Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


   

Mardi de la Philo, 27-1-2015
Mise en ligne : juillet-août 2015

 

 

 

ARISTOTE

AUGUSTIN

BALZAC

BAUDELAIRE

CHATEAUBRIAND

DANTE

DELEUZE

DESCARTES

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DOSTOÏEVSKI

DUBOS

HANSLICK

HEGEL

HEIDEGGER

HOMERE

KANT

1- Analytique du Beau

2- Analytique du sublime

3- S'orienter dans la pensée

4- L'esthétique du dessin

5- La sentence isiaque

6- Kant, le fondateur, biblio

  A- Que pouvons-nous savoir?

  B- Les malheurs de Sophie

  C- Que devons-nous faire?

  D- Ce que croit la raison

  E- Du beau au sublime

  F- Une philosophie du vivant

KIERKEGAARD

LACAN

MICHEL-ANGE

MONTAIGNE

NIETZSCHE

PASCAL

PLATON

PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN

 

 


KANT

Kant, le fondateur
2- Les malheurs de Sophie


            Les fondateurs de la Troisième République, Léon Gambetta et surtout Jules Ferry, étaient intellectuellement proches d’Auguste Comte et du courant positiviste, auquel ils avaient été initiés par l’intermédiaire d’Emile Littré et de son ouvrage Auguste Comte et la philosophie positive (1863). Tout en se gardant d’adhérer au mysticisme exalté de la religion de l’Humanité, à ses dogmes comme à ses rites, ces hommes politiques retenaient l’idée que la science avait vocation à se substituer à la religion, et que cette substitution se trouvait au cœur de la mission de l’Education Nationale, en ce temps-là fondement de la République. Dans ce projet peut-être plus idéologique que véritablement culturel, il se trouve que la philosophie de Kant a joué un rôle particulier, qui n’est pas sans rapport avec la fascination de la philosophie française pour la philosophie allemande, et ceci au moins jusqu’au troisième quart du vingtième siècle, avec Heidegger (mort en 1976). Il faut donc convenir que Kant devait être enseigné en Sorbonne, ce dont témoigne encore de nos jours le manuel autrefois canonique d’Emile Boutroux, La Philosophie de Kant (Vrin, 1926), qui rassemble cours et conférences des années 1894-96 et 1900-01. Il est vrai que c’est un curieux Kant qui est alors présenté dans l’enseignement universitaire français, un Kant fortement imprégné de positivisme, puisque l’essentiel de la connaissance de sa philosophie porte alors presque exclusivement sur la première Critique, en laquelle on ne veut lire qu’une théorie de la méthode expérimentale et une réfutation sceptique de toute métaphysique future, et plus accessoirement sur la seconde Critique, en laquelle on veut surtout lire une morale citoyenne fondée sur le respect de la loi universelle, égale pour tous et valant pour tous (alors que, comme nous le verrons, la morale kantienne doit sans doute beaucoup plus à Luther qu’à la Déclaration des Droits de l’homme et du Citoyen). Quant à la troisième Critique, elle est alors purement et simplement ignorée, et il faut attendre 1965 pour disposer en France d’une traduction vraiment fiable de ce texte, par Alexis Philonenko. C’est ainsi que dans l’ouvrage de Boutroux, près de 300 pages sont consacrées à la Critique de la raison pure, et une petite centaine seulement à la Critique de la raison pratique. Quant à la Critique de la faculté de juger, elle est passée sous silence. Dans le premier tome du Roman de l’énergie nationale, Les Déracinés, Maurice Barrès présente un groupe de jeunes Lorrains fascinés par leur professeur de philosophie, M. Bouteiller : kantien et gambettiste, celui-ci évoque avec solennité les grands principes de la morale kantienne, à la fois républicaine et abstraite, purement rationnelle, qui selon l’écrivain corrompt le cœur des jeunes gens en les coupant de leurs véritables racines, la terre et le sang qui les font ce qu’ils sont et irriguent leur identité réelle et vivante. Pour Barrès, il est évident que la philosophie kantienne est enrôlée dans l’idéologie républicaine, abstraite et sans vie véritable, et qu’il combat vigoureusement.
            Cette lecture républicaine et d’inspiration positiviste de Kant fait pourtant problème. Laissons provisoirement de côté les deuxième et troisième Critiques (elles seront plus tard les objets de notre étude), et portons notre attention sur la seule Critique de la raison pure, principal allié du positivisme républicain. Il apparaît pourtant évident que cette alliance est bien fragile. En, premier lieu, parce que la première Critique n’a pas du tout pour but d’éliminer, de l’aveu même de Kant, la croyance ni la foi religieuse : elle prétend tout au contraire, dans une formule célèbre que nous avons déjà citée, « supprimer (aufheben) le savoir (Wissen) pour laisser une place à la croyance (Glauben) » (préface à la seconde édition). Formule qu’il ne faudrait pas prendre à la légère, puisqu’elle nous permet de comprendre pourquoi, à la Critique de la raison pure, doit nécessairement succéder la Critique de la raison pratique, c'est-à-dire, à la théorie de la connaissance, la formulation de la loi morale. Mais sans même considérer le nécessaire dépassement kantien de la connaissance par la moralité, il faut bien reconnaître que la première Critique elle-même célèbre moins la grandeur de la science qu’elle ne lui assigne des limites contraignantes, et affirme l’impossibilité dans laquelle se trouve toute connaissance humaine d’accéder à l’inconditionné, c'est-à-dire à l’absolument vrai, devant se résigner à n’arpenter que le domaine du conditionné (non de l’inconditionné), ou du relatif (et non de l’absolu). A prendre les mots à la rigueur, la science, selon Kant, est incapable d’énoncer la vérité, c'est-à-dire des propositions qui sont éternellement nécessaires pour tous les esprits doués de raison, ou « êtres raisonnables ». Les formules de la science ne valent que « pour nous autres hommes » (expression souvent répétée dans la première Critique), c'est-à-dire dans le champ de l’expérience humainement possible, que nous savons limitée par la forme de notre réceptivité sensible – l’horizon spatio-temporel – comme par la grammaire des catégories qui structurent l’entendement humain – comme construction logique de l’objectivité de l’expérience. Aussi bien ne connaissons-nous jamais les choses telles qu’elles existent en elles-mêmes – nous avons vu comment cette incompréhensibilité du monde en soi, de la « Chose », est au fondement de la méditation kantienne, et de sa modernité – nous ne connaissons que les phénomènes, c'est-à-dire les objets que nous produisons nous-mêmes par les successives synthèses opérées par nos facultés de connaissance. Le monde que nous connaissons est le produit de synthèse d’un travail d’assimilation effectué sous la direction de notre intelligence, ce n’est nullement le monde véritable, tel qu’il est en lui-même. Aussi faut-il dire que la connaissance scientifique, selon Kant, est toujours et nécessairement dépourvue de vérité, et qu’elle est en ce sens incapable de se substituer, comme le veut le positivisme, à la religion, qui répond en nous à la vocation de l’inconditionné, c'est-à-dire de l’absolument vrai. La science, telle que Kant en propose l’analyse, ne saurait constituer une nouvelle métaphysique, elle nous conduit tout au contraire à réfuter toute métaphysique, la connaissance de l’inconditionné n’étant légitime, aux yeux de Kant, non dans le domaine du savoir, soit celui de la science, mais dans celui du croire, soit celui de la moralité. Les énoncés de la science ne sont pas vrais, ils sont seulement exacts, en ce sens qu’ils sont conformes à la logique de nos catégories, qui définit la forme de notre intelligibilité, sans qu’on puisse fonder en raison cette forme. En revanche, les vérités morales sont vraies – par exemple que je ne dois jamais traiter mon semblable comme un moyen mais comme une fin en soi – et non simplement exactes, et valent pour tout être vivant capable de s’élever jusqu’à l’autonomie du vouloir, indépendamment de la logique seulement humaine de notre entendement ni de la forme seulement humaine de notre sensibilité.
            Il existe ainsi un paradoxe kantien : la célèbre préface de la seconde édition de la Critique de la raison pure semble proposer à la philosophie – pour sortir de la crise dans laquelle elle se trouve, piégée entre le dogmatisme d’un Leibniz et le scepticisme d’un Hume – de suivre le modèle de la science, qui a su fonder sa rationalité par une révolution subite, théorème de Thalès pour la mathématique, expérimentation de Galilée pour la physique mathématique. Kant propose donc à la méthode du philosophe d’imiter la méthode du physicien, et d’opérer dans son domaine une révolution semblable à celle qu’a opérée Copernic en son temps. Il s’agit d’effectuer entre le sujet et l’objet un renversement semblable à celui réalisé par Copernic entre la terre et le soleil : il faut concevoir l’objet de notre connaissance, non en lui-même, mais en le rapportant aux a priori du sujet qui l’informent et le rendent compréhensible, assimilable pour notre entendement. Les lois physiques ne sont ainsi pas inspirées par l’ordre divin qui se trouve effectivement dans le monde mais par le génie humain qui réussit à soumettre l’expérience sous le joug de lois universelles qu’il formule par ses propres a priori. En proposant à la philosophe de suivre le chemin de la science, prise ici comme modèle, Kant se singularise : la philosophie prétendait jusque-là plutôt fonder la science, en tant du moins qu’elle se présentait comme métaphysique, ou philosophie première, connaissance des premiers principes sur lesquels toute science est établie. A l’inverse, selon Kant, la philosophie n’est plus la science de la science, mais plus modestement une discipline en crise, une arène en laquelle se succèdent divers champions, le vainqueur étant toujours le dernier en date, en attendant qu’il soit supplanté par un nouveau venu : « La métaphysique est une arène, qui semble très proprement destinée à exercer ses forces en des combats de parade, et où aucun changement n’a jamais su se rendre maître de la plus petite place et fonder sur sa victoire une possession durable » (préf. deuxième éd., I, 738). Pourtant, cette référence, qui est aussi une apparente révérence, au modèle scientifique, se retourne en fin de compte contre la science elle-même : celle-ci en effet n’a rien à nous apprendre d’inconditionné ni d’absolu, elle ne fait que « bricoler » l’Etre pour nous le rendre assimilable et compréhensible, pour nous rendre ce monde habitable. Mais qu’en est-il de notre besoin de vérité ? C’est là une demande à laquelle la science comme la philosophie spéculative se révèlent incapables de répondre. Seule la philosophie morale est en mesure d’énoncer ce qui vaut inconditionnellement. La vérité est au principe de l’action morale, elle n’est jamais, du moins pour nous autres hommes, un objet de connaissance.
            Tel est bien en effet le projet de la Critique de la raison pure : non pas célébrer le triomphe des sciences physiques et mathématiques, mais au contraire limiter le domaine de leur validité au champ de l’expérience possible pour nous autres hommes, expérience pure et a priori dans la mathématique, divers de la sensation synthétisé et unifié par les formes de notre intelligibilité pour les sciences expérimentales, science de la matière inerte pour la physique, ou de la matière organisée pour les sciences de la vie. Limiter, c’est nécessairement humilier la prétention de passer au-delà, de transgresser les frontières. La première Critique  n’entreprend donc pas de faire de la science la religion des temps nouveaux, comme souhaitait le faire le positivisme, elle limite au contraire la présomption du savoir scientifique en le confinant dans le domaine de l’expérience possible, qui est celui du conditionné et non de l’inconditionné, du relatif et non de l’absolu. De même que la terre des hommes est approximativement une sphère dont il nous est très difficile de nous évader, de même il existe une mappemonde des connaissances à la surface de laquelle notre soif de savoir se trouve confinée. C’est précisément à la description de cette mappemonde que s’attache le grand projet des Lumières, celui de l’Encyclopédie. Si le champ du savoir était infini, on ne saurait l’enfermer dans le cercle de l’Encyclopédie ; et inversement, s’il est possible de concevoir une somme encyclopédique du savoir humain, c’est uniquement parce que nous savons que son horizon est limité. Si toute la philosophie de Kant se ramène à la question « qu’est-ce que l’homme ? » (Logique), c'est-à-dire à une métaphysique de la finitude qui fait l’humaine condition, la forme de notre terre, qui ne permet pas une marche à l’infini, un « progrès » à l’infini, mais contraint celui qui marche droit à revenir sur ses pas, est une image frappante de cet horizon en lequel notre savoir est enfermé, quelle que soit l’ardeur avec laquelle il en explore le terrain. La philosophie kantienne est une philosophie qui s’adresse aux hommes, plutôt qu’aux héros et aux saints, c'est-à-dire aux terriens, et la géographie – que Kant concevait comme la science de l’espace habitable pour nous autres hommes, de même que l’histoire était connaissance du temps, de la suite chronologique de nos actions les plus mémorables – constituait une part non négligeable de son enseignement (1), égale à celle qu’il consacrait à la métaphysique, ce qui représente pour l’époque un choix original. Dans un texte de 1783, une sorte de résumé de sa philosophie rédigé en vue de rendre sa doctrine plus compréhensible auprès de ses étudiants, Prolégomènes à tout métaphysique future, Kant reconnaît avoir contracté une dette envers le philosophe sceptique David Hume, puisque c’est à lui qu’il doit de s’être éveillé à l’inquiétude philosophique : « Je l’avoue franchement ; ce fut l’avertissement de David Hume qui interrompit d’abord, voilà bien des années, mon sommeil dogmatique et qui donna à mes recherches en philosophie spéculative une tout autre direction » (II, 23). Non que Kant veuille ainsi se faire le disciple de Hume et se ranger dans la tradition sceptique, mais au contraire parce qu’il entreprend de dépasser ce scepticisme en fondant une philosophie morale qu’aucun doute ne saurait atteindre. Ce que Kant apprécie chez Hume, c’est précisément la critique de la science qui se prend pour une religion, et prétend énoncer la vérité ultime et la fin dernière de toute chose. Dans la Critique de la raison pure, Kant prononçait en ce sens un éloge du « célèbre David Hume [qui] a été un de ces géographes de la raison humaine » (I, 1332). Précédant cette formule, il venait précisément de développer l’idée que le domaine du savoir humainement possible, comme la surface de notre terre, est une sphère de l’attraction de laquelle il ne nous est pas possible de nous affranchir, et que l’étendue de nos connaissances est donc nécessairement finie : « Notre raison n’est pas en quelque sorte une plaine qui s’étend sur une distance indéterminable, et dont on ne connaisse les bornes que d’une manière générale, mais elle doit plutôt être comparée à une sphère dont le diamètre peut être trouvé à partir de la courbure de l’arc à sa surface (à partir de la nature des propositions synthétiques a priori), et dont le contenu et la délimitation peuvent être aussi déterminés par là avec certitude. En dehors de cette sphère (le champ de l’expérience), il n’y a plus d’objet pour elle » (I, 1333-1334). On comprend ainsi que le véritable « géographe de la raison humaine », plus que Hume, est Kant lui-même, puisque c’est précisément le travail de la première Critique que d’arpenter la planète du savoir pour en calculer le rayon de courbure, c'est-à-dire pour en déterminer la finitude. Ce projet, que Kant associe très précisément à l’entreprise de la philosophie critique, n’est pas sans faire penser à la prodigieuse épopée scientifique qui, de 1735 à 1745, conduisit une équipe de savants (parmi lesquels La Condamine, Maupertuis et Joseph de Jussieu, membre d’une très célèbre famille de naturalistes et de botanistes) au Pérou, chargée par l’Académie des sciences de Paris de mesurer le méridien terrestre dans la cordillère des Andes, d’arpenter la géographie de ces contrées, et d’en décrire la flore et la faune. Cette belle histoire est rapportée dans le passionnant récit de Florence Trystram, Le Procès des étoiles, « Petite Bibliothèque Payot », Payot & Rivages, 2001 [1979]. Il s’agissait de savoir si la terre était aplatie aux pôles, comme le prédisait la théorie de Newton, ou bien au contraire à l’équateur. Les mesures de l’expédition démontrèrent la véracité de l’hypothèse de Newton. Cette aventure est bien caractéristique d’une époque – celle de Kant – où l’homme prend conscience de la finitude de la terre. Son exploration et sa description deviendront bientôt exhaustive, ce n’est plus qu’une affaire de temps. La sphère de la connaissance apparaît semblablement, aux yeux de Kant, dénuée désormais du merveilleux qu’on imaginait autrefois dans les contrées lointaines, ou terrae incognitae : quelque soit la progression de notre savoir, nous serons toujours limités par la condition formelle de l’espace et du temps, et les phénomènes que nous seront appelés à connaître seront tous également soumis à la loi de la causalité, de la conservation des forces ou de l’énergie, de la nécessité de lois mathématiques valant universellement. On peut dire en ce sens que la mondialisation, loin d’être une ouverture, est plutôt une clôture et comme une conclusion. La courbure de la terre détermine en outre, du point de vue de l’observateur, la rigueur d’un horizon limitant en tous lieux le spectacle du monde. Le trajet rectiligne du rayon lumineux ne saurait épouser la courbure de la terre, qui se dérobe par là à la curiosité de l’observateur. Kant est le premier à transporter cette notion d’horizon, donc de la limitation nécessaire de toute perspective, du domaine de la géographie à celui de la connaissance : chaque savoir régional, limité par le choix même de son objet, et formant ainsi un élément du système ou encyclopédie de toutes les sciences possibles,  qu’on peut considérer en quelque sorte comme la mappemonde des connaissances humaines (on retrouve l’idée de cercle, ou kuklos, dans « encyclopédie »), a son horizon propre, au-delà duquel il serait vain de s’aventurer. C'est ainsi qu’il écrit, par exemple dans la Logique : « Dans l’extension de nos connaissances ou son perfectionnement selon sa grandeur extensive, il est bon de procéder à une estimation de la mesure dans laquelle une connaissance s’accorde avec nos fins et nos capacités. Cet examen concerne la détermination de l’horizon de nos connaissances, par où il faut entendre la juste proportion de la grandeur de nos connaissances dans leur ensemble avec les capacités et les fins du sujet » (éd. Guillermit, Vrin, 1970, p. 43). On le voit, que ce soit dans le domaine géographique ou dans le domaine spéculatif, il s’agit toujours de clore un cercle, de mesurer et de limiter une finitude. En ce sens Kant est bien un penseur de la modernité, si du moins on la définit par cette maxime de Paul Valéry, soulignée par son auteur dans Regards sur le monde actuel : « Le temps du monde fini commence » (Œuvres, II, 923) (2). Encore Valéry ne pensait-il qu’à l’épuisement de notre connaissance de la terre géographique (du moins quant à sa surface), tandis que Kant pense plus radicalement un certain épuisement du savoir lui-même, prisonnier du cercle de sa finitude, irrémédiablement attaché à la terre spéculative dont la courbure est mesurée par l’horizon indépassable, pour nous autres hommes, de l’espace et du temps. Je peux sans doute aujourd’hui aller sur la lune ; mais quelque soit mon voyage (et il ne peut aller bien loin dans cet univers où le million d’années-lumière ne mesure qu’un intervalle de proximité), je serai toujours sur la terre spéculative de la connaissance humaine, et les nouveaux paysages de l’univers, si lointains soient-ils, m’apparaîtront toujours dans l’horizon spatio-temporel.
            La Critique de la raison pure comporte une dédicace qui mérite d’être signalée : « A Bacon de Verulam » (Baco de Verulamio), avec un texte du philosophe anglais : « Sur nous-mêmes, nous ferons silence. Quant à la chose elle-même dont il est ici question, nous demandons : qu’on ne pense pas qu’il s’agisse d’une quelconque opinion, mais bien d’une œuvre ; et qu’on soit bien certain que nous posons les fondements, non de quelque secte ou de quelque fantaisie, mais bien de l’utilité et de la grandeur de l’homme. Qu’ensuite, tout en prenant droit à ses intérêts … que l’on ait souci du bien commun… et qu’on y prenne soi-même sa part. En outre, que l’on ait bon espoir et que l’on n’aille pas imaginer ni concevoir que notre Instauration soit quelque chose d’infini et qui dépasse les hommes mortels ; car elle est en réalité la fin et la limite d’une erreur infinie. » Francis Bacon (1561-1626) est l’auteur entre autres œuvres du Novum Organum (1620), deuxième partie de l’Instauratio Magna, ainsi intitulé parce qu’il prétend se substituer à l’ancien Organon d’Aristote, fondement de la logique médiévale. En fait d’instrument (organon), il s’agit d’une méthode pour la recherche scientifique, et plus particulièrement pour l’expérimentation physique. Le texte de Bacon est précurseur, en ce sens qu’il définit avec précision ce qu’on nommera plus tard la méthode des sciences expérimentales, celle-là même mise en pratique par Galilée (1564-1642), qui est le contemporain de Bacon, mais que Bacon ne nomme jamais. En fait, hormis cette dédicace, il arrive bien rarement à Kant de citer Bacon, sinon de façon très générale dans la seconde préface à la deuxième édition : « La physique arriva beaucoup plus lentement à trouver la grande route de la science ; car il n’y a guère plus d’un siècle et demi que l’impulsion de l’ingénieux Bacon de Verulam a en partie provoqué, et en partie, car on était déjà sur sa trace, stimulé cette découverte, qui ne peut s’expliquer que par une révolution subite dans la manière de penser » (I, 737). C'est bien de cette « révolution subite » que Kant, sur le modèle de la révolution copernicienne, entend poser les fondements. Une célèbre gravure en frontispice orne l’édition anglaise du Novum Organum : on y voit un galion, toutes voiles déployées, passant entre les deux colonnes de Gibraltar, dites « colonnes d’Hercule », puisqu’il s’agit, selon la légende, de deux marques par lesquelles le héros grec entendait désigner aux yeux de tous les limites du monde connu (3). En fait, le frontispice de Bacon inverse le sens de cette image symbolique : il ne s’agit pas de marquer la limite au-delà de laquelle il est vain de s’aventurer, mais au contraire de célébrer l’audace des héros, découvreurs de nouveaux continents et arpenteurs de la terre, qui osèrent les premiers franchir le détroit pour traverser l’océan. Sur le phylactère qui se trouve sous le navire, on lit cette formule, tirée du livre de Daniel (12, 4) et ici citée hors de son contexte : « Multi pertransibunt et augebitur scientia » : Nombreux sont ceux qui passeront outre et feront ainsi que s'accroisse la science. Bacon célèbre donc ici l’ivresse de la connaissance et l’audace de la transgression. Kant inverse rigoureusement cette leçon : il marque les frontières indépassables de la connaissance humaine, et humilie la prétention de tout savoir qui prétend se porter au-delà des limites de l’expérience possible, « pour nous autres hommes ».

            Sur cette gravure, le trois mats qui navigue vers nous vent debout est manifestement inspiré des magnifiques gravures exécutées par Frans Huys d’après des dessins de Pierre Bruegel l’Ancien,  et publiées chez Jérôme Cock à Anvers en 1561-1562.


Pierre Bruegel l'Ancien, Trois caravelles dans la bourrasque avec Arion sur le dauphin, gravé par Frans Huys, 1561-1565 (détail).

            Ces images sont plus proches de l’esprit de la première Critique que le frontispice imaginé pour le Novum Organum : aux yeux de Bruegel, ces navires nouveaux qui arpentent les océans pour conquérir et commercer sont des symboles, non de l’audace et du courage des hommes, mais plutôt de leur présomption et de leur vanité (4). On retrouve l’une de ces splendides nefs sur un célèbre tableau du même Bruegel l’Ancien : La chute d’Icare (1558, musée de Bruxelles).


Pierre Bruegel l'Ancien, La chute d'Icare (112 cm x 73 cm), v. 1558,
Bruxelles, Musée Royal d'Art Ancien

            Dans un paysage panoramique, magnifié par le lever du soleil, le laboureur trace son sillon, le berger garde ses moutons, le pêcheur surveille le poisson : tous sont accaparés par des tâches simples, mais nécessaires à la survie des hommes sur la terre. Plus loin s’ouvre un magnifique golfe, parcouru de quelques navires, se perdant jusqu’à la ligne d’horizon dont on peut remarquer la légère courbure. Près du galion qui passe tout en bas, les voiles arrondies par le vent, on devine deux jambes qui s’agitent vainement parmi les vagues : c’est Icare qui se meurt dans la mer Egée. Sa mort est ignorée des hommes qui travaillent sur la terre, et elle risque aussi d’être ignorée de l’observateur du tableau, tant la noyade d’Icare n’est ici qu’un détail en apparence insignifiant. Il est donc vain, aux yeux de Bruegel, de tenter de prendre son essor parmi les étoiles, ou d’atteindre le soleil : les hommes sages vivent sur la terre, et savent s’en contenter. C’est là leur domaine, et il est fou de vouloir en transgresser les limites.
            Cette condamnation humaniste – en ce sens que toute vérité est rapportée à la mesure de l’homme, et dénoncée comme folie quand elle tend vers la démesure – est répandue à l’époque de la Réforme, et tout particulièrement dans les pays du nord. C’est ainsi que Dame Folie, montée en chaire pour célébrer ses adorateurs, dans la fable imaginée par Erasme, s’en prend aux philosophes et aux sages qui prétendent connaître ce qui les dépasse : « S’avancent les Philosophes, respectables par la barbe et par le manteau, et qui se déclarent les seuls sages, voyant dans le reste de l’humanité des ombres flottantes. Quels délicieux transports, lorsqu’ils édifient des mondes innombrables, mesurent du doigt et du fil le soleil, la lune, les étoiles, les sphères, lorsqu’ils expliquent sans hésiter la foudre, les vents, les éclipses et autres choses inexplicables, comme s’ils étaient confidents de la Nature constructrice du monde et délégués du conseil des dieux ! La Nature cependant se rit magnifiquement d’eux et de leurs conjectures, car ils n’ont rien pris à la bonne source, et les discussions sans fin qu’ils soutiennent sur toute chose en font largement la preuve. Ils ne savent rien de rien et prétendent tout connaître ; ignorants d’eux-mêmes, ils n’aperçoivent même pas le fossé ou la pierre sur leur chemin » (Eloge de la Folie, 1511). Certes, Kant ne parlerait sur ce ton des magnifiques découvertes de l’astronomie contemporaine, dont il est grand amateur et grand admirateur, mais il y a bien dans la Critique de la raison pure une dénonciation de la vanité des faux savoirs et des soi-disant savants, qui s’inscrit en effet dans une tradition qui remonte à la Renaissance dans les pays du nord. On sait que Charles Quint, dont l’empire, disait-on, était si vaste que le soleil ne s’y couchait jamais, ce monarque qui incarne aux yeux des luthériens le despotisme et la violence arbitraire de l’ordre catholique (à la diète de Worms, c’est devant les représentants, et contre eux, de Charles Quint, que Luther en 1521 osa prononcer sa profession de foi) avait choisi pour devise, qui se trouve encore dans les armoiries de la royauté espagnole, sous l’image des colonnes d’Hercule, « Plus ultra ». A cette prétention démesurée et folle – de cet empire, un siècle plus tard, il ne reste plus grand-chose – la sagesse des peuples du nord oppose la mesure et le réalisme du bon sens. Il est vain, comme Icare, de vouloir se hisser jusqu’au soleil, et de toujours se porter « plus oultre ». Celui qui s’y risquera risque aussi de s’y brûler les ailes.


Les colonnes d'Hercule avec la devise de Charles Quint : « Plus ultra » (Séville, Hôtel de Ville, 1527-1540). C’est cet emblème, devenu symbole de démesure, qui se trouve à l’origine de la graphie actuelle du dollar : $.

            Il est vrai qu’on ne saurait réduire le projet critique kantien à cette admonestation simplement morale adressée à l’orgueil de la créature humaine : il s’agit pour Kant de dénoncer, non la prétention de l’homme lui-même, mais de l’esprit quand il se lance à la recherche de l’inconditionné, quand il prétend à la connaissance de l’absolu. L’odyssée de la raison n’est pas sans rapport, selon Kant, avec la légende d’Icare, puisqu’il s’agit ici aussi de désavouer la témérité d’un vol qui prétend s’affranchir de la terre pour s’élever jusque dans l’au-delà. Dans sa recherche d’une vérité suprême et inconditionnée, la colombe de l’esprit, dépassant les limites de la terre des hommes, qui sont celles de l’expérience possible, se laisse égarer dans le monde éthéré de l’inconditionné et, n’ayant plus le soutien de l’air, tombe vertigineusement : « L’impulsion qui nous pousse en avant ne voit plus de limite. La colombe légère qui, dans son libre vol, fend l’air dont elle sent la résistance pourrait s’imaginer qu’un espace vide d’air lui réussirait mieux encore. Pareillement Platon quitta le monde sensible parce qu’il posa de si strictes bornes à l’entendement, et se risqua au-delà sur les ailes des idées, dans l’espace vide de l’entendement pur [allusion au mythe de l’âme ailée du Phèdre]. Il ne remarqua pas que tous ses efforts ne lui faisaient gagner aucun terrain, car il n’avait sous lui aucun point où s’appuyer, et où appliquer ses forces pour changer l’entendement de place » (« Introduction » de C1, p. I, 763-764). Et ce n’est pas seulement au mythe d’Icare, si magnifiquement évoqué par le tableau de Bruegel, que renvoie, chez Kant, la chimérique aventure de la métaphysique, c’est encore à l’orgueilleux trois-mâts qui, sur le frontispice du Novum Organum, s’élance au-delà des colonnes d’Hercule et s’aventure dans un océan inconnu à la recherche d’un continent nouveau, au-delà de l’expérience humainement possible, dans le pays de l’entendement pur : « Mais ce pays est une île, enfermée par la nature dans des limites immuables. C’est le pays de la vérité (un nom séduisant) environné d’un vaste et tumultueux océan, siège propre de l’apparence, où mainte nappe de brouillard, maint bac de glace sur le point de fondre, présentent l’image trompeuse de nouveaux pays, et ne cessent d’abuser par de vaines espérances le navigateur parti pour la découverte, et l’empêtrent dans des aventures, auxquelles il ne peut renoncer, mais qu’il ne peut jamais conduire à bonne fin » (fin de l’Analytique transcendantale, I, 970). Au-delà de cette limite, commence le savoir illusoire et vide de la métaphysique spéculative, qui prétend atteindre à l’inconditionné par les voies de la connaissance. De même qu’il existe des mers dangereuses dans lesquelles il est déconseillé aux navigateurs de s’aventurer, et que l’on signale sur les cartes nautiques, de même Kant entreprend de dresser maintenant la cartographie, de décrire la géographie de ces contrées illusoires où la connaissance ne trouve jamais un sol bien ferme pour fonder ses démonstrations.             Encore faut-il bien comprendre que l’illusion qui nous emporte au-delà des colonnes d’Hercule, à la recherche d’un savoir absolu, d’une vérité inconditionnée, radicalement transcendante aux limites de la connaissance humainement possible, est en effet une illusion, non une erreur : l’erreur peut-être corrigée, il suffit de la mettre en évidence pour la reconnaître et la dépasser ; l’illusion est d’une nature plus coriace, elle prend sa source dans un désir qui loge au plus profond de nous-mêmes : aussi pouvons-nous bien la dénoncer, le désir persiste en nous, et la moindre occasion nous fournira un prétexte pour tomber à nouveau dans le panneau. Ainsi peut-on dire, en un certain sens, que, si nous corrigeons bien nos erreurs, nous ne perdons jamais en revanche tout à fait nos illusions. C’est ainsi que les divagations de la métaphysique, le jargon de la dialectique, qui n’est selon Kant qu’un savoir fallacieux, une « logique de l’apparence », obéissent en vérité à un besoin qui est enraciné dans la raison elle-même, jamais satisfaite d’un savoir simplement relatif et borné, et toujours voulant s’élever jusqu’au principe suprême et inconditionné de toute connaissance en général. Ainsi est-elle conduite par sa propre nature à franchir les limites humaines de la connaissance, et à raisonner par purs concepts, à jongler en quelque sorte avec les idées pures, sans se soucier de les assurer sur le sol de l’expérience, sans laquelle il n’est pas, pour nous autres hommes, de connaissance possible : « La raison humaine a un penchant naturel à dépasser les limites de l’expérience, et les idées transcendantales lui sont tout aussi naturelles que les catégories de l’entendement » (I, 1247). La nécessité de cette illusion, enracinée dans la nature de notre raison, vient de ce que toute connaissance doit être soumise, en ultime instance, à ce que Kant nomme « l’unité synthétique de l’aperception pure », c'est-à-dire à l’unique regard d’un « je pense », qui rassemble au foyer de sa conscience, comme en un point de convergence, la totalité des savoirs qu’il a pu acquérir. Toutes nos connaissances tendent ainsi à s’organiser en un système unifié qui doit pouvoir être parcouru d’un seul regard, réuni dans la lumière d’une même conscience. C’est ainsi qu’aujourd’hui les physiciens sont parvenus à une description cohérente de l’univers en recourant à quatre forces : la force nucléaire faible (qui transforme les protons en neutrons et inversement), la force nucléaire forte qui rassemble neutrons et protons dans le noyau, la force électromagnétique (qui n’agit que sur les particules chargées, comme les protons ou les électrons), et enfin la force gravitationnelle, découverte à la fin du XVIIe siècle par Newton. C’est un fait que l’esprit humain n’aura pas de paix tant qu’il ne réussira pas à unifier en une même théorie ces quatre forces sous un seul et même principe. Il est vrai que l’univers de Kant était plus simple, et que le philosophe n’avait besoin, pour en comprendre la formation, que de deux forces, d’attraction et de répulsion, et de la matière, qu’il supposait donnée et dont il ignorait la structure corpusculaire. N’importe : la physique à l’époque de Kant était également en quête d'un principe suprême et unique et, dans une certaine mesure, croyait l’avoir trouvé avec la force de la gravitation universelle. Il s’agit là d’un besoin de la raison – destinée selon Kant à progresser indéfiniment sans jamais parvenir à son but – un besoin qui n'a par conséquent que la valeur d'un principe simplement régulateur (qui n’a qu’une fonction méthodique et heuristique) et jamais constitutif (c'est-à-dire sur lesquels on pourrait fonder un véritable savoir). C'est pourtant ce besoin – qui est « un besoin de la raison » : avec Kant, désir et besoin sont le fait de la raison, plus encore que celui de l'imagination ou de la passion – qui entraîne l’esprit à la recherche de chimériques connaissances, au-delà de l’espace et du temps, dans la divine éternité, comme au-delà de nos catégories, c'est-à-dire par exemple de la causalité, de la quantité mesurable, ou de la réalité de l’expérience possible.
            Comment tracer alors les pays et les paysages en lesquels la raison, portée par son propre essor, se perd et s’égare dans les songes du savoir absolu, dans les constructions chimériques de la métaphysique ? Les objets métaphysiques sont proprement des hallucinations que la raison par elle-même engendre, de par son besoin d’unifier les règles élaborées par l’entendement dans la totalité cohérente d’un système fondé sur un unique principe. La raison en nous vise ainsi un idéal qui oriente notre recherche, mais se transporte, comme vers un « foyer imaginaire », au-delà des limites de notre connaissance : c’est pourquoi les idéaux de la raison spéculative « ont un usage régulateur excellent et indispensablement nécessaire : celui de diriger l’entendement vers un certain but qui fait converger les lignes de direction que suivent toutes ces règles en un point qui, pour n’être, il est vrai, qu’une idée (focus imaginarius), c'est-à-dire un point d’où les concepts de l’entendement ne partent pas réellement – puisqu’il est entièrement placé hors des bornes de l’expérience possible – sert cependant à leur procurer la plus grande unité avec la plus grande extension » (« Appendice à la dialectique transcendantale », I, 1248). N'est-ce pas ainsi que les navigateurs ont appris à s'orienter par l'observation des étoiles, lumières célestes qui leur indiquaient le droit chemin, mais situées à des hauteurs tellement incommensurables qu'il faut à jamais renoncer à l'espoir d'accoster un jour leurs rivages lointains ? Quels sont donc ces idées, ou idéaux de la raison, par lesquels le divers de l’expérience peut être unifié sous un seul et unique principe ? L’expérience humaine, nous le savons, est double : en tant qu’elle est l’expérience du sens interne, dont le temps définit la forme de la réceptivité, elle est l’expérience du flux de conscience, tel que je peux l’observer en moi-même, et dont la raison exige qu’il puisse être subsumé, c'est-à-dire placé sous l’autorité d’un unique principe, dans la forme du MOI ; c’est ensuite l’expérience du sens externe, dont l’espace définit la forme de la réceptivité, et plus originellement le temps lui-même, qui donne lieu au divers de la sensation, que l’entendement par ses règles et la raison par ses lois entreprennent d’unifier par leur synthèse : l’unité de toutes les connaissances établies sur le sol de l’expérience accomplie par le sens externe  comme par le sens interne, donc dans l’espace comme dans le temps, est le MONDE (5). Nous obtenons ainsi deux expériences irréductibles l’une à l’autre, le MOI et le MONDE, l’une intérieure et l’autre extérieure. Mais nous savons encore que la raison veut toujours réduire la pluralité à l’unité, et qu’elle ne saurait donc se satisfaire de cette fracture entre l’intérieur et l’extérieur. Il lui faut donc poser une instance supérieure dans l’unité de laquelle la connaissance interne du MOI, comme la connaissance extérieure du MONDE et de la nature, puissent être rassemblées. C’est poussé par ce besoin spéculatif (il ne s’agit ici que de savoir, non encore de croire) que la raison est conduite à poser un DIEU créateur, également auteur du MOI et du MONDE, de la vie intérieure de l’âme comme de l’ordre de la nature. La dialectique transcendantale, ce sophisme de l’apparence qui prétend construire la connaissance métaphysique et se hisser jusqu’à l’inconditionné, possède donc trois objets de connaissance, et trois seulement, éternels points aveugles – ou « foyers imaginaires » – de la connaissance philosophique : le MOI, le MONDE et DIEU.
            C’est ainsi que Kant est conduit à diviser la cartographie des contrées métaphysiques, ce pays des brumes où s’égarent les voyageurs imprudents, en trois continents qui en épuisent la cartographie : le MOI, le MONDE et DIEU. Le premier est l’objet de la psychologie, le second de la cosmologie, et le troisième de la théologie. Kant analyse ces sciences, ou soi-disant telles, qui sont les régions de la métaphysique, les unes après les autres, dans le long chapitre intitulé « Dialectique transcendantale », en lequel seront décrits les divers naufrages auxquels succombe la nef de la raison dans sa quête de l’inconditionné.
            Ce que nous nommons le MOI, qui n’est en vérité qu’un sujet grammatical (Nietzsche), ne saurait être pour nous, et moins encore pour les autres qui ne sauraient accéder à l’expérience interne qui m’affecte moi-même, un objet de connaissance. Le MOI en effet est sujet, et ne peut donc se poser lui-même comme objet sans se réifier lui-même. C’est ainsi que chacun de nous a bien l’impression, légitime selon Kant, d’être méconnu quand on entreprend précisément de le connaître, par exemple en soumettant le sujet à un « test », puisqu’on le transforme aussitôt en chose, lui qui s’éprouve pourtant lui-même comme foyer vivant de liberté et de spontanéité. La spontanéité inhérente à la subjectivité est ainsi comme médusée par le regard pétrifiant de la connaissance objective. Connaître, c’est en effet toujours pour Kant poser comme un objet, et le sujet est précisément ce qui ne peut, ce qui ne doit jamais être objet. Il faut donc renoncer à la maxime socratique qui nous commande de nous connaître nous-mêmes : chacun est pour lui-même un abîme insondable, et la volonté ou le désir  qui constitue ma nature la plus intime en tant qu’être vivant (vivre, c’est pour Kant être soulevé par la faculté de désirer), plonge ses racines dans l’inconnaissable énigme de l’intention : nul ne sait, pas même le sujet lui-même, pourquoi sa liberté le porte vers tel ou tel choix, chacun est pour lui-même un indépassable mystère. Il n’est que d’assister aux disputes des psychiatres dans l’enceinte du tribunal pour le comprendre : les mobiles de l’assassin plongent dans le gouffre, impénétrable à nos yeux, du vouloir et du désir. Il ne nous appartient pas, mais à Dieu seulement, de sonder les cœurs et les reins.
            Mais le MONDE ne saurait davantage que le moi se constituer pour nous comme un objet de l’expérience possible. Certes, nous ne rencontrons plus ici l’insondable abîme de l’intériorité, mais nous nous trouvons confrontés à l’extraordinaire variété des productions de la nature, la prolifération des espèces dont l’abondance dépasse toujours nos capacités à les réduire sous des genres commun, et, débordés par cette profusion, par la générosité de la corne d’abondance des générations naturelles – ce qu’on nommait à la Renaissance varietas rerum – il est au-dessus de notre capacité de rassembler toutes les données quasi illimitées de notre expérience sous l’unité d’un principe suprême, qui seul serait pourtant en mesure de nous dire ce qu’est le monde. Lorsque nous entreprenons de considérer et de connaître le monde comme une totalité indivisible, de le poser en son ensemble comme un objet pour notre connaissance, alors la raison tombe dans des antinomies indécidables (une antinomie est la disjonction de deux propositions qui sont contradictoires entre elles, mais dont il est pourtant possible de démontrer également l’une et l’autre, il est vrai de façon seulement logique). C’est ainsi que pour Kant il nous est impossible de connaître les limites de l’espace en lequel se répand l’univers, car comment pourrions-nous penser l’espace qui se trouverait au-delà de l’espace ? Et le temps qui se trouverait au-delà du temps ? Nous ne saurions même atteindre l’élément de la matière au-delà duquel il n’y aurait plus de division possible : nous ne saurons jamais si l’atome est rigoureusement insécable, car il ne nous est pas possible de penser, et donc encore moins de connaître, une étendue qui ne serait pas divisible. Il est vrai que la science contemporaine, astrophysique et cosmologie, ont apporté des réponses nouvelles à ces questions, et l’on peut imaginer combien Kant se serait passionné pour ces nouvelles connaissances (il a lui-même contribué à l’histoire de la cosmologie, par son très remarquable premier ouvrage, Histoire générale de la nature et théorie du ciel, 1755). Pourtant, la théorie du Big Bang, ou « modèle standard », se heurte aujourd'hui aux mêmes obstacles que ceux qu’avaient désignés Kant : qu’y a-t-il avant le Big Bang, que sont l’espace et le temps avant l’espace et le temps ? Quant aux particules ultimes de la matière, la théorie atomique a cru pouvoir les définir, pour les particules lourdes, comme protons et neutrons, avant d’établir que ces particules sont elles-mêmes composées de particules plus infimes encore, confinées dans les précédentes, et nommées par leur « inventeur », en l’honneur de La veille des Finnegans (Finnegans Wake) de James Joyce, des « quarks ». Faudra-t-il découvrir un jour que les quarks eux-mêmes se décomposent en particules plus élémentaires, ou bien devrons-nous nous en tenir là, non parce qu’il n’est pas en droit possible de nous aventurer plus loin, mais parce que l'expérience nous contraint en fait à nous contenter de cette détermination dernière ? Contrainte de fait et non de droit, car la progression des connaissances vers des particules toujours plus élémentaires suppose que nous puissions reproduire expérimentalement l'état de la matière en approchant de plus en plus de la déflagration première qui est à l'origine de notre univers, ce qui suppose que nous produisions des niveaux d'énergie de plus en plus élevés, sans lesquels nous ne pouvons atteindre le seuil où la collision des particules composites fait apparaître des particules plus élémentaires. On pourrait supposer, conformément à la fonction régulatrice attribuée par Kant à l'Idée de la raison pure dans le domaine de la science, qu'il est possible d'accroître indéfiniment l'énergie des accélérateurs de particules. Mais on constate en fait, depuis la confirmation expérimentale du boson de Higgs, que l'énergie des collisionnneurs semble avoir atteint un palier, et que la physique des particules se trouve ainsi parvenue dans une sorte d'impasse, qui engendre un divorce de plus en plus grand entre les inventions de la physique théorique et les réalisations de le physique expérimentale.
            Ces deux antinomies – origine des temps et des espaces, et division à l’infini de la matière – constituent les deux antinomies mathématiques de la Dialectique transcendantale. Elles sont complétées selon Kant par deux autres antinomies, dites cette fois dynamiques en ce sens qu’elles posent en principe une existence animée d’une force propre, et non simplement une matière entièrement déterminée par les contraintes extérieures qui lui sont imposées. La première des deux antinomies dynamiques établit la contradiction qui oppose d’une part un monde physique entièrement déterminé par la loi de la causalité (comme il est du devoir de la science de l’établir et de le construire), en lequel donc tout événement est rigoureusement nécessaire, et d’autre part la possibilité d’une volonté libre, que Kant définit comme le pouvoir de « commencer absolument », d’inaugurer par spontanéité une chaîne causale, une causalité libre et créatrice qui déterminerait son œuvre, mais ne serait elle-même déterminée par rien. Une telle antinomie, qui oppose le monde de la nature, strictement déterminé, au monde de la liberté, agissant par sa spontanéité propre, est indécidable dans le champ spéculatif, et n’a de sens qu’à poser le problème moral de l’agir par liberté, c'est-à-dire du devoir inconditionné de la liberté qui nous commande intérieurement et constitue le contenu propre de la loi morale.
            La seconde des deux antinomies dynamiques pose l’existence, ou la non-existence d’un Dieu créateur en lequel se rassemblerait la double nécessité de l’expérience interne comme de l’expérience externe. C’est là le domaine de la théologie en lequel, plus encore que le précédent, la connaissance perd pied et ne peut nous être d’une grande utilité. DIEU est selon Kant un postulat de la croyance et non un objet du savoir, et sa nécessité n’est à ce titre perceptible que dans le champ moral, non dans le champ spéculatif ou théorique. Il nous faut donc renoncer à connaître Dieu et toute preuve de l’existence de Dieu est un sophisme ou une chimère de « visionnaire ». Kant le démontre précisément en réfutant une à une les trois preuves de l’existence de Dieu qui, depuis le commencement de la philosophie, et plus particulièrement de la philosophie médiévale, ont été élaborées : la preuve ontologique (l’existence appartient nécessairement à un être parfait), la preuve cosmologique (il est nécessaire de poser une cause première pour engendrer la suite indéfinie des causes et des effets), et enfin la preuve physico-théologique, fondée sur l’admiration de la finalité qui ordonne la nature et, en celle-ci, surtout les êtres vivants. Cette preuve a la préférence de Kant (« Cet argument mérite toujours d’être nommé avec respect. C’est le plus ancien, le plus clair et le mieux approprié à la raison humaine commune. Il vivifie l’étude de la nature », I, 1232), parce qu’elle est la plus populaire, la moins purement intellectuelle, celle qui parle le plus au cœur humain (et la considération de Dieu est en effet affaire de cœur plus que de raison). Elle n’en est pas moins incapable de démontrer son objet, l’apparence de la finalité pouvant toujours être réduite, en dernière analyse, par une explication simplement causale, sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir une volonté créatrice et transcendante à la nature.

            C’est ainsi que la Critique kantienne semble donc s’achever sur une leçon sceptique : il nous faut renoncer à la prétention d’un savoir métaphysique, c'est-à-dire à la connaissance de l’inconditionné, ou de l’absolu. Contentons-nous de l’expérience telle que nous pouvons l’ordonner, et abandonnons la prétention d’accéder à l’intelligence des fins dernières comme des causes premières. C'est ainsi que le Kant positiviste de la Troisième République, non content d’être le premier théoricien de la méthode expérimentale, était aussi le fossoyeur de la philosophie première et mettait fin aux délires de la métaphysique, cette prétendue science, pour reconduire notre connaissance aux seules limites du savoir positif. S’il ne s’agissait que de cela, Kant serait sceptique, et l’on sait pourtant que, dans les antinomies de la dialectique transcendantale, Kant se fait également l’ennemi de la thèse dogmatique que de l’antithèse sceptique. Ainsi donc, Kant, rejetant le scepticisme, maintiendrait l’exigence d’une métaphysique. C’est bien ce que Kant lui-même ne cesse de nous dire, lui qui toujours affirme n’avoir jamais renoncé au projet métaphysique. Comment l’auteur de la Fondation de la métaphysique des mœurs (1785) pourrait-il être un adversaire résolu de toute tentative de rétablir une nouvelle métaphysique sur les ruines de l’ancienne ? Dans un texte précritique de 1766, Rêves d’un visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques, Kant reconnaît son amour pour la métaphysique, bien qu’elle lui accorde bien rarement ses faveurs… : « La métaphysique, dont le destin fait que je suis amoureux, bien que je puisse rarement me vanter de ses faveurs… » (I, 585). Et, dans le dernier texte publié par Kant, la Logique (1800), Kant s’indigne de l’indifférence en laquelle les modernes tiennent la recherche métaphysique ; sans elle, il ne saurait à ses yeux y avoir de philosophie véritable : « En ce qui concerne la métaphysique, on dirait que nous demeurons interdits devant la recherche des vérités métaphysiques. Il se manifeste une sorte d’indifférentisme à l’endroit de cette science, car on semble mettre un point d’honneur à parler de façon méprisante des recherches métaphysiques, comme de subtilités. Et pourtant, la métaphysique, c’est la philosophie par excellence, la vraie ! » (Logique, Vrin, p. 34). Un philosophe digne de ce nom ne saurait renoncer au devoir de vérité ; il ne saurait se satisfaire d’une vie consacrée à l’accidentel ni à l’insignifiant. C’est pourquoi, comme nous le verrons dans la prochaine conférence, la vérité n’est pas une valeur qui a lieu dans le domaine du savoir (là règne l’exactitude, non la vérité), mais plutôt dans celui du croire, qui est le domaine de la moralité. C’est seulement quand nous sommes confrontés à l’exigence morale que s’impose à nous l’impératif d’une vérité inconditionnée, d’une valeur absolue et irréductible. Kant ne détruit nullement la métaphysique, il en modifie le point d’appui : elle n’est pas de l’ordre de la connaissance mais de l’agir ; elle n’est pas spéculative (c’est la seule métaphysique spéculative que vise la première Critique), elle est pratique ; sa nécessité n’est pas intellectuelle, elle est morale. Et c’est seulement lorsque nous nous trouvons confrontés à notre semblable, qu’il soit nié dans l’humiliation ou accueilli dans la reconnaissance, que nous faisons l’épreuve inconditionnée, seule en mesure de donner sens, valeur et dignité à notre existence, de la moralité, qui est la véritable métaphysique, qui est métaphysique des mœurs, ou de l’agir moral.

 

NOTES

1- « Kant fut le premier à enseigner la géographie avant qu’elle ne devinsse une discipline universitaire établie. Durant les quarante années de son enseignement, il dispensa 48 cours de géographie, 54 cours de logique, 49 cours de métaphysique et 20 cours de physique » : André-Louis Sanguin, « Redécouvrir la pensée géographique de Kant », Annales de Géographie, 103ème année, n° 576 (mars-avril 1994), p. 134-151.

2- Voici la citation replacée dans son contexte, ici parfaitement en accord avec les thèmes kantiens : « Toute la terre habitable a été de nos jours reconnue, relevée, partagée, entre les nations. L’ère des terrains vagues, des territoires libres, des lieux qui ne sont à personne, donc l’ère de libre expansion est close. Plus de roc qui ne porte un drapeau ; plus de vide sur la carte ; plus de région hors des douanes et hors des lois ; plus une tribu dont les affaires n’engendre quelque dossier et ne dépendent, par les maléfices de l’écriture, de divers humanistes lointains dans leurs bureaux. Le temps du monde fini commence. »

3- On nommait, dans l’antiquité, « colonnes d’Hercule » les deux montagnes qui se font face de part et d’autre du détroit de Gibraltar, soit le rocher de Gibraltar sur la rive européenne (Calpe en latin) et le mont Abyla sur la rive africaine.

4- Au chant XXVI de son Enfer, Dante imagine la suite et la fin des aventures de l’antique Ulysse : ne pouvant se résoudre à demeurer chez lui, tenté à nouveau par l’invitation au voyage, le héros grec s’élance avec ses compagnons au-delà des colonnes d’Hercule, et navigue dans l’autre hémisphère, monde inconnu aux hommes de son temps. Il parvient enfin en vue de la montagne du Purgatoire, qui culmine avec le paradis terrestre, point d’envol pour Dante entraîné par Béatrice, pour rejoindre le paradis céleste. En ce point, le païen Ulysse outrepasse les limites de sa sagesse, et s’aventure dans le pays de la Révélation qui n’est réservée qu’aux seuls chrétiens. Aussi Dieu fait-il sombrer son navire, et c’est ainsi que finit le héros de l’Odyssée, qui avait osé porter l’aventure de la connaissance au-delà de la limite en laquelle les païens demeurent confinés.

5- Notons ici que le temps du MOI n’est pas le temps du MONDE : le temps du MOI est purement intérieur, et par conséquent non objectivement mesurable ; il est éprouvé intuitivement, par la vitesse du flux qui fait se succéder en nous les diverses représentations. Le temps du monde est toujours connu médiatement par les objets de l’expérience, il est mesuré par le cours des astres, l’écoulement de l’eau dans la clepsydre, la période du pendule dans l’horloge. Le temps du MOI demeure irréductiblement subjectif, seul le temps du MONDE peut être constitué en objet de connaissance.

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