Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 


Mis en ligne le 29 octobre 2007


Edmund Burke

Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau

            Biblio : Jacques Chouillet, L’Esthétique des Lumières, PUF ; Annie Becq, Genèse de l’esthétique française moderne, 1680-1814, Albin Michel, 1994 [1984] ; Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, Presses Pocket, « Agora », chap. VII : « Les problèmes fondamentaux de l’esthétique » ; Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, (1757), Vrin, 1973 trad. 1803 ; Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764), Pléiade, I, 449-509.

***

            La première moitié du XVIIIe siècle voit triompher le goût des modernes. Les œuvres de l’art, loin de se conformer au grand style des anciens et à la poétique du sublime magnifiquement développée par Longin, se contentent de plaire, et n’ont d’autre but que de susciter le plaisir. Non pas il est vrai un plaisir simple, mais un plaisir subtil et raffiné, conforme au goût de l’élite, c'est-à-dire à la cour qui est, depuis Perrault, l’unique arbitre en matière de goût. Poursuivant l’esthétique de l’artifice et de l’enchantement mise en avant par l’auteur du Parallèle des anciens et des modernes, l’artiste crée un univers d’illusion où tout est fait pour flatter les sens et exciter l’imagination. Il est vrai qu’en se référant à l’unique critère du plaisir, et non aux règles édictées par l’Académie (mais l’Académie de Perrault n’est plus celle de Chapelain), les modernes semblent se rapprocher des anciens, qui se défendent d’être des pédants (Boileau a assez ironisé la magistrature exercée par Chapelain, défendu, il est vrai mollement, par Perrault) et ne mesurent la grandeur de l’œuvre d’art qu’à la puissance de l’émotion qu’elle fait naître. Boileau : « Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages/Où tout Paris en foule apporte ses suffrages [...] Que dans tous vos discours la passion émue/Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue » (Art Poétique, chant III). Il est vrai cependant que le plaisir inspiré par la représentation diffère selon que l’on est d’un clan, ou de l’autre : pour les modernes, il s’agit d’un plaisir factice, seulement accessible à une élite, c'est-à-dire à un groupe étroit d’extrême culture et d’extrême raffinement (on se souvient en effet que selon Perrault le progrès de l’art se fait par l’éloignement de la nature, et le perfectionnement d’une beauté de convention, un illusionnisme où règnent l’enchantement et la fiction) ; pour les anciens, le plaisir suscité par l’œuvre s’enracine au contraire dans l’élan de la nature, dans la grandeur innée de l’âme non encore asservie aux artifices de la civilisation : « « Le sublime, écrit Longin, est la résonance d’une grande âme, megalophrosunês apêkhêma, c'est-à-dire retentissement, écho » (IX, 2). Et si la nature du plaisir esthétique n’est pas celle, sublime, de l’enthousiasme et du besoin d’infini, elle est celle, tout aussi naturelle, de la raillerie populaire ou de l’admiration des esprits simples, proches de la nature. C’est pour un tel public que Molière écrit, lui qui dans la Critique de l’école des femmes (1663), véritable manifeste esthétique, faisait dire à Dorante : « Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les jours [...] Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’en a pas suivi un bon chemin ». Et Uranie ironise : « J’ai remarqué une chose de ces Messieurs-là : c’est que ceux qui parlent le plus de règles, qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles » (I, 505). Le plaisir se dédouble ainsi, selon le naturel prôné par les anciens ou l’artifice, le luxe ou le merveilleux prôné par les modernes. Cette opposition travaille l’évolution du goût et conduira au milieu du siècle à une véritable renaissance du sublime.
            Pourtant, jusqu’en 1750 environ, la leçon de Longin est oubliée. La passion de l’artifice l’emporte sur la voix de la nature, les raffinements de la civilisation contre la grandeur épique des temps homériques, ou primitifs. La quête du plaisir donne alors lieu à un théâtre des « menus plaisirs » (« les menus plaisirs » désignent dès 1680 les dépenses que la cour consacre à ses fêtes). tout tend alors en effet vers le menu, la petitesse (Gulliver trouve ravissants les minuscules habitants de Lilliput et répugnants les géants de Brodingnag), la joliesse, le mignon. C’est avec Louis XV et le style Pompadour, ses bibelots, ses chinoiseries, ses boudoirs dont les dimensions sont assez petite pour préserver le sentiment d’intimité, que ce goût du menu règne partout. Le privé l’emporte sur le public, et le merveilleux, qui n’allait jamais sans grandeur sous le règne de Louis le Grand, se réfugie dans le secret d’un petit univers où le plaisir, à l’abri des regards indiscrets, peut célébrer ses rites. Le théâtre, sous la Régence et sous Louis XV, est un espace resserré, étroitement fermé, réservé à une élite, chargé d’ornements qui transforment la nature en des formes de convention (le style rocaille, ou rococo), une sorte de caverne enchantée vouée au culte de la fiction. Beauté civilisée, produit d’une culture, beauté maîtrisée donc, et dont la petitesse augmente encore la dépendance. La mode des jardins miniatures, sur le modèle des jardins chinois décrits par la mission jésuite de Pékin, flatte le même goût. Le beau veut plaire, et doit se plier aux demandes du désir : il est aimable, il est élégant, il est plein de grâces, il mime volontiers l’ingénuité qui semble se prêter en toute innocence aux caprices du plaisir. L’ingénue libertine — qui trouve son frère avec le Chérubin de Beaumarchais à la fin du siècle — hante les rêveries de cet hédonisme qui domine le goût pendant la première moitié du siècle. Cette esthétique, vouée au plaisir immédiat et facile, se révèle bientôt n’être qu’une érotique du beau, tandis que l’artiste devient le décorateur des boudoirs de la favorite.
            Il est vrai que les audaces du style rococo n’ont que l’apparence de l’audace, élevant un décor truqué pour un monde où tout est jeu, y compris le désir et la séduction. Comme au bal masqué (les fêtes de Venise, et les toiles de Guardi) où l’on ne se masque que pour se démasquer, la galanterie joue avec le désir et ses transgressions, sans que l’aventure ne remette en question le mariage ni l’ordre social, et l’on est d’autant plus audacieux que l’on sait par avance que ses audaces seront sans conséquences. Le jeu de l’amour et du hasard se garde des extrêmes de l’amour fou, et ne transgresse jamais les limites de ce qu’on nomme alors, non sans contresens, le « marivaudage » (le mot apparaît pour la première fois en 1760 dans une lettre de Diderot à Sophie Volland). La poétique du désir, qui peuple l’espace social de ses fictions, est aussi une rhétorique du mensonge, ou du faux-semblant. C’est ainsi que la théorie esthétique qui accompagne ce moment du goût est aussi traditionnelle que les mœurs se veulent nouvelles. Dans son Essai sur le beau de 1741, le Père André, jésuite curieux des choses du goût et se réclamant de Descartes, distingue par ordre d’excellence un « beau essentiel », unique et immuable, « indépendant de toute institution, même divine » — donc une idée éternelle incréée —, un beau naturel, qui varie le premier à l’infini mais qui demeure indépendant de l’opinion des hommes, et enfin un beau d’institution humaine, arbitraire et historique mais jusqu’à un certain point seulement, puisqu’il ne peut contredire les lois du beau essentiel (qui répond aux critères traditionnels de la symétrie, de l’harmonie des proportions, de la grâce et de l’eurythmie, enfin de ce qu’on nommait à ‘époque « le tout ensemble »). Au début du siècle, en 1715, un écrivain suisse de langue française, Jean-Pierre Crousaz, dans son Traité du beau, avait déjà opéré la synthèse du beau essentiel et du beau naturel, en définissant la beauté comme l’unité dans la variété : l’exigence d’une mesure commune, d’un module commun des proportions, impose l’unité ; cependant, pour éviter l’ennui qui naît de la répétition, l’unité doit se décliner dans la variété, et la beauté sera donc variation sur un thème unique. D’où l’éloge des courbes et contrecourbes, chères au style Louis XV, qui prolongent la continuité du geste tout en en variant l’orientation. Cette intuition sera reprise et développée dans l’Analysis of beauty que publie en 1753 le célèbre peintre anglais William Hogarth : la clé de toute beauté est une ligne serpentine (ainsi nommée au XVIe s. par Lomazzo à propos de Michel-Ange) qui évoque à la fois les ondulations du style rocaille, le pied incurvé d’un meuble Louis XV, ou le galbe d’une jambe, du galbe du mollet jusqu’à la cheville fine. Enfin, l’abbé Batteux publie en 1746 Les Beaux-Arts réduits à un même principe : ce principe fondamental, c’est l’imitation non de la nature, mais de la belle, que la nature réalise approximativement, mais jamais parfaitement, en chaque individu. Cette esthétique de l’embellissement se réclame de la théorie du beau idéal, qui remonte à l’antiquité, à l’apologue de Zeuxis, rapporté par Cicéron, Pline et Quintilien, imaginant Hélène par composition des diverses beautés des cinq plus belles filles de Crotone. On le voit, rien de très neuf. Il est vrai que cette revue des théoriciens du beau de la première moitié du XVIIIe s. est très superficielle, et qu’elle passe sous silence le plus important d’entre eux, l’abbé Dubos qui publie, dès 1719, ses importantes Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture. Leur importance même justifie que nous en parlions plus longuement dans une autre leçon. Il nous suffit pour le moment de comprendre que l’esthétique du rococo, style qui aime pourtant à piquer et même à provoquer, s’accompagne d’un conformisme théorique qui demeure prisonnier de l’antique théorie du beau, et se révèle incapable de développer la poétique du sublime que Boileau, en traduisant Longin, appelait de ses vœux (on trouve bien chez Dubos une théorie du génie, mais non du sublime).

            Le premier texte théorique qui tranche avec la tradition est l’œuvre d’un jeune auteur anglais, Edmund Burke, qui publie à 28 ans, en 1757, A Philosophical Enquiry into the origin of our ideas of the sublime and beautiful. Adversaire des Lumière, donc des modernes, qui selon lui soumettent tout, y compris la beauté, à l’étroitesse de la froide raison et de l’esprit de géométrie, il se veut le découvreur d’une esthétique de la passion et du pathétique, d’une commotion violente qui excède toute raison. Empiriste et ennemi des abstractions de la raison pure, il est politiquement conservateur : toute société est fondée en tradition et non en raison, l’utopie de l’état de nature est une abstraction incapable de fonder un droit politique, enfin la table rase sur laquelle les révolutionnaires veulent construire la société nouvelle est une abstraction néfaste, qui détruit tout et ne construit rien. En 1790, il publiera ses Réflexions sur la révolution de France, dans lesquelles il dit l’horreur que lui inspirent certaines scènes, particulièrement le 6 octobre 1989, jour où la famille royale, otage de la « populace », dût quitter Versailles pour se rendre, prisonnière, au Louvre. Dans le texte de 1757, Burke considérait pourtant dans l’horreur l’un les ressorts du sublime ; il ne lui vient pourtant pas à l’esprit de juger sublime la révolution française. En tant qu’animal social, il se trouve trop intéressé par cet événement pour le considérer avec la distance du désintéressement esthétique. Les valeurs esthétiques ne valent que dans le monde de la fiction, et perdent leur sens dans la réalité. C’est ainsi que la tempête n’est belle que pour le spectateur qui la contemple, en toute sécurité, depuis les falaises du rivage.
            Comme l’écrit Kant dans la Critique de la faculté de juger (remarque générale qui conclut l’analytique du sublime), Burke développe, à propos du sublime, une physiologie plutôt qu’une esthétique (§ 29). L’esthétique de Burke donne en effet une importance déterminante à la sensation, et tout l’effet du sublime est dans le choc violent qu’il imprime aux sens. Il ne sera donc nullement question, chez Burke comme chez Kant, d’un élan du sublime vers le supra sensible, de la tentative vouée à l’échec d’une saisie sensible de l’absolu.
            Dans son introduction, Burke pose en principe que le sentiment de goût répond à une représentation de l’imagination (1) — et non de la réalité — et que l’imagination est le pouvoir que nous avons de combiner entre elles nos sensations pour produire des images fictives : « Il faut observer que le pouvoir de l’imagination est incapable de produire rien qui soit absolument nouveau ; elle peut varier la disposition des idées qu’elle a reçues des sens » (33). A l’inverse de l’entendement qui procède par analyse et par distinctions, l’opération de l’imagination se fait par synthèses et rapprochements, en vertu de la relation de ressemblance (souvenir d’Aristote qui voyait déjà dans l’aptitude à saisir les ressemblances un trait propre au génie du poète ; mais aussi souvenir — ? — de la combinatoire des sensations selon Condillac, le Traité des sensations étant publié deux ans avant la Recherche) : « En établissant des ressemblances, nous produisons de nouvelles images ; nous unissons, nous créons, nous enrichissons le trésor de nos idées : au lieu qu’en faisant des distinctions, nous n’offrons aucune nourriture à l’imagination » (36). Par ce parti pris sensualiste, Burke refuse d’entrée de jeu toute définition intellectualiste de la beauté, idée d’une forme parfaite ou idéal de la nature. Le jeu de l’imagination s’enracine dans la violence de l’impression sensible, dans l’événement de la rencontre sensationnelle, et il serait parfaitement vain de chercher ici une essence éternelle ni une forme immortelle. Le beau comme le sublime sont des événements qui s’imposent à la pensée et nullement des concepts qu’elle serait en mesure de construire a priori. La formation du goût dépend donc de la violence des impressions, et tout particulièrement de celle des premières impressions, que l’habitude n’a pas eu le temps d’émousser : « Dans le matin de la vie, lorsque les sens, tendres encore, ne sont pas usés, que l’homme tout entier est éveillé de toutes parts, que le frais vernis de la nouveauté brille sur tous les objets qui nous environnent, qu’elles sont vives alors nos sensations, mais combien les jugements que nous formons des choses sont faux et inexacts » (50). Ainsi les goûts peuvent différer d’individu à individu, selon le hasard des rencontres et le niveau de civilisation du milieu, mais tous les goûts s’enracinent dans une expérience sensible qui, en vertu de l’identité de conformation de nos organes, est commune à tous les hommes : « Les fondements du goût sont communs à tous les hommes ; on peut donc former un raisonnement concluant sur ces matières » (46). Le philosophe doit donc retrouver les chocs sensibles qui sont à l’origine de nos émotions esthétiques, bien que l’imagination de chacun soit ensuite libre d’associer à sa mode à partir de ces rencontres premières.
            Dans la première partie, Burke pose en principe, s’inspirant ainsi étrangement du Second Discours (1755) de Rousseau qu’il avait pourtant critiqué dans un texte polémique publié dès 1756 : toute nos sensations, envisagées non selon leur contenu propre mais selon leurs qualités, c'est-à-dire selon qu’elles suscitent le plaisir ou la douleur, ou bien encore l’indifférence, se rapportent à deux instincts : la conservation de soi et la société (dans la préface du Second Discours, Rousseau parlait de pitié) : « La plupart des idées capables de produire sur l’âme une puissante impression, soit simplement de douleur ou de plaisir, soit de leurs modifications, peuvent se réduire à ces deux chefs : la conservation de soi et la société » (I, 6, p. 68). Ces deux principes s’opposent comme s’opposent l’amour de soi et l’amour des autres. Burke ne prétend pas absolument innover en posant ces deux principes, puisqu’ils ne sont à ses yeux que la traduction sensualiste des deux passions dont la tragédie, selon Aristote, opère la purification. Burke le laisse clairement entendre en I, 14, chapitre où il reprend la vieille question de la nature du plaisir que nous inspirent les spectacles tragiques : « La passion de la terreur produit toujours le délice quand elle ne presse pas de trop près ; et celle de la pitié est toujours accompagnée de plaisir, parce qu’elle prend sa source dans l’amour et l’affection sociale » (82). Notons que le « délice » est, selon Burke, le plaisir que nous éprouvons quand nous échappons à un danger terrible : « J’exprimerai par délice la sensation qu accompagne l’éloignement de la douleur ou du danger ; de même que quand je parlerai du plaisir positif, la plupart du temps je le nommerai plaisir » (I, 4, 64). Avec le « délice » comme avec le sublime, le plaisir esthétique découvre son versant noir, sa grandeur négative. Dès lors, nos impressions se diviseront selon qu’elles se réfèrent à l’une ou à l’autre de ces deux sources : le souci de la conservation ou le goût pour la société.
            Tout objet terrible, tout ce qui nous inspire de la terreur, éveille en nous le sentiment du sublime, à la condition du moins que le plaisir que l’imagination ressent à être excitée par ces sensations violentes ne soit pas détruit par la douleur qui en serait la conséquence : « Tout ce qui est propre à exciter les idées de la douleur ou du danger : c'est-à-dire tout ce qui est en quelque sorte terrible, tout ce qui traite d’objets terribles, tout ce qui agit d’une manière analogue à la terreur, est une source du sublime » (II, 7, p. 69). Le principe de la conservation de soi, à l’inverse de la pitié altruiste, est parfaitement égoïste : ainsi le spectateur du sublime peut jouir d’une violence inhumaine et cruelle, par la commotion que la scène communique à ses sens, donc à son imagination, du moment du moins que cette commotion demeure une idée et non une douleurs physique bien réelle. Burke pense pouvoir expliquer de cette façon l’attrait qu’exerce sur nous le spectacle de l’horreur, indépendamment de la cruauté morale que ce plaisir implique (mais le principe de conservation est antérieur à toute moralité, et vaut autant pour  l’animal que pour l’homme). C’est ainsi que Burke remarque qu’aucune représentation théâtrale ne vaut le spectacle d’une exécution capitale : « Quand la salle sera remplie de spectateur, au moment que leurs âmes seront comme suspendues dans l’attente, qu’on vienne annoncer qu’un criminel d’état du premier rang est sur le point d’être exécuté sur la place voisine ; à l’instant la solitude de la salle prouvera la faiblesse comparative des arts d’imitation » (II, 15, p. 85). Et Burke d’ajouter que si Londres était détruite par un tremblement de terre ou par un incendie (comme il est arrivé en 1666), il ne manquerait pas de badauds pour venir se repaître de ce spectacle (II, 15). Burke reprend ici, mais en l’interprétant en sensualiste, une célèbre remarque de La Poétique d’Aristote : « Des êtres dont l’original fait peine à la vue, nous aimons à en contempler l’image exécutée avec la plus grande exactitude : par exemple les formes des animaux les plus vils et des cadavres » (48 b 9-11). Aristote donne de ce phénomène une interprétation intellectualiste : « apprendre est très agréable aux hommes [...] et on se plaît à la vue des images parce qu’on apprend en les regardant ». Inversement, aux yeux de Burke, ce n’est pas la connaissance qui est émue par le spectacle de l’horreur, mais seulement la sensibilité, par un  frémissement irréfléchi et quasi animal (seule nous distingue de l’animal la complexité des fictions de l’imagination engendrées par le choc spectaculaire). Aussi l’émotion ne passe-t-elle pas par le filtre intellectualisé du dessin, ou de la représentation, mais s’alimente à la source même, à l’original bien réel.
            A la barbarie d’imagination provoquée par le sublime et issue de l’émotion de l’instinct de conservation, s’oppose l’intérêt pour autrui éveillé par l’instinct social. Celui-ci s’origine selon Burke, décidé à s’en tenir au strict sensualisme et plus que méfiant envers tout idéalisme, à l’instinct sexuel : la sexualité assure la perpétuation de l’espèce comme la conservation la préservation de l’individu (ici encore seules les inventions de l’imagination, c'est-à-dire les fictions du goût, distinguent l’homme de la bête brute). L’amour est alors, au-delà du besoin, la rêverie que l’imagination déploie autour de l’objet qui apporte le plaisir, et la beauté est l’attribut essentiel de cet objet (Cf Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764, art. « Beau », Garnier 1954, p. 50 : « Demandez à un crapaud ce que c’est que la beauté, le grand Beau, le to kalon. Il vous répondra que c’est sa femelle avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun »). Ainsi l’esthétique du beau conduit selon Burke à la mythologie de l’érotique, qui est aussi le processus de la socialisation (Burke n’est pas ici si loin de Locke qui fondait la sociabilité dans l’instinct sexuel, qui est à l’origine de la famille elle-même origine de la société). Le sexualité définit ainsi les ressorts fondamentaux de la sociabilité : ce sont la sympathie (II, 13) : « Nous ne pouvons rester spectateurs indifférents ni des actions ni des souffrances de nos semblables. On doit considérer la sympathie comme une espèce de substitution, au moyen de laquelle nous sommes mis à la place d’un autre homme » (79) ; l’imitation, qui nous porte à mimer autrui et à le choisir pour modèle (« Elle est un des plus forts liens de la société ; c’est une espèce de condescendance mutuelle que tous les hommes ont les uns pour les autres, qui n’en contraint aucun, qui est extrêmement flatteuse pour tous » II, 16, p. 88) ; et enfin l’ambition ou l’émulation qui incite chacun à rivaliser et à l’emporter sur ses semblables, modérant ainsi les effets du strict conformisme de l’imitation. On remarquera enfin que ces trois principes, tous dérivés de l’instinct social, ou sexuel, gouvernent la sensibilité et frappent l’imagination, sans que le concours de l’entendement soit nécessaire. On peut dire avec Rousseau (à propos de la conservation et de la pitié) qu’ils « précèdent la réflexion », bien qu’ils puissent lui donner occasion de s’exercer.
            La dualité radicale de l’homme sensible produit ainsi une division tout aussi radicale dans le domaine de l’esthétique : l’idée du beau, ici devenue le sentiment du beau, qui monopolisait jusqu’à Burke tout le champ de la réflexion sur l’art, se voit opposer le sentiment du sublime, sans qu’il soit possible de les réduire à l’unité. Cette division se reportera dans la troisième Critique, la seule des trois Critiques où l’analytique se dédouble, donnant lieu à une analytique du beau puis une analytique du sublime. L’unité de l’expérience esthétique est, à partir de Burke, problématique. toutefois, cette question d’une racine commune du plaisir esthétique ne trouble pas Burke, qui construit son ouvrage en consacrant le livre II à l’esthétique du sublime et le livre III à l’esthétique du beau. Les deux esthétiques s’opposent, on l’a deviné, comme s’opposent l’esthétique du rococo qui domine dans la première moitié du XVIIIe siècle, et l’esthétique qu’on a bien mal nommée (seulement à la fin du XIXe siècle) « néoclassique » et qui domine pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle. L’esthétique du beau, qui est cette apparence qui enflamme l’amour, conduit aux vertus de la sociabilité, de la séduction et de la galanterie, de l’amabilité et de la reconnaissance ; l’esthétique du sublime nous transporte en revanche dans des paysages sauvages, loin de la société des hommes, nourrit un génie à la fois mélancolique et misanthrope qui se complaît dans le spectacle de l’inhumain et de la terreur. Ceci nous permet de comprendre pourquoi la partie la plus novatrice du texte de Burke se trouve bien évidemment dans sa théorie du sublime, qui invente, ou du moins donne pour la première fois une forme précise au goût nouveau, que Longin dans l’antiquité avait su évoquer (mais le mêlant de considérations morales qui demeurent tout à fait étrangères à Burke), mais que les contemporains n’avaient jamais encore formulées avec autant de netteté. La quatrième partie de l’ouvrage est consacrée aux effets physiologiques dus au beau et au sublime, essayant d’expliquer le sentiment esthétique par la mécanique de l’impression sensible (Burke annonce par là la psychophysiologie allemande qui au XIXe siècle prétendra construire une véritable science du sentiment esthétique par la mesure quantitative de la sensation). Enfin la cinquième et dernière partie est consacrée à l’esthétique de la poésie qui, à l’inverse des arts d’imitation, n’émeut pas en évoquant des images, mais en inspirant des passions nées des idées nécessairement vagues et indistinctes suggérées par les mots. Il s’agit ici pour Burke, contre la théorie de l’ut pictura poesis qui se réclame d’Horace, de mettre en valeur la radicale différence qui sépare les arts de l’image des arts du discours : la poésie n’est pas une peinture parlante ni la poésie une peinture muette. Ce très ancien lieu commun du discours sur les arts sera battu en brèche, de façon plus radicale encore, dans le Laokoon de Lessing (1766), et l’avait déjà été dans les Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture de l’abbé Dubos (1719), qui opposait dès le début du siècle l’instantanéité du regard du peintre à la discursivité du discours poétique (I, 13). Sur ce thème riche et dont l’histoire est longue, on consultera l’ouvrage de Rensselaer W. Lee, Ut pictura poesis ; humanisme et théorie de la peinture XV-XVIIIe siècles, Macula, 1991.
            Comme nous l’avons déjà remarqué, seule l’esthétique du sublime est chez Burke véritablement novatrice. C’est donc à elle que nous nous attacherons, tout en la pensant dans son opposition à l’esthétique du beau.
            L’esthétique du beau se fixe toujours sur la définition de son objet : dans la tradition idéaliste issue de Platon (Panofsky, Idea), cet objet est mesuré selon des critères a priori dictés par l’entendement : summetria, harmonie des proportions telle que le canon en donne la formule, eurythmie et grâce, c'est-à-dire conservation des relations harmoniques dans le corps en mouvement. Pour le philosophe empiriste et sensualiste qu’est Burke, ces calculs de proportions sont vains et la beauté ne se définit que par l’impact des premières rencontres qui marquent plus durablement l’esprit que celles qui les suivent. Elle est donc relative à l’expérience personnelle, et ne saurait obéir à des règles a priori et universelles. En III, 2, Burke montre les incohérences de la théorie intellectualiste de la proportion : « On doit donc la considérer comme un être de l’entendement, plutôt que comme une cause première agissant sur les sens et l’imagination » (162) ; il n’y a pas de proportions communes aux végétaux, ni entre les espèces animales, le cou disproportionné du cygne n’ôte rien mais ajoute au contraire à sa grâce, les canons du corps humain se contredisent, Varron compte sept têtes et Vitruve huit (III, 4, 172), enfin la théorie vitruvienne qui voudrait fonder les proportions des édifices sur celle du corps humain est tout à fait fantaisiste et pratiquement inapplicable : « Rien au monde ne serait plus extravagant qu’un architecte qui tracerait le plan d’un édifice d’après la figure humaine » (177). Pourtant, si l’objet de l’amour ne saurait être déterminé de façon a priori et universelle, il n’en demeure pas moins que l’amour a, selon Burke, nécessairement un objet, même s’il doit se résigner à l’arbitraire de cette élection. Il n’en va pas de même du sublime, dont la caractéristique est plutôt de se porter vers l’absence d’objet, ou du moins vers l’absence d’objet déterminable, vers l’indistinct plutôt que le distinct, vers le difforme plutôt que vers la forme, vers l’infini ou du moins l’indéfini plutôt que vers le défini et le limité. Bref, vers le chaos plutôt que vers l’ordre. On remarque ainsi que ce sont les mêmes qualités qui faisaient autrefois le regard se détourner des spectacles sublimes, alors jugés laids, qui l’attire désormais, dès le milieu du XVIIIe, et suscitent la fascination : l’océan, le chaos, l’immensité qui échappe à toute mesure, la nuit plutôt que le jour. A l’opposé de l’esthétique du beau, qui est une esthétique objective de définition et de détermination, l’esthétique du sublime est irréductiblement subjective, et reste dans l’indétermination de son objet : en définissant son objet, en le mettant en lumière, elle lui ôterait immédiatement son caractère sublime (« Une idée claire ne signifie donc rien d’autre qu’une petite idée », II, 4, 113, déclare Burke en une formule qui vaut comme un manifeste pour une esthétique non cartésienne). Le sublime met en évidence la puissance d’un effet esthétique qui échappe à la juridiction des Lumières, comme à la clarté de la raison. Il se complaît dans les ténèbres (l’optimisme des Lumières avait délibérément ignoré cet attrait du néant) ou dans l’ombre qui rend les formes confuses. « Les ténèbres sont plus fécondes en idées sublimes que la lumière. Notre grand poète [il s’agit de Milton] était convaincu de ce principe » (II, 14, 145). C’est ainsi que les monstres de Bosch, trop exactement dessinés et déterminés, sont incapables de provoquer la terreur : « Tous les tableaux de la tentation de saint Antoine que j’ai vus, loin de produire en moi une sensation sérieuse, ne m’ont paru que des conceptions ridicules et extravagantes à l’excès » (II, 4, 114). C’est pourquoi la poésie, qui sait l’art d’évoquer dans l’indéterminé sans fixer l’idée par l’image, est bien supérieure à la peinture dans l’inspiration du sublime. Le peintre échoue à figurer des monstres, mais Virgile excelle à nous faire imaginer les Cyclopes forgerons dans la caverne de Vulcain, Homère excelle à nous faire imaginer les charmes d’Hélène par le regard concupiscent des vieillards de Troie, Lucrèce excelle à nous faire frémir en nous représentant les crimes engendrés par le fanatisme des religions (V, 5, 304-307). Si le beau est une valeur qui excite l’imagination des voyants, le sublime est un infini qui résonne dans l’imagination des aveugles. Homère, le poète par excellence du sublime, n’était-il pas aveugle, et Milton, le poète de la nuit et des ténèbres infernales, n’est-il pas lui aussi mort aveugle. Burke, anglican, donc protestant, n’a pas oublié l’iconoclasme de l’anti-papisme : l’infinité divine (le dieu de l’Ancien Testament — Burke cite souvent le Livre de Job — et non le dieu humanisé du Nouveau Testament : « Avant que la religion chrétienne eût, pour ainsi dire, humanisé l’idée de la divinité, et l’eût en quelque façon rapprochée de nous, on avait à peine parlé de l’amour divin » (II, 5, 126) ne se découvre qu’à l’esprit qui se prive du secours de l’image ; c’est alors seulement qu’il pressent, béant devant lui, un abîme infini. C’est très consciemment que Burke oppose, à l’esthétique affirmative du beau (qui détermine et figure son objet), l’esthétique privative du sublime (qui en représente pas son objet et le laisse dans l’indétermination). L’esthétique du beau est une esthétique de la présence, l’esthétique du sublime une esthétique de l’absence. La section 6 de la seconde partie, consacrée à l’esthétique du sublime, s’intitule « La privation ». Elle commence par ces mots : « Toutes les privations générales sont grandes, parce qu’elles sont toutes terribles : le vide, les ténèbres, la solitude,  et le silence ». Et Burke nous le montre en prenant pour exemple un poème et non un tableau, l’entrée d’Énée aux enfers conduit par la Sibylle de Cumes au livre VI de l’Énéide (v. 264 sq), évocation saisissante de la nuit muette, du royaume des simulacres, de la foule des ombres. La poétique du sublime, qui inspire la terreur, nous conduit aux enfers, dans le royaume indistinct des trépassés. La venue du sublime fait trembler l’instinct de notre conservation : elle annonce la mort, tout sublime est une invitation à pénétrer dans le royaume des morts, et Milton, dont tout le poème se déploie dans le crépuscule de l’Enfer, n’a réussi aucune figure comme celle de la Mort (second livre du Paradis perdu), « le portrait du roi des terreurs » : « dans cette description tout est sombre, confus, terrible, et sublime au plus haut degré (II, 3, 105-106). Là, l’objet se dissout et s’abîme dans l’infini. On peut regretter que Burke soit insensible à la musique (« je ne suis pas très habile dans cet art » confie-t-il dans le seul chapitre qu’il lui consacre : III, 25, 222), car il se pourrait bien qu’elle soit capable d’ouvrir l’immensité que l’effacement de l’image révèle (extraordinaire musicalité des vers de Virgile). On comprend encore en quel sens l’immensité est sublime : ce n’est certainement pas par l’accumulation des objets susceptibles de l’occuper, mais au contraire par la vacuité, par l’absence d’objet que son ouverture découvre. L’esthétique du sublime élève à la conscience l’effet que le rien produit sur l’imagination. Si le beau se complaît dans la petitesse (III, 13, 201 : « Les beaux objets sont petits »), inversement le sublime sympathise avec l’incommensurable. C’est que l’imagination se sent aisément maîtresse de ce qui est plus petit qu’elle (c’est aussi pourquoi la faiblesse plus que la force suscite l’amour : « Les femmes le savent très bien : c’est pourquoi elles s’étudient à grasseyer, à chanceler dans leur démarche, à imiter la faiblesse et même la maladie [...] la beauté souffrante est la plus touchante des beautés. La rougeur a presque autant de pouvoir », III, 9, 195 ; dans la stratégie de la beauté, ce sont les faibles qui sont les forts), tandis qu’elle ressent son assujettissement devant ce qui la dépasse, ce qu’elle est incapable de rapporter à ses mesures. Cette immensité qui terrifie et étonne (II, 1, 101-102 : l’étonnement, mêlé de crainte et de vénération, est le premier effet du sublime) vaut donc pour elle-même, comme un vide incommensurable où tout objet vient s’abîmer et disparaître, y compris l’homme qui se perd dans sa contemplation. Le paysage romantique découvre une puissance nouvelle du paysage. A la renaissance et à l’âge classique, le paysage est pittoresque, peuplés de scènes diverses par exemple chez un Patinir, ou bien décor pour une scène héroïque ou mythologique (peinture d’histoire), comme chez Poussin et, dans une certaine mesure, chez Claude. Dans les deux cas, le paysage est narratif. Mais sur les tableaux de Caspar David Friedrich, le paysage est muet, immensité vide qui absorbe le minuscule rêveur, immobile la nuit au bord de l’océan. Il ne montre paradoxalement plus les formes qui l’habitent, mais plutôt l’immensité au sein de laquelle le monde apparaît, d’où il provient. Dans la quatrième partie, Burke tente de rendre compte de l’effet esthétique du sublime par son effet physiologique. C’est surtout les chapitres qu’il consacre à l’obscurité qui retiennent ici notre attention (IV, 14 à 18, p. 254-265). Contre Locke qui prétend que l’obscurité totale fait peur parce que nous imaginons les revenants dont nos nourrices nos racontaient les contes pour nous faire peur, Burke prétend que la nuit absolue exerce sur nous, par elle-même, un attrait, la tentation paradoxale du néant, la fascination de l’absence d’objet. Dans la nuit, remarque Burke, la pupille se dilate pour se rendre sensible à la plus petite parcelle de lumière, et cette dilatation finit par être douloureuse et produit des lueurs imaginaires qui sont l’effet de l’effort que fait l’œil pour voir quelque chose : « Dans cette situation, l’œil, tandis qu’il est ouvert, fait un effort continuel pour recouvrer la lumière ; c’est prouvé d’une manière manifeste par les lueurs et les apparences lumineuses qui souvent dans ces circonstances semblent jouer devant l’œil, et qui ne peuvent être que l’effet des spasmes produits par les efforts qu’il fait pour saisir son objet » (IV, 16, 260). Ce spasme de l’effroi, de l’œil écarquillé qui est la proie du sublime néant, est comme une expérience de la mort, la chute de la force vitale dans un néant où toute sensation s’abolit : « Il m’est souvent arrivé, confie Burke pour rendre compte de l’effet terrorisant de l’obscurité totale, et à mille autres comme à moi, de sortir tout à coup d’un premier assoupissement avec un fort tressaillement et, en général, ce tressaillement était précédé d’une espèce de rêve où nous croyions tomber au fond d’un précipice : d’où viendrait cet étrange mouvement, sinon du relâchement trop subit du corps, qui en vertu de quelque mécanisme naturel, se rétablit par un acte aussi prompt et aussi vigoureux de la puissance de contraction qu’ont les muscles. » (IV, 17, 264). Cette « espèce de rêve » par laquelle nous nous représentons notre chute dans un abîme sans fond, n’est pas un rêve, mais un cauchemar. Le sublime burkien est une esthétique du cauchemar, et il n’est pas interdit de penser ici au célèbre tableau de Füssli, Le Cauchemar (1781, Détroit), où l’on voit une jeune fille endormie sur le point de glisser et de tomber de son lit, tandis qu’un incube, accroupi sur son ventre, pèse de tout son poids et qu’un cheval d’enfer, aux yeux de feu, survient pour emporter sa victime dans l’au-delà. Ce texte de Burke est peut-être la source d’un texte remarquable de Kant : « Je me souviens très bien comment, enfant, quand j’étais fatigué par le jeu et que je me couchais, à l’instant où je m’endormais, j’étais très vite réveillé par un rêve : c’était comme si j’étais tombé dans l’eau, et que près de me noyer, j’étais emporté par un tourbillon ; je me réveillais aussitôt, mais pour me rendormir bientôt plus calmement ; on peut supposer que l’activité des muscles de la poitrine dans la respiration, qui dépend entièrement de la volonté, venant à se relâcher, et le mouvement du cœur étant inhibé par la défaillance de la respiration, il est nécessaire que l’imagination onirique soit remise en jeu. Même action bienfaisante du rêve dans ce qu’on appelle le cauchemar (incubus) » (Anthropologie, § 37, Pléiade, III, 1007-1008).
            On peut alors concevoir avec Burke le sentiment du sublime comme une sorte de sursaut vital, qui nous rappelle à la vie à l’instant même où nous étions sur le point de sombrer dans le néant. Le sublime est cette commotion de l’esprit au moyen de laquelle il résiste au vertige qui l’entraîne insensiblement dans l’inactivité et dans la mort. Et le sentiment de la terreur ne nous procure du plaisir que parce qu’il nous permet de nous ressentir vivant : l’effroi que produit sur nous la menace de mort est la preuve sensible que nous ne sommes pas encore morts. C’est donc par l’ébranlement organique qu’il provoque que le sublime est source de « délice » : « Si la douleur ne va pas jusqu’à la violence, et que la terreur ne roule pas sur la destruction présente de l’individu, comme ces émotions tirent les parties, ou les délicates, ou les grossières, d’un embarras incommode et dangereux, elles sont capables de produire du délice, non du plaisir, mais une sorte d’horreur délicieuse, une espèce de tranquillité mêlée de terreur, et cette terreur, en tant qu’elle se rapporte à la conservation individuelle, est une des plus fortes de toutes les passions. Son objet est le sublime » (IV, 7, 241). En ce sens, le sublime fonctionne comme le travail, remède à l’ennui, qui est en nous comme l’inclination vers le néant, la dépression de la vie dans la mort : « La mélancolie, l’abattement, le désespoir, et souvent le suicide, telles sont les suites du noir aspect sous lequel les choses se présentent à notre esprit dans cet état de relâchement où se trouve le corps. Le remède le plus efficace pour tous ces maux est l’exercice ou le travail. Le travail brave les difficultés et les surmonte ; c’est un acte du pouvoir du contraction qu’ont les muscles ; et par là il est en tout, hormis dans le degré, semblable à la douleur, qui consiste dans la tension ou dans la contraction » ((IV, 6, 239). Ainsi le sentiment du sublime est une sorte de travail musculaire grâce auquel l’organisme, dans la proximité de son anéantissement, se rétablit dans la vie.
            On peut se demander si cette vie proche de la pâmoison (la mort, disait déjà Leibniz, est un sommeil sans songe), qui ne réussit à se sentir vivante que par l’excitant violent du sublime, n’est pas la vie du libertin fatigué de jouir, et dont les sens se sont émoussés par un exercice trop intense. Le sentiment du sublime n’est peut-être que l’alcool dont a besoin une aristocratie énervée par une oisiveté consacrée à la seule volupté, un stimulant qui joue pour l’imagination le rôle que joue pour le corps la poudre de cantharide. Tel est du moins le sens, et peut-être aussi la limite, de la théorie du sublime selon Burke, théorie physiologique, pour reprendre le mot de Kant, et non philosophie transcendantale.
            Ainsi, si l’esthétique du sublime trouve son objet et sa mesure dans le jeu de séduction qui motive la vie sociale, l’esthétique du sublime est en revanche une esthétique de la démesure et de l’extrême : elle se porte au limite de la représentation, aux confins du visible, dans une infinité sans objet qui nous fait pressentir, au-delà de la vie, le néant de la mort.

 

Note

1- « Par le mot goût j’entends seulement cette faculté ou ces facultés de l’esprit qui sont altérées par les ouvrages de l’imagination et par les beaux-arts, ou qui en portent jugement » (25).