fait en lequel la raison pure se révèle être en nous réellement pratique, à savoir par l’autonomie par le principe moral au moyen duquel elle détermine la volonté à l’action. Elle montre en même temps que ce fait est inséparablement lié, et même identique, à la conscience de la liberté de la volonté » (C2, II, 658).
            Quel sens donner à cette émergence soudaine de l’humanité en l’homme ? Il se trouve que sur la terre, dans l’espèce humaine, s’est déclarée la liberté qui est encore comme ensevelie et engourdie dans la vie animale. Ce n’est pas là un événement physique, que la science de la vie pourrait parvenir à expliquer, mais un événement métaphysique qui dépasse infiniment les limites de notre connaissance. Le désir animal est toujours borné par les limites de l’expérience possible : l’animal désire tel ou tel objet, qui se présente à lui dans le champ de son expérience, il est en ce sens le vivant qui sait ce qu’il désire, et le connaît pour l’avoir rencontré. En revanche, l’homme désire infiniment, c'est-à-dire qu’il désire par delà les limites de l’expérience, par delà l’espace et le temps, et qu’en ce sens il désire, non un objet qu’il serait possible de déterminer et de connaître, mais son propre désir : il désire désirer infiniment, et jouit de la tension du désir, non de l’apaisement de la satisfaction. C’est en ce sens que la volonté s’élève en l’humanité au niveau de son autonomie, c'est-à-dire qu’elle devient volonté de vouloir, et de vouloir infiniment, ne se résignant jamais au repos de la satiété – du moins tant qu’elle obéit à la loi morale – qui est pour l’homme l’équivalent de la mort. C’est bien là ce qui fait l’extraordinaire originalité de la morale kantienne : toutes les morales, préceptes de vie, règles de sagesse, définissaient un bien, supérieur à tous les autres, que pour cette raison les anciens nommaient le « souverain bien » (summum bonum), et le proposaient comme but suprême à la volonté des hommes. Or, il n’y a d’autre bien, selon Kant, que l’énergie du vouloir lui-même, et la véritable morale, que dissimulaient les autres, invite la volonté, non à vouloir tel ou tel bien, mais à vouloir absolument. La volonté est à elle-même sa propre fin, et c’est pourquoi l’homme qui est parvenu au seuil de l’humanité – un tel événement est rare et, le plus souvent, l’homme est encore inhumain – doit toujours être considéré comme une fin en soi, et non comme un moyen, puisque la volonté en lui se prend elle-même pour objet, alors qu’elle est encore aliénée à  l’objet extérieur dans l’engourdissement de la vie animale. Si l’impératif de l’universalité : « Agis de telle façon que la maxime de ton action doit être érigée par ta volonté en loi universelle » (FMM, II 285), se déduit formellement du besoin de la raison spéculative, qui tend toujours vers l’établissement de la loi en son universalité, en revanche, la maxime qui fonde la dignité de la personne morale : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de toute autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » (FMM, II 295), n’a de sens que par l’événement fondateur de la conversion morale, ou fondation en nous du caractère intelligible, par lequel l’autonomie de la volonté, qui est liberté, se déclare à notre conscience. C’est pourquoi la première maxime n’outrepasse pas le principe de contradiction qui détermine entièrement la logique des jugements analytiques, tandis que la seconde maxime, qui prend appui sur une expérience effectivement vécue, sur la rencontre fondatrice de soi avec soi-même, comme existence autonome, est un jugement synthétique, qui demeure privé de sens tant que n’est pas survenu ce « fait de la raison » qui marque la naissance, en l’homme toujours profane, de l’humanité sainte en lui.
            Etrange morale que celle qui prescrit à la volonté de toujours vouloir vouloir, dans l’autonomie de sa spontanéité, pur jeu de la volonté avec elle-même en lequel la lucidité de Nietzsche n’a pas manqué de reconnaître la première figure, dans l’histoire de la philosophie, de la « volonté de puissance » (Zarathoustra, « Les trois métamorphoses »). Comment le comprendre ? Et que veut en nous le soulèvement de la volonté ? L’homme, plus que l’animal est être de désir, puisque que le désir, toujours borné en l’animalité, s’infinitise en l’humanité. Mais qu’est-ce donc que ce désir dont nous ne voulons jamais être rassasiés, ce désir de désirer qui définit l’absoluité et l’autonomie de notre liberté, fondement en nous de la loi morale ? Un contresens bien répandu veut que la rigueur de la loi morale selon Kant, fondée dans la pure raison, censure et bâillonne la voix du désir. C’est tout le contraire qui est vrai : la loi morale est chez Kant la loi du désir le plus intense, et c’est pourquoi il prend bien soin de distinguer entre « la faculté inférieure de désirer », qui se satisfait de l’assimilation de l’objet que la volonté se donne à elle-même dans le champ de l’expérience sensible, de « la faculté supérieure de désirer », qui poursuit indéfiniment, par un « progrès à l’infini », un Idéal qu’elle postule elle-même au-delà de toute expérience possible. Ce qui revient à dire que la grandeur de l’homme est fondée en ceci, qu’être de désir, il ne sait radicalement pas ce qu’il désire. Ce pourquoi le but ne peut jamais être atteint, et qu’un homme n’accède à la véritable grandeur qu’à la condition de prendre conscience de ce qu’il y a de nécessairement raté en toute vie humaine. L’homme satisfait de sa vie, qui pense avoir « réussi », est nécessairement une bête. La dignité morale de l’homme ne consiste pas dans le fait d’atteindre sa cible, mais dans le fait de poser la cible si loin qu’on peut être certain qu’elle ne sera jamais atteinte.
            Ne peut-on pourtant préciser encore l’orientation de notre tension morale ? Que désirons-nous quand nous désirons désirer ? Tout simplement, répond Kant, nous désirons vivre, et tel est bien le terrible impératif, puisque jamais pleinement accompli, qui fonde en l’homme la dignité de l’humanité. Nous ne sommes pécheurs, si l’on s’en tient à la morale kantienne, que parce que nous n’avons jamais assez vécu, et que nous posons si haut, au-devant de nous, l’idéal d’une vie pleinement vécue, que nous sommes destinés à toujours manquer notre but. L’homme est ce vivant qui ne vit jamais assez à ses propres yeux. Qu’est-ce que la vie en effet selon Kant ? Ce n’est nullement un phénomène biologique que la science pourrait connaître, mais l’épanouissement en nous de la liberté, qui est un inconditionné qui dépasse infiniment les limites de notre entendement. Dans une note très précieuse de la Critique de la raison pratique (préface, II 616), Kant définit la vie  comme « le pouvoir qu’a un être d’agir d’après les lois de la faculté de désirer ». C’est ainsi qu’au commencement est bien l’action, et l’action déterminée par le mouvement de notre spontanéité, dont le désir est la première expression. Et tandis que la portée du désir est en l’animal toujours limitée, l’homme est seul à lancer la flèche du désir dans l’infini, non pas en le fixant maniaquement sur un objet déterminé, mais en le projetant au contraire au-devant de nous, dans l’inconnu et dans l’inaccessible. C’est parce que l’homme demande l’impossible qu’il est un être moral, c'est-à-dire un être digne de l’humanité. Or c’est la raison, non le sentiment ni la sensibilité, la raison qui est en nous le désir de l’inconditionné, ou de l’absolu, qui fait aussi du désir un absolu qui vaut par lui-même, et non par l’objet qu’il s’approprie ou assimile. C’est pourquoi la loi morale, en laquelle s’exprime le besoin de notre raison, nous prescrit aussi de vivre infiniment, c'est-à-dire avec une intensité infinie, et non d’une vie étriquée, qui se laisse limiter et contraindre par les conditions de l’existence.
            On peut dire qu’en ce sens la moralité kantienne ne reconnaît qu’une seule faute : avoir renoncé, ne fût-ce qu’un instant, à vivre davantage, avoir trahi, en un moment de faiblesse et de reniement, l’exigence inconditionnée du désir toujours plus intense. C’est pourquoi l’homme, par ce mouvement de la vie qui le porte toujours au-delà de lui-même, toujours tendu vers le surhumain, postule, par un acte de sa liberté, par delà sa propre condition, une vie infinie, qui serait purement créatrice et de pure spontanéité. C’est en ce sens que les hommes, comme on dit, « croient » en Dieu, comme une vie suprême vers laquelle toute vie humaine tend sans jamais l’atteindre, la plénitude absolue d’une vie, d’une liberté en comparaison de laquelle notre vivre est toujours et nécessairement un trop peu vivre. Et c’est pourquoi encore les hommes s’efforcent depuis toujours de croire en l’immortalité de leur âme, non parce qu’ils ont peur de la mort, comme une philosophie de peu d’envergure s’entête à le croire, mais au contraire parce qu’ils désirent vivre infiniment, et que cette ouverture sur l’infini ne saurait se résigner à la borne, privée de toute nécessité du point de vue de la moralité, de la mort. Et il est étrange en effet que les hommes semblent avoir davantage peur de mourir que de ne pas vivre. C’est ainsi que l’existence de Dieu, la liberté infinie qui fait de la vie divine une spontanéité éternellement créatrice, et l’immortalité de l’âme seule en mesure d’offrir au caractère intelligible le progrès à l’infini auquel il s’est envers lui-même engagé, sont, selon Kant, les trois postulats de la raison pratique, qui se fondent dans la nécessité de la loi morale, et qui se trouvent au fondement de toutes les religions historiques, qui ne sont que les expressions mythologiques ou allégoriques de la « foi rationnelle » (Vernunftglaube : voir par exemple C2, II 783-786). Nous sommes enfin en mesure de comprendre comment la question du suicide, comme celle du développement de nos talents, doivent être résolues par la loi morale : il nous devient évident désormais que le suicide se détourne de l’impératif catégorique, qui nous commande de toujours vivre davantage et de ne jamais nous résigner à la mort ; quant à la paresse, qui préfère une vie végétative à une vie véritablement active et créatrice, elle outrage également la loi morale qui nous commande de cultiver et d’épanouir en nous la force vitale qui nous élève à la dignité de l’autonomie. La loi morale nous commande de vivre, inconditionnellement. Et c’est pourquoi sa voix résonne terriblement dans la conscience du devoir (« la loi morale pure, dépouillée de tout avantage, telle que la présente à notre obéissance la raison pratique, dont la voix fait trembler même le plus hardi scélérat et le contraint à se soustraire à son regard », C2, II, 705), nous contraignant à reconnaître, quelque intense fut notre vie, que nous n’avons en vérité jamais assez vécu.

NOTES

1- « Il faut admettre une causalité par laquelle quelque chose arrive sans que la cause en soit déterminée derechef encore par une autre cause antérieure suivant des lois nécessaires, c'est-à-dire une spontanéité absolue des causes, spontanéité qui consiste à commencer de soi une série de phénomènes qui se déroule suivant des lois naturelles, par conséquent une liberté transcendantale, sans laquelle, même dans le cours de la nature, la série successive des phénomènes n’est jamais complète du côté des causes » (« Preuve » de la « thèse » de la « troisième antinomie » : C1, I, 1104).

2- Horace, Epîtres, livre I, épître 2 (« Sapere aude, Incipe : Ose être sage, commence ; celui qui diffère l’heure de vivre raisonnablement ressemble à ce paysan qui attend que le fleuve baisse ; mais le fleuve coule et coulera en roulant ses flots jusqu’à l’éternité, in omne volubilis aevum »). La Société des Amis de la vérité, ou Aléthophiles, est fondée à Berlin en 1736 autour du comte Ernst Christophe Manteuffel, homme d’Etat libéral qui tenait à réhabiliter la philosophie de Wolff – qui recourait à Leibniz pour lutter contre l'essor du « spinozisme » – un temps éloigné de la cour par le parti des Piétistes. Une médaille, frappée en 1736, commémorait la fondation de la Société et lui servait d'emblème : elle portait en avers une grasse Minerve affublée d'un casque d'opéra sur lequel on distinguait le double profil en Janus bifrons de Leibniz et de Wolff, sous la devise « Sapere aude » (Littérature allemande, sous la direction de Fernand Mossé, Aubier, 1970, p. 340).

3- Danton, 2 septembre 1792 : « Le tocsin qu'on va sonner n'est point un signal d'alarme, c'est la charge sur les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, messieurs, il nous faut de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace, et la France est sauvée. »

4- « Un critique qui voulait trouver quelque chose à redire dans cet écrit a touché plus juste qu’il ne l’a peut-être pensé lui-même, en disant qu’on n’y établissait aucun nouveau principe, mais seulement une nouvelle formule de la moralité […] Celui qui sait ce que signifie pour le  mathématicien une formule qui détermine, d’une manière tout à fait exacte et sans laisser de place à l’erreur, ce qu’il faut faire pour traiter une problème, ne regardera pas comme quelque chose d’insignifiant et d’inutile une formule qui fait de même pour tout devoir en général » (C2, préface, II 615 note).

5- On sait, en ce sens, que Kant ouvre son Projet de paix perpétuelle (Zum ewigen Frieden. Ein philosophischer Entwurf, « Vers la paix perpétuelle, un essai philosophique »), publié en 1795, sur l’image de « cette inscription satirique, gravée par un aubergiste hollandais sur son enseigne, où il avait fait peindre un cimetière: Vers la paix perpétuelle. »

6- « C’est le fantôme de l’âge d’or, si vanté par les poètes, où nous serions délivrés de tous les besoins imaginaires que crée en nous le luxe ; où nous satisferions les simples besoins de la nature, et où régnerait une égalité parfaite, une paix éternelle, entre les hommes : en un mot où l’on jouirait pleinement d’une vie exempte de soucis, coulée dans la paresse et la rêverie, ou passé à folâtrer parmi des jeux d’enfants. C’est ce regret qui rend si attrayants les Robinsons et les voyages dans les îles des mers du sud » (Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine, 1785, II 519).

7- « … les beaux bâtisseurs nouveaux de pierres mortes ne sont écrits en mon livre de vie. Je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes » (Rabelais, Tiers Livre, chap. VI).

8- « Mais vous, ce n'est pas ainsi que vous avez appris le Christ, si du moins vous l'avez reçu dans une prédication et un enseignement conformes à la vérité qui est en Jésus, à savoir qu'il vous faut abandonner votre premier genre de vie et dépouiller le vieil homme, qui va se corrompant au fil des convoitises décevantes, pour vous renouveler par une transformation spirituelle de votre jugement et revêtir l'Homme Nouveau, qui a été créé selon Dieu, dans la justice et la sainteté de la vérité » Epître aux Ephésiens, 4, 20-24.

 

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