Jacques Darriulat

 

AUTEURS

 

 

Accueil

Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

ARISTOTE

AUGUSTIN

BALZAC

BAUDELAIRE

CHATEAUBRIAND

DANTE

DELEUZE

DESCARTES

DIDEROT

DOSTOÏEVSKI

DUBOS

HANSLICK

HEGEL

HEIDEGGER

HOMERE

KANT

KIERKEGAARD

LACAN

MICHEL-ANGE

MONTAIGNE

NIETZSCHE

PASCAL

PLATON

1- Introduction à la philosophie de Platon

2- Mimesis

3- Philosophie et musique

4- Le jeu dialectique

5- Hippias Majeur

6- Ion

7- Gorgias

8- Le Banquet

9- Phédon

10- République

11- Phèdre

Phèdre 1

Phèdre 2

12- Théétète

13- Politique

14- Philèbe

PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

VALERY

WINCKELMANN

Mis en ligne le 29 octobre 2007




Platon

Phèdre

(2)

De 241 d à 257 b (fin du second discours de Socrate)
Paris 4, Licence, Année 2003-2004

Second intermède

           Socrate s’interrompt brutalement. Phèdre s’en étonne : « Moi qui pensais que tu allais équilibrer ton discours avec un développement sur celui qui n’aime pas » (241 d). Ce qui motive l’interruption : il faudrait passer, selon la logique de la composition, de la critique de la passion amoureuse à l’éloge de l’absence d’amour. C’est une limite que Socrate se refuse à franchir : franchir cette frontière (symbolisée ici par la rivière de l’Ilissos) est transgression et blasphème. Socrate : « Moi, je traverse cette rivière et je me sauve » (242 a). Socrate a commis une faute envers les dieux, ou plutôt envers Eros, et cette offense peut lui attirer le courroux des immortels : « J’ai cru entendre une voix qui venait de mon démon et qui m’interdisait de m’en aller avant d’avoir expié pour une faute contre la divinité » (242 c). Comme le note Brisson, le verbe aphosiômai (« aphosiôsômai » : 242 c3) appartient au vocabulaire religieux : il exprime l’acte de faire pénitence afin de rétablir l’équilibre rompu entre le profane (hosios) et le sacré (hieros). Il s’agit donc de rendre au profane ce qui est au profane et au sacré ce qui est au sacré. Le blasphème de Lysias profane la divinité d’Eros : le logographe ne sait évoquer qu’un amour vulgaire et « impudent » (243 c 1) : « Si nous déclarons que ceux qui aiment se laissent entraîner à une grande inimitié pour des motifs futiles, qu’ils sont jaloux des jeunes garçons qu’ils aiment et qu’ils leur font du tort, un auditeur noble et bienveillant croira entendre des gens élevés parmi les matelots et qui n’ont jamais eu le spectacle d’un amour digne d’un homme libre » (243 c). Il faut donc un nouveau discours, une « palinodie », qui sera un discours sacré, un « hymne mythologique » pour que soit réparée la faute commise envers Eros : n’a-t-il pas péché, de son propre aveu, « en matière de mythologie » (243 a) ? A la fin de son discours, Socrate dira lui-même que l’éloge d’Eros qu’il vient de prononcer a valeur « d’offrande et d’expiation » : « la meilleure et la plus belle palinodie que nous puissions présenter en offrande et en expiation : kallistê kai apistê dedotai te kai ektetistai palinôdia » (257 a). La faute qu’il faut laver se dit ici hamartia (242 c 3 : hêmartêkota, parfait de hamartanein  ; 242 d 2 : to hamartêma), et hamartia désigne précisément la faute tragique (Suzanne Saïd, La faute tragique, Paris, Maspero, 1978). Socrate a profané le temple du dieu. Il faut donc  qu’il se purifie par un rite expiatoire, par une ablution rituelle : le fleuve est un dieu, et passer la rivière, c’est aussi laver la souillure dans l’eau lustrale de l’Ilissos. Tout le dialogue établit un parallèle entre l’eau et la parole, les méandres du fleuve et les retournements du discours, la source de la rivière et l’origine du verbe : « J’éprouve le désir d’un discours qui soit comme une eau douce pour laver le sel âcre du discours de Lysias » (243 d). Ce nouveau discours, cette « palinodie » retournera donc l’éloge du manque d’amour et du sang-froid en un éloge contraire de l’élan amoureux et de la folie divine.
           Socrate peut alors se comparer au poète Stésichore (VIIe-VIe siècle), qui inventa une nouvelle forme d’hymne (le terme désigne toute poésie chantée en l’honneur des dieux) : il ne s’agissait plus simplement, comme dans le passé, de célébrer la grandeur du dieu, mais de raconter les récits épiques auxquels il était lié. L’hymne mythologique, que Socrate se flattera d’avoir prononcé en l’honneur d’Eros, est donc une invention de Stésichore. On rapportait encore au sujet de ce poète une étrange légende : Hélène ne serait jamais allée à Troie, elle était en vérité prisonnière du roi d’Egypte Protée. Hérodote rapporte cette version (II, 112-120), et il en voit la meilleure preuve dans le fait que, si les Troyens avaient effectivement détenu Hélène, ils n’auraient pas hésité un instant à la livrer aux Grecs pour s’épargner les malheurs de la guerre. Euripide rapporte par ailleurs (Hélène ; également Platon Rép. IX, 586 c : « On se battit à Troie pour le fantôme – eidôlon – d’Hélène, au dire de Stésichore, faute de connaître la vérité ») que la mortelle dont la beauté fascinait les Troyens n’était pas Hélène, mais son fantôme ou simulacre (eidôlon). Stésichore serait l’inventeur, disait-on, de cette variante du récit d’Homère, qui avait l’avantage de disculper Hélène. Il l’avait imaginée après avoir été frappé de cécité par Aphrodite pour avoir médit de la plus belle des femmes (tout comme Homère, qui faisait d’Hélène la responsable du conflit entre Grecs et Troyens) : en réhabilitant par ce stratagème la vertu d’Hélène, Stésichore avait mérité de recouvrer la vue. De même, Socrate, en médisant de l’amour à la façon de Lysias, risque de devenir aveugle à la beauté, qui est une image de l’immortel. Il doit donc, pour recouvrer la vue, prononcer à son tour sa palinodie.
           En prenant le rôle de Lysias, Socrate s’était recouvert le visage : le logographe ne parle-t-il pas sous le masque d’un autre ? Se voiler, c’est donc manifester ce que le visage nu de Lysias dissimulait. Lysias est un « hypocrite », le logographe est un comédien qui ne veut pas être pris pour tel. C’est donc lui arracher son masque que de lui faire porter un masque. En revanche, en prenant le rôle de Stésichore, c'est-à-dire d’un poète lyrique auteur d’un hymne en l’honneur d’Hélène, Socrate échappe à la dissimulation du discours sophistique. Ce n’est pourtant pas qu’il parle en son nom, puisque après avoir été, sur les instances de Phèdre, le porte-parole de Lysias, il est cette fois le porte-parole de Stésichore : « Le précédent discours était de Phèdre, fils de Pythoclès et du dème de Myrrhinonte, tandis que celui que je vais prononcer est de Stésichore, fils d’Euphème et natif d’Himère » (244 a). Pourtant, l’éloge d’Eros est sans masque et comme d’une pièce : il célèbre avec enthousiasme  l’enthousiasme de l’amour. Seule une âme réellement amoureuse – l’une des formes du délire divin et prophétique – peut exprimer avec tant de flamme la flamme de l’amour. En revanche, Lysias exprimait avec froideur la violence du désir amoureux, la forme impeccable de son discours en contredisant, ou plutôt en masquant la véritable signification. C’est avec ironie que Socrate prétend craindre que, s’il s’aventurait à prononcer l’éloge de l’âme étrangère à l’amour, il risquerait d’être emporté par l’inspiration divine : « Te rends-tu compte que les Nymphes, auxquelles tu m’as livré à dessein, vont certainement m’inspirer des transports divins ? » (241 e). C’est au contraire en refoulant le désir qui le motive, en châtiant son langage que Lysias parvient à se faire passer pour celui qui n’aime pas. Il faut donc que le discours du logographe soit masqué, et que celui du poète lyrique soit sincère : « je vais donc tâcher d’offrir à Eros ma palinodie, le tête découverte et non point, comme je l’étais tout à l’heure, encapuchonné, parce que honteux » (243 b). L’heure même est celle de la manifestation de toutes choses, de la plus grande lumière et de la plus petite ombre : « Ne vois-tu pas que c’est bientôt midi, l’heure où le soleil tombe droit ? » (242 a). L’heure aussi du jugement, qui montrera comment Stésichore est pieux et Lysias impie.
           La figure de Socrate est ici ambivalente : philosophe, et non savant, il est privé de la vision qui n’appartient qu’au devin. L’oracle de son démon – « le dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même – est un oracle négatif : il ne révèle pas la vérité ; il ne fait que suspendre le jugement : « Comme j’allais traverser la rivière, mon bon, le signal divin (to daimonion sêmeion), celui dont j’ai l’habitude, s’est manifesté en moi ; or, il me retient toujours quand je suis sur le point de faire une chose » (242 b). Ainsi le silence de l’aporie prélude-t-il à la venue de la réminiscence. Socrate, devin ironique qui ne prophétise pas, mais questionne sans donner les réponses. Pourtant, Socrate est ici sur le point de prononcer une hymne à Eros, inspiré par le délire que le dieu communique. Il sent les Nymphes l’entraîner dans leur danse et l’ivresse dionysiaque s’emparer de son âme. Aussi invoque-t-il un poète, Stésichore, pour provisoire identité, tant il n’est ici plus lui-même, le devin paradoxal de la conscience de soi, mais le possédé d’un autre « démon », Eros (Diotime le disait démon, non dieu ; Socrate, dans Le Phèdre, lui accorde la divinité : « Quoi donc ? Eros n’est-il pas à ton jugement le fils d’Aphrodite, et un dieu » :242 d). Dans le Ion, Socrate analyse, mieux que le poète lui-même, l’ivresse d’origine divine qui inspire l’incantation. Dans Le Banquet, Socrate délègue à Diotime, une prêtresse de Mantinée, la responsabilité du délire divin. Mais dans Le Phèdre, Socrate joue lui-même le rôle du devin qu’un dieu possède. Lui qui a condamné dans La République (dont on a de bonnes raisons de penser que la rédaction est antérieure à celle du Phèdre), se laisse finalement envahir par l’enthousiasme, et renonce à la discipline dialectique de la conscience de soi. Il y a dans la philosophie une constante tentation de la poésie, à laquelle Socrate lui-même finit par céder. N’oublions pas que, selon La République, Socrate dans sa jeunesse fut un amant passionné de la poésie (X, 607 e), avec laquelle il dut rompre pourtant plus tard, quand fut venu l’âge de la maturité, non par lassitude mais par choix, l’autonomie de la raison se refusant à l’inconscience de la possession. Aussi faut-il penser que, selon Platon, la philosophie n’est nullement contraire à al poésie ; elle est plutôt une poésie supérieure, une méta-poésie, c'est-à-dire une poésie qui s’efforce de s’élever à la conscience d’elle-même, et de l’alchimie mentale qui inspire son chant.

Le second discours de Socrate

           Ainsi donc, Socrate, provisoirement métamorphosé en poète, prend la parole. Il prononce un discours mythique et non philosophique, un « hymne mythologique » (265 c). Pourtant, l’expression mythique ne correspond pas ici au simple choix d’un style – l’accent inspiré du poète – mais est nécessitée par l’objet même du discours. En effet, le discours de Socrate porte moins sur l’Amour lui-même que sur l’âme qui en est possédée, moins sur le dieu immortel que sur le mortel dont il s’empare. Or, nous le savons, l’âme s’éclipse devant son propre regard, elle s’occulte à ses propres yeux quand elle veut se considérer elle-même. Le mythe est alors l’image qui supplée à la forclusion de l’original, comme le reflet sur l’eau du soleil observé dans son éclipse même (Phédon). L’âme ne saurait dire le charme qui l’inspire – et c’est là la véritable identité de l’Eros dont Socrate prononce l’éloge – sans passer par la médiation du mythe. « Pour ce qui est de la nature (idea) de l’âme, il faut parler ainsi : pour dire ce qu’elle est, il faudrait un développement (diêgêsis) tout à fait divin et fort long ; mais en donner une image (eoiken, « dire à quoi elle ressemble »), c’est à la portée d’un discours humain et de moindre dimension » (246 a). Par ce préambule, Socrate prépare l’image du char ailé de l’âme, et le ciel étoilé comme une image cosmique de l’ascension de l’esprit qui s’initie à l’immortel.

           Le commentaire distingue cinq parties dans le long discours de Socrate :

  1. Le délire (mania) et ses formes (244 a – 245 c) : les trois premières formes du délire inspiré par un dieu.
  2. La nature de l’âme (245 c – 246 d) : a)- son immortalité b)- sa composition : l’attelage ailé.
  3. L’évolution des âmes célestes (246 d – 249 b) : a)- La métaphore astronomique b)- Révolution et hiérarchie des âmes.
  4. Amour et réminiscence (249 b – 253 c) : a)- La quatrième forme du délire divin b)- L’attrait de la Beauté et le divin devenu sensible c)- L’objet de l’amour et l’ascendant astral.
  5. Le conflit amoureux (253 c – 256 e) : a)- L’attelage déparié et l’âme déchirée entre les pulsions opposées b)- Le destin des amants.
  6. Un rapide épilogue (256 e – 257 b).

 

1- Divinité du délire (mania)
           
            L’éloge atticiste du sang-froid insultait le dieu Eros. Pour purifier ce blasphème, il faut donc prononcer l’éloge inverse de l’enthousiasme et de la flamme divine qui s’empare de l’âme qu’un dieu possède. Ce faisant, on se dissocie du langage maîtrisé des Modernes (oi de nun, ceux de maintenant : 244 c), et l’on régresse vers la parole inspirée des Anciens. Lysias, fin stratège des tribunaux, est un Moderne : il manie avec virtuosité la technique de la persuasion telle qu’elle s’est forgée dans les assemblées démocratiques, où l’homme doit convaincre l’homme par le seul appel à la raison. Mais les Anciens, qui ne posaient pas en principe l’autonomie de l’âme, ne se laissaient convaincre que par une parole plus qu’humaine, inspirée d’un dieu. Pour eux, ce n’était pas la pensée autonome qui était source de vérité, mais au contraire l’esprit aliéné, possédé par un souffle venu d’un dieu. Socrate (il est vrai qu’il a pris le nom et l’identité de Stésichore) fait donc ici l’éloge paradoxal (puisque nul plus que lui ne revendique l’autorité de la conscience de soi et du « connais-toi toi-même ») du délire inspiré par le dieu, et prononce le blâme tout autant paradoxal de la sôphrosunê, de la tempérance, de la prudence, du bon sens : « Les plus grands parmi nos biens sont ceux qui nous viennent du délire inspiré qui est, à coup sûr, un don divin » (244 a). Et encore : « Le délire inspiré (mania) l’emporte par la beauté, les Anciens en témoignent, sur la prudence (sôphrosunê), le délire qui vient du dieu sur la prudence qui vient des hommes » 244 d). Ce qui n’est pas sans évoquer la célèbre formule de saint Paul (1Co, I, 25) : « Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes. »  Pourtant, le retournement en faveur du divin et au détriment de l’humain ne vaut, pour le Grec, que par la beauté, pour le chrétien, que par la force. L’âme qu’un dieu possède est pour le Grec transfigurée par cette élection, et rayonne irrésistiblement. Inversement, c’est par sa faiblesse et son humiliation que le dieu des Chrétiens est « fort », c’est par le scandale de sa Passion qu’il fait échec à la sagesse des sages (ceux-là même que Socrate nomment ici deinoi, les libres penseurs, les esprits forts, deinoi apistoi, les libres penseurs incrédules, que Socrate oppose ici aux sages, sophoi : 245 c). Platon renverse l’aplomb de la sagesse humaine en lui préférant la sagesse divine, Paul redouble ce renversement en lui ajoutant celui de la faiblesse en force. Archaïsme de Platon qui semble ici nostalgique d’un temps où seul le dieu était la mesure de toutes choses. Il est vrai qu’en régressant de la cité à la campagne, Socrate a consenti à se défaire de la discipline dialectique et à donner libre cours à l’esprit des anciens temps. Aussi peut-il bien être ici, du moins dans le temps de l’éloge poétique d’Eros, « théophile » plutôt que « philosophe ».
            Platon distingue alors entre trois « folies » ou délires inspirés par les dieux : le délire prophétique, le délire purificateur et le délire poétique. Il ne dit rien pour le moment de la quatrième forme, qui fait pourtant l’objet principal de son discours : le délire amoureux, qui ne sera évoqué, pour compléter cette classification, qu’en 249 d. En outre, reprenant cette division des délires inspirés, Socrate en 265 b attribuera à chacun un patronage divin : Apollon inspire le délire prophétique, Dionysos le délire divinatoire, les Muses le délire poétique, enfin Aphrodite et Eros le délire amoureux.

                        a)- Le délire prophétique
           Le don de prophétie appartient à la Pythie de Delphes, aux prêtresses de Dodone enfin à la Sibylle, qui désigne en général les prêtresses chargées de faire connaître les oracles d’Apollon, la plus célèbre d’entre elles étant la Sibylle d’Erythrée. Ainsi la Pythie comme la Sibylle sont vouées à Apollon. On sait par ailleurs que Socrate lui-même n’est pas sans rapport avec le dieu : dans le Phédon, c’est un hymne à Apollon qu’il compose et met en musique (60 d) ; en outre, tels les cygnes consacrés à Apollon dans le temple de Délos, c’est à l’approche de la mort qu’il fait entendre son plus beau chant (84 e et sq). On sait par ailleurs que l’oracle de Delphes a déclaré Socrate le plus sage des hommes (Ap, 20 e – 21 a). Certes, Socrate, qui vit au temps des Modernes, n’est pas prophète, et c’est seulement en s’intériorisant que le dieu devient philosophe : le véritable temple d’Apollon est la caverne mentale où la pensée considère la théorie de ses idées, et le véritable soleil apollinien es tle soleil intelligible de l’esprit attentif à sa propre lumière. C’est ainsi que l’illumination de la réminiscence se substitue chez les Modernes à la révélation oraculaire telle que la recevaient les Anciens. C’est ainsi que la sagesse des Anciens se prolonge, bien que radicalement transformée par la révolution rationaliste du Vème siècle, dans la réflexion philosophique. En revanche, la divination, en se rationalisant, s’est affaiblie et a dégénéré. Socrate oppose ainsi la manikê des Anciens, la folie divine de celui qu’un dieu possède, à la mantikê, l’art divinatoire fondé sur le déchiffrement des signes, qui suppose au contraire réflexion et jugement (dianoia) : 244 c. Dans l’oionistikê, l’art de déchiffrer la volonté des dieux d’après les vols des oiseaux, Socrate, se livrant à un exercice laborieux d’étymologie dans l’esprit du Cratyle, croit pouvoir discerner oïêsis (pensée, opinion), nous (esprit, intelligence) et historia (recherche, exploration) : 244 c. Il s’agit donc d’une herméneutique prétendument rationnelle, une technique d’interprétation fondée sur la tradition et nullement une ivresse divine qui donne à l’âme l’accès du divin : mantikê et non manikê. C’est ainsi que meurent les dieux, en se rationalisant, tandis qu’ils ne sont vivants que par l’épreuve de la possession et de l’enthousiasme. En revanche, quelque chose de l’oracle subsiste, au sein même de la rationalité philosophique, par la voix de la réminiscence. Socrate peut donc revendiquer l’héritage paradoxal de la Sibylle : tandis que l’ancienne divination n’est plus chez les Modernes qu’un ensemble de recettes magiques, une technique privée d’esprit (ainsi l’art des augures qui interprètent le vol des oiseaux), l’écoute de l’absolu demeure vivante dans la pensée attentive du philosophe. Socrate réussit ainsi à sauver la cause du dieu sans pourtant renoncer à l’autonomie de la conscience de soi. Et loin de condamner l’irresponsabilité du délire prophétique, abandonnant volontiers au moderne Lysias le refus hypocrite de toute ivresse, il fait l’éloge de l’enthousiasme qui l’emporte en beauté sur l’idéal morose de la maîtrise de soi.

            b)- Le délire cathartique
           Sans la communication divinatoire du mortel avec l’immortel, les hommes n’auraient jamais pu connaître les rites de purifications qui seuls mettent fin à d’antiques souillures, qui se transmettent de génération en génération. Ainsi Œdipe et les Labdacides, Electre et les Atrides. Pour surmonter l’hostilité qui sépare les dieux et les hommes, il faut un ravissement de l’âme humaine jusqu’à la cime où s’établissent les dieux. Le délire inspiré est la première forme du dialogue entre le mortel et l’immortel, et tel est en effet le véritable rite de purification : il n’y a de faute inexpiable que dans l’insurmontable conflit tragique. L’enthousiasme ouvre la voie d’une amitié possible entre les mortels et les immortels, et l’amitié du dialogue peut seule effacer la faute tragique. Ainsi le discours de Socrate lui-même offert en expiation à Eros pour que l’âme soit purifiée du blasphème de Lysias. Et de même que quelque chose subsiste, dans la méditation philosophique, de l’antique écoute oraculaire (délire prophétique), de même les antiques rites de purification, qui passaient par l’extase et la transe (Socrate fera plus loin de Dionysos le dieu qui règne sur cette forme de délire),  se prolongent, à l’âge des Modernes, dans l’exercice philosophique. Car selon Platon, ce n’est pas, à l’inverse d’Aristote, la tragédie qui peut faire office de catharsis, mais bien la philosophie. C’est ainsi que dans le Phédon, nous apprenons que la vraie purification s’accomplit par le travail de la pensée, par l’exercice philosophique : l’âme se purifie en effet en se détachant du corps et, quand elle médite, elle ne considère que son intérieur et se concentre au plus intime d’elle-même, s’efforçant de n’être présente qu’à elle-même. En ce sens, ceux qui s’exercent à philosopher s’exercent aussi à mourir. L’exercice spirituel de la méditation est une purification de l’âme : « Une purification, n’est-ce pas en fait ce que dit l’antique tradition ? Mettre le plus possible l’âme à part du corps, l’habituer à se ramener, à se ramasser sur elle-même en partant de chacun des points du corps […] Le sens précis du mot "mort" n’est-il pas qu’une âme se détache et se met à part du corps ? […] L’objet propre de l’exercice philosophique (to meletêma tôn philosophôn) est donc de détacher l’âme et de la mettre à part du corps […] Ainsi, ceux qui en viennent à philosopher avec rigueur (orthôs) s’exercent à mourir » (67 b – e). Quelques pages plus loin, Socrate montre encore que la purification philosophique peut seule surmonter les dérèglements qui obscurcissent le regard de l’âme : ce n’est pas en refoulant la pulsion que l’âme réussit à la surmonter, mais en l’analysant. La pensée est l’unique purification : « La vérité est que seule une certaine purification des passions est en mesure d’apporter tempérance, justice, courage ; et peut-être la pensée elle-même est-elle l’unique purification » (69 bc). Enfin, dans le même Phédon, à Cébès qui lui demande comment surmonter la hantise de la mort et chasser de nos âmes l’antique « Croquemitaine (mormolukeion) » qui nous fait enfants devant la mort, Socrate ne propose pas d’autre remède que l’exercice philosophique : « soumettez-vous vous-même à une mutuelle recherche : zêtein autous met’allêlôn (78 a). La purification tragique rétablit la parité rompue par l’acte de la transgression entre le profane (hosios) et le sacré (hieros), selon le principe de la loi du talion. Tel est bien le sens de l’imprécation que Tirésias adresse à Créon : « Va, tu ne verras plus longtemps le soleil achever sa course impatiente avant d’avoir, en échange d’un mort, fourni toi-même un mort, un mort issu de tes propres entrailles » (V. 1064 sq). La purification se fait ici par l’échange symétrique, elle ne connaît ni l’amitié du dialogue, ni la grâce du pardon, ni l’attention de la pensée. La purification philosophique en revanche surmonte la peur tragique du sacré et ose établir un dialogue avec le divin, l’attention de l’âme à la voix de la réminiscence se substituant à l’antique écoute de la révélation oraculaire : « Que personne parmi les Grecs ne se laisse arrêter par la crainte, sous prétexte qu’étant mortels, nous n’avons pas à nous mêler des affaires divines. Il faut, en effet, se persuader que la divinité n’est pas inintelligente et qu’elle connaît bine la nature humaine et qu’elle sait que, si c’est elle qui enseigne, nous suivrons ses leçons et nous apprendrons ce qui nous est enseigné » (Epinomis, 988 a – b).

            c)- Le délire poétique
            Sans l’inspiration « musicale », ou plutôt inspirée par les Muses (mania Mousôn), le poète n’est qu’un versificateur laborieux, « un poète manqué, poêtês atelês : 245 a ». On sait par le Ion comment le poète est traversé par le flux magnétique venu du dieu, et comment cette possession, par le « charme » propre à la poésie, se répand par contagion d’anneau en anneau, formant ainsi une « chaîne des inspirés ». Il faut, pour recevoir cette inspiration, nous dit ici Socrate, une âme « délicate (apalê, se dit aussi de la peau des jeunes enfants) et sainte (abaton, sacrée, inviolable) » : il faut que l’âme fasse le vide en elle pour se disposer à l’accueil du dieu. Il serait trop long de développer ici les rapports complexes que Platon établit entre poésie et philosophie. Un passage célèbre de La République rappelle qu’il existe entre elles deux « un ancien différend, palaia diaphora » (X, 607 b). D’une part, Platon critique le charme mimétique de la poésie, incantation magique qui confère une présence illusoire à ce qui est pourtant absent, qui joue ainsi sur un effet d’illusion et captive les âmes par la puissance de son invocation. D’autre part, c’est Socrate lui-même dans le Ion, qui prononce un magnifique éloge de la poésie. Si, dans La République, il se résout à chasser les poètes de la communauté enseignante, c'est-à-dire de la cité où seule la philosophie est reine, c’est toutefois après l’avoir « salué comme un être sacré, étonnant, agréable […] Puis nous l’enverrions dans une autre cité, après avoir versé de la myrrhe et l’avoir couronné de bandelettes » (III, 398 a), traitement d’ordinaire réservé aux dieux eux-mêmes. Si le poète est chassé, ce n’est donc pas parce qu’il est trop humain, comme c’est le cas du sophiste, c’est au contraire parce qu’il est trop divin, et que sa science infuse met fin au dialogue et nous épargne la peine de penser. Ici encore, la révélation oraculaire dont la poésie est le témoin n’est pas répudiée par Socrate, elle est plutôt transposée dans l’âge des Modernes, c'est-à-dire dans l’intériorité d’une âme convertie à la discipline de la conscience de soi. Le savoir poétique est un savoir véritable et Socrate ne doute pas que la vérité s’énonce par fulgurances et illuminations dans la parole possédée des Muses. Mais cette vérité est encore inconsciente d’elle-même, et la philosophie a l’ambition d’élever l’intuition poétique à l’intelligence de la conscience de soi. C’est pourquoi la poésie est comme l’amour de jeunesse de la philosophie, passion adolescente qui subit l’attrait de l’immortel sans être en mesure de le penser, passion dont il faut se défaire pour prendre le temps de la réflexion et méditer le savoir que le poète nous délivre sans y penser : « Nous ferons comme les amants qui, reconnaissant les funestes effets de leur passion, s’en détachent à contre cœur sans doute, mais enfin s’en détachent. Nous aussi, nous avons pour cette poésie un amour que l’éducation de nos belles républiques a fait naître en nos cœurs, et nous aurons plaisir à reconnaître qu’elle est très bonne et très amie de la vérité. Mais tant qu’elle sera incapable de se justifier, nous l’écouterons, en nous redisant les raisons que nous venons de donner, pour nous prémunir contre ses enchantements, et nous prendrons garde de retomber dans la passion qui charma notre enfance et charme encore le commun des hommes » (607 e – 608 a).
            On voit ainsi que les délires inspirés dénombrés ici par Socrate sont non seulement reconnus dans leur divinité, mais ils sont admis dans la cité des philosophes, au prix, il est vrai, d’une conversion dans l’intériorité réfléchissante qui implique une véritable métamorphose. A l’inverse de la fausse tempérance d’un Lysias, qui n’est en fait que le refoulement d’une passion secrète, l’égalité d’âme du philosophe provient de l’exercice de la pensée, de l’analyse dialogique seule capable de purifier l’esprit des monstres qui le hantent. Et c’est pourquoi le philosophe ne se laisse pas déconcerter par un « discours qui tend à faire peur » (245 b), c'est-à-dire par la description vulgaire du logographe qui tend à déprécier l’ivresse de la passion, et médit d’Eros. Socrate peut alors renverser la thèse de Lysias : c’est « le plus grand bonheur » (eutukhia megistê), pour une âme, d’être la proie d’un délire qui est un don des dieux. Il ne faut pas le craindre. Il ne faut pas davantage l’adorer aveuglément. Il faut le penser, et c’est la tâche que Socrate se propose maintenant de remplir. Pour la réaliser, il doit en premier lieu méditer la nature de l’âme, pour mieux connaître les conditions de la possession divine, et en second lieu décrire le ravissement de l’âme qu’un dieu emporte jusqu’à la cime du savoir.

2- La nature de l’âme

                        a)- Son immortalité
            C’est en poète, plutôt qu’en philosophe, que Socrate évoque ici l’immortalité de l’âme. Psukhê : penser n’est pas son acte propre, mais plutôt vivre et désirer. Elle est élan plutôt que réflexion, soulèvement plutôt que contemplation. L’âme et principe de vie et souffle vital. Psukhê vient de psukhein, souffler. C’est ainsi que le souffle de l’esprit ravit les nymphes, tel Borée Orythie, et les emporte dans l’immortel. Dans le Phédon, qui sans doute précède de peu le Phèdre, Socrate avançait déjà que l’âme ne saurait mourir puisqu’elle est la vie : « Une âme, quelle que soit la chose dont elle s’empare, vient toujours vers elle en lui apportant la vie (zoê) » 105 d. Et c’est pourquoi on ne saurait davantage concevoir une âme morte qu’on ne saurait concevoir un cercle carré : « Il est impossible qu’une âme, quand la mort s’approche d’elle, périsse ; car la mort ne pourra pas la recevoir, et elle ne sera jamais une âme devenue morte » (106 b). L’âme est vivante parce qu’elle seule est désirante. Ce n’est pas le corps en effet qui désire, il ne fait que recevoir l’empreinte de l’actuel, comme la cire le cachet. Seule l’âme a le pouvoir de se transporter au-delà du présent et de tendre vers l’immortel. Le Philèbe, bien postérieur au Phèdre le dit explicitement. Le corps n’est que le siège de l’actuel, et de l’enregistrement du fait ; l’âme seule a la puissance du virtuel : « Le désir montre que l’effort de tout être vivant tend toujours vers l’état contraire à l’état présent du corps » (35c). Il n’y a donc de désir que de l’âme : « Il n’y a pas de désir du corps, voilà ce que nous déclare ce raisonnement » (Philèbe, 35c). Psukhê désigne donc ici un élan vital qui se définit comme projet ou intentionnalité. L’âme est « principe vital » (archê tou zôou, 35d), elle est élan (ormê, 35d), elle est désir (epithumia, 35d), elle est enfin logos (35d), puisque c’est par le discours que le désir peut exprimer son insatisfaction présente et se projeter dans l’avenir. Et ici, dans le Phèdre, Socrate peut poser en principe : « Toute (chaque) âme est immortelle, psukhê pasa athanatos » : 245 c. L’âme est immortelle puisqu’en elle résident le principe et la source de toute vie. L’âme n’est pas vivante, elle est la vie.
            Qu’est-ce donc que vivre ? Ce n’est pas survivre, ni végéter, c'est-à-dire demeurer en l’état où l’on est. La vie est au contraire puissance de métamorphose. Psukhê signifie aussi en grec « papillon », symbole depuis l’Egypte ancienne de l’immortalité de l’âme, par métamorphose et renaissance. N’est vivant que ce qui trouve en soi la force d’un renouvellement, d’une renaissance. Dans le Banquet, Diotime nous enseigne ce que c’est que vivre pour les mortels. La vie est un rythme. Ce qui est simplement matériel est sans vie, et tend irréversiblement vers le repos et la mort. L’âme nous sauve alors de ce déclin et nous donne l’élan qui nous arrache à la mort. Et si psukhê est un souffle, il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas d’inspiration sans expiration : l’élan communiqué par l’âme nous sauve de la mort en nous faisant, à chaque instant, renaître. Dans le Banquet, Diotime distingue entre l’immortalité des dieux – toujours égale à elle-même et qui se maintient dans l’identité – et le désir d’immortalité qui soulève les vivants, imitation dans le devenir de la permanence divine : « C’est de cette façon que se sauvegarde toute existence mortelle : non pas en étant à jamais totalement identique comme est l’existence divine, mais en faisant que ce qui se retire, que son ancienneté a ruiné, laisse après soi quelque chose de nouveau, pareil à ce qui était » (Banquet, 208 ab). Et dans le Phédon, Socrate expose comment seule l’âme est vivante, seule capable de se sauver de l’oubli par l’acte de la réminiscence, d’échapper à la mort par la régénération maïeutique : le corps, par lui-même, tend à la corruption et à la mort, il ne se maintient en vie que par l’élan que lui communique l’âme.
            L’âme est donc une force, un élan, un soulèvement, une surrection et sauve, par le désir de l’immortel qui la maintient ardente, le corps de la dépression en laquelle tout ce qui est matière tend à s’effondrer. Le corps en effet est incapable de se mouvoir par lui-même, de s’élancer, et ne reçoit le principe de son mouvement que d’un moteur extérieur ; l’âme est au contraire à elle même le principe de son propre soulèvement, elle est la source et le principe de l’élan qui lui communique la force de toujours se dépasser elle-même. 245 c : « Psukhê est source et principe de mouvement (pêgê kai arkhê kinêseôs) ». Son essence et son acte propre sont tout entiers dans cet arrachement à la mort, et c’est pourquoi l’âme autocréatrice et autonome est nécessairement incréée et immortelle : « Tout corps qui reçoit son mouvement de l’extérieur (exôthen) est inanimé (apsukhon) ; mais celui qui le reçoit du dedans (endothen), de lui-même (to auto eauto), est animé, puisque c’est en cela que consiste la nature de l’âme. Or, s’il en est bien ainsi, si ce qui se meut soi-même n’est autre chose que l’âme, il s’ensuit nécessairement que l’âme est à  la fois inengendrée (agenêton) et immortelle (athanaton) » (245 e). C’est ainsi que dans le Timée, nous apprenons que le cosmos n’est un « être vivant accompli » (to zôon teleon : 32 d) que parce l’âme le pénètre de toutes parts et l’anime éternellement. Seule l’âme du monde peut engendrer le mouvement qui anime les sphères célestes ; sans cette puissance automotrice (autokinêton, Phèdre, 245 c) tout s’immobiliserait dans le repos et s’effondrerait dans la mort : « Le démiurge ayant placé l’âme au centre du corps du monde, il l’étendit à travers le corps tout entier, et même au-delà de lui, et il en enveloppa le corps » (Timée, 34 b). La matière par elle-même pèse et retarde le mouvement, elle résiste à l’impulsion et, après avoir épuisé l’élan qui lui a été communiqué du dehors, s’immobilise dans le repos. Privé d’âme, l’univers et tous les êtres qui l’habitent cesseraient de vivre, et tout se figerait en une immobilité éternelle : « Concluons donc : ce qui est principe de mouvement, c’est ce qui se meut soi-même ; or cela, il n’est possible ni qu’il s’anéantisse, ni qu’il commence d’exister : autrement le ciel entier, la génération entière venant à s’affaisser, tout cela s’arrêterait et jamais ne trouverait à nouveau une source de mouvement lui permettant de venir de nouveau à l’être » (245 de). Pour les Anciens, et jusqu’au principe d’inertie énoncé pour la première fois par Galilée, le mouvement que nous constatons dans la nature comme dans le cosmos est la preuve, par le fait même, que le monde est doué d’une âme.
            Aussi importe-t-il de distinguer entre la psukhê païenne et l’anima chrétienne. L’âme, telle que la définit ici Platon, il est vrai en poète plutôt qu’en philosophe, est élan, perpétuel dépassement de soi, mouvement toujours renouvelé d’extraversion et d’extase. C’est pourquoi l’enthousiasme poétique dont Eros est l’inspirateur est son état le plus naturel, c'est-à-dire le plus conforme à son essence. Une âme tranquille est une âme faible, une âme ardente et vivante est désireuse de prendre son essor vers l’immortel. Mais l’âme est encore, pour le Platon de la République ou du Théétète, cette substance qui a le pouvoir de se réfléchir en son intériorité, de se connaître elle-même, non de percevoir, mais de s’apercevoir dans la clarté d’un acte de conscience. Anima est, chez Augustin, cette âme qui médite le dieu qui l’appelle dans le recueillement du sanctuaire intérieur. A l’extraversion de l’âme païenne (psukhê) s’oppose ainsi l’introversion de l’âme chrétienne (anima). Platon lui-même, dont la pensée a si profondément marquée celle d’Augustin (qui était proche des néoplatoniciens dans les temps qui précédaient sa conversion), se situe à la ligne de partage entre ces deux pensées de l’âme. Socrate poète prononce l’éloge de l’âme extasiée, qui se soulève et se régénère dans une extase perpétuelle ; mais Socrate philosophe médite la conversion de l’âme dans la caverne mentale, dans le théâtre de l’invisible où défile, sous les yeux de la pensée attentive, la théorie des idées immortelles. Entre métamorphose et réminiscence, entre l’enthousiasme poétique et la réflexion du « connais-toi toi-même », entre le délire de l’inspiration (mania) et le recueillement de la méditation (ennoia), Platon semble hésiter entre deux conceptions pourtant contraire de la vie de l’esprit. Il est vrai que l’inspiration prophétique appartient aux temps anciens, quand les dieux vivaient près des hommes et qu’il suffisait, pour connaître la vérité, « d’écouter le langage d’un chêne ou d’une pierre » (275 b) ; et que l’attention réfléchissante appartient aux temps modernes, quand la pensée des hommes se fait autonome, qu’elle entreprend de se connaître elle-même, et non les révélations que les dieux communiquent aux mortels par la voix des oracles. Tout le dialogue joue sur l’opposition de ces deux temps, celui, antique, où seul le poète était savant, et celui, moderne, où chacun est appelé à chercher par lui-même la vérité, c'est-à-dire à être philosophe, à défaut d’être savant.

                        b)- La composition de l’âme. Le mythe du char ailé
            De l’âme, l’âme ne saurait connaître l’essence. Il faut donc recourir au miroir du mythe. Puisque l’âme est élan, elle ressemble à un char tiré par des chevaux. Dans l’épopée homérique, les seigneurs de la guerre combattent sur leurs chars : rapide comme le vent, le char est dans l’antiquité le symbole de la fougue et de l’essor. Il est l’outil de l’assaut. Pourtant, la notion de l’élan est une notion composée : elle suppose à la fois la force automotrice que Platon postule dans l’âme vivante, et une inertie qui résiste à cette impulsion. L’image même de l’aile résume le dynamisme de cette contradiction : elle incarne une force ascensionnelle qui n’a pourtant de sens que de s’arracher à la pesanteur. Un être purement spirituel n’aurait pas besoin de battement de l’aile pour échapper à l’attraction de la terre. Les dieux mêmes, dont l’âme est plus pure que celle des mortels, sont lestés du poids d’un corps sans lequel la force vive de l’âme demeurerait sans objet, puisque privée de la résistance qui  lui donne occasion d’emporter la victoire : « Le divin est un vivant immortel qui possède une âme, mais qui possède aussi un corps, mais tous deux unis pour une éternelle durée » (246 cd). Si donc l’âme est élan, mouvement qui se donne à lui-même l’impulsion, elle est donc composée et non simple : il faut qu’il y ait en elle une force motrice et un principe d’inertie. L’âme humaine devrait donc résulter du jeu de deux forces. Pourtant ces deux forces contraires, et qui s’exaltent mutuellement du fait de leur contrariété même, feraient un pur système mécanique s’il n’était soumis au jugement d’un libre arbitre, par la discipline duquel le mécanisme de l’élan est élevé à la conscience de lui-même. L’âme n’est pas un simple jeu de forces, elle est plutôt le contrôle par l’esprit de cet antagonisme qu’elle s’efforce de maîtriser, et de conduire vers l’immortel. On voit qu’on s’achemine vers l’image de deux chevaux dont les forces sont contraires et d’un guide qui les discipline en vue de favoriser l’essor imprimé par le battement des ailes. L’image, rapidement évoquée ici (246 a), sera précisée plus loin : le cheval blanc, placé à la droite du seigneur, est « agathos » ; il est « amoureux (erastês) » de l’honneur (timê), de la prudence (sôphrosunê) et du respect (aidôs) ; enfin il est le compagnon de « l’opinion véridique, alêtinê doxa » (243 d). L’opinion vraie, ou droite, est un hypothèse qui tombe juste, une intuition du vrai qui demeure incapable de se justifier elle-même : c’est ainsi qu’un homme qui n’est jamais allé à Larissa peut deviner la route qui mène à Larissa (Ménon, 97 a et sq). Dans le Ménon, Socrate explique que l’opinion droite est inconstante et oublieuse tant qu’elle n’a pas été enchaînée par une réminiscence, à la façon des statues de Dédale dont on rapporte qu’elles s’enfuyaient quand on ne les attachait pas (97 d). Pour que la vérité soit ferme et constante, il faut qu’elle se connaisse elle-même, et les raisons qui la fondent. Ainsi le savoir du cocher élève à la conscience de lui-même l’instinct inné du vrai qui guide le cheval blanc. La marche rectiligne de ce cheval docile et sage est semblable à la logique déductive qui déroule le fil du discours. On sait que pour Platon la mathématique est une science hypothétique, qui emprunte à l’opinion droite les axiomes qui la fondent, mais qu’elle est elle-même bien incapable de fonder : certes, une connaissance, mais une connaissance incapable de connaître les raisons qui la guident. Aussi progresse-t-elle comme un somnambule, qui aurait l’intuition de la vérité sans pourtant jamais prendre pleinement conscience de ses propres actes : « Quant aux sciences qui saisissent quelque chose de l’essence – la géométrie et les arts qui viennent à sa suite – nous voyons qu’ils ne connaissent l’être qu’en songe, et qu’il leur sera impossible d’en avoir une vision réelle tant qu’ils considéreront les hypothèses dont ils se servent comme intangibles, faute de pouvoir en rendre raison. En effet, quand on prend pour principe une chose que l’on ne connaît pas, et que l’on compose les conclusions et les propositions intermédiaires d’éléments inconnus, comment un pareil accord pourrait-il jamais produire une science ? » (Rép. VII, 533 bc). Et de même que la géométrie doit être soumise à la dialectique, qui seule s’élève à la connaissance du principe, c'est-à-dire qui élève la connaissance à la connaissance de sa propre théorie, de même le cheval blanc doit être soumis à la conduite du cocher. Sans la réminiscence, la science n’est qu’un automatisme somnambulique, et chacun sait qu’une science sans conscience n’est que ruine de l’âme. C’est ainsi que la démarche déductive de l’entendement (dianoia), qui n’est peut-être qu’une sorte de somnambulisme logique, doit être conduit par la lucidité de l’intellect (nous), seul en mesure de s’élever à la science anhypothétique du premier principe. Tel semble donc bien être le couple formé par le cheval blanc et le cocher, ce dernier étant nommé « le pilote de l’âme » (247 d).
            Pourquoi faudrait-il alors un deuxième cheval ? Tant qu’elle est guidée par l’esprit qui se ressouvient, la marche de l’entendement est assurée de ne point faillir. Pourquoi lui associer un cheval de gauche qui ne peut que troubler la régularité de sa méthode ? On ne saurait pourtant dire que le cheval noir représente ici l’aveuglement des passions dont le désordre détourne du droit chemin le discours de la raison : non seulement ce serait revenir à la condamnation de l’ivresse du désir formulée par Lysias, et dénoncée par Socrate comme un blasphème ; mais ce serait encore ignorer que les attelages divins sont composés, tout comme ceux des mortels, de deux chevaux et non d’un seul. Il faut donc qu’il y ait quelque chose de divin dans l’impulsion du cheval noir, qui lui fait mordre son frein et ruer dans les brancards. Ce qui distingue les âmes des immortels de celles des mortels, c’est l’équilibre et l’harmonie qui règne dans l’attelage, ce n’est pas sa composition même : « Les chars des dieux, toujours en équilibre et faciles à diriger, montent sans effort ; mais les autres gravissent avec peine parce que le cheval rétif [éviter de traduire o tês kakês hippos par « le cheval méchant, ou vicieux »] est pesant, et qu’il alourdit et fait pencher le char vers la terre » (247 b). Plus loin, en 253 e, Platon écrit du cheval noir qu’il est skolios, « oblique, déviant », polus « puissant », et sumpephorêmenos, de sumphorein, construits de matériaux divers, formé d’éléments disparates. Il a de plus « le cou robuste, la nuque courte, le masque camus » ; il est enfin « compagnon de la démesure (hubreôs) et de la vantardise (alazoneias) : 253 e.
            « Le cou robuste, la nuque courte, le masque camard » : n’est-ce pas là le portrait de Socrate lui-même ? Le masque camus de Socrate est célèbre, et souvent évoqué par Platon (par exemple au début du Théétète, 144 a et sq : « Soit dit sans t’offenser, Théétète n’est pas beau et il a, comme toi, le nez camus et les yeux à fleur de tête »). Dans le Phédon (117 b), Platon note l’habitude de Socrate de « regarder par en dessous, avec des yeux de taureau », ce qui n’est pas sans évoquer « le cou robuste et la nuque courte » du Phèdre. Ce visage incarnait, aux yeux des anciens, la sensualité la plus instinctive. Dans Le Banquet (V), Xénophon remarquait que si les yeux de Socrate sont à fleur de tête, c’est parce qu’ils sont dévorés du désir de tout voir : « A ce compte, répond Critobule, c’est l’écrevisse qui a les plus beaux yeux » ; le nez camus pour lieux sentir tous les parfums ; les lèvres épaisses pour donner les baisers les plus tendres.  Et Cicéron rapporte, dans le traité Du Destin (V, 10), qu’un physiognomoniste syrien aurait diagnostiqué, sur la foi du visage de Socrate : « Stupide et adonné aux femmes » ; « Il a bien vu, aurait répondu Socrate, mais je me suis rendu maître de ces désirs ». Socrate est un voluptueux de l’âme. Tandis que le cheval blanc poursuit avec régularité le fil de ses déductions, le cheval noir se laisse emporter par l’élan érotique qui le précipite vers les beaux corps. Chez les immortels, cet amour passionné de la beauté, image sensible de l’intelligible, ne détourne pas l’âme de la connaissance, mais la soutient au contraire et multiplie son élan. Mais chez les mortels, qui ne discernent pas la forme de l’Idée qui se manifeste par le phénomène sensible, l’amour du beau fascine l’âme et la détourne de son élévation vers l’immortel. C’est ainsi que le même élan emporte l’âme, quand elle est divine, vers la forme intelligible, et la fait au contraire chuter sur la terre, fascinée par le corps sensible, quand elle est humaine. C’est pourquoi le cheval noir peut, quand il est attelé au char divin, participer à l’ascension céleste des âmes ; mais quand il est attelé à un char simplement humain, il peut aussi, dans sa folie amoureuse, troubler la progression de l’esprit vers les régions supérieures. En présence du bien aimé, « à la vue de l’amoureuse apparition », le cheval noir « ne se soucie plus ni des pointes du cocher ni de son fouet, d’un bond violent il s’élance et, donnant à son compagnon et à son cocher toutes les peines imaginables » (254 a). L’ambivalence du cheval noir est ainsi l’ambivalence même d’Eros, qui tend vers l’immortel intelligible mais peut aussi se fixer sur le corps qui le fascine et le captive dans le sensible. C’est pourquoi Platon peut écrire, du cheval noir, qu’il est sumpephorêmenos (253 e 1), « fait de matériaux divers » : en lui se mêlent le mortel et l’immortel, le sensible et l’intelligible.
            Pourtant, il n’y a rien de mauvais dans l’âme, mais seulement, quand elle est mortelle, une précipitation qui est la conséquence d’un désir qui en vient à faire obstacle au travail de la pensée. Le péché de l’esprit n’est donc pas le symptôme d’un mal radical, mais au contraire l’effet d’une démesure, d’un désir trop ardent de l’immortel qui le conduit à substituer à l’intelligible le phénomène sensible, à adorer la beauté en idolâtre et non en philosophe. Nul n’est donc méchant volontairement : c’est au contraire l’excès du désir de l’immortel qui fait paradoxalement obstacle à l’élan qui soulève l’âme et la porte vers le divin. Le mal ne provient que d’une erreur de l’âme qui se laisse duper par l’immédiateté de l’apparence, victime de l’impatience de son désir. L’âme ne veut ainsi jamais le mal, elle ne fait le mal que parce qu’elle le prend pour le bien. Possédée par le délire plus qu’humain que lui inspire le dieu Eros, elle se précipite de façon désordonnée vers l’objet de son amour et, dans son emportement incontrôlé, manque le but qu’elle désire pourtant passionnément : « Quant aux âmes mortelles, comme elles aspirent toutes à monter, elles prennent bien la suite des âmes divines. Mais c’est peine perdue : elles sombrent dans les remous qui les entraînent et se bousculent entre elles, chacune s’efforçant de se placer en avant d’un autre. C’est donc le tumulte, la lutte, les sueurs, tout cela à son comble, et, comme de juste, l’occasion pour beaucoup d’âmes, du fait de l’impéritie des cochers, d’être estropiées ; pour beaucoup d’entre elles, d’avoir leur plumage froissé ! Toutes enfin, accablées de fatigue, s’éloignent sans avoir été initiées à la contemplation de la réalité et, une fois éloignées, c’est l’opinion qui fait leur nourriture » (248 ab). Ce n’est donc pas la haine du Beau, du Bien ou du Vrai, c'est-à-dire un principe positif du Mal, qui détourne l’âme du droit chemin, mais au contraire l’amour excessif de l’immortel. Et c’est pourquoi Eros est tantôt un démon (Banquet), intermédiaire entre le mortel et l’immortel, quand il demeure fixé sur le beau corps qui le fascine ; tantôt un dieu (Phèdre) quand, par delà le phénomène sensible, qui vaut alors pour une icône, c'est-à-dire un signe du divin, et non pour une idole, il s’élève à la contemplation des formes éternelles.
            L’âme se trouve ainsi divisée en trois parties : un guide, qui seul accomplit l’impératif philosophique du « connais-toi toi-même » (le cocher) ; la régularité et la méthode de la raison déductive, qui se plie docilement à l’ordre des raisons (le cheval blanc) ; et enfin l’élan érotique qui répond à l’appel de la beauté (le cheval noir). Cette trinité sainte est donc celle de la conscience, de l’entendement et de la volonté, chacune de ces facultés étant également tendue vers la contemplation du divin, mais pouvant cependant s’entraver l’une l’autre et par conséquent retarder la marche de l’ensemble, et cela du fait de l’intensité de la volonté, qui seule se porte vers l’infini et tend toujours à transgresser les limites de l’actuel. La déduction, le long des longues chaînes de raison, est attentive à ne manquer aucun maillon, se portant chaque fois vers la proposition immédiatement conséquente sans porter son regard à l’horizon de la route. Quant à l’intellect, ou conscience de soi, il rassemble l’âme dans le présent d’une réminiscence, et ne saurait désirer au-delà puisque cet acte est parfait, et que c’est par cette clarté en laquelle se recueille l’esprit qu’il participe à la vie des dieux. Seule la volonté, toujours insatisfaite de l’actuel, entraîne l’esprit toujours plus loin, avec la fougue de son enthousiasme et son ardent désir de partager la vie des dieux et de boire avec eux le nectar et l’ambroisie : « Une fois que l’âme y est rendue, son cocher installe les chevaux devant la mangeoire, il y jette pour leur pâture l’ambroisie, et après l’ambroisie, il leur donne à boire le nectar » (247 e).
            Pourtant, si l’âme est trine, comment peut-elle aussi une ? Tout ce qui est divisible n’est-il pas corruptible, tout ce qui est composé n’est-il pas sujet à la décomposition ? Dans La République, Platon propose encore une « image » (eikôn, 588 b) qui est aussi une allégorie de l’âme : « une image à la ressemblance de ces créatures antiques dont parle la fable – la Chimère, Scylla, Cerbère et une foule d’autres – qui, dit-on, réunissaient des formes multiples en un seul corps » (588 c). La chimère ou le monstre de l’âme humaine est alors composé lui-même de la plus invraisemblable chimère (« une espèce de bête multiforme et polycéphale ayant, disposées en cercle, des têtes d’animaux dociles et d’animaux féroces, et capable de changer et de tirer d’elle-même tout cela », 588 c), d’un lion et d’un homme : « Joins ces trois formes les unes avec les autres de telle sorte qu’elles ne fassent qu’un tout. Recouvre-les de la forme d’un seul être, de façon que l’ensemble paraisse être un homme » (588 d). Ce « monstre composite » (thêrion poikilon, 588 c) est l’image de l’âme dispersée dans la diversité sensible, arrachée à l’intériorité de la contemplation et de la méditation par l’attraction qu’exerce la beauté des corps sur l’esprit en proie au désir de l’immortel. Ces trois formes, le monstre, le lion et l’homme, sont les allégories respectives de epithumia, de thumos et de logos, du désir, du courage et de la raison, qui réfléchissent, dans la nature même de l’âme, la division en trois classes, artisans, guerriers et philosophes, qui compose organiquement la cité platonicienne, cité qui ne forme elle-même ainsi qu’une seule et même grande âme collective. Cette tripartition réfléchit encore trois formes parmi les constitutions analysées au livre IX : la constitution démocratique est celle de l’homme de désir (epithumia), la constitution timocratique est celle de l’homme de courage ou d’honneur (thumos), la constitution de la royauté philosophique est celle du dialogue enseignant et de la recherche de la vérité (logos). De même, dans le Timée, le dieu souverain qui a conçu la forme du cosmos est aussi celui qui fut le démiurge des vivants immortels, laissant à des dieux subalternes, simples imitateurs (mimoumenoi : 60 c 5), la tâche de façonner l’âme des vivants mortels (69 c). Dans ce texte, l’anatomie du corps humain devient l’allégorie de la composition de l’âme elle-même : l’artisan divin a d’abord séparé l’âme immortelle du principe mortel qui appartient à l’autre partie de l’âme en la logeant dans la tête, qui est séparée du reste du corps par « l’isthme » du cou. La raison (logos) réside ainsi dans le « haut de la citadelle » (69 b) et peut connaître la paix, affranchie des querelles qui agitent les étages inférieurs. On sait par ailleurs, dans le même texte du Timée, que « l’homme est plante céleste et non point terrestre : c’est du côté du haut, du côté où eut lieu la naissance primitive de l’âme, que le Dieu a suspendu notre tête, qui est comme notre racine, et, de la sorte, donné au corps tout entier la station droite » (90 ab). Logée dans la caverne du crâne, la raison est dans la partie du corps qui est la plus proche des régions célestes. Les deux autres parties de l’âme, ainsi séparées du principe supérieur, sont alors refoulées dans le thorax. Mais comme l’une est supérieure à l’autre, elles sont à leur tour séparées par le diaphragme, qui assure leur indépendance mutuelle : « Comme, de cette âme, une portion était par nature meilleure et l’autre pire, l’artisan divin a divisé encore en deux logements la cavité du thorax ; il les sépare, comme on sépare l’appartement des femmes et celui des hommes, et il dispose au milieu d’eux le diaphragme, comme une cloison » (70 a). Le thumos, le courage ou l’ardeur guerrière, se trouve logée, en fonction de son excellence relative, à l’étage supérieur, au plus près de la tête, entre le cou et le diaphragme (70 a). Quant à epithumia, le désir qui se repaît de choses matérielles et périssables, « la bête brute qu’il faut bien nourrir » (70 e), il est logé à l’étage inférieur, en dessous du diaphragme qui correspond au niveau du nombril, « le plus loin possible de la partie qui délibère et lui apportant le moins possible de trouble et de bruit, de telle façon qu’elle pût laisser cette partie maîtresse délibérer en paix » (70 e). Dans ces deux textes, qui reproduisent sous une autre forme la tripartition du char ailé du Phèdre, l’âme humaine apparaît si composite que son immortalité, pourtant souvent postulée par Platon, et dans le Phèdre même quelques lignes avant que ne soit proposée l’image de l’attelage, semble bien problématique. Il est vrai que, comme le précise bien le Phédon, seul l’intellect dans l’âme participe de l’immortel, l’âme irascible et l’âme concupiscible étant vouées à la mort. On sait que ce qui fonde chez Descartes l’immortalité de l’âme, c’est précisément son admirable simplicité : elle est tout entière définie par l’acte de la réflexion, elle aperçoit l’intégralité de son essence en un seul regard, dans l’instantanéité de l’évidence métaphysique. En revanche, chez Platon, l’âme est composée de diverses forces qui ne concordent pas nécessairement entre elles. Comment penser alors la simplicité et l’unité d’une âme multiple et trine ?
            Pesons la gravité de cette question. Comment se constitue l’identité de ce que nous nommons le sujet ? Suis-je le même, moi qui fut enfant, puis un homme mûr et qui m’achemine maintenant vers la vieillesse ? Mon corps, qui ne cesse de se renouveler et de se régénérer, comme Platon le remarque en plusieurs endroits, ne me fournit aucun principe constant sur lequel fonder l’identité du sujet. Quant à l’âme, elle s’essaie à diverses humeurs, selon qu’elle médite avec le sage qui se trouve à la tête de la citadelle, qu’elle s’emporte avec le guerrier ou le lion qui rugit dans le thorax, qu’elle désire enfin avec la Chimère ou le monstre composite qui hurle « en dessous du niveau de la ceinture ». De toutes ces âmes, laquelle est la mienne, quelle est celle qui définit mon essence et  me rassemble dans l’unité ? S’il n’existe pas de réponse à cette question, si je change de substance en modifiant mon humeur, alors l’homme est un être vain, voué à la folie puisque se contredisant nécessairement lui-même, livré à l’oubli de lui-même, à cette perpétuelle amnésie que, dans le Gorgias, incarnent les réprouvés qui sont condamnés à éternellement remplir d’eau une cruche percée, à la façon du supplice infligée aux enfers aux Danaïdes (493 b). Pour être et dire « je suis », il faut donc une puissance qui résiste à cette désintégration de l’identité dans la dispersion du devenir. Où se trouve son principe ? Où se trouve le principe de constance qui me rendrait fidèle à moi-même et constituerait ma véritable identité (moi = moi) que dissimulent les variations de mon humeur toujours passagère, que désintègre et supplicie la violence du devenir ?
            Si les images que nous avons à présent passées en revue soulignent la diversité de l’âme plutôt qu’elles ne réfléchissent son unité, il est pourtant un passage célèbre du Phédon qui peut venir ici à notre secours. L’âme sans doute n’est pas une, mais  elle a le pouvoir de se faire une, de se rassembler en son intériorité, de se recueillir et de se retrouver par un acte de mémoire. L’anamnèse platonicienne n’est pas la réminiscence d’un monde des Idées, dont Platon n’a par ailleurs jamais parlé de façon explicite, mais au contraire la réminiscence par l’âme de l’âme elle-même : l’âme humaine et raisonnable a en effet le pouvoir de se réfléchir et de se connaître elle-même, elle s’unifie par l’acte de réflexion et d’attention de la conscience de soi, à la façon des deux miroirs spirituels que le dialogue platonicien met en abîme (Premier Alcibiade). Alors, par cette attention qui la concentre au plus intime d’elle-même, l’âme en effet redevient une et simple, elle surmonte sa diversité dans l’unique regard qui lui révèle à elle-même la clarté qui illumine la caverne de son intériorité, et le soleil intelligible qui règne au royaume de l’Apollon spirituel. C’est quand l’âme se met à penser (phronêsis, 65 a), qu’elle obéit donc à l’injonction philosophique, qu’elle se fait une et redevient simple. C’est en se retranchant en elle-même, en se faisant sourde et aveugle envers la sollicitation sensible qui l’oriente vers l’extériorité multiple, que l’âme peut se connaître elle-même et contempler en paix sa vraie nature : « L’âme raisonne le plus parfaitement quand ne viennent la perturber ni audition ni vision ni douleur, ni plaisir aucun ; quand au contraire elle se concentre le plus possible en elle-même et envoie promener le corps » (65 c). On se souvient de Descartes : « Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela peut-il se faire, je les réputerai comme vaines ou fausses ; et ainsi, m’entretenant seulement avec moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même » (Méd. Troisième).
            Par cette attention portée au plus intime, par cette concentration dans l’intérieur, l’âme déliée du corps devient pure, elle se purifie de tout mélange et peut enfin se contempler elle-même selon sa vérité : « Une purification – katharsis – est-ce que par hasard ce n’est pas justement ce qu’énonce la formule d’auparavant : séparer le plus possible l’âme du corps, l’habituer à se rassembler elle-même en elle-même à partir de tous les points du corps, à se ramasser et à vivre, dans le moment présent comme dans celui à venir, isolée en elle-même autant qu’elle le peut, travaillant à se délier du corps comme on se délie de ses chaînes ? » (67 cd). Il arrive à Platon de comparer Socrate à Hercule, le héros purificateur qui a débarrassé la Grèce des monstres terrifiants qui l’habitaient dans les temps barbares, l’hydre de Lerne (assez semblable au monstre qui cohabite, selon l’image de La République, avec le sage et le lion), le sanglier d’Erymanthe, les oiseaux du lac Stymphale, le chien Cerbère qui garde le seuil des enfers, qui possède trois têtes et une multitude de serpents sur son dos, un serpent enfin en guise de queue, et bien d’autres encore tous plus épouvantables les uns que les autres. Socrate est l’Héraklès de l’intériorité : comme lui, héros cathartique, il purifie l’âme des monstres, des terreurs et des épouvantails qui la hantent, et lui montre le chemin où elle se retrouve elle-même et peut enfin se penser dans la paix du recueillement et de la méditation. Pour figurer le monstre dont le sage et le lion doivent supporter le voisinage, le texte de La République évoquait en effet « la Chimère, Scylla et Cerbère ». Or, la Chimère est fille de Typhon, et l’on sait le souci de Socrate de se connaître lui-même, savoir « s’il est une bête plus étrangement diverse et fumante d’orgueil que Typhon, ou un animal plus paisible et moins compliqué, dont la nature participe à je ne sais quelle destinée divine, et qui n’est point enfumée d’orgueil » (Phèdre, 230 a).Le mythe de l’attelage ailé donne la réponse à cette énigmatique question : lorsque l’âme est orientée vers l’intelligible, lorsqu’elle s’adonne tout entière à la tâche suprême de la connaissance, alors les deux chevaux avancent de concert et le cheval noir ne se laisse pas détourner de son chemin par le phénomène sensible qui n’éblouit que les âmes des mortels ; mais lorsque l’attrait de la beauté sensible l’emporte sur la quête de l’immortel, alors l’attelage est dépariée, le cocher ne sait plus maîtriser ses bêtes (la conscience ne parvient plus à analyser ni connaître la pulsion du désir) et, dans une âme ainsi tourmentée, les spectres de l’épouvante, les monstres qui hantaient l’imagination des hommes de l’ancien temps, incapables de purifier leurs âmes dans la connaissance rationnelle, ces monstres reviennent sur la scène intérieure et dévorent l’âme en proie aux fantômes, aux « idoles » qui l’envoûtent et la possèdent. L’âme n’est donc pas une, mais il lui appartient de se faire une et de se purifier des antagonismes qui l’écartèlent et la supplicient. Seule la recherche de la vérité, et l’exercice constant de la pensée qui réfléchit l’âme en son intériorité, peut réconcilier l’âme avec elle-même et lui faire découvrir sa véritable identité. C’est ainsi que la philosophie seule peut nous sauver des terreurs de l’enfance et de l’épouvante des Croquemitaines, de l’amnésie et de la folie, et dans la paix retrouvée du recueillement et de l’anamnèse, nous apprendre qui nous sommes en vérité et quels nous demeurons. Il apparaît alors que notre véritable identité ne nous appartient pas en propre, que ce qui est le plus intime à notre essence est aussi ce qui vaut pour tout autre vivant doué de raison, que le plus personnel est le plus universel. Et c’est sur cette universalité que se fonde la possibilité du dialogue, expérience partagée de la lumière intérieure de la conscience de soi, entretien philosophique qui exerce l’âme à l’examen attentif de sa propre substance et la convertit en son intériorité, dans le sanctuaire de l’Apollon intelligible où elle se purifie et rétablit son unité.    

            3)- L’évolution des âmes célestes
            L’hymne mythologique célébrant Eros, que Socrate prononce sous l’autorité de Stésichore, prend alors les dimensions d’un hymne cosmologique. C’est l’univers tout entier, jusqu’aux confins des sphères étoilées, qui est l’image visible de l’intelligible, le monde du devenir devient en sa totalité un mythe de l’immortel et la succession des sphères célestes est l’icône mystique des échelons de l’initiation qui conduit l’âme à la plus haute sagesse. Dans le Timée, qui précède sans doute de peu le Phèdre, Platon avait déjà posé en principe que chacune des étoiles est l’image céleste d’une âme dont la vie se déroule sur la terre, faisant ainsi du firmament le miroir des âmes : « Quand le démiurge eut composé le tout, il le partagea en autant d’âmes qu’il y a d’astres, il assigna à chacune d’elles un astre, les y plaça comme dans un char, leur montra la nature de l’univers et leur fit connaître les lois de la destinée » (41 e). « Comme dans un char, ôs es okhêma » (41 e 2) : n’est-ce pas déjà l’image du char ailé de l’âme, qu’on lira dans le Phèdre, qui se trouve ici annoncée ?
            Ce ne sont donc pas seulement la géométrie et l’arithmétique qui préparent l’âme à son élévation dans le monde des Idées, c’est encore l’astronomie qui lui présente une icône de son destin dans les régions de l’immortel. Dans La République, Platon établissait un programme conduisant par degrés l’âme de l’enfant vers la royauté philosophique. S’y succédaient l’arithmétique (la ligne où s’inscrivent les nombres), la géométrie (la surface où se dessinent les figures), la stéréométrie (qui étudie les volumes dans l’espace tridimensionnel), puis l’astronomie et la musique, enfin la dialectique, science suprême de l’apprenti-philosophe. L’astronomie est ainsi disposée en un lieu crucial, puisqu’elle marque le moment où l’esprit passe des sciences purement eidétiques aux sciences qui discernent la forme de l’immortel dans les formes phénoménales : de même que la musique est une arithmétique sensible (Pythagore a montré que le plaisir que nous prenons à l’harmonie trouve son principe dans la convenance des nombres), de même l’astronomie est une musique du silence (les Pythagoriciens affirmaient encore que la gravitation des sphères engendrait une musique divine) : l’une et l’autre montrent comment la connexion des Idées pures n’est pas un simple jeu intellectuel, mais au contraire la clé de tout ce qui semble réel aux sens, qui ne connaissent de l’Etre que son image plongée dans le devenir. Musique et astronomie montrent ainsi que les Idées ne sont pas séparées, mais qu’elles participent au contraire à la beauté qui brille dans les phénomènes. Elles enseignent la vérité de toute beauté, qui est l’objet du désir amoureux : la beauté sensible n’est pas belle par elle-même, mais par l’intelligible et l’immortel dont elle propose une image périssable. C’est pourquoi l’astronomie, tout comme la géométrie, a valeur de propédeutique pour la philosophie. « Que nul n’entre ici s’il n’est astronome », aurait-on pu lire sur la porte de l’Académie, à condition toutefois d’ajouter : « Que nul n’y demeure s’il n’est qu’astronome ». Toutes les sciences dénombrées par Platon au cours de la paideia philosophique n’ont de valeur qu’à accoutumer l’esprit à l’autonomie et à la suprême réalité du monde intelligible. Elles ne valent que comme exercices préparatoires à la recherche dialectiques. D’où la critique de Socrate contre les astronomes qui ne discernent pas, dans le spectacle du firmament ou dans celui de la nature, l’image de l’intelligible : « Si quelqu’un tente d’étudier une chose sensible en regardant en haut, bouche béante, ou en bas, bouche close, j’affirme qu’il n’apprendra jamais […] Il faut donc se servir des ornements du ciel ainsi que de modèles (paradeigma) dans l’étude de ces choses invisibles, comme on ferait si l’on trouvait des dessins tracés et exécutés avec une habileté incomparable par Dédale ou par quelque autre artiste ou peintre » (529 b-e).
            Quant au modèle astronomique auquel se réfère ici implicitement Platon, il faudrait comparer ce passage du Phèdre avec Rép, X, 616 b sq : la description fort complexe du « fuseau de la Nécessité », dans le mythe d’Er, fait de huit cercles emboîtés les uns dans les autres. Les néoplatoniciens (Théon de Smyrne au IIe s. et Proclus au VIe s.)  interpréteront cet énigmatique fuseau comme un modèle mécanique de l’horlogerie céleste. Egalement Timée, 34 b et sq, texte d’interprétation très difficile qui tente de construire a priori, par des considérations purement spéculatives, le mécanisme des cieux : Platon décrit l’enveloppe fixe du monde, les sphères en mouvement qu’elle contient et, en son centre, la Terre immobile. Entre la sphère des fixes et la Terre, se trouvent les sept sphères en mouvement variés qui supportent les sept planètes, soit, en partant de la Terre : la lune, le Soleil, l'étoile du matin ou Vénus (eôsphoros) et Hermès, ces trois derniers ayant même vitesse et « se rattrapant ainsi les uns les autres selon une loi constante » (38 d), puis les autres planètes [Mars, Jupiter, Saturne], que l'auteur du Timée néglige de dénombrer (« cette recherche est ici accessoire et donnerait plus de peine que le sujet principal en vue duquel on la ferait », 38 de). On voit ainsi que dans la cosmologie platonicienne, inspirée d'Héraclide du Pont, contemporain de Platon, le Soleil est la seconde planète en partant de la Terre (« le dieu fixa un luminaire à celle des orbites qui est placée la seconde par rapport à la Terre, celle que nous appelons maintenant le Soleil », 39 b), tandis que plus tard, sans doute à partir d'Hipparque (vers 190-120 BC), le Soleil se trouve placé au milieu du choeur des planètes, entre les trois planètes inférieures, ou intérieures (la Lune, Mercure et Vénus), et les trois planètes supérieures, ou extérieures (Mars, Jupiter et Saturne).
            Considérant dans le spectacle du firmament l’image grandiose de l’eschatologie des âmes, le Platon du Phèdre distingue alors entre les chars des âmes divines, « équilibrés » (247 b), qui ignorent l’Envie (247 a), et dont le mouvement est en conséquence régulier et uniforme ; et les chars des âmes des mortels, déséquilibrés et dont le parcours est chaotique et désordonné : « Telle âme tantôt s’élève tantôt s’abaisse, mais gênée par les mouvements désordonnés des chevaux, elle aperçoit certaines essences tandis que d’autres lui échappent » (248 a). C’est ainsi que, dans le Timée (40 a sq), Platon distingue « les astres qui n’errent pas, Vivants divins et éternels, qui toujours demeurent identiques et tournent dans le même lieu » des « astres qui vont et viennent et errent, qui sont nés après ceux-là » (40 b). « Errer », « sortir du droit chemin », se dit en effet en grec planaô, planasthai, d’où vient notre mot « planète ». Et en effet, lorsque nous observons le ciel étoilé, nous distinguons d’abord une multitude d’astres qui se meuvent uniformément au cours de la nuit, comme s’ils étaient fixés sur une grande sphère (les Anciens la nommaient la « sphère des fixes ») : ce sont les autres soleils de notre galaxie, semblables au nôtre, mais considérablement plus éloignés de nous. Leurs distances sont telles qu’ils paraissent immobiles et le paraîtront jusqu’au début du XVIIIe siècle. Sur ce fond uniforme, se distinguent quelques astres qui suivent un parcours qui semble irrégulier : cette apparence est due aux phénomènes de rétrogradation des planètes de notre système solaire, certaines, par une illusion de perspective, semblant reculer sur le fond des étoiles fixes quand la terre les dépasse. C’est pourquoi Platon dans le Timée évoque « les chœurs de danse de ces astres » (40 c), les planètes semblant revenir sur leur propre parcours et effectuer des boucles qui font songer aux évolutions d’un danseur. Il est même permis de penser que ce ne sont pas les astres qui imitent les chœurs de danse, mais plutôt les chœurs de danse qui imitent les mouvements du ciel, puisque l’on a pu deviner dans cette représentation l’origine de l’art même de la danse. A cette distinction essentielle entre les étoiles fixes et les planètes, Platon dans ce même texte du Timée ajoute : « Pour la Terre, notre nourrice, qui est pressée étroitement autour de l’axe qui traverse le Tout, le dieu l’a disposée pour être la gardienne et la protectrice de la Nuit et du Jour, la première et la plus vieille des divinités qui sont nées à l’intérieur du ciel. »
            De même, dans le Phèdre : « Hestia en effet reste à la maison des dieux (en theôn oikô), toute seule » (247 a). Sur Hestia, qui cristallise toutes les valeurs liées à l’immobilité du foyer, et son opposition au perpétuel mouvement qui anime le passeur Hermès, on lira le bel article de Jean-Pierre Vernant dans Mythe et pensée chez les Grecs : « L’organisation de l’espace : Hestia-Hermès » (I, p. 124 sq). Vernant cite Euripide : « Les Sages appellent la Terre-Mère Hestia parce qu’elle siège immobile au centre de l’Ether » (fragment 938 N²) et Macrobe : « Si Hestia demeure seule dans la maison des dieux, cela signifie que la Terre reste immobile au centre de l’univers » (I, 23, 8 ; cité p. 126 et note 7). Le système platonicien est donc géocentrique, la Terre immobile au centre du monde. 
            « A la suite de Zeus, écrit alors Platon, une armée de démons ordonnée en onze sections » (246 e) gravite uniformément sur la sphères des fixes. Les astronomes grecs – Eudoxe, contemporain de Platon et, plus tard Aratus et Hipparque – comptaient en effet, dans le cercle du Zodiaque, non pas douze signes, comme nous le faisons, mais onze : les Pinces (Khélai) du Scorpion étaient intégrées dans la constellation de la Balance. Zeus conduit la ronde céleste, mais n'en fait pas partie lui-même. Le dieu suprême demeure transcendant au cosmos qu'il met en ordre. Il n'est donc pas difficile de reconnaître ici les constellations du Zodiaque que les Babyloniens avaient transmises aux Grecs. Rappelons que le Zodiaque (zoôs kuklos, en grec « le cercle vivant ») est le parcours apparent que semble effectuer le soleil en une année sur le fond du ciel étoilé. Le plan en lequel est inscrit ce cercle, nommé « écliptique », est incliné sur le plan en lequel est inscrit l’équateur terrestre. On le divise depuis la plus haute antiquité en douze constellations qui sont déterminantes, dans la tradition astrologique, pour le calcul de l’horoscope : Bélier, Taureau, Gémeaux, Cancer, Lion, Vierge, Balance et Scorpion (qui ne font qu'un pour les astronomes grecs), Sagittaire, Capricorne, Verseau, Poissons. Platon imagine donc que le parcours du soleil sur le cercle du Zodiaque est une image du cortège des dieux qui passent aux confins du Monde sur le char ailé de leurs âmes pures et immortelles, Zeus lui-même ordonnant cette procession solennelle. Quant aux âmes des mortels, elles sont représentées par la trajectoire complexe et apparemment chaotique des astres errants. Nous laisserons ouverte la question complexe de la correspondance des signes du Zodiaque avec le cortège divin qui fait suite à Zeus, sans préciser davantage à quel dieu correspond tel signe du Zodiaque. Les âmes des mortels, en leur mouvement imparfait, imitent le mouvement parfait des âmes des immortels, et chacun se trouve ainsi placé sous « l’ascendant » d’un dieu : c’est ainsi qu’il en est qui sont les « servants d’Arès » (252 c), d’autres qui dépendent de Zeus (252 e sq), d’autres enfin d’Héra ou d’Apollon (253 b). Le texte ne permet pas ici de nommer les onze chars qui, à la suite de Zeus, tournent avec la grande roue du Zodiaque. En revanche, il est possible d’établir une relation étroite entre les mouvements planétaires et les différents échelons de la chute des âmes, selon le verdict du Destin.
            Comme dans le mythe d’Er le Pamphylien qui conclut La République, l’allégorie astronomique s’achève en effet par le jugement des âmes prononcé ici par Adrastée (248 c). Selon la théogonie orphique, Ananké (la Nécessité) est avec sa fille Adrastée la nourrice du petit Zeus. Adrastée : le mot signifie en grec « l’Inévitable ». On remarquera que dans la République, c’est à Lachésis (dite aussi par Platon, en 617 a, « fille de la Nécessité ») qu’il appartient non de prononcer le jugement des Enfers, mais au contraire d’appeler les âmes à choisir elles-mêmes le destin qui sera le leur dès le jour de leur renaissance, de façon qu’elles n’aient à se plaindre qu’à elles-mêmes et que le dieu ne soit pas responsable (theos anaitios). Dans le Phèdre, les âmes sont jugées selon l’élan et la beauté de leur course, et non par un choix volontaire qu’elles effectuent elles-mêmes. A l’inverse des chars mystiques des dieux qui évoluent aux confins de l’univers, sur la sphère des fixes, les âmes imparfaites des mortels tombent, c’est-à-dire s’éloignent de la limite et se rapprochent du centre. Le degré de la chute est en proportion de l’imperfection de la course. Platon distingue alors assez énigmatiquement neuf degrés dans la hiérarchie des peines infligées aux âmes exilées de la perfection divine. Il est tentant de faire correspondre à chacun de ces degrés le mouvement d’une planète, prolongeant ainsi jusqu’au bout l’allégorie astronomique imaginée ici par Socrate-Stésichore. Il est vrai qu'il n'est pas facile de définir précisément, chez Platon, l'ordre des sphères planétaires, de la sphère des étoiles fixes jusqu'à la Terre, immobile au centre du cosmos. Nous suivrons les indications d'Auguste Bouché-Leclercq, dans L'Astrologie grecque (Paris, Ernest Leroux, 1899, p. 107) : « L'ordre suivi par l'auteur du Timée – c'est-à-dire la série montante Lune, Soleil, Vénus, Mercure, Mars, Jupiter, Saturne – ordre emprunté, disait-on, aux Pythagoriciens (disciples des "Egyptiens"), soit à Anaxagore [en note : Proclus, In Timaeus, p. 258 C], et approuvé par Eudoxe (toujours d'après les Egyptiens), devint l'ordre classique. C'est celui sur lequel spéculent Aristote, Chrysippe, Eratosthène, celui qu'on retrouve dans la Table de Keskinto et la Didaskalie de Leptine. Il n'y avait doute que sur un point, demeuré toujours litigieux, la position relative des deux acolytes du Soleil, Vénus et Mercure. Mercure avait été placé plus loin de la Terre que Vénus, sans doute à cause de son moindre éclat. Une correction, due peut-être à Héraclide du Pont, intervertit les rangs pour ces deux planètes et ordonna la série Lune, Soleil, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne, qui passa pour être plus spécialement "pythagoricienne", tout en restant aussi platonicienne que l'autre ». Bouché-Leclercq se réfère ici aux Recherches sur l'histoire de l'astronomie ancienne publiées par Paul Tannery, à Paris, chez Gauthier-Villars, en 1893 ; pour la seconde suite des planètes, dite suite « pythagoricienne », Bouché-Leclercq invoque les témoignages de Stobée (Eclogarum physicarum et ethicarum, I, 21), de Plutarque (De Placita Philosophorum, II, 15) et de Macrobe (Somnium Scipionis, I, 19, 2) (1). C'est à cette seconde suite, attestée par les sources, que nous nous référerons, puisqu'elle semble mieux ajustée au texte du Phèdre (plutôt qu'à la première, qui figure pourtant en Timée 38 d, et qui place inversement Vénus plus près de la Terre que Mercure).
            Au premier degré, le plus proche encore de la sphère des fixes où voyagent les dieux, passe le char ailé du philosophe ou de l’ami du beau (philosophos, philokalos), ou bien encore celui d’une âme que la Muse ou que Erôs inspire (tinos mousikou kai erôtikou, 248 d). Ce degré correspond à l’orbite de Kronos, ou Saturne, qui est la sphère de la première planète après celle des étoiles fixes. Les Anciens se représentaient Saturne sous la figure d'un vieillard grave et prudent, qui pouvait correspondre en effet à l'image qu'on se fait du philosophe. Un célèbre texte attribué à Aristote, le « Problème XXX », affirme que les hommes de génie sont de tempérament mélancolique, et que ce tempérament est gouverné par la planète Saturne. Au second degré de cette chute cosmique, se tient l’âme du roi (basileus) qui obéit à la loi ou celle d’un guerrier habile à commander. Cela correspond à la sphère gouvernée par la planète Jupiter (Phaethôn, ou Zeus), symbole de toute royauté. Puis vient au troisième degré « un homme politique, qui gère son domaine et qui cherche à faire de l’argent » : il se situe donc sur l’orbite de Mars (Puroeis, ou Arès). En raison de sa lumière rouge, qui peut évoquer le sang, la planète Mars était apparue aux astronomes chaldéens sous les traits de leur dieu Nergal, dieu de la guerre, de la peste et de la mort. Les Grecs avaient tempéré cette croyance, en attribuant tantôt cette planète à Arès, le dieu brutal de la guerre, tantôt à Héraklès, le héros qui purifie la terre de ses monstres et met sa force au service du bien et de l'ordre. On sait par ailleurs que, pour Platon, toute cité se corrompt par le développement illimité du marché qui conduit nécessairement à l'impérialisme et à la guerre (République, 372 e - 373 e) ; en outre, « un homme politique qui cherche à faire de l'argent » (Phèdre, 248 d) fait songer au caractère oligarchique, avare et cupide (République, VIII, 551 a), qui amasse de l'argent à force de travail et d'économies sordides (553 c). En plaçant sous le signe d'Arès le politique qui vise avant tout à l'expansion économique de la cité, Platon entend souligner que l'argent est, non pas le nerf de la guerre, mais plutôt la cause qui l'engendre. Le philosophe et le roi qui se soumet à la loi règnent sur la paix ; avec les affaires et le règne de l'oligarchie politique, la cité entre en état de guerre. Au quatrième degré, on trouve un « homme qui aime l’effort physique, ou quelqu’un qui entraîne le corps et le soigne », donc un gymnaste ou un médecin. Nous sommes alors sur l’orbite de Vénus (Aphrodite, Phôsphoros) qui place en effet la beauté apparente du corps, plus que sa santé véritable, avant tout autre considération. Aussi faut-il rapporter l'âme que Platon attache à cette planète moins à la gymnastique ou à la médecine, qu'à leurs simulacres flatteurs, la cuisine et la toilette (Gorgias, 464 b - 465 e). Il est inutile de souligner le lien évident entre la toilette, art de la parure et de la séduction, et la déesse Aphrodite. Mais la cuisine ne fait-elle pas, elle aussi, partie des stratagèmes de la séduction, elle qui « contrefait la médecine » et « tend un piège à la sottise par l'attrait du plaisir » (Gorgias, 464 d) ? Puis vient le cinquième degré de la chute, celui où se trouve le devin (mantikos bios) ; lui correspond la sphère de Mercure (Hermès, ou Stilbôn), qui passait, il est vrai, pour le dieu des commerçants et des voyageurs. Mais Hermès est aussi habile à interpréter la volonté des dieux, et la science de l’interprétation des signes divins, qui est précisément celle du devin, se nomme en grec « l’herméneutique ». Le poète ou « quelque autre imitateur » se trouve logé au sixième degré, qui correspond à l’orbite du Soleil. Il faut sans doute ici moins penser à Hélios, divinité, sinon démon, secondaire dans le panthéon hellénique, plutôt qu'au dieu solaire Apollon : Apollon est en effet dit « Musagète », « conducteur des Muses », et c’est lui, dit-on, qui dirige les chants et conduit les danses des neufs Muses. En assignant le poète à l’orbite solaire, Platon le rattache à la plus éclatante et la plus lumineuse de toutes les sphères. Platon n'a-t-il pas logé, sur la première des sphères, celle de Kronos, une âme inspirée par la Muse, « anêr mousikos », ce qui peut signifier à la fois qu'elle pratique la poésie, ou la musique, ou tous les arts à la fois ? Le poète, qui resplendit de l'éclat du soleil, n'est peut-être pas loin du philosophe. L'un et l'autre se ressemblent, comme ressemble au soleil intelligible, qui éclaire de l'intérieur la caverne mentale, son rejeton, le soleil visible (République VII, 515 d). Aussi faut-il accorder ici davantage d’importance à la dignité apollinienne attribuée au poète, qu’à sa déchéance apparente au sixième rang de la chute. Le poète n'est-il pas encore proche parent de Socrate lui-même ? Socrate se dit en effet lui-même dans le Phèdre inspiré par les Muses (238 cd), lui qui se laissa, dans son enfance, charmer par la poésie (République X, 608 a). Socrate l'Apollinien, que l'oracle de Delphes proclama le plus sage des hommes (Apologie, 20 e - 21 a), Socrate qui compose dans sa prison un hymne à Apollon (Phédon, 60 d), Socrate inspiré à l'approche de la mort, comme les cygnes consacrés à Apollon qui chantent quand ils sentent la mort venir (Phédon, 84 e - 85 b). Au septième degré, nous trouvons « l’artisan ou le cultivateur, dêmiourgos ou geôrgikos » ; lui correspond l’orbite lunaire (Selênê). Il est certain que les lunaisons rythment les travaux des champs, et que l'agriculteur considère attentivement les phases de notre satellite pour deviner les moments propices au labourage, aux semailles, à la moisson ou aux vendanges. Quant à l'artisan, le lien qui l'attache à la lune semble plus lâche. Peut-être faut-il penser que, de même que le bon artisan a les yeux fixés sur le modèle intelligible dont il s'efforce de réfléchir la forme dans l'œuvre matérielle, de même la lune ne tient pas sa lumière d'elle-même, mais du soleil qui vient se réfléchir en elle... Vient alors le sophiste, qui sait l’art de flatter le peuple, au huitième degré, ce qui correspond à la place d’Hestia, qui est aussi celle de la Terre immobile  : pour les sophistes, le destin de l’homme se joue en effet tout entier sur cette Terre, dans la cité des hommes, et Protagoras se flattait, pour ce qu’il en est des dieux, de ne pas savoir s’ils existent, ou s’ils n’existent pas. Au dernier et neuvième degré, vient enfin le tyran, auquel il est aisé de faire correspondre le monde souterrain des Enfers : les supplices qui sont administrés dans le Tartare n’évoquent-ils pas la chambre de torture dans le palais du tyran ? Le tyran, qui n'hésite pas à violenter son propre père (République, VIII, 565 b), et qui, bientôt métamorphosé en loup, goûte le sang de ses parents (ibid., 565 e - 566 a), ne vit-il pas, dès cette vie, en enfer ? Plus loin, Platon fait allusion aux « maisons de justice qui sont sous terre » (249 a), et à la fin de son hymne, il évoque « les ténèbres et le voyage souterrain, eis skopon kai tên hupo gês poreian » (256 d) où sont précipitées les âmes de ceux qui n'ont que terrestrement aimés.
            Cette grille d’interprétation du texte platonicien, qui prend modèle sur la hiérarchie des planètes dans le système géocentrique, peut sans doute être discutée, et certaines associations paraître arbitraires : que vient faire par exemple l'artisan (dêmiourgos) sous le patronage de la Lune ? Mais si l’on choisit de lire dans le texte une pure et simple hiérarchie des peines, on se heurte à des difficultés plus redoutables encore : comment justifier, d’un point de vue platonicien, par exemple que le gymnaste soit placé deux rangs au-dessus du poète, dont Platon, et dans le Phèdre tout particulièrement, souligne souvent la proximité avec le philosophe ? Si l’on veut interpréter les degrés de la chute en proportion de l’éloignement des âmes de la vie des dieux, dont le cortège défile sur le cercle du Zodiaque, on aura quelque difficulté à comprendre les places inférieures accordées au devin et au poète, qui sont pourtant les possédés du dieu.
            Platon alors complète cette eschatologie stellaire en évoquant la tradition pythagoricienne de la « Grande Année » : au bout de dix mille ans, toutes les constellations qui sont dans le ciel retrouveront très exactement la place qui fut la leur, tout pouvant alors recommencer et les âmes rejouer à nouveau leur destin. C’est seulement après l’épreuve de la Grande Année, que l’âme qui aura mené une vie juste recevra des ailes et pourra participer à l’évolution des chœurs célestes, selon le degré de sa perfection. Seul le philosophe accède à la vie ailée des dieux avant le terme, au bout de trois mille ans seulement… (249 a). Quant aux autres, elles sont jugées au terme de la Grande Année et vont purger leur peine « aux maisons de justice qui sont sous terre » (eis ta upo gês dikaiôtêria, 249 b). Au bout de mille ans, il leur est donné de tenter à nouveau leur chance : elles tirent au sort leur destin et renaissent pour le vivre : « C’est à ce moment qu’en une existence de bête vient passer une âme d’homme, tout comme, d’une existence de bête, revient à la condition humaine celui qui fut une fois homme » (249 b). Le texte est ici très proche du mythe final de la République (nous y apprenons qu’Orphée renaît sous la forme d’un cygne, Ajax d’un lion, Agamemnon d’un aigle, Thersite d’un singe…etc.). On remarquera que ces métamorphoses ne sont pas arbitraires, chacun prenant la forme d’un animal qui incarne le trait dominant de son caractère. Cette rêverie, qui rapproche étrangement l’homme de la bête, n’est peut-être pas sans rapport avec la fable animalière (Esope) qui dénonce les passions des hommes sous le masque des bêtes. Seule l’âme qui a contemplé une fois la Vérité (249 b 6) peut s’emparer d’un corps humain, car c’est là le propre de l’homme que de pouvoir se ressouvenir de la vérité : l’homme est le vivant dont l’âme est douée de réminiscence (249 c 2). Il n’y a donc qu’une seule passion que la comédie animale ne puisse pas incarner : celle de la vérité, le désir de la connaissance. Seul celui que guide l’amitié du savoir, seul le philosophe est absolument humain.

            4- Amour et réminiscence
            La réminiscence est pouvoir de subsumer une multiplicité de sensations sous l’unité de l’Idée. Cela s’accomplit par un logismos, par un raisonnement, ou plus encore par un acte de langage. C’est en effet le propre du langage, qui est lui-même le propre de l’homme, que de rassembler le divers dans l’unité du concept, le mot faisant signe non vers la chose mais vers l’Idée, « imitant l’essence des choses » selon la formule du Cratyle (430 a), non les choses elles-mêmes. « Il faut en effet que l’homme arrive à saisir ce qu’on appelle forme intelligible (eidos), en s’élevant d’une pluralité de sensations vers l’unité qu’on embrasse au terme d’une raisonnement (en logismô). Or, cet acte est une réminiscence (anamnêsis) des réalités jadis contemplées par notre âme » (249 b-c). L’âme réminiscente est ainsi ailée et s’élève du multiple sensible à l’unité intelligible : « Aussi est-il juste que la pensée du philosophe soit ailée » (249 c). Elle encore une âme amoureuse, puisque c’est le propre de l’amour que de désirer passionnément l’immortel dans le mortel, que de tendre vers l’Idée éternelle qui se représente dans la beauté singulière de ce corps. L’amour donne des ailes à l’âme, il l’élève à l’acte de la réminiscence, il inspire les âmes comme les Muses les poètes (« c’est chose légère que le poète, ailée, sacrée » : Ion, 534 b) et lui communique l’enthousiasme qui la soulève (Platon emploie le mot enthousiasis en 249 e 1) quand elle s’approche du vrai et de ce qui est « réellement réel, eis to on ontôs » (249 c 4). « La vue de la beauté céleste réveille le souvenir de la beauté véritable, et l’âme revêt des ailes » (249 d). Si l’amour rend poète, s’il ouvre les portes du langage, c’est qu’il entraîne l’âme sur le chemin de la réminiscence, l’élevant du multiple périssable à la forme une et immortelle, c’est que son élan épouse le mouvement propre du langage qui porte l’esprit du sensible vers l’Idée.
C’est ainsi que l’amant voit dans la figure de l’aimé comme une icône sainte (ôs agalmati : 251 a), l’image surnaturelle d’un dieu auquel il désire offrir des sacrifices et adresser ses prières. Il est vrai aussi que l’élan qui porte l’âme vers l’immortel peut aussi s’abîmer dans l’image sensible : l’amant sombre alors dans l’idolâtrie : « il tourne ses regards vers le bel objet, il le vénère à l’égal d’un dieu, ôs theon » (251 a). Et plus loin : « L’objet de son désir représentant pour lui la divinité même, c’est comme une sorte d’image sainte (agalma) qu’il se fabrique et qu’il orne, dans l’intention de lui rendre un culte secret » (252 d). « Agalma » désigne encore chez Platon les statuettes des dieux que dissimule l’écrin des Silènes auxquels Alcibiade compare Socrate. L’idolâtre prend le sensible pour l’intelligible et, incapable d’effectuer en lui l’acte purificateur de la réminiscence, demeure attaché à la terre sans réussir à prendre son envol : « Il agit en bête à quatre pattes, et se met en devoir de saillir et d’engrosser » (250 e). C’est le risque de l’idolâtrie qui gouverne l’opposition du cocher de l’âme, qui se ressouvient de l’Idée, et du cheval noir et rebelle, qui se précipite vers l’idole (253 c – 254 e).
            Aux trois formes de délire inspiré par les dieux dénombrées en 244 b sq (le délire prophétique inspiré par Apollon, le délire cathartique inspiré par Dionysos, le délire poétique inspiré par les Muses), Socrate en ajoute donc une quatrième, supérieure à toutes les autres en ce qu’elle incite l’âme à la recherche philosophique et lui communique le désir de proférer un discours qui porte sur l’immortel et l’intelligible. Comme Socrate le dira plus loin : « Quant au délire divin, nous l’avons divisé en quatre sections qui relèvent de quatre dieux, rapportant à Apollon l’inspiration divinatoire, à Dionysos l’inspiration mystique, aux Muses l’inspiration poétique, la quatrième enfin à Aphrodite et à l’Amour ; nous avons alors proclamé l’excellence supérieure du délire amoureux » (265 b). Et ici : « Entre toutes les formes de possession divine, le délire amoureux se révèle être la meilleure » (249 e 1). Ce qui enivre l’amour en effet, selon Platon, plus que la sensualité, est la passion de la connaissance : l’amant, dans son délire, perçoit le monde comme transfiguré dans l’immortel, il a le sentiment d’être initié à une autre vie, divine et que le temps ne saurait corrompre. C’est ainsi que le désir sexuel de la possession n’est que l’image charnelle du désir de connaître le secret de l’immortelle beauté, dont l’aimé est pour ainsi dire le représentant et comme l’ambassadeur. Il faut donc dire que tous les vivants désirent, mais que seul le philosophe connaît la vérité du désir qui les soulève. C’est alors que l’amant, métamorphosé par le ravissement amoureux qui le sidère dans le firmament, se ressouvient de la vision béatifique qui était la sienne lorsqu’il faisait partie du cortège des dieux : « La beauté était resplendissante à voir en ce temps où, unis à un chœur bienheureux, nous en avions une vision bienheureuse et divine, nous à la suite de Zeus, d’autres à la suite d’un autre dieu » (250 b). De toutes les vérités, la beauté est la plus « lumineuse », elle est splendeur et manifestation, et son empreinte est pour cette raison demeurée en nous gravée plus profondément que toute autre réalité intelligible. Elle se dévoile à nos regards « au sein d’une pure et éclatante lumière » (250 c), « elle-même brillante de la plus intense clarté » (enargestata, la plus visible, la plus manifeste : 250 d). Et c’est pourquoi même en ce monde où la Justice et la Sagesse (dikaiosunê kai sôphosunê) ont perdu tout leur éclat, la Beauté à conservé quelque chose de la splendeur (lampros, 250 b 6 : brillant, splendide, évident, magnifique) qui était la sienne quand nous la contemplions à la suite des dieux immortels. Ce que Platon nomme la « beauté » est moins la force de la vérité que l’éclat de son dévoilement. La beauté platonicienne est le sujet absolu du verbe apparaître. Dans le monde sensible, tout ce qui apparaît est aussi voué à la disparition ; c’est seulement dans l’immortel et dans l’intelligible que l’apparaître peut s’accomplir en pleine lumière, dans l’absolu de la présence. C’est ainsi qu’on dit d’Aphrodite non qu’elle est, mais qu’elle fait son « apparition », qu’elle « surgit de la vague » comme, de l’informe, naît la forme parfaite.
            Platon évoque alors avec nostalgie les temps bienheureux où l’âme contemplait directement la vérité, où elle jouissait de la vision directe et faciale du divin et de l’immortel. En ce temps-là, l’âme était simple et une, non encore dispersé dans l’indéfinie multiplicité du sensible : « Cette initiation, nous la célébrions dans l’intégrité de notre nature (holoklêroi), à l’abri de tous les maux qui nous attendaient dans le temps avenir. Intègres (holoklêra), simples, immuables et bienheureuses étaient les apparitions dont nous étions comblés en tant que mystes et époptes » (250 c). « Holoklêros » : qui forme un tout, simple et parfait. A l’âme déchirée par la terreur et les simulacres de l’imagination s’oppose donc l’âme réconciliée avec elle-même dans la vision bienheureuse de l’immortel, s’élevant, par le vol de la pensée, du divers sensible à la simplicité de l’Idée. En se liant à un corps qui la livre au sensible, l’âme se détourne de la contemplation des formes divines et se perd dans le labyrinthe du dissemblable, où elle ne sait plus se reconnaître ni se retrouver. La chute dans le sensible, leçon paradoxale de l’érotisme platonicien, est la mort de l’âme. C’est parce que l’amour est la victime d’une fascination qu’il s’imagine charnel : s’il se connaissait lui-même, il reconnaîtrait qu’il est extase mystique et non convoitise terrestre. On retrouve alors l’ancien jeu de mot, d’origine pythagoricienne, qui rapproche sôma, le corps, de sêma, le tombeau (déjà mentionné par Platon en Gorgias 493 a 3 et en Cratyle 400 c 1) : « Alors nous étions purs et nous ne portions pas la marque de ce sépulcre (asêmantoi) que, sous le nom de corps (sôma), nous promenons à présent avec nous, attachés à lui comme l’huître à sa coquille » (250 c). On remarquera toutefois que sêma signifie en grec non seulement le tombeau, mais aussi tout signe figuratif, tout signe de reconnaissance (un tombeau est d’abord une stèle qui signifie que ce lieu est habité par le mort, qu’un vivant ne saurait en conséquence sans danger le profaner), ou bien encore un signe de la volonté des dieux, c'est-à-dire un augure, un présage ; enfin les étoiles, et les constellations qui les regroupent, sont également des sêmata. Aussi doit-on comprendre que la beauté du corps n’est pas à elle-même sa propre fin, mais qu’elle n’est qu’un « signe » qui oriente l’âme amoureuse vers l’immortel. Le corps n’est un tombeau que pour l’âme aveuglée par la beauté sensible, incapable de discerner la forme intelligible à laquelle ce sensible participe. Ainsi l’idolâtre qui confond l’image (agalma) avec le dieu. Si le corps est un tombeau, alors la rencontre de la beauté, redonnant vie au souvenir de l’immortel, provoque dans l’âme un bouleversement semblable à celui d’une véritable résurrection : l’âme de l’amant, recevant l’émanation divine qui rayonne depuis la beauté (« une fois reçue par la voie des yeux l’émanation de la beauté » : 251 b 1-2), se sent pousser des ailes comme les enfants qui se sentent pousser des dents (251 c), elle ressent la puissance de l’essor qui l’emporte vers l’immortel, elle subit une véritable métamorphose (« expansion », « épanchement », « élan de croissance », « gonflement », « ébullition générale et toute palpitante » : 250 b-c). L’âme cède à « l’himeros », désir amoureux ou amour passion, qu’une étymologie du Cratyle explique par l’image d’un flux qui se précipite en avant (Cratyle, 420 a-b), et que Robin comme Brisson traduisent par « vague du désir ». Plus loin, Platon commente lui-même cette expression en la rapportant au rapt, par Zeus, de Ganymède, autre mythe de ravissement semblable à celui d’Orithye par Borée : « ce flot du courant dont j’ai parlé (ê tou rheumatos pêgê), et auquel le nom de vague du désir (himeros) fut donné par Zeus alors qu’il aimait Ganymède » (255 c). Il faudrait rapprocher ce texte du passage du Banquet dans lequel Diotime décrit l’épanouissement du corps fécond mis en présence de la beauté (206 c sq) : mêmes images d’expansion, de croissance, de déploiement. L’âme est étriquée et contrainte dans la prison du corps ; elle ouvre ses ailes et se déploie en toute liberté quand, répondant à l’appel de la beauté, elle se ressouvient de l’immortel. Son « pouls » bat plus fort : 251 d. Mourant à elle-même pour renaître dans l’immortel, l’âme est en proie aux sentiments les plus contradictoires, elle souffre une douleur qui est la plus haute jouissance, elle est comme suppliciée par l’extase : « L’âme, aiguillonnée de toutes parts, est transportée de douleur. Mais parce que le souvenir de la beauté lui revient, elle est toute joyeuse » (251 d). Cette heureuse souffrance est sans doute à mettre en rapport avec les douleurs de l’accouchement, qui accompagnent toujours, selon l’image socratique, le travail du concept et l’enfantement de l’esprit.

           A partir de 250 c, le ravissement amoureux est à nouveau rapporté à la métaphore astrale qui avait d’abord inspiré l’hymne prononcé par Socrate. On sait que les dieux de la mythologie métamorphosent volontiers les mortels qu’ils ont aimés en constellations, éternisant ainsi leur souvenir en le transportant dans le ciel étoilé (ainsi Artémis Endymion ou Dionysos Ariane, ou du moins le diadème d’or, forgé par Héphaïstos, dont il lui avait fait don). C’est de la même façon que, soulevées par l’élan de la « vague amoureuse », les âmes sont transportées dans le ciel, et placées sous l’ascendance de la planète dont elles sont les servantes. C’est ainsi que ceux qui sont soumis à Arès (Mars) aiment furieusement, et sont portés au meurtre et au sacrifice (252 c 6), chacun aimant selon le dieu dont il fut le « choreute », les dieux étant les coryphées d’une danse céleste qui figure le destin des âmes. Platon évoque encore les âmes qui relèvent de Zeus (252 e), et celles qui relèvent d’Héra ou d’Apollon (253 c). L’amour terrestre ne fait ainsi que répéter sans le savoir la scène primitive qu’il a d’abord jouée dans la région supra-céleste (uperouranios topos : 247 c 3) où évolue la danse des dieux. L’astrologie de la Renaissance, en particulier dans le néoplatonisme de Ficin, s’inspirera beaucoup de l’hymne mythologique du Phèdre. Ce qui confirme l’idée qu’il faut bien interpréter la hiérarchie des âmes non selon la distribution d’une justice punitive, mais selon les associations qui placent les âmes sous l’ascendance de telle ou telle planète.

           5- Le miroir des amants
           Dans la dernière partie du discours de Socrate (nous ne commentons pas le passage sur l’attelage de l’âme amoureuse, 253 b – 254 e, l’antagonisme qui oppose le cheval rebelle au cheval docile, l’ayant déjà commenté à propos du char ailé de l’âme), Platon propose une théorie de la fascination amoureuse, de ce double mirage qui captive les amants, prisonniers de l’idole ou du simulacre (eidôlon), ou bien au contraire transportés dans l’immortel par la vertu de l’icône (eikôn). L’amour est un phénomène d’écho, ou de résonance, une sorte d’expansion contagieuse de l’âme qui métamorphose tout ce qu’elle touche à son image. Socrate avait déjà avancé l’idée d’une sorte de courant ou de rayonnement amoureux, un « flot de particules, mêrê » (251 c) qui diffuse, depuis la source de l’âme en proie à la passion, cette « vague d’amour », ou himeros, qui stimule dans l’aimé sur lequel cet épanchement se déverse la joie et la vitalité (251 c). Socrate reprend ici cette image : « Le flot du courant (« ê tou rheumatos pêgê ») dont j’ai parlé et auquel le nom de vague de désir (himeros) fut donné par Zeus alors qu’il aimait Ganymède » (255 c). La théorie physique de l’amour, selon le mythe ici proposé par Platon, rejoint plus généralement la théorie de la sensation telle qu’elle se trouve exposée en d’autres dialogues : toute perception est la résultante d’une double émanation, la formation confluente de deux flux qui se rencontrent et se mêlent. Ainsi dans le Ménon (76 c-e), Socrate explique la perception des couleurs en évoquant une théorie qu’il attribue à Empédocle , et qu’il qualifie curieusement de « tragique » (faisant remarquer par là qu’il s’agit d’une métaphore poétique plutôt que d’une explication véritablement rationnelle) : le sentiment de la couleur naît d’une sorte « d’effluve » (aporroê, écoulement, émanation, exhalaison) qui transporte des « figures » (skhêmata) proportionnées à la vue et sensible : « Khroa aporroê skhêmatôn opsei summetros kai aisthêtos » (76 d). Dans le Timée, Platon précise encore cette théorie de la vision, qui est aussi le paradigme d’une théorie générale de la perception : les yeux, qui sont « porteurs de lumière » (phôsphora ommata), contiennent une sorte de « feu intérieur » qui s’écoule par l’épanchement d’un « feu extérieur » : « Le feu pur qui réside au-dedans de nous et qui est frère du feu extérieur s’écoule au travers des yeux d’une façon subtile et continue » (45 b). Mais tout corps émet un semblable rayonnement, et l’image visuelle est ainsi engendrée par la confluence des yeux phosphorescents et du rayonnement du monde : « Lors donc que la lumière du jour entoure ce courant de la vision, le semblable rencontre le semblable, se fond avec lui en un seul tout, et il se forme, selon l’axe des yeux, un seul corps homogène » (45 c), qui est le « corps » de l’image elle-même, la concrétion matérielle de la double émanation émise à la fois par le sujet et l’objet. Platon peut ainsi expliquer les rêves (quand la force du feu intérieur continue d’être active pendant le sommeil (45 d-e), et la réflexion des images sur les miroirs ou sur toute surface polie, les particules émises étant retournées à l’envoyeur en inversant la gauche et la droite (46 a-b). Dans le Ménon, c’est le mot grec aporroê qui désigne cet écoulement optique ; dans le Phèdre, on retrouve cet aporroê en 251 b 2 : « une fois reçue par la voie des yeux l’émanation (aporroê) de la beauté, l’âme amoureuse s’échauffe et l’émanation donne de la vitalité à son plumage ». On comprend alors que l’amour est une sorte de perception superlative, qui élève à la plus haute intensité cette fusion des émanations dont l’image est le fruit. Il en résulte que nous aimons toujours une image plutôt qu’un être véritable, à la façon des Troyens qui, selon Stésichore repris par Platon dans La République (IX, 586 c), croyaient aimer Hélène alors qu’ils n’aimaient en vérité que son simulacre ou son fantôme (eidôlon).
           L’effusion amoureuse n’est donc que l’hyperbole du rayonnement qui émane du corps vivant. Lorsque l’âme se sent pousser des ailes, qu’elle se métamorphose par son ravissement dans l’immortel, émane d’elle une sorte de rayonnement amoureux, s’épanche d’elle comme un surcroît de vie qui se déverse sur tout ce qui l’entoure. Cette effusion spirituelle, cette phosphorescence de l’âme, cette expansion de la joie se communique alors à tout ce qu’elle rencontre. Rien n’est ainsi plus contagieux que l’amour, et le plus sûr moyen de se faire aimer, c’est d’aimer soi-même : l’âme amoureuse, transfigurée par l’émanation qui s’épanche d’elle, est irrésistible. Comme le dit ici Platon, « c’est la bienveillance de l’amoureux qui met l’aimé hors de lui-même » (255 b 4). C’est ainsi, explique-t-il encore, par ce flux de particules dont l’œil vivant est la source, que se transmet l’ophtalmie, qui est une inflammation de l’œil qui se communique donc par écoulement du voyant vers le vu, du sujet vers l’objet : « C’est comme s’il avait d’un autre attrapé une ophtalmie » (255 d). De même, l’âme amoureuse transmet son inflammation à celui vers lequel elle dirige ses rayons, et la maladie d’amour « s’attrape » en quelque sorte par la contagion d’un transport divin. Les amants, devenus semblables l’un à l’autre par la transfusion des émanations, s’imaginent alors qu’ils sont fait, de toute éternité, l’un pour l’autre. En vérité, ils se sont faits semblables l’un à l’autre par la physique de la double confluence, le regard amoureux façonnant le regard aimé à l’image de lui-même, et lui communiquant cette puissance expansive qui est dans l’âme comme un surcroît de vitalité, et comme l’image de la vie infiniment intense dont jouissent les immortels. Et c’est pourquoi l’amour déifie l’objet de son élection, parce qu’il lui communique cette vie divine qui émane de lui et qui a pouvoir de transfigurer le mortel dans l’immortel, de le transporter dans le cortège de Zeus qui gravite solennellement aux confins des sphères étoilées. Si l’aimé paraît à l’amant comme « l’égal d’un dieu, isotheos » (255 a 1), s’il « le vénère à l’égal d’un dieu, ôs agalmati kai theô » (251 a 7), ce n’est pas seulement par l’effet d’une illusion ou d’une hallucination, mais parce qu’en vérité l’expansion généreuse de l’âme amoureuse déifie l’objet sur lequel elle déverse la grâce qui la transfigure, et l’éveille ainsi véritablement à la vie d’absolue intensité qui soulève les immortels. Il ne faut pas donc dire que le semblable aime le semblable (thème développé dans le Lysis, 214 a-b, et qui est un principe d’explication physique pour la formation des corps composés chez Empédocle et les Atomistes), mais plutôt que l’amour rend semblable à lui-même celui auquel il se donne. Or l’âme amoureuse, transfigurée par le flux vital qui émane d’elle, ne saurait être mauvaise : en imitant la vie des dieux, en se laissant ravir dans l’immortel, elle abandonne toute méchanceté et s’épanche librement dans le Bien. C’est pourquoi l’amour est une sorte de renaissance et de rédemption des âmes, tandis que l’âme méchante se mutile en quelque sorte elle-même en se fermant à l’invitation amoureuse, en refoulant l’appel de la vie immortelle. Le bien appelle ainsi le bien, il s’accroît par l’échange et le don, tandis que le mal se recroqueville sur lui-même et se retranche volontairement du circuit des échanges : « Le destin n’a pas permis qu’un méchant fût l’ami d’un méchant (kakon kakô philon) et qu’un homme de bien ne puisse être l’ami d’un homme de bien (agathon mê philon agathô) » (255 b). Il ne faut donc pas dire que le semblable aime le semblable, mais plutôt que la grâce de l’amour se transmet par effusion à celui dont elle touche le cœur, tandis que la méchanceté, prisonnière de la haine qui la ronge, se ferme à elle-même la voie de la rédemption.
           Dans le texte plus haut cité du Timée, la théorie de la perception par l’émanation d’un flot de particules permet entre autres questions de construire une catoptrique, c'est-à-dire une théorie des images reflétées dans le miroir : le flux émané de la phosphorescence oculaire est absorbé par les corps poreux, mais il est réfléchi par les surfaces lisses et polies, comme le sont les miroirs (le miroir, dans l’antiquité, est fait de bronze poli). La réciprocité de l’épanchement amoureux permet alors de transposer la théorie du reflet à la relation spéculaire de la passion : chacun croit aimer l’autre dont la beauté l’éblouit, puisque la beauté n’est autre que le coëfficient d’émanation des corps physiques, leur puissance de radiation, la splendeur qui émane d’eux. Mais en vérité ce qu’il aime en l’autre, ce n’est pas l’autre, c’est l’image réfléchie de lui-même, l’image du transport divin qui le transfigure et en lequel il devine, par réminiscence, la forme du divin et de l’immortel : « Il ne se rend pas compte que, dans son amant, c’est lui-même qu’il voit […] ayant ainsi un contre-amour qui est une image réfléchie de l’amour, eidôlon epôtos antepôta ekhôn » (255 d-e). Selon certaines traditions, les Grecs associent en effet Antéros à Eros, tous deux fils d’Aphrodite et d’Arès, Antéros étant une allégorie de l’amour réciproque, le répondant et le symétrique de l’Amour, qui ne peut vivre que dans une relation duelle, faite de partage et d’échange. Eros est ainsi toujours accompagné de son double, Antéros, comme de son image dans le miroir. On comprend alors que le délire amoureux, qui est la plus haute forme du délire divin, court le danger du narcissisme, s’enfermant dans une passion mortelle qui aliène le moi à l’image phantasmatique de son double.
           Le péril que court alors l’âme amoureuse ne peut être écarté que par l’amour de la philosophie, c'est-à-dire l’amour de l’immortel et du divin, de cette beauté intelligible que seul l’esprit peut discerner, que les sens ne sauraient atteindre. Ce que l’amant aime en effet dans l’aimé, ce n’est pas lui-même, ce n’est pas davantage l’aimé, c’est plutôt cette « vague de désir » qui les soulève l’un et l’autre et se communique par contagion réciproque, qui les transporte dans l’immortel et leur donne à goûter un bonheur qui s’apparente à la béatitude divine. L’objet et le sujet ne sont ici que les réflecteurs, les écrans spéculaires qui interfèrent l’un et l’autre et stimulent, par cette double radiation, le désir d’immortalité qui soulève leurs âmes et leur communique l’essor vers le vrai, le bien et le beau. L’amour trouve alors sa vérité dans la relation dialogique, dans la réflexion en miroir dont Socrate règle le dispositif dans le dialogue platonicien, ce dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même. La plus haute vérité de l’amour selon Platon, c’est la spéculation philosophique du « connais-toi toi-même ». C’est ainsi que, dans l’Alcibiade majeur, Socrate, rappelant à Alcibiade qui veut se détourner de la philosophie pour se convertir à la politique et briguer les suffrages de l’assemblée, le précepte delphique, entreprend de le lui expliquer en prenant pour paradigme la théorie de la vision. Pour comprendre la signification du « connais-toi toi-même », dit Socrate, il suffit de la transposer de l’intelligible au sensible, le sensuel Alcibiade ne comprenant que ce que ses sens peuvent atteindre. « Connais-toi toi-même, gnôthi sauton » devient ainsi un « Regarde-toi toi-même, ide sauton » (132 d). Pour obéir à ce nouvel impératif, il faut, reconnaît Alcibiade, passer par la médiation du miroir, et plus encore, ajoute Socrate, par la médiation de ce miroir originel et archétypal qu’est le visage d’autrui : en me penchant sur le visage de mon semblable, je vois le reflet de mon visage qui se dépose sur le cercle de la pupille, et c’est la raison pour laquelle « pupille » se dit en grec « korê », qui signifie « petite fille » ou « poupée », car la pupille est le miroir vivant en lequel vient se déposer l’image du regard qui se tourne vers nous et nous désire (de même, en français, « pupille » désigne un enfant orphelin, l’image d’un père absent, et en anglais « pupil » désigne l’élève qui est comme l’image de son maître). Mais le visage n’est ici que l’icône de la pensée, et tout particulièrement les yeux, qui se réfléchissent l’un l’autre et sont l’un à l’autre l’expression la plus immédiate et la plus manifeste du secret de l’âme qui réside dans l’intérieur. Il faut donc s’élever du sensible à l’intelligible, puisque l’aimant qui fait interférer les regards n’est pas la seule beauté physique des yeux, mais le mystère des âmes qui s’exprime dans le regard. Le « regarde-toi toi-même » devient donc un « connais-toi toi-même », c'est-à-dire « connais en toi ce qui est ton essence, l’âme pensante qui te fait participer à l’humanité ». Pour ce faire, commente alors Socrate, il faut qu’une âme puisse se contempler dans le miroir d’une autre âme. Et de même que la pupille, qui est le cercle en lequel se concentrent la vertu et la puissance de l’œil, est le meilleur miroir pour l’œil, de même, le souvenir et l’amour de l’immortel, c'est-à-dire la réminiscence du divin, sont dans l’âme le point aveugle et le centre d’excellence en lesquels une âme peut percevoir, par réflexion, ce qu’il y a de meilleur en elle, et la part divine qui lui communique sa lumière (133 a). Et c’est de la même façon qu’au début du Théétète, Théodore, le maître de géométrie, désignant à Socrate, en quête d’un partenaire dialogique, le plus doué de ses élèves, le jeune Théétète, lui fait remarquer la ressemblance qui l’apparente à Socrate lui-même : « Il n’est pas beau : il te ressemble, et pour le nez camus, et pour les yeux à fleur de tête, encore qu’il ait ces traits moins accentués que toi » (143 e). Socrate demande alors à ce que s’approche Théétète : « Ainsi pourrais-je me voir de face et savoir quel est mon visage (to prosôpon) » (144 d). Et de continuer : « Si nous avions chacun notre lyre et que Théodore les affirmât accordées l’une à l’autre, le croirions-nous sans plus ou voudrions-nous examiner s’il a compétence musicale pour parler de la sorte ? » (144 e). Passant alors du sensible à l’intelligible, de l’accord des instruments dans la symphonie à l’accord des âmes dans le dialogue, Socrate invite Théétète à lui ouvrir son âme en ce qu’elle a d’essentiel, sa puissance de réminiscence et de méditation. Et c’est seulement lorsque la réciprocité des âmes dans l’attention de la pensée a été ainsi mise au point, comme l’accord des instruments dans le « la » qui les fait sonner ensemble, que la quête dialectique peut commencer et que l’on peut formuler la question qui va gouverner tout le dialogue : « qu’est-ce que la science (epistêmê) ? ».
           Ainsi le double regard du « connais-toi toi-même » peut connaître un double destin : ou bien les yeux rivés l’un à l’autre par leur plus intime secret, cette part divine qui illumine leur intériorité, ne voient que l’image sensible en laquelle se représente leur réalité physique, et les âmes, au lieu de fusionner dans l’immortel et le divin, ne se nourrissent que de formes matérielles et demeurent enchaînées au visible ; ou bien, l’âme rencontre l’âme en s’ouvrant une voie par la porte de la pupille qui lui fait face et, s’affranchissant du sensible, découvre l’immensité de l’intelligible que la chasse dialectique explore. Dans le premier cas, l’image de l’aimé est pour l’amant une idole (eidôlon) qui le retient en captivité dans le monde sensible, qui l’aveugle sans réussir à le révéler à lui-même le conduisant à adorer non le dieu, que l’esprit seul peut apercevoir, mais son image (to agalma) transportée dans le devenir. Dans le second cas, l’image de l’aimé est pour l’amant une icône (eikôn) qui représente sans doute le dieu mais ne saurait être confondue avec lui, la représentation mythique de l’immortel et du divin dont l’âme douée de réminiscence est depuis toujours amoureuse. L’amour ne s’enferme ainsi dans le cercle clos du narcissisme que dans la mesure où il succombe à la fascination de la présence phénoménale, à l’éblouissement du sensible : alors l’amant n’est qu’un double matériel, la moitié en quelque sorte anatomique de lui-même, comme l’avance le mythe d’Aristophane, dans le Banquet, qui est le mythe de l’amour fasciné par l’hallucination du double, l’amour piégé par l’illusion du couple, celui qui compte sur les seules vertus de l’étreinte pour apaiser ce désir d’immortalité qui soulève nos âmes. Eros et Antéros sont alors liés par les liens d’une double servitude, d’une mutuelle fascination qui occulte à leurs yeux la voie de la réminiscence et les enchaîne dans une dépendance qui ne peut s’accroître, mais seulement décliner ou, au mieux, demeurer semblable à elle-même : « Amis, oui, certes, ceux-là le sont aussi, moins toutefois que les amis de la sagesse : c’est l’un pour l’autre qu’ils vivent […] convaincus d’avoir mutuellement donné et reçu les plus hautes garanties, celles dont il est, à leurs yeux, impie de se délier pour en venir un jour à être ennemis » (256 d). Amour jaloux, fermé sur lui-même, hostile à tout ce qui lui est étranger. C’est à l’inverse pour se consacrer « à une vie d’ordre et à l’amour de la sagesse (philosophia) » que s’unissent les amants qui n’oublient pas l’immortel ni le divin qui les a transportés l’un vers l’autre. Ceux-là savent que le véritable objet de leur désir n’est pas l’idole qui leur fait face, mais plutôt la clarté spirituelle et immortelle dont l’amant se fait le miroir mystique, ils reconnaissent dans cette image d’eux-mêmes qui vient se réfléchir sur le visage de l’amant, non le double que leur imagination suscite, mais l’énigme de la pensée réfléchissante et l’abîme du « connais-toi toi-même ». Aussi mènent-ils « une vie bienheureuse et pleine d’harmonie » (256 b 1), tout entière consacrée à la pensée de l’inconnu et à la méditation de l’étrange, loin de cette vie enfermée dans le cercle du familier à laquelle se consacre les amants idolâtres. Et tandis que pour ces derniers, Antéros est un double fascinant qui fait obstacle à la pensée, pour les premiers au contraire le partenaire amoureux, comme Théétète pour Socrate, est le répondant dialogique d’une recherche qui n’aura jamais de fin. Pour les amants idolâtres, le visage de l’aimé est celui qu’aperçoit Narcisse en se penchant sur l’eau de la source. Aussi finissent-ils par se noyer dans ce double mortel qui méduse l’esprit. Pour les amants philosophes, le visage de l’aimé est celui de l’énigme que la pensée est pour elle-même, le visage ironique d’une inquiétude spirituelle qui aiguillonne et questionne les âmes. On a reconnu le visage de Socrate lui-même. Le destin des amants idolâtres, qui n’ont pas su poursuivre jusqu’à l’ultime sphère du cosmos l’essor qu’ils ont reçu de l’amour, les exilent du cortège des dieux mais leur accorde cependant pour prix de leur amour de voyager entre la sphère des fixes et la terre (non sur la terre comme le sophiste, ni dans le monde souterrain, comme le tyran), sur les orbites chaotiques des planètes, attachés l’un à l’autre tant ils sont devenus indissociables : « Au terme de leur vie, c’est sans ailes, mais non sans avoir fait effort pour être ailés, qu’ils s’en vont de leur corps. Aussi n’est-il pas de mince valeur, le prix qui récompense leur amoureux délire : ce n’est plus en effet vers les ténèbres ni pour le voyage souterrain, que la Loi les conduit […] Passant une existence lumineuse, ils sont heureux, en compagnie l’un de l’autre, et font ensemble le voyage jusqu’à ce qu’ils soient pourvus d’ailes, quand le temps sera venu » (256 d-e). Quant aux amants philosophes, au terme des trois révolutions millénaires qui les met à l’épreuve (249 a et 256 b), ils sont affranchis du monde du devenir et entrent à jamais dans le cortège des dieux. Mais il n’est de pire de destin que celui des âmes qui se refusent à l’amour, qui ne veulent rien savoir du divin transport et se gardent de toute possession, telle l’âme de Lysias, qui voulait se prémunir de l’amour comme d’une maladie et prononçait paradoxalement et, nous l’avons vu, mensongèrement, l’éloge non de l’amour mais au contraire de son refoulement. Pour Lysias, qui n’a connu de l’amour non l’amour lui-même mais seulement sa comédie (à l’inverse, les amants véritables « ne jouent pas la comédie », 255 a), qui a introduit le calcul profane (il vaut mieux aimer celui qui n’aime pas plutôt que celui qui aime) dans le domaine sacré de l’amour, la condamnation prononcé par le destin est terrible : « cette mesquinerie (aneleutheria, « indigne d’un homme libre, mesquin, sordide, avare » : 256 e 6) vaudra à cette âme de rouler pendant neuf milliers d’années, autour de la terre et sous la terre, dans un état de déraison (anous) » (256 e).

 

NOTE

1- Plutarque, Des Opinions des philosophes, II, 15 : « Xénocrate croit que les astres sont placés sur une même surface. Les autres stoïciens disent qu'ils occupent des surfaces qui diffèrent en hauteur et en profondeur. Démocrite place d'abord les étoiles fixes, ensuite les planètes, et après elles le soleil, l'étoile de Vénus et la lune. Platon met au premier rang, après les étoiles fixes, la planète de Saturne, qu'il appelle Phénon, et ensuite celle de Phaéton ou de Jupiter. La troisième est Pyroïs ou Mars ; la quatrième, Lucifer ou Vénus ; la cinquième, Stilbon ou Mercure; la sixième, le soleil; et la septième, la lune. Quelques mathématiciens sont de l'avis de Platon ; d'autres placent le soleil au milieu des autres planètes. Anaximandre, Métrodore de Chio et Cratès placent le soleil dans la partie du ciel la plus élevée, après lui la lune, et au-dessous de ces deux astres, les étoiles fixes et les planètes. » Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, I, 19, 2 : « La rétrogradation des sphères mobiles démontrée, nous allons à présent exposer en peu de mots l'ordre selon lequel elles sont rangées. Ici l'opinion de Cicéron semble différer de celle de Platon, puisque le premier donne au soleil la quatrième place, c'est-à-dire qu'il lui fait occuper le centre des sept étoiles mobiles; tandis que le second le met immédiatement au-dessus de la lune, c'est-à-dire au sixième rang en descendant. Cicéron a pour lui les calculs d'Archimède et des astronomes chaldéens ; le sentiment de Platon est celui des prêtres égyptiens, à qui nous devons toutes nos connaissances philosophiques. Selon eux, le soleil est entre la lune et Mercure. »