Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 



Mis en ligne le 29 octobre 2007

Descartes et la réhabilitation du sensible

         G. Rodis-Lewis, L’Œuvre de Descartes, Vrin ; La Morale de Descartes, PUF. Martial Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons, Aubier, tome II. Pascal Dumont, Descartes et l’esthétique, L’art d’émerveiller, PUF, 1997

 

         Le discrédit que la révolution copernicienne fait peser sur les phénomènes est en premier lieu spéculatif. Mais il se prolonge bientôt dans la pensée philosophique, et devient alors moral et métaphysique.  Ainsi Pascal : si l’apparence sensible est fallacieuse, c’est en raison de la chute et du péché qui dépravent notre nature. Toute phénoménalité est en effet perspective, c'est-à-dire aperçue depuis un point de vue unique. Si donc elle est faussée, c’est par cette relation exclusive au sujet qui la considère. Le moi est haïssable, il veut se faire le centre de tout (B 455), et la terre le centre du monde. Le monde est un théâtre, c'est-à-dire un artifice agencé pour plaire au spectateur, pour flatter la vanité du moi qui s’imagine le monde pour lui seul, et croit occuper la place du centre. La vanité conduit ainsi les hommes à occuper la place du roi, du roi-soleil autour duquel tout gravite. Ce n’est donc pas seulement par la constitution de nos organes sensibles, par la mécanique de nos sensations, que le monde est trompeur : c’est en raison de la dépravation de notre nature qui oriente nécessairement nos perspectives sensibles en fonction du seul point de vue du moi, lui concédant ainsi une illusoire royauté. C’est ainsi que depuis la chute du premier péché, notre vision est dépravée par la vanité, et la beauté phénoménale corrompue par la perversion de notre sensibilité.

         Contre cette critique ascétique du sensible, et de la vanité qu’il flatte, critique qui se développe surtout dans les milieux port-royalistes et dont l’origine serait à rechercher dans la critique calviniste de l’idolâtrie, qui est l’esprit médusé par la beauté fallacieuse de l’apparence, qui est apparat diabolique, Descartes entreprend de fonder métaphysiquement, c'est-à-dire en régressant jusqu’à l’origine, la bonté de notre nature et l’excellence de nos sens. Pour l’auteur des Méditations, le diable n’est qu’une idée confuse de l’imagination, le sensible n’est pas un piège que nous tend le Malin Génie et le phénomène, que critique désormais la physique mathématique mais que l’artiste, pour sa part, continue de célébrer, n’est pas sans vérité.

         Toutefois, pour bien comprendre la vérité propre au sensible, il convient de distinguer entre sa valeur spéculative et sa valeur morale. Du point de vue spéculatif, il est vrai que l’apparence colorée est sans rapport avec la vérité mathématique mise en évidence par l’expérimentation scientifique. C’est ainsi que Descartes propose dans la règle XII, pour ne pas se laisser éblouir par l’éclat des couleurs, de les symboliser dans la Dioptrique par des figures géométriques : nous ne pouvons connaître les couleurs qu’à condition de les décolorer, et le monde traduit dans le langage mathématique de la physique galiléenne est nécessairement un monde anesthésié, non esthétique. S’il s’agit donc de connaître, ce n’est pas aux sens qu’il faut, selon Descartes, s’adresser en premier lieu, mais à l’entendement : l’être véritable ne se trouve certes pas dans l’expérience sensible, mais bien plutôt dans les idées claires et distinctes que l’entendement attentif perçoit en lui, et dans la première d’entre elles, qui est celle de l’entendement lui-même, c'est-à-dire de la pensée attentive à ne saisir que la lumière naturelle, ou intérieure, qui la fait intelligente. L’idée de l’être n’est innée que pour une pensée susceptible de s’apercevoir elle-même. De cette clarté intime seulement, je peux conclure à l’être : je pense, donc je suis. Ce n’est donc pas le sentiment que j’ai de mon corps qui me permet d’assurer que je suis, ni ma sensation qui me permet d’assurer que le monde existe, car il se peut que je rêve, mais la clarté et de la distinction de la pensée qui s’aperçoit elle-même.

         Cependant, si la sensation ne permet pas de fonder la certitude en matière de connaissance, ce n’est pas en raison d’une dépravation de notre nature, consécutive au premier péché ; c’est plutôt, selon Descartes, parce que la véritable finalité de l’expérience sensible n’est pas spéculative, mais morale : la sensation en effet ne vise pas à nous faire connaître le monde, mais en premier lieu à nous orienter dans l’espace de la vie pratique, à maîtriser les périls et les surprises de l’expérience sensible, et plus encore à nous réjouir des fruits de la terre, et à les aimer. L’apologie cartésienne de la sensation procèdera alors en trois temps : Descartes rappellera en premier lieu le procès fait aux sens depuis la mise en évidence de l’illusion phénoménale par la physique galiléenne. Il fera même davantage : ne se satisfaisant pas de le rappeler, il l’outrera et lui donnera sa forme extrême, ou hyperbolique. Ainsi ne pourra-t-on lui adresser le reproche d’avoir méconnu cette critique. En un second temps, il démontrera la véritable finalité de l’expérience sensible, et cette démonstration se développera elle-même en deux moments : l’apologie est en premier lieu pratique, et montre comment les sens nous permettent de nous orienter dans le monde, et de nous adapter à l’extériorité ; elle est, en un second temps, morale : Descartes met alors en évidence combien l’expérience sensible, adéquatement vécue, peut-être source de béatitude et de contentement, non égoïste mais orienté au contraire vers la reconnaissance d’autrui. Nous découvrirons alors que la morale cartésienne, à l’inverse de ce que prétend un préjugé tenace, est bien davantage proche de la morale d’Épicure que de celle des Stoïciens (à Élizabeth, 18 août 1645).

         La critique de la sensibilité se trouve particulièrement développée dans le texte bien connu de la Méditation Première. L’argumentation cartésienne est en premier lieu traditionnelle : les sens nous trompent quelquefois. C’est ainsi que, selon l’exemple présenté dans Méditation Sixième, exemple par ailleurs emprunté à Lucrèce, une tour carré semble ronde dans le lointain, ou bien encore les statues colossales au sommet des architectures, celles de Palladio par exemple, semblent petites vues d’en-bas. Mais le discrédit porté sur les sens s’hyperbolise aussitôt : il ne suffit pas que la sensibilité soit parfois trompeuse, il faut encore qu’elle trompe toujours, et nécessairement. Après l’étrange argument de la folie, évoqué puis aussitôt écarté (et qui porte, remarquons-le, non sur le monde mais seulement sur le corps-propre qui s’imagine de verre, ou d’argile), Descartes en vient à l’argument traditionnel du rêve (Calderón, La Vie est un songe, 1636) qui met en évidence l’incapacité de la sensation à inférer l’existence de son objet. Il se peut donc que le monde sensible soit un mirage onirique sans substance ni réalité. Cependant Descartes va plus loin, et hyperbolise davantage encore ce doute : l’argument du Malin Génie est avancé plus loin pour porter le soupçon jusque dans les notions premières de la mathématique, c'est-à-dire au cœur même de l’innéité. Mais il renforce encore indirectement la critique de la représentation sensible : non seulement le monde sensible est un songe, mais il se peut encore qu’il soit un piège. En ce sens, l’apparat de l’apparence est un lustre trompeur et vain, un mirage fallacieux auquel le diable a recours pour nous décevoir et nous divertir de Dieu. La peinture de Vanités, qui fleurit précisément à cette époque dans la peinture hollandaise (on se souvient que c’est en Hollande que Descartes, après de longues années de voyage, a élu domicile), illustre magnifiquement ce soupçon métaphysique.

         La critique de la certitude sensible est le premier argument du doute méthodique. Le cheminement métaphysique reprenant à rebours, pour reconstruire, ce que le développement du doute avait détruit, c’est seulement en dernier lieu, c'est-à-dire dans la Méditation Sixième, que Descartes pourra prononcer l’apologie de la sensation et la réhabiliter contre les accusations que la Première Méditation avait fait peser sur elle. Certes, il est bien vrai que les sens sont incapables de nous enseigner la vérité des choses mêmes, que seul l’entendement est en mesure de concevoir. Nous ne sommes pourtant pas fondés à faire reproche à Dieu de cette incapacité, car la finalité de la représentation sensible n’est nullement la connaissance, mais bien plutôt l’action, nullement la théorie, mais bien la pratique. En effet, si, au lieu de voir un corps tomber, nous voyions une équation du second degré (qui est, comme la loi galiléenne de la chute libre des graves l’a montré, la vérité métaphysique que traduit le phénomène sensible), nous serions incapables de nous écarter du danger et serions ainsi voués à une mort prochaine ; de même, mettant notre main au feu, si nous voyions l’équation de la combustion sans sentir la douleur de la brûlure, nous ne serions pas informés du dommage dont cet accident nous menace, et perdrions la main. Car l’homme n’est pas seulement chose pensante, comme il l’appréhende pourtant par la plus simple et la plus originelle des intuitions métaphysiques, il est aussi âme unie au corps, et doit prendre garde à la conservation de ce corps par l’entremise duquel il lui est donné de rencontrer le monde. En ce sens, la perspective sensible est justifiée, et non pas réfutée : que le soleil ne me semble pas plus gros qu’une orange n’est pas un effet de ma vanité, ainsi que le prétendent les partisans de la morale ascétique, mais au contraire de la perfection de ma nature sensible. Il est nécesaire en effet que les objets rapprochés me semblent agrandis, et diminués les objets éloignés, car ma sensibilité me témoigne par là qu’il faut porter plus d’attention à ce qui est prochain, parce que le danger est alors plus immédiat, qu’à ce qui est lointain, qui me menace de façon moins directe. Il est vrai que la Méditation Sixième met alors en évidence quelques paralogismes de la sensation, qui appellent de longs commentaires. C’est ainsi que l’hydropique, pour lequel il est fatal de boire, éprouve une soif intense : c’est que la maladie a dépravé sa nature physique et que la machine corporelle, en raison de l’usure qui affecte nécessairement tout corps matériel, engendre des aberrations. C’est ainsi encore qu’un poison ne saurait être naturellement délicieux, car l’inclination sensible se retournerait alors contre le corps qu’elle est pourtant censée préserver. Il est vrai que le tabac ou l’alcool peuvent procurer du plaisir, mais c’est parce que l’habitude a corrompu le goût de la nature : la première cigarette est âcre et nauséeuse, le premier verre fait faire la grimace (1).

         Cependant, la réhabilitation des sens dans la Méditation sixième est physiologique plutôt qu’esthétique, et porte davantage sur la mécanique du réflexe que sur le jugement de goût. On a parfois prétendu qu’il n’existe pas d’esthétique cartésienne, et que Descartes est indifférent au Beau. L’affirmation peut sembler paradoxale pour un philosophe dont le premier ouvrage est précisément d’esthétique : le Compendium musicæ, ou Abrégé de musique, est rédigé en 1618, et sera publié après la mort de son auteur. Il est vrai que Descartes ignore la philsophie esthétique dont le nom même n’apparaîtra qu’au milieu du XVIIIe siècle, en 1750 précisément. Cependant, on peut deviner dans la dernière philosophie, celle de la correspondance avec la princesse Élizabeth et du traité Les Passions de l’âme, une analyse profonde de l’expérience esthétique, et qui sera déterminante pour les siècles avenir. Selon Descartes, la vérité du sentiment esthétique ne se trouve pas dans la nature de l’objet senti, mais plutôt dans celle du sujet percevant. Spinoza, corollaire II de proposition XVI, livre II : « Les idées des corps extérieurs que nous avons indiquent plutôt l’état de notre corps que la nature des corps extérieurs ». Il faut cependant distinguer entre le corps mécanique, c'est-à-dire l’organisme anatomique que la médecine s’efforce de connaître, et le sentiment de l’incarnation, c'est-à-dire le corps-propre tel que l’âme, qui se trouve substantiellement unie à lui, l’éprouve. Ce sentiment est évident et immédiat pour moi-même, mais il est pourtant incompréhensible pour mon entendement, et ceci en raison de la différence de nature qui distingue la substance pensante de la substance étendue. Je ne peux penser clairement et distinctement que l’âme seule (par le cogito), que le corps seul (par la médecine anatomique), mais je ne saurais jamais concevoir l’union de l’âme avec mon corps. Je l’éprouve pourtant à chaque instant dans le sentiment esthétique. C’est donc ce sentiment de mon existence charnelle que la sensation me fait connaître, et c’est là la source, selon Descartes, d’un profond contentement et d’une grande joie.

         Toutefois, à l’inverse de la pensée qui peut s’apercevoir elle-même dans sa simplicité métaphysique, l’union substantielle de l’âme et du corps ne m’est sensible que par la rencontre du monde, et a donc besoin d’un autre qu’elle-même pour s’élever à la conscience de soi. C’est pourquoi cette dernière orientation de la pensée cartésienne est morale : c’est seulement par la rencontre des autres que je peux prendre conscience de mon existence sensible, et ainsi m’en réjouir. Cette rencontre, par laquelle mon âme s’éprouve substantiellement unie à mon corps, c’est ce que Descartes appelle une « passion ». Le traité Les Passions de l’âme (rédaction 1648, publication posthume en 1662) développera donc une théorie de la rencontre sensible, qui est aussi une pédagogie de l’incarnation : l’homme ne naît pas incarné, il le devient selon le hasard des rencontres, ou des surprises de l’amour. La première passion de l’âme est alors l’admiration (art. 53 et 73-78), qui est l’état de l’âme se portant à la découverte du monde sensible, se détournant donc de la cellule ascétique du cogito. Selon que l’objet rencontré convient ou nuit, on éprouve alors de la joie, ou de la tristesse (qu’il faut distinguer du plaisir ou de la douleur, qui sont de simples mécanismes physiologiques). L’objet venant alors à manquer, on éprouve le désir. Le désir de se joindre à l’objet qui nous procure de la joie se nomme l’amour ; le désir de nous éloigner de l’objet qui nous inspire de la tristesse se nomme la haine. Telles sont les six passions primitives dont toutes les autres sont dérivées. Le traité Les Passions de l’âme décline l’histoire de la rencontre, il dénombre les épisodes successifs du drame passionnel.

         Descartes nous permet ainsi de penser l’expérience esthétique comme l’aventure de notre incarnation. La beauté a cessé d’être une proportion anagogique qui nous parle de Dieu ; elle est désormais un sentiment intimement vécu par lequel nous éprouvons notre incarnation, c'est-à-dire notre véritable humanité. Ce renversement sera fondateur pour toute la philosophie esthétique. Il annonce en particulier le tournant accompli par Kant, selon lequel l’expérience esthétique nous permet de communiquer et de partager notre commune humanité dans le sentiment universel, nécessaire mais non conceptualisable de la force vitale qui est en nous.

         NB : on pourait ajouter à cette leçon l’idée suivante : ne trouve-t-on pas déjà chez Descartes, dans la théorie de la titillatio (Passions de l’âme), le pressentiment d’une esthétique du sublime? Il est doux d’éprouver un frisson de peur par exemple, car nous vérifions de cette façon le degré de notre santé, c'est-à-dire de notre résistance, physique comme morale, à l’affect menaçant. C’est ainsi que Descartes explique le plaisir pris à la tragédie. N’est-ce pas en ces termes que Burke comprend le sentiment du sublime? Un effroi qui reste sans conséquence, et qui est source de plaisir car il nous fait souvenir combien il est bon d’être en vie, et en bonne santé, flattant ainsi notre instinct de conservation. Voir à ce propos Batteux, II, 5, p. 135-136 (« d’où vient que les objets qui déplaisent dans la nature sont agréables dans les arts? »).

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Note

1- D’où le paradoxe d’une « éducation esthétique » : éduquer le goût, c’est en effet moins apprendre que désapprendre, c’est se déprendre de l’habitude et non accumuler les leçons, qui ne peuvent en ce domaine qu’être celles des pédants de l’Académie ou des cyclopes de l’érudition. On trouvera au XVIIIe siècle les modalités d’une telle « éducation négative » dans l’Émile de Jean-Jacques Rousseau. A l’inverse du travail de pédagogue auquel Jean Itard soumet Victor de l’Aveyron dans les premières années du XIXe siècle, il s’agit de retrouver le sauvage sous la gangue de la civilisation, de dépouiller l’homme de qualités pour restaurer l’homme de la nature.