Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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14- Kant

a- Introduction à la Faculté de juger

b- Analytique du beau

c- Analytique du sublime

d- Art et vie de Platon à Kant

15- L'invention du musée

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

Kant. La Critique de la faculté de juger

 

            Biblio : Kant, Critique de la faculté de juger, présentation et traduction par Alain Renaut, Paris, Aubier 1995. Œuvres philosophiques, trois volumes, Gallimard, « La Pléiade », 1980, 1985, 1986.

            Victor Basch, Essai critique sur l’esthétique de Kant, 1897 ; Alfred Baeumler, Le problème de l’irrationalité dans l’esthétique et la logique du XVIIIème siècle, Presses universitaires de Strasbourg ; Éric Weil, Problèmes kantiens, Vrin, Paris, 1970 (l’étude « Sens et fait » se rapporte directement à la troisième Critique) ; Olivier Chédin, Sur l’esthétique de Kant, Paris, Vrin, 1982 ; Gérard Lebrun, Kant et la fin de la métaphysique, Colin 1970, republié en poche en 2003 ; du même Gérard Lebrun, Kant sans kantisme, Fayard, 2009 (posthume), « III- L'Unité retrouvée de la troisième Critique », p. 167-258  ; Alexis Philonenko, L’œuvre de Kant, Vrin, 1972, vol. II ; Jean-François Lyotard, Leçons sur l’analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991 ; Jacques Derrida, « Parerga » dans De la vérité en peinture, « Champs », Flammarion. Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, chap. VII : « Les problèmes fondamentéaux de l’esthétique », « Agora » ; Jacques Chouillet, L’Esthétique des Lumières, PUF ; et rappelons le très précieux 1789. Les emblèmes de la raison, par Jean Starobinski, Flammarion, « Champs ».

***

            En 1788, alors qu’il vient de publier la Critique de la Raison pratique, Kant prend conscience d’un « incommensurable abîme » (FdJ, introd. § II et IX) qui menace l’unité de son système. La première Critique, ou Critique de la raison pure, a montré comment l’entendement peut assujettir le monde de l’expérience sensible à ses a priori, et le soumettre ainsi à des lois universelles. Dans le monde sensible, ou règne de la Nature, tout phénomène obéit donc à la loi de la causalité et se trouve enchaîné par la nécessité. La seconde Critique, ou Critique de la raison pratique, a montré comment la raison est en vérité volonté d’autonomie, et comment elle trouve en elle-même la loi inconditionnée de son devoir. Dans le monde supra-sensible, ou règne de la Liberté, toute volonté digne d’humanité obéit donc à la loi morale, qui est la loi de sa propre autonomie, et doit ainsi se rendre indépendante de la nécessité naturelle. Ces deux domaines, celui de la Nature et celui de la Liberté, qui sont entre eux radicalement incommensurables,  apparaissent alors aux yeux de Kant comme les deux termes d’une contradiction qui menace l’unité du système. Cette contradiction, ou abîme (Kluft), est elle-même double : elle est en premier lieu morale, en second lieu spéculative. Morale : si la loi morale est sans commune mesure avec le monde sensible qui constitue l’horizon de l’existence des hommes, le monde dans lequel la liberté de l’homme se trouve engagée et située, le projet moral de l’autonomie ne risque-t-il pas de devenir une utopie, et la liberté une chimère que la réalité de ce monde exclut absolument? En d’autres termes : si le royaume de la liberté n’est pas de ce monde, pourquoi faudrait-il en ce monde obéir à sa loi? Mais l’abîme est aussi spéculatif : entre le divers des phénomènes tel qu’il est reçu par notre sensibilité, d’une part, et, d’autre part, les formes logiques, ou catégories, qui sont issues de la spontanéité de notre entendement, comment peut-on savoir que la synthèse sera toujours possible? Les sciences naturelles font au XVIIIe siècle d’immenses progrès, et Charles Linné publie de nombreuses éditions de son Systema naturæ (dont la dernière, posthume, précède de deux ans la publication de la FdJ). Buffon critique sévèrement ces tentatives de classifications, et démontre leur fragilité. Ne se pourrait-il que l’immense variété des choses ne soit rebelle à sa mise en ordre, ou systématisation, par l’entendement? En ce cas, une connaissance de la nature serait impossible et les catégories de notre entendement ne pourraient jamais se retrouver dans le labyrinthe de l’expérience.

            Nous remarquons que ce double abîme, qu’il soit moral ou spéculatif, oppose toujours l’objet (l’expérience pour la connaissance, le cours du monde pour l’action) au sujet (les catégories dans le jugement spéculatif, la loi morale pour le jugement pratique). Les deux premières Critiques n’avaient envisagé le dépassement de cette contradiction que par l’opération du « jugement déterminant ». Un jugement est une liaison, par la médiation de la copule, entre un sujet particulier et un attribut universel : Socrate est un homme. Le jugement est déterminant quand il réussit à « subsumer » (= comprendre sous un genre) le particulier sous l’universel. C’est ainsi que le jugement spéculatif est déterminant, par la médiation de la matière de la sensation, quand il soumet l’expérience sensible, nécessairement singulière, à la généralité des lois de l’entendement ; et le jugement pratique est déterminant, par l’immédiateté du l’impératif, quand il soumet ma volonté, engagée dans une situation singulière, à l’universalité de la loi de la liberté. Cependant, l’abîme qui sépare maintenant Nature et Liberté rend bien problématique, et même improbable, l’opération du jugement déterminant. Pour franchir cet abîme, Kant est donc conduit à poser la possibilité d’une autre forme du jugement, qu’il nomme alors « jugement réfléchissant ». Dans le jugement déterminant, c’est l’universel qui impose sa loi au particulier ; dans le jugement réfléchissant, c’est inversement le particulier qui, éveillant la curiosité de l’esprit, lui fournit l’occasion d’enfanter des idées nouvelles. Dans le jugement déterminant, c’est l’universel qui impose sa loi au particulier, dans le jugement réfléchissant, c’est inversement le singulier, c'est-à-dire le phénomène sensible, qui suggère à l’entendement un grand nombre d’idées générales, et lui donne ainsi beaucoup à penser.

La sollicitation sensible qui est à l’origine du jugement réfléchissant opère alors selon deux modes. En premier lieu, si nous envisageons le côté du sujet, ce peut être le sentiment de plaisir provoqué par la rencontre sensible qui féconde l’esprit et l’incline à la rêverie, éveillant la sagacité de l’entendement et suscitant la fantasmagorie de l’imagination. Le jugement réfléchissant est alors esthétique, association d’idées dont la liaison est plus ou moins maîtrisée selon la vigueur de l’entendement et l’intensité de l’impact de la rencontre sensible (aisthêsis = sensation). En second lieu, si nous envisageons le côté de l’objet, il se peut que, par un hasard heureux, le motif de la rencontre épouse de lui-même, par un accord énigmatique, la forme de l’universel. Tout se passe alors comme si l’objet niait sa différence et se faisait miroir de l’entendement, miroir en lequel l’esprit voit se réfléchir la forme de sa propre logique, c'est-à-dire les catégories et les principes fondamentaux de l’intelligibilité. C’est ainsi que certains coquillages reproduisent exactement la courbe de la spirale logarithmique : en ce cas, l’entendement n’a pas à dicter sa loi au phénomène, mais c’est inversement le phénomène qui, de lui-même, semble épouser la forme de l’entendement. Le jugement réfléchissant est alors téléologique (c’est à Christian Wolff qu’on doit l’invention du mot « téléologie »), et semble légitimer l’idée d’une finalité de la nature elle-même, qui apparaît alors non comme le fruit du hasard ou de la causalité aveugle, mais au contraire comme l’œuvre d’un architecte intelligent.

Toutefois, que le jugement réfléchissant soit esthétique ou téléologique, il trouve toujours sa condition de possibilité dans une singularité de l’expérience sensible, singularité qui consiste en l’accord contingent et nécessairement éphémère d’un phénomène matériel et d’un besoin de l’esprit, réconciliant ainsi de façon aléatoire le monde sensible et le monde intelligible, le règne de l’esprit avec celui de la liberté. C’est ainsi que Kant peut écrire que l’accord qui fournit l’occasion du jugement réfléchissant est comme une faveur (Gunst) que nous fait la nature (§ 5 et 67). On comprend alors que cette « faveur » apaise la contradiction et l’opposition qui font s’affronter Liberté à Nature, et qu’en les réconciliant, elle permet de concevoir un passage de l’un à l’autre, c'est-à-dire un pont par-dessus l’abîme.

La Critique de la faculté de juger, qui est une critique du jugement réfléchissant, se divisera donc en deux parties, la première étant consacrée au jugement esthétique, la seconde au jugement téléologique.

            Comme le jugement esthétique constitue le but vers lequel nous nous acheminons, je traiterai en premier lieu du jugement téléologique pour en venir ensuite au jugement esthétique. La troisième Critique construisant un pont entre la connaissance et la moralité, on peut discerner en chacune de ses parties ce qui relève de la raison spéculative et ce qui relève de la raison pratique. C’est ainsi que le jugement téléologique est susceptible à la fois d’une interprétation spéculative comme d’une interprétation morale. Le jugement téléologique spéculatif pose en principe qu’il existe dans la nature une finalité, c'est-à-dire un ordre et une harmonie. C’est surtout dans le domaine de la vie, et déjà dans sa forme la plus inférieure, -c'est-à-dire dans le règne végétal — que s’impose la nécessité d’un tel principe. Selon Kant, le mécanisme aveugle, qui procède de la cause à l’effet et de la partie au tout, n’est pas en mesure de comprendre l’organisation extraordinairement complexe de l’organisme vivant : le développement de l’embryon ne se fait pas en effet partie par partie, mais tout se passe au contraire comme si la forme du tout coordonnait dès le commencement l’agencement des diverses parties, donc comme si le tout précédait les parties (c’est ainsi que le naturaliste pose, comme un principe d’intelligibilité, que la fonction, définie par le métabolisme du tout, crée l’organe, qui assume une tâche particulière dans le fonctionnement de l’organisme). C’est ainsi que pour comprendre la formation d’un organisme, l’esprit doit supposer que cette formation est finale, c'est-à-dire qu’elle est guidée par l’idée du tout, et non simplement mécanique. Aussi est-il « absurde, écrit Kant, d’espérer qu’il surgira un jour quelque Newton qui pourrait faire comprendre ne serait-ce que la production d’un brin d’herbe » (§ 75). Pourtant ce principe de finalité est selon Kant régulateur et non constitutif. Régulateur : il n’a de valeur qu’heuristique, c'est-à-dire qu’il oriente la recherche, il guide l’esprit du naturaliste dans son analyse du vivant ; mais non constitutif : la finalité ne saurait être l’objet d’une démonstration de la raison spéculative. Bien au contraire, quand l’explication scientifique du phénomène est achevée, l’idée de finalité s’évanouit comme un mirage, et il ne reste plus qu’un enchaînement mécanique de causes et d’effets. Ainsi nul ne peut affirmer catégoriquement que la nature est effectivement finale, et moins encore induire de cette finalité le plan de la création divine.

            Mais le jugement téléologique peut aussi, avons-nous dit, être compris en un sens moral. Il faut, pour le comprendre, distinguer avec Kant, la finalité externe de la finalité interne. La finalité externe est relative et contingente, et rapporte arbitrairement la forme de l’objet naturel à l’utilité qu’il peut avoir pour l’homme : c’est ainsi que, selon Bernardin de Saint-Pierre, la nature a pris soin de tracer les tranches du melon pour nous indiquer qu’il doit être mangé en famille. On connaît la boutade attribuée à Henry Monnier (1799-1877), l'inventeur de Joseph Prudhomme, type de la fatuité bourgeoise et sottement sentencieuse : « La nature est prévoyante : elle fait pousser la pomme en Normandie sachant que c'est dans cette région qu'on boit le plus de cidre » (1). La finalité interne est au contraire nécessaire : elle définit la convenance des parties à l’unité organique du tout, et elle est ainsi le propre des organismes vivants. Un organisme est en effet beaucoup plus qu’une machine, il ne vaut pas seulement par l’agencement de ses parties, ou rouages, mais encore par la force formatrice (bildende Kraft) qui le produit, il est totalité vivante, et non simplement morte et mécanique. Un organisme vivant, au contraire d’une machine (qui ne forme qu’une totalité morte et mécanique) exprime ainsi la volonté de vivre et de persister dans l’existence : le pouvoir de cicatriser, l’allergie ou le rejet des greffes, enfin la reproduction sexuée font la différence entre un système mécanique et la finalité interne d’un organisme vivant. Il apparaît alors que l’être organisé, c'est-à-dire qui s’organise lui-même, est comme une image sensible de l’autonomie intelligible de la liberté qui est en nous. C’est ainsi que la vie, dont le spectacle nous inspire toujours la joie, réfléchit dans le monde sensible la loi de notre liberté, et réconcilie subjectivement le règne de la Nature avec le règne de la Liberté. Dans un monde où tout serait mort, où il n’y aurait que des machines sans âme, la loi morale demeurerait pour chacun de nous un impératif catégorique. Mais la liberté paraîtrait alors infiniment improbable, et il serait bien difficile de ne pas sombrer dans le désespoir. Qu’il nous soit donné de rencontrer des êtres vivants en ce monde, c’est donc un réconfort moral et comme une faveur que la Nature fait à la Liberté. Et inversement, nous ne pouvons distinguer le vivant de l’inerte que par le jugement réfléchissant qui nous conduit à reconnaître dans la finalité interne de l’organisme l’analogon sensible de la liberté dont nous éprouvons l’impératif dans le monde supra-sensible. C’et ainsi que celui qui nie la liberté en lui se condamne à subsister dans un monde mort et mécanique (mal radical).

            Le jugement réfléchissant téléologique se rapporte aux objets du monde, à la finalité de la nature quand il répond au besoin de la connaissance, à l’organisation du vivant quand il répond au besoin de la moralité. Le jugement réfléchissant esthétique se rapporte inversement non aux objets du monde, mais au sujet lui-même, c'est-à-dire au sentiment subjectif que le sujet peut éprouver de sa propre existence. On sait que pour Kant, au contraire de Descartes, le sujet ne peut se connaître lui-même que comme phénomène, c'est-à-dire d’après son état empirique ou selon l’humeur du moment, et jamais comme noumène, c'est-à-dire comme une existence intelligible, celle d’une pensée qui s’appréhenderait immédiatement elle-même, sur le modèle du cogito cartésien. Cette connaissance sensible, ou phénoménale, de soi par soi-même, n’est alors jamais aussi profonde que dans le sentiment esthétique. C’est pourquoi Kant parle toujours de sentiment esthétique, sentiment du Beau ou sentiment du sublime, et jamais de sensation : la sensation se rapporte en effet à l’objet, elle est sensation que le sujet a de l’objet ; le sentiment se rapporte en revanche au sujet, il est le sentiment que le sujet a de lui-même. C’est ainsi que Kant renverse la très ancienne tradition, pythagoricienne, de l’esthétique des proportions, par symétrie et eurythmie : la vérité de la beauté n’est pas dans la forme de l’objet, mais dans le sentiment de plaisir qu’elle inspire au sujet. De même que le jugement téléologique prenait deux formes (l’orientation spéculative le conduisant à considérer la finalité de la nature, l’orientation morale la finalité interne de l’organisme vivant), de même le jugement esthétique prend deux formes : l’orientation spéculative conduit ici au sentiment du Beau, qui naît de la coïncidence immédiate entre la forme de l’objet rencontré et la forme de l’idée suggérée à l’esprit. La théorie kantienne du Beau est une phénoménologie de la trouvaille, de la rencontre heureuse, du hasard objectif. Le bel objet est alors l’occasion d’une invention, ou d’une improvisation qui stimule la fantaisie de l’imagination tout comme la perspicacité de l’entendement. C’est ainsi que lorsque la nature nous fait la faveur de la beauté, elle stimule en nous le libre jeu de l’entendement et de l’imagination et nous fait éprouver ainsi, par une sorte d’euphorie à la fois intellectuelle et sensible, la spontanéité et la liberté qui sont en nous. Le plaisir pris au Beau est néanmoins spéculatif plutôt que moral, non seulement parce qu’il suscite de nombreuses « idées esthétiques » mais surtout parce qu’il adopte une attitude de contemplation devant le spectacle de la belle nature. Le sentiment du sublime répond inversement à l’orientation morale, plutôt que spéculative, du jugement esthétique. C’est alors que, considérant l’immensité de la nature, par exemple du ciel étoilé, ou de ses forces déchaînées, orages et tempêtes, nous nous ressouvenons, par réflexion (le jugement esthétique est un jugement réfléchissant), de notre destination supra-sensible qui nous fait, de la liberté, un devoir. La tempête (der Sturm) est ainsi comme l’image réfléchie dans la nature extérieure du désir infini (der Drang, l’instinct, l’impulsion) qui me soulève intérieurement. Sturm und Drang, tempête et désir, qui est le titre d’un mélodrame de Maximilien Klinger en 1776, devient le slogan et comme le nom collectif de la première génération romantique en Allemagne, qui s’affirme dans le dernier quart du siècle.

            C’est ainsi que le jugement esthétique se partage entre le sentiment du Beau, qui se plaît au libre jeu, riche d’inventions et d’improvisation, de l’imagination et de l’entendement, et le sentiment du sublime, qui éveille en nous l’infinité de notre vocation morale et l’impératif supra-sensible de la liberté.

 

NOTE

1- Je remercie un lecteur attentif d'avoir corrigé cette référence : j'avais d'abord attribué cette formule prudhommesque à Alphonse Allais, et non à Henry Monnier. Reste à préciser l'ouvrage dont elle est tirée...