Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

 

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PHILOSOPHIE MODERNE

1- Révolution copernicienne

2- Descartes

3- Leibniz

4- Querelle des Anciens et des Modernes

5- La révolution esthétique

6- De l'Académie au Salon

7- L'Esthétique des Lumières

8- Bouhours, Dubos

9- Baumgarten

10- Burke

11- Rousseau

12- Herder

13- Lessing, Schiller

14- Kant

15- L'invention du musée

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 

 

Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

La révolution esthétique

 

            I- L’idée du Beau : la doctrine classique

            Pourquoi le beau serait-il l’objet d’une théorie philosophique? Parce qu’il est originairement pensé dans sa relation avec le vrai et le bon (le « bel et bon », kalokagathon, qui ne désigne pas une notion morale, mais la perfection de ce qui est achevé en son genre : mêden agan, rien de trop ; à ce qui est bon, on ne peut rien ajouter ni rien retrancher), qui sont des transcendantaux, c'est-à-dire des notions de la philosophie première. Merveilleuse coïncidence entre le bon, ce qui convient, ce qui s’ajuste exactement (to prepôn, qu’il faut distinguer du bien tel qu’il se définit dans le domaine éthique : to dikaion, le juste), et le beau, ce qui brille par soi-même, par sa propre splendeur. C’est ainsi que le bon geste, le plus performant, celui par exemple du discobole de Myron, est aussi le « beau geste ». Cette adéquation est transcendantale, elle n’est pas empirique, elle est intelligible et non sensible. En effet, la rencontre du bien et du beau s’accomplit dans la vérité de la chose, dans son essence idéale, non dans sa manifestation sensible et toujours changeante, ombre approximative de la forme parfaite qui est en l’Idée. Hippias : la beauté ne réside pas dans la belle chose, dans sa présence singulière et sensible, mais dans l’idée par laquelle les belles choses sont belles : « to kalô ta kala kala », Phédon, 100 e. Rép X, 596 b : par la médiation du lit sensible, le peintre prend pour modèle le lit intelligible, ou idée du lit. Idée, c'est-à-dire une forme aperçue par une intuition de l’intellect ou visée noétique, telle qu’elle se révèle à l’âme qui entreprend de se connaître elle-même, attentive à sa clarté innée, au soleil intelligible qui illumine la caverne de l’esprit.

            L’idée du beau apparaît ainsi comme un archétype, c'est-à-dire un modèle de perfection par comparaison duquel toute œuvre effective n’a de valeur qu’approchée. Par les relations qui unissent étroitement le beau au vrai comme au bon, le beau devient un absolu (abolvere, délier) qui vaut par lui-même, en tous lieux et de toute éternité, et qu’on ne saurait soumettre à condition. E. Panofsky, dans Idea, contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art, Gallimard, 1983 [1924], a su écrire l’histoire riche et érudite, de l’antiquité au néoclassicisme, de la théorie de l’idée du beau.

            Quand l’âme aperçoit ainsi, par l’effet de la conversion philosophique, l’idée qui est en elle, elle l’aperçoit en toute évidence, et peut alors la définir avec exactitude, tout comme un géomètre définit rigoureusement les figures qui n’existent que dans son esprit. On sera donc conduit à penser que l’idée du beau est une forme idéale susceptible de définition rigoureuse.

            Cette voie avait déjà été préparée avant Platon par le canon de Polyclète, inspiré des spéculations pythagoriciennes sur les nombres (Jackie Pigeaud, « La nature du beau ou le Canon de Polyclète », p. 29-44, L’Art et le vivant, Paris, Gallimard, 1995). Pline l’Ancien (Ier s. AC) nous apprend que le sculpteur Polyclète, qui travaillait à Athènes au Ve siècle avant notre ère, fut « l’auteur de la statue que les artistes appellent Canon, à quoi ils demandent les traits (lineamenta) de l’art, comme à une loi » ; un siècle plus tard, Galien évoque à son tour un traité de Polyclète, intitulé le Canon, dans lequel l’artiste « a enseigné les proportions (summetrias) du corps ; et il assura son discours par une réalisation, en fabriquant une statue répondant à la prescription du discours, et il donna à la statue, comme il avait fait pour le traité, le nom de Canon. ». Cette œuvre, qui définit la parfaite proportion du corps humain (le mot kanôn en grec signifie en effet « la règle »), on l’identifie au Doryphore, ou « Porteur de lance », une copie en marbre de l’original perdu, qui était en bronze.

            Le canon porte sur le corps humain, parce que de tous les vivants l’homme est celui qui tend vers la connaissance, celui qui est destiné à l’esprit, l’animal dont l’œuvre propre est l’enfantement de l’idée. Lui seul donc peut avoir accès à la beauté, qui est idéale, non phénoménale. Aussi est-il naturel qu’il soit pris lui-même comme modèle de beauté. Dans le Timée, Platon se livre à une longue comparaison entre l’ordre du cosmos et la disposition du corps de l’homme. Pour le philosophe, la partie la plus divine est la tête (44 d), siège de la pensée, et qui domine le reste du corps. L’homme, écrit encore Platon (90 ab), est une plante céleste et non point terrestre : tandis que le végétal enfonce ses racines dans la terre, l’homme est une plante retournée, et sa racine, qui est la tête, a été élevée par le dieu vers le ciel, conférant ainsi au corps tout entier la station droite. De la même façon, pour Aristote, c’est parce que l’homme est le seul animal à avoir part au divin, ou y participant au plus haut point, qu’il est aussi le seul à se tenir droit, affranchissant la tête de la pesanteur et libérant les mains pour toute œuvre, et non pour une tâche spécialisée (Parties des animaux, II, 10, 656 a et IV, 10, 686 a). Entre l’idéalité du beau et la destination spéculative de l’homme, il y a une étroite affinité. Le corps humain sera donc le module fondamental de la beauté idéale dans sa plus grande généralité, la divine proportion qui est la mesure universelle de la beauté. Et la tête, siège de l’’intelligence, sera le module du corps humain lui-même. Vitruve (III, 1 : « D’où les proportions ont été transportées au temple », Ier s. BC) s’inspire des proportions du corps humain pour la définition des proportions des édifices.

            Les critères de l’idée du beau peuvent alors se définir en ces termes :

            Harmonie — proportion des parties entre elles (summetria, symétrie de l’art qu‘il faut distinguer de la symétrie simplement mécanique de la géométrie ; problème d’une mesure, non par convention, mais par nature : le temps de l’horloge et le tempo du musicien ; la juste mesure du temple, à égale distance de l’outrance du colossal et la petitesse qui le réduirait aux dimensions d’un monument. La beauté, valeur absolue, dicte sa propre mesure, qu’elle ne tient que d’elle-même).

            Proportion des parties dans le tout : idée de l’organisme vivant. Platon, Phèdre, 264 c : « Tout discours doit être constitué à la façon d’un être animé : avoir un corps qui soit le sien, de façon à n’être ni sans tête ni sans pied, mais à avoir un milieu en même temps que deux bouts, qui aient été écrits de façon à convenir entre eux et au tout » et Aristote : « Puisque le bel animal et toute belle chose composée de parties suppose non seulement de l’ordre dans ces parties mais encore une étendue qui ne soit pas laissée au hasard, car la beauté réside dans l’étendue et dans l’ordre [...] il s’ensuit que, de même que pour les corps et pour les animaux il faut une certaine grandeur, telle qu’on puisse aisément l’embrasser du regard, de même pour les fables (muthos) il faut une certaine étendue, telle que la mémoire puisse aisément la saisir », Poét, 50 b 35. Même image plus loin : « Il faut, dans les tragédies, composer le muthos de façon qu’il soit dramatique (dramatikos) et tourne autour d’une seule action, entière et complète ayant un commencement (archê) et un milieu (mesos) et une fin (telos), afin que comme un animal par l’unité du tout (en olon), elle procure le plaisir qui lui est propre » ; 59 a 17).

            Eurythmie (conservation de l’harmonie dans le mouvement ; le modèle en est l’évolution des danseurs dans le chœur, ou la proportion conservée et pourtant toujours variée des membres du danseur lui-même). Platon ferait allusion aux chœurs de la danse des planètes, à leurs conjonctions, aux avances des astres les uns par rapport aux autres et aux rebroussements de leurs orbites (Timée, éd. Budé, introd. d’Albert Rivaux, p. 59).

            Enfin, avec Plotin, grâce (rayonnement de l’esprit vivant qui transfigure la chair) : « C’est comme lorsqu’on est en présence d’un visage, beau sans doute, mais incapable d’émouvoir, parce que sa beauté n’est pas empreinte de grâce (kharis). C’est pourquoi, même ici-bas, il faut dire que la beauté consiste moins dans la symétrie (summetria) que dans l’éclat qui brille en cette symétrie, et c’est cet éclat qui est aimable. Pourquoi en effet sur un visage la beauté est-elle éclatante, tandis que le visage mort n’en conserve qu’une trace, avant même que ses proportions disparaissent par la corruption de la chair? » ; Du Bien, VI, 7, 22. L’harmonie et l’eurythmie sont, ou semblent susceptibles d’une définition géométrique, tandis que la grâce est moins aisément quantifiable : reprenant une formule latine qu’on trouve pour la première fois chez Martial, la renaissance italienne puis l’âge classique français la nommera volontiers le « je ne sais quoi » (nescio quid) de la beauté.

            Malgré cette dernière réserve, la théorie de l’idée du beau est normative et dogmatique : l’idéal du beau définit une perfection indépassable. L’art est alors dit « classique » quand il réussit à être adéquat à cette idée du beau maximal (Hegel). Classique vient de classis, la première des cinq classes entre lesquelles étaient répartis les citoyens romains (1) ; le terme apparaît en français au début du XVIIe, désignant les écrivains qui font autorité, considérés comme des modèles à imiter. L’art classique ne désigne donc pas une époque dans l’histoire des arts, mais une perfection, un maximum qui a valeur de modèle pour tous les âges. Toute renaissance dans les arts sera donc un néoclassicisme, ou retour à l’antique (renaissance carolingienne, école de Chartres, Italie, fin du XVIIIème siècle).

            II- La crise du modèle classique

            Il faut attendre la Renaissance pour que ce dogmatisme de la beauté soit placé en situation critique : les canons s’opposent (Vitruve, huit têtes et le nombril centre de l’homme inscrit dans un cercle ou un carré ;  et Varron, neuf têtes et le sexe pour centre), ils ne sont guère praticables (Léonard, d’après Panofsky, aurait apporté des retouches à l’homme vitruvien : « L’évolution d’un schème structural », in L’Œuvre d’art et ses significations, 1969, p. 91, n. 83), il vaut mieux s’en remettre à l’expérience (Alberti, De Scultura). En outre, le monstre (raté de la nature selon A), qui est déviant en regard du canon, fascine : surnaturel, il est prodige et signe divin, naturel, il est le témoin de la profusion de la nature et de la diversité de ses formes (varietas rerum). L’idée du beau est dépravée dans la nature, et tout individu est déviant par comparaison à la norme (qui n’est pas la moyenne) : réaliser la beauté, en manifester sensiblement l’Idée, c’est donc nécessairement en corrompre les proportions, puisque c’est à cette condition qu’elle devient vivante et réelle. Dürer, Le traité des proportions du corps humain (1528), soumet le modèle à de curieuses anamorphoses, ou déformations réglées, par élongations ou contractions. En outre, la pratique de l’anatomie du cadavre humain (Vésale, 1543) découvre le labyrinthe des viscères, qui contrevient aux principes d’harmonie et de symétrie.

            Plus encore, l’expression « l’idée du beau » est contradictoire si l’idée est une fonction, et le beau une image. Si l’acte propre de l’intellect est de calculer, c'est-à-dire de construire des relations réglées, et non de voir ou d’imaginer, il faut conclure que l’idée du beau, ou vision intellectuelle de la forme parfaite, est un idéal de l’imagination, et non une idée de l’entendement. Or la vérité de l’imagination est le narcissisme, puisqu’elle substitue au réel un rêve où se réfléchit le tempérament du seul rêveur. Spinoza : les hommes jugent de la complexion des choses qu’ils imaginent par leur complexion propre — appendice —, et « les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent plutôt l’état de notre propre corps que la nature des corps extérieurs » : II, 16, coroll. 2 ; mais déjà Érasme : le fou imagine le monde, il ne le connaît pas : il ne voit que sa « marotte » : Éloge, 1509, § 22 : la Folie est « philautie », amour-propre, « tant il est nécessaire que chacun se complaise en soi-même et s’applaudisse le premier pour se faire applaudir des autres ». Léonard, et la répétition obsédante de l’autoportrait inconscient : « Il arrive que nous aimons ce qui nous ressemble ; laid, tu choisiras des visages sans beauté et tu les feras laids, comme beaucoup de peintres dont les personnages ressemblent à leur auteur » (Institut de France, BN 2038 27 r ; éd. Chastel chez Hermann p; 185) ; « Le plus grand défaut des peintres est de répéter dans une composition les mêmes mouvements et les mêmes visages et draperies, et de faire que la plupart des visages ressemblent à leur auteur. Cela m’a souvent étonné, car j’en connaissais certains qui paraissaient avoir fait des autoportraits de toutes leurs figures, toutes avec les gestes et les mouvements de celui qui les peignit » (Codex Urbinas, 44 r-v). Pascal : « Symétrie, fondée aussi sur la figure de l’homme, d’où il arrive qu’on ne veut la symétrie qu’en largeur, non en hauteur ni en profondeur » (B 28).

            La critique du beau se prolonge alors naturellement en une critique du sensible dans sa plus grande généralité : toute perspective est un théâtre illusoire centré sur le point de vue du moi (le décor d’un malin génie, hypothèse qui porte le soupçon non seulement sur les vérités mathématiques, mais aussi sur le monde sensible : c’est une chose de supposer que je rêve, c’en est une autre de supposer que cette image est manipulée par un Deceptor qui cherche à m’abuser. La peinture de vanité au XVIIe — quelle vanité que la peinture! — réfléchit cette désillusion, ou desengaño, qui déçoit le regard désireux de cueillir la fleur du visible). Le moi est incommode, il se fait le centre de tout. La révolution copernicienne approfondit le discrédit des apparences : la science ne sauve plus les phénomènes, elle critique les apparences (Kant Schein, subjectif/Erscheinung, objectif : fin de l’Esthétique transcendantale. C’est seulement au XVIIe que le mot apparence prend le sens d’un leurre qui masque le réel). La science ne prend plus appui sur l’expérience contemplative mais sur l’expérimentation élaborée. La nature ne parle plus par images, mais par équations, son livre n’est pas un recueil de belles formes mais une suite de caractères mathématiques (Galilée) (2). Poussin (d’après Bellori) : « Les couleurs dans la peinture sont semblables à des leurres qui persuadent les yeux » (Hermann, p. 174). Le beau et le vrai n’ont plus partie liée, le vrai est le résultat d’une mathématique aveugle, et le beau, un mensonge séduisant, un éclat trompeur.

            III- La révolution esthétique

            S’il est un critère de la beauté, ce n’est pas dans l’objet lui-même, qui peut être fallacieux, qu’on le trouvera ; c’est donc dans le sujet qui en éprouve le pouvoir de fascination. L’idée du beau doit laisser la place au sentiment du beau, et la définition objective et quantitative (calcul des proportions) à une évaluation subjective et qualitative (critique du goût). L’entendement définit l’objectivité de l’idée. Il faut donc supposer qu’une autre faculté (puisque la beauté n’est plus affaire de géomètre) est en mesure de porter un jugement sur la beauté : ce sera le goût, une connaissance qui relève du sensible et non de l’intelligible, un savoir qui est aussi saveur (Baumgarten : « la perfection de la connaissance sensible comme telle, c'est-à-dire la beauté »). C’est pourquoi la théorie du goût doit en effet être une esthétique, aisthêsis désignant en grec la sensation. Il faut pourtant distinguer entre la sensation (Empfindung) — qui prétend à quelque titre à l’objectivité : la sensation est la sensation que le sujet a de l’objet — et le sentiment, (Gefühl) qui n’a de valeur que subjective, et qui est le sentiment que le sujet a de lui-même (FdJ, § 3). En effet, le jugement de goût ne porte plus sur les proportions de l’objet, mais sur l’émotion intérieurement éprouvée par le sujet à l’occasion de la rencontre de l’objet.

            Sensible, le goût est donc un « sixième sens ». Dubos, Réflexions critiques sur la peinture et la poésie, 1719, II, 22 : « ce sixième sens qui est en nous sans que nous en voyions ses organes. C’est la portion de nous-mêmes qui juge sur l’impression qu’elle ressent », p. 277. Un sens « sans organe », donc une réceptivité, non du corps, mais de l’esprit lui-même, en tant qu’il est substantiellement uni à un corps. Le goût, ce sixième sens, diffère des cinq organes de la sensation : les cinq sens sont externes, et s’intéressent au monde objectif, tandis que le goût est un « sens interne » (Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, 1725) qui perçoit les affections du cœur, c'est-à-dire les diverses balances qui font la complexion du tempérament du sujet. Le canon fondait une science, ou plutôt un dogmatisme, du beau : seuls les doctes pouvaient en juger. Le goût, qui réussit le paradoxe d’être un jugement immédiat, est fondé en nature, et non par culture, ni convention : tout homme sensible a donc ici la dignité de l’arbitre. Mieux : le pédantisme des prétendus savants ne peut que corrompre l’immédiateté naturelle du jugement de goût (Dubos). Les plus savants sont ceux qui en savent le moins. Au jugement de l’Académie succède le jugement du public (Dubos. C’est seulement en 1688, dans le Parallèle de Charles Perrault, que le public substantivé désigne, non plus les citoyens de la même république, mais les spectateurs de la même représentation artistique). Tous les hommes sont donc naturellement égaux en nature quand il s’agit de juger de la beauté de l’œuvre, même si ce naturel est susceptible d’éducation et de raffinement  (« la république des lettres », « la société des gens de goût »). La querelle du Cid (1637, Chapelain contre Corneille). D’où l’ouverture du Salon : la faveur du public est l’unique arbitre du goût, et le travail du critique consiste moins à dicter les principes du jugement de goût qu’à rendre raison d’un verdict déjà formulé par les esprits naïfs, c'est-à-dire par la simple nature qu’aucun système préconçu ne vient dénaturer. C’est pourquoi l’homme de bon goût (on ne dit pas encore « l’esthète », ce dernier mot n’apparaissant qu’en 1838, et avec la nuance péjorative qu’on lui connaît, seulement en 1888) se différencie du connaisseur (sur l’anglais connoissor), ou de l’antiquaire, qui parle avec science des œuvres de l’art mais, obnubilé par sa manie, n’est pas nécessairement le meilleur juge pour en estimer la beauté (ainsi le comte de Caylus, bête noire Diderot).

            La théorie du beau était une connaissance, le sentiment esthétique sera une expérience : « l’expérience esthétique ». Le jugement de goût est d’autant plus pur qu’il n’est pas encore corrompu par une vaine théorie. La naïveté est donc ici la condition du discernement (Dubos, II, 25, p. 290 : « Quoi, me dira-t-on, plus on est ignorant en poésie et en peinture, plus on est en état de juger sainement des poèmes et des tableaux! Quel paradoxe! »).  L’art naïf, qui ne s’épanouira vraiment qu’à la fin du XIXe siècle, réalise cette intuition, pourtant formulée dès le début du XVIIIe siècle. Schiller : la conscience et la réflexion, qui dépravent la naïveté en sentiment, éloignent de l’origine et de l’immédiateté qui sont les conditions de la pureté du goût (Poésie naïve et poésie sentimentale, rédac. oct-déc 1795). L’aveugle-né opéré de la cataracte. Condillac : la première sensation (la statue s’éveille à la vie par le parfum d’une rose) est seule vraie, les associations de l’imagination et les combinaisons de l’entendement, en la compliquant, pervertissent la sûreté sensible de l’origine.

            L’esthétique, théorie du sentiment, donc de la réceptivité, est encore une pathétique. Elle s’invente déjà dans les traités des passions qui se multiplient au XVIIe. Le sauvage et l’ingénu sont, en matière de goût, des témoins assermentés, dignes de confiance. L’esthétique sera donc une phénoménologie de l’émerveillement, ou de l’admiration, qui est selon Descartes la première des passions, la mère de laquelle toutes les autres sont issues, l’émotion de la première mise au monde (et selon Kant un étonnement que l’habitude n’émousse pas). La beauté n’est plus un objet, elle est un événement, « happening » ou « performance » selon les contemporains. L’objet n’est plus que l’occasion, ou cause occasionnelle, de l’effet qu’il induit dans le sujet sensible. L’objet n’est plus un modèle, il est un motif. L’objet ne vaut plus par lui-même, mais comme « appât » (Reiz, Kant s’en défie, Nietzsche en fait un des mots-clé de son esthétique) capable d’éveiller le sentiment du goût à la conscience de lui-même. « Comment ne pas espérer faire surgir à volonté la bête aux yeux de prodiges, comment supporter l’idée que, parfois pour longtemps, elle ne peut être forcée dans sa retraite? C’est toute la question des appâts. » (André Breton, L’Amour fou, « Folio », p. 22).

            Fondé originairement en nature, le goût est pourtant susceptible d’éducation (éducation négative, pour reprendre la formule de Rousseau dans l’Émile : il ne s’agit pas d’ajouter à la nature, mais plutôt de soustraire pour la restituer en sa nudité ou fraîcheur naïve). Le sixième sens est susceptible d’être affiné par la progressive conscience qu’il prend de lui-même. Hume et l’anecdote de Sancho Pança (le vin au goût de fer et de cuir : Of the Standard of Taste, 1757, Essais esthétiques, Vrin, 1973, II, 87). On posera encore l’éducation esthétique en fonction du degré de la liberté, qui consiste en l’autonomie et le libre jeu de notre nature réconciliée, le despotisme contraignant la liberté naturelle et pervertissant le goût de la beauté (Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, 1795).

            Deux voies sont alors possibles pour définir la norme devenue problématique du goût (standard of taste) : une philosophie empirique, qui pose a priori qu’une définition du beau est seulement possible a posteriori ; une philosophie transcendantale, qui pose inversement que le jugement de goût repose sur des principes a priori.

            La philosophie empirique soumet le beau aux conditions de l’expérience sensible : elle est soit une psychologie (Burke, dont l’esthétique est selon Kant — « Remarque générale concluant l’analytique du sublime » — une psychologie empirique, c'est-à-dire une simple physiologie. Le style est une expression du tempérament de son auteur — « le style, c’est l’homme » — : Buffon, Discours sur le style, discours de réception à l’Académie française, 1753) soit une sociologie (Hume ; ou Swift : ce qui est beau à Lilliput ne l’est pas à Brodingnag, tout est question d’échelle, c'est-à-dire de l’unité de mesure choisie conventionnellement par la coutume). L’acuité du jugement de goût est fonction de la délicatesse de la « civilisation ». Le beau est ainsi valeur relative et non plus absolue. Marx : Achille cesse d’être beau à l’âge de la poudre et des canons. Contribution à la critique de l’économie politique (1859) : « Achille est-il compatible avec la poudre et le plomb? Ou, somme toute, l’Iliade avec la presse ou, encore mieux, avec la machine à vapeur? » (p. 174). Tout art est tributaire d’une mythologie, c'est-à-dire d’une représentation inconsciente des rapports sociaux par l’imagination populaire. Rien de bien nouveau : Hume l’avait déjà dit. Entre psychologie et sociologie, pas de véritable contradiction : le sujet est éduqué par la société, et la société est elle-même une psychologie, la détermination d’un caractère national (Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, 1719 ; Kant, Observations sur les sentiments du beau et du sublime, 1764). Le goût espagnol, porté vers le sublime, n’est pas l’italien, porté vers le beau, qui n’est pas le français, ni l’anglais, ni l’allemand....

            La philosophie transcendantale fonde l’expérience esthétique sur des principes a priori (FdJ, § 12 : « Le goût repose sur des principes a priori »). Ces principes ne peuvent toutefois être que subjectifs, sous peine de retomber dans l’ancien dogmatisme de la théorie du beau, idée de l’entendement et non jugement de goût. Il s’enracinent donc dans la structure essentielle de la subjectivité humaine, c'est-à-dire dans le jeu des facultés qui animent l’esprit. La troisième Critique explore cette voie. Par l’effet de la rencontre esthétique, le sujet fait alors l’expérience subjective de la vie qui est en lui, le sentiment esthétique procure au sujet le sentiment de « l’intensification de ses forces vitales ». L’esthétique transcendantale est un vitalisme. Baumgarten le disait avant Kant, et après Leibniz, et Kant le répétera avant Nietzsche. Baumgarten : la richesse d’une sensation dépend en effet de sa densité, c'est-à-dire de la variété des éléments qui la composent, et « ce en quoi il est possible de percevoir de nombreux éléments, qu’ils soient simultanés ou successifs, est plein de vie » (Esthétique, § CXII). La « vivacité », le « plein de vie » (Lebhaftigkeit) sont ainsi désignés comme les critères de l’excellence esthétique, contre l’académisme classique qui mettait en avant les notions d’ordre et de composition, ainsi que de respect des règles. : « Toute connaissance [esthétique] atteint la perfection grâce à l’abondance, la grandeur, la vérité, la clarté, la certitude et la vitalité de la connaissance, pour autant que celles-ci s’accordent en une seule perception et entre elles ».

            Que la philosophie esthétique soit empirique ou transcendantale, le goût, pour juger d’une œuvre, ne vérifie pas sa conformité au modèle idéal, mais consulte plus simplement la naïveté de son sentiment : le beau est donc ce qui plaît, le laid ce qui répugne. Pourtant, la nature du plaisir est complexe, et non simple. Déjà Platon distinguait entre les plaisirs vrais et les plaisirs faux, qui sont mêlés de douleur : ainsi le plaisir que nous éprouvons en assistant au spectacle tragique, qui nous inspire de la terreur (Philèbe, 48 a et 50 b). Si l’évaluation qualitative du plaisir se mesure à son intensité, il n’est pas certain que les simples l’emportent sur les composés : l’effroi et même l’épouvante peuvent en effet constituer de précieux stimulants pour exacerber notre sensibilité émoussée par l’habitude (seule l’admiration est esthétique, et l’admiration doit toujours se renouveler, sous peine de chuter dans l’étonnement, fixe et stupide). C’est ainsi que le terrible de la scène tragique nous impressionne davantage qu’une parfaite beauté qui ne nous inspire qu’une calme satisfaction. La laideur, l’horreur et l’épouvante deviennent des valeurs « esthétiques ». L’idée du Beau, qui régnait jusque là sur la théorie de l’art, se trouve donc répudiée ; non  parce que, comme l’imagine volontiers un persistant romantisme, la laideur expressive se trouve promue à sa place, mais parce que l’objet étant indéterminé, il importe peu qu’il soit beau, qu’il soit laid, du moment qu’il produit l’impression voulue, du moment qu’il fait sensation.

            L’esthétique est donc tentée de se dédoubler, selon que le plaisir est pur ou mélangé. Et puisque l’expérience esthétique s’origine dans la nature sensible de l’homme, alors il faut bien avouer que cette origine est double et non simple : Burke, après Rousseau, qu’il critique pourtant, reconnaît deux principes, qui précèdent toute réflexion, la conservation de soi et la société (que Rousseau nommait la pitié, ou la commisération), principes de l’amour de soi et de l’amour des autres : « La plupart des idées capables de produire sur l’âme une puissante impression, soit simplement de douleur ou de plaisir, soit de leurs modifications, peuvent se réduire à ces deux chefs : la conservation de soi et la société » (I, 6, p. 68). Si la rencontre esthétique émeut l’instinct de notre conservation, le sentiment éprouvé est le sentiment du sublime : il naît de l’effroi de la menace de mort, à la condition toutefois que la menace soit d’imagination, et non effective. Si la rencontre esthétique émeut l’instinct social, qui nous porte vers autrui, alors nous jugeons beau l’objet de la rencontre (l’inclination qui est à l’origine du jugement de goût étant alors selon Burke sexuelle. Cf Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764, art. « Beau », Garnier 1954, p. 50 : « Demandez à un crapaud ce que c’est que la beauté, le grand Beau, le to kalon. Il vous répondra que c’est sa femelle avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun »).

            Cette esthétique « physiologique », pour reprendre le mot de Kant, est particulière par la radicalité de son empirisme et de son sensualisme ; elle pose néanmoins et pour la première fois, une dualité qui marquera de son empreinte l’esthétique de la modernité, sans doute jusqu’à nos jours. On la retrouve dans la Critique de la faculté de juger, responsable d’une analytique curieusement dédoublée, et se différenciant par là des analytiques des précédentes critiques. Pour le philosophe transcendantal, la dichotomie beau/sublime ne se fonde pas sur l’instinct de la nature, mais sur le jeu de nos facultés : selon que l’imagination joue avec l’entendement, qui est l’esprit devenu autonome en tant qu’il s’oriente vers son autre, c'est-à-dire vers la matière de la sensation, pour lui dicter ses règles, ou avec la raison, qui est l’esprit devenu autonome en tant qu’il s’oriente vers lui-même, et formule la loi de sa propre liberté, le sentiment est celui du beau ou du sublime. A l’inverse de l’idée du beau, qui rassemblait en un principe unique l’infinie variété des belles choses, l’expérience esthétique est donc une expérience scindée, et dont l’unité apparaît désormais problématique.

 

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NOTES

1-« On appelait classici, non tous les citoyens des diverses classes, mais seuleemnt ceux de la première, qui possédaient un revenu de cent vingt-mille as au moins. Tous ceux dont le revenu était inférieur à cette somme, et qui, par conséquent, faisaient partie de la seconde classe ou d’une autre, étaient dits infra classem » Aulu-Gelle, Nuits attiques, VII, 14.

2- Rappelons Galilée, le passage célèbre du Saggiatore (1623) : « La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert sous nos yeux, je veux dire l’univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique (in lingua matematica) et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot » (cité par Cassirer, Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, p. 199 ; texte italien dans Kepler, Le Secret du monde, éd. Segonds, “Tel”, p. 209 n. 7 ; également, pour le texte italien, Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique, Paris Gallimard 1966, p. 186 n. 1). Également Galilée, la lettre à Fortunio Liceti, 11-1-1641 : « Si la philosophie était ce que contiennent les livres d’Aristote, Votre Seigneurie serait, il me semble, le plus grand philosophe du monde, parce qu’alors la philosophie est toute entière entre vos mains et vous êtes capable de donner à chaque chose sa place. Moi je crois que le vrai livre de la philosophie, c’est celui qui est constamment ouvert devant nos yeux, mais comme ce livre est rédigé avec des caractères qui en sont pas ceux de notre alphabet, nous ne pouvons tous les lire : ce sont les triangles, les quadrilatères, les cercles, les sphères, les cônes, les pyramides et autres figures mathématiques qui tiennent lieu de lettres dans un tel livre » (cité par Kouznetsov, Galilée, éd. de Moscou, 1973, p. 273-274).