Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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14- Kant

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PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 


Mis en ligne le 29 octobre 2007


De l’Académie au Salon


            Blunt La Théorie des arts en Italie de 1450 à 1600, Julliard 1956, rééd. Gérard Monfort. Rensselaer W. Lee, Ut pictura poesis, Humanisme et théorie de la peinture, XVe-XVIIIe siècles, Macula, 1991. Annie Becq, Genèse de l’esthétique française moderne, 1680-1814, Albin Michel, 1994. Les conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, éd. Alain Mérot, ENSBA, 1996. Bruno Foucart, art. « Salons » de l’Encyclopedia Universalis. Le Laocoon de Lessing a été republié récemment dans une édition de Hubert Damisch chez Hermann (ancienne édition par Bialostocka). On lira par ailleurs les Salons de Diderot dans l’édition de Laurent Versini (1996), coll. « Bouquins » chez Laffont des Œuvres, tome IV : Esthétique-Théâtre ; et ceux de Baudelaire, dans l’édition de la Pléiade (il existe un recueil des écrits d’art du poète en « Folio »).

***

            L’Académie transfère le peintre du cadre artisanal et contraignant de la corporation à une société choisie de beaux esprits, qui disputent aimablement de la théorie de leur art. Le mot même d’Académie, emprunté à Platon, exprime le désir d’intellectualiser l’art, d’élever la pratique à la dignité d’une théorie. En France, l’Académie royale de peinture et de sculpture apparaît en 1648, sur le modèle de l’Académie française fondée en 1634 sous la haute protection du cardinal de Richelieu. Jusque là, les « maîtrises », et pour les peintres la Confrérie de Saint-Luc, avaient le contrôle des brevets et de l’exercice du métier. Elles croient pouvoir s’opposer en 1646 au roi et à la cour, qui multiplient les « brevetaires », artistes protégés qui se trouvent ainsi exemptés des obligations et des redevances dues, selon la tradition, aux corps de métiers. Loin de renoncer à la distribution de ces privilèges, le roi l’institutionnalise en fondant un corps indépendant d’artistes, qu’il libère ainsi des anciennes corporations, mais qu’il aliène aussi à la louange de la monarchie absolue, distribuant titres, logement, commandes et pensions.
            La première Académie d’artistes, modèle de toutes les autres, est l’Accademia del disegno, fondée à Florence par Vasari en 1562, qui sera suivie à Rome où la Guilde de Saint-Luc est transformée en Académie en 1577 (Blunt 103). Il s’agissait pour le Prince, Cosme 1er, de créer un art d’État, qui lui serait exclusivement dévoué. Cosme comprit que le duché de Toscane, auquel il avait annexé définitivement Lucques et Sienne, ne pouvait croître davantage, et se résigna, à l’inverse d’un Machiavel (Cosme prend le pouvoir en 1537, vingt-quatre ans après la rédaction du Prince) au morcellement de l’Italie. Seule une politique d’alliance avec les grandes monarchies (la République s’était alliée à la France, Cosme s’alliera à l’Espagne) est possible. La puissance économique ou militaire n’est plus capable d’assurer la grandeur du duché de Toscane. Cosme comprend alors que seule la culture, arts, lettres et sciences (Galilée sera un protégé des Médicis) est en mesure de conférer à Florence un rayonnement international. Cosme inventera la capitale des arts, une cité tout entière consacrée aux œuvres de l’esprit, centre inévitable du pèlerinage lettré (Rome avait le monopole du pèlerinage religieux) qui se prolonge aujourd’hui avec le tourisme. L’Académie du dessin, qui fait suite à l’Académie Florentine (dont le but était, tout comme près d’un siècle plus tard, l’Académie française, de veiller à la pureté de la langue, et à la diffusion du florentin dans tout le duché) met en scène le pouvoir absolu du Grand Duc de Florence. L’une de ses premières tâches est l’organisation des funérailles de Michel-Ange, florentin par la naissance, mais républicain de cœur et toujours opposé à la dynastie des Médicis, qui travailla pour le pape et refusa les avances de Cosme qui l’engageait à rejoindre sa patrie. Le vieil homme meurt le 17 février 1564, à 89 ans. Les Romains et les Florentins se disputent sa dépouille et c’est clandestinement que le corps arrive à Florence le 10 mars. Les pompes funèbres sont ordonnancées par Vasari, qui construit à San Lorenzo, l’église des Médicis ordinairement réservée aux princes, un immense catafalque de plus de seize mètres de haut, où abondent les symboles, évoquant Michel-Ange artiste universel, génie égal dans les domaines de la peinture, de la sculpture, de l’architecture et de la poésie (Vasari, dans sa vie de Michel-Ange, consacre à cet apparato une longue et détaillée description). Benedetto Varchi prononce l’éloge funèbre. Cosme est absent, mais tout se déroule avec sa bénédiction, le prince connaissant tout le bénéfice politique et culturel qu’un tel hommage peut apporter à la cité de Florence. Le prince ayant échoué à s’aliéner le génie ombrageux et mélancolique de Michel-Ange de son vivant, réussit à l’enrôler à son service après sa mort. C’est ainsi que l’artiste académicien, artiste-courtisan qui prend le relais de l’artiste-artisan des anciennes corporation, se libère de la hiérarchie étouffante des corps de métier pour devenir un pensionné de l’État, attaché au service de la propagande nationale, militant de la cause culturelle annexée, à Florence plus que partout ailleurs, à la stratégie du politique.
            En devenant académicien, de maître qu’il était, l’artiste affiche l’intellectualité de son art. En France, les séances de l’Académie sont consacrées à des débats consignés par le secrétaire perpétuel, et portant sur des questions théoriques se rapportant à l’art, et non plus sur les recettes du métier ou le tour de main de la routine. C’est donc dans le cadre de l’Académie que se développent à la Renaissance et à l’âge classique, le goût de la théorie de l’art et la recherche de règles qui permettraient de saisir l’insaisissable « beau idéal ». A l’Académie royale de peinture et de sculpture incombe en effet également une obligation d’enseignement, elle est responsable d’une « école du dessin » qui réunit les jeunes élèves les plus doués, et cette contrainte pédagogique incite la réflexion à définir les règles et les principes fondamentaux de la création artistique. Le titre de l’ouvrage que Roger de Piles (qui dans sa jeunesse s’était violemment opposé à l’Académie alors régentée par le peintre Le Brun, favori de Colbert, et qui, dans sa vieillesse occupe le poste envié de conseiller honoraire) publie en 1708 est bien représentatif de cette orientation : le Cours de peinture par principes est une sorte de synthèse de toutes les réflexions de de Piles sur la peinture, et se présente comme un manuel qui doit permettre à l’apprenti de progresser dans la maîtrise de son art.
            A la Renaissance, c’est grâce aux Académies, c'est-à-dire à la dignité qu’elles confèrent, que l’artiste s’affranchit des arts mécaniques, réputés serviles, et peut prétendre à la noblesse des arts dits libéraux. Jusque là, seul l’art de la musique, en relation avec l’astronomie et la mathématique, arithmétique et géométrie, figurait dans le quadrivium, premier cycle des arts libéraux. Désormais les arts du dessin, architecture, sculpture et peinture, revendiquent une égale dignité (c’est là l’origine de l’expression des « Beaux-Arts », traduite de l’italien, « belle arti », et qui passe en français en 1640, c'est-à-dire un peu moins de dix ans avant la fondation de l’Académie royale de peinture et de sculpture). Le dessin lui-même est en quelque sorte anobli, puisqu’il est la trace extérieure d’une figure idéale qui n’existe que dans la pensée, les théoriciens italiens, dont Federico Zuccari qui fut précisément élu président de l’Accademia del Disegno de Rome (en 1593), rapportant le dessin extérieur sur le papier au dessin intérieur dans la pensée de l’artiste, concetto, ou concept, dont l’œuvre finie est comme l’ombre portée. Le débat en France qui opposera à la fin du 17e siècle, les partisans de l’excellence du dessin, les « poussinistes » placés sous l’autorité de Charles Le Brun, aux défenseurs du coloris (que de Piles distingue de la couleur, le coloris étant l’imitation des couleurs qui rendent visible les phénomènes de la nature), les « rubénistes » placés sous l’autorité de Roger de Piles, montre que l’Académie, plus sûre d’elle-même, peut désormais se réclamer de la couleur, qu’on croyait moins assujettie aux règles et plus dépendante de l’expression naturelle du tempérament de l’artiste, que le dessin, que la perspective et la théorie des proportions régentaient avec rigueur. En mettant en avant le dessin, on intellectualise l’art de la peinture, et l’on assujettit le tour de main aux intentions de l’esprit. L’orthographe française qui, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, maintient les deux graphies de dessin et de dessein témoigne pour cette prétention.
            Dès le quinzième siècle, le besoin de reconnaissance sociale conduit l’artiste à surestimer le niveau des connaissances générales que la pratique de son art suppose. L’artiste doit être mathématicien pour maîtriser la science de la perspective, anatomiste pour rendre la musculature d’un corps nu, physicien (magie naturelle) pour mieux analyser les phénomènes de la lumière et de l’ombre, opticien pour connaître les mécanismes de l’œil et mieux discerner les figures qui seront aptes à le tromper (dès le Moyen Age on distingue entre la perspectiva naturalis, physiologie de l’œil vivant, et la perspectiva artificialis, scénographie illusionniste qui fait croire à une feinte profondeur), enfin connaisseur de la fable antique et des hauts faits du passé pour être maître dans la peinture d’histoire, alors considérée comme le premier genre dans l’art de peinture ; il doit encore écrire une langue parfaite (celle-là même que l’Académie des Lettres a pour devoir de définir au même moment) pour rédiger et publier les règles de son art. Plus généralement, le peintre, qui est un imitateur universel à l’image du miroir sophiste de Platon (Rép X), ne saura bien tout imiter qu’à la condition de tout connaître. Léonard est bien représentatif de cette revendication, lui qui se dit pittore anatomistà, qui se veut savant en toutes choses tout autant qu’artiste, et qui affirme que la peinture est un art de l’esprit, una cosa intelletuale, et non de la main. Dans un débat célèbre (le Paragone) qui oppose, dans la première moitié du seizième siècle, le peintre au sculpteur (en vérité Léonard à Michel-Ange, ce dernier s’étant toujours voulu sculpteur et non peintre), Léonard souligne l’aspect matériel et manuel du travail du sculpteur, travailleur de force armé du ciseau et du marteau, couvert de sueur et de poussière, alors que « le peintre est assis confortablement devant sa toile et, bien vêtu, manie un pinceau léger chargé de belles couleurs. Il peut se vêtir absolument comme il l’entend, et sa maison être propre et remplie de belles peintures. Il travaille souvent au son de la musique, ou tout en écoutant la lecture d’œuvres de choix. Et l’audition de ces belles choses peut se faire sans que le bruit des maillets ou autres tumultes ne viennent la couvrir » (Blunt, 98).
            Cette volonté d’anoblissement du métier d’art, qui conduit à la prétention de construire une théorie du beau, tend à rapprocher la peinture du plus intellectuel des arts, celui dont la théorie avait déjà été accomplie dans l’antiquité : la rhétorique. A partir du milieu du seizième siècle, c'est-à-dire à l’époque des premières Académies italiennes, « les traités sur l’art et la littérature insistent presque tous sur la parenté étroite qui lie la peinture et la poésie » (Lee 7). On cite un texte de Plutarque (De gloria Atheniensium) qui cite lui-même Simonide, poète grec contemporain d’Eschyle, selon lequel la poésie est une peinture parlante, et la peinture une poésie muette (1). On se réfère encore à l’art poétique d’Horace : « Il en est de la poésie comme d’une peinture » (v. 361) : l’une et l’autre, continue Horace, plaisent tantôt de près, tantôt de loin ; tantôt  dans la pénombre, tantôt dans la lumière ; tantôt une fois, tantôt dix fois et davantage... Cette généralité était dans l’antiquité un lieu commun, qu’on trouve déjà dans La Poétique d’Aristote (par ex. 60 b 25). Elle va connaître une extraordinaire fortune à l’âge classique, dans les débats académiques. Cette analogie permet de transposer les règles du beau discours de la rhétorique (le mot d’Horace étant alors surtout interprété comme un ut rhetorica poesis) à la peinture : le tableau doit donc obéir aux impératifs de la convenance, de la bienséance, du decorum (que les caractères soient appropriés au personnages, que le décor soit approprié à la situation), de la vraisemblance, de l’invention, de l’expression (le bon orateur, selon Quintilien, excellant à exprimer et à inspirer les passions, par le ton comme par le geste ; ce qui conduira Le Brun à créer une sorte de répertoire physionomique des diverses passions, et les peintres à introduire la gestuelle dramatique du rhéteur dans leur compositions), enfin de l’érudition (connaissance de la fable antique comme des Écritures, de l’histoire des grands personnages, de l’architecture et des modes vestimentaires du temps passé...etc.).
            On conçoit que le génie du peintre étouffe un peu sous cet appareil considérable. C’est pourtant de l’Académie de peinture elle-même que va naître, au XVIIIe siècle, l’événement qui conduira à la faillite de cette surenchère théorique. Le candidat académicien devait en effet d’abord être « agréé » par la Compagnie en lui soumettant un « morceau d’agrément » ; au bout de trois ans, il devait proposer un « morceau de réception » qui, s’il était accepté, lui ouvrait les portes de l’Académie. Ces « morceaux », pour prouver leur qualité et justifier aux yeux de tous les privilèges accordés, et qui permettaient d’échapper aux contraintes de la maîtrise, devaient être exposés au public, lors de la « fête de l’Académie », qui se tient tous les deux ans (édit de Colbert du 9 janvier 1666). Très rapidement, l’exposition se tient dans le salon Carré du Louvre, et prend le nom de « Salon ». Le Salon de 1673, qui coïncide avec la fête du roi, est célébré avec un faste particulier, et c’est surtout la première fois que l’exposition est accompagnée d’un livret imprimé, premier témoignage de ce qui deviendra au XVIIIe siècle la « critique d’art », et dont l’exercice essentiel sera précisément la rédaction des « Salons », et cela jusqu’au début du XXe siècle, quand les galeries des marchands privés deviendront le lieu exclusif où s’invente l’avant-garde. L’Académie tient mal le rythme des deux ans (dix expositions de 1667 à 1706, rien sous la Régence, vingt-six expositions de 1725 à 1776, neuf expositions bisannuelles sous le règne de Louis XVI, de 1775 à 1791). Le nombre croissant d’œuvres présentées conduit à l’établissement d’un jury chargé d’écarter les œuvres estimées de peu de qualité. En 1791, l’Assemblée nationale décide de supprimer le jury, ce qui produit un Salon monstre, qui rassemble près de 770 œuvres (peintures et sculptures). Pour mettre fin à ce débordement, le jury est rétabli dès 1798, et tout au long du XIXe siècle, les polémiques entretenues autour du Salon portent sur la composition de ce jury, tout autant nécessaire que haï. Cette situation conduira en 1863 au célèbre « Salon des Refusés », où se retrouvent les œuvres de Courbet et de Manet. C’est aussi en 1863 que prend fin la tradition du Salon officiel, remplacé par des expositions regroupant des artistes se réclamant d’une même école ou d’une même sensibilité.
            Dès le XVIIIe siècle, l’exposition de l’Académie royale est concurrencée par des manifestations en marge du Salon des académiciens : l’Académie de Saint-Luc, métamorphose tardive de l’ancienne corporation des peintres parisiens, organise sept expositions de 1751 à 1764 ; et place Dauphine, ainsi que sur le Pont-Neuf, se tient encore le « Salon de la Jeunesse » (en 1728, Chardin y expose plusieurs de ses toiles, dont La Raie, maintenant au Louvre).
            Le Salon transfère le critère du jugement de goût du cercle docte de l’Académie à la foule des curieux, qui obéit à sa spontanéité et se moque des règles de l’art. C’est seulement à la fin du XVIIe siècle que le mot public, substantivé, échappe au vocabulaire politique auquel il appartenait jusqu’alors (res publica) pour désigner une assemblée qui assiste à un spectacle de nature artistique. C’est avec le Salon que le public devient une autorité pour l’évaluation des œuvres. Dans Le Parallèle, Charles Perrault avançait que l’art de rhétorique, supposé bien supérieur chez les anciens que chez les modernes, en raison de l’indépendance des esprits sous la république peu compatible avec la servilité exigée du courtisan sous la monarchie, est en vérité inférieur chez les anciens que chez les modernes. Pour le montrer, il référait la qualité de l’œuvre d’art, ici le discours de l’orateur, à la qualité de l’auditoire pour lequel il est composé : les discours de Démosthène s’adressaient à une foule inculte et passionnée, avide de sédition, tandis que l’éloquence moderne de la chaire s’adresse à une assemblée grave et méditative, capable de réfléchir par elle-même les pensées du prédicateur, et demandant davantage la nourriture de l’idée plutôt que la flamme de la passion. C’est ainsi qu’en rapportant l’œuvre d’art au public pour laquelle elle est destinée (idée reprise par la contemporaine « esthétique de la réception »), on peut construire une théorie du progrès dans les arts : plus le public est éduqué, plus ses mœurs sont affinées, plus l’œuvre doit être de qualité pour ne pas décevoir cette demande. Toute la question est de plaire, et le plaisir du public est de plus en plus exigeant.
            Des deux finalités assignées par Quintilien à la rhétorique, docere et delectare, l’instruction et la délectation, c’est la seconde qui prend désormais le pas sur la première : il suffit, pour être belle, qu’une œuvre plaise. Le sentiment de plaisir inspiré par l’œuvre d’art est ressenti par une faculté nouvelle, ou qui était du moins jusqu’alors réservée aux manières de cour mais non au jugement esthétique : le goût. Cette faculté que l’abbé Jean-Baptiste Dubos en 1719, puis le philosophe écossais Hutcheson en 1725, nomment le « sixième sens », sens qui a pourtant ceci de particulier qu’il est sans organe anatomique, et qui désigne donc une sensibilité de l’âme plutôt que du corps, est également répandu chez tous les hommes, à la condition toutefois qu’il n’ait pas été perverti par des mœurs dépravées ni étouffé par le pédantisme ni les préjugés (2). Chacun, du moment qu’il consulte le goût naïf qui est dans sa nature, est un bon juge pour apprécier la qualité de l’œuvre d’art, et c’est pourquoi le sixième sens peut prétendre à l’universalité, même s’il s’agit là d’un sentiment immédiat et spontané, et non d’une connaissance par concept. A la monarchie de l’Académie s’oppose ainsi une « république des lettres », ou communauté des gens de goût, en laquelle tous les hommes sont égaux en nature, et non par convention.
            Il faut pourtant modérer cette antinomie : les conférences (d’abord régulières, puis de plus en plus espacées) qui se tiennent à l’Académie autour d’une œuvre, ou d’une question de la théorie de l’art, mettent de plus en plus, à la fin du 17e siècle, l’accent sur la délectation au détriment de l’instruction. La victoire des partisans de la couleur contre ceux du dessin, consacrée par l’élection de Roger de Piles comme conseiller honoraire de l’Académie en 1699, marque le primat d’un art de séduction peu théorisé (malgré l’ouvrage de Gœthe publié en 1810, la théorie des couleurs n’aura pas de véritable impact sur la pratique du peintre avant le néo-impressionnisme) sur un art intellectuel (l’esprit conduit la main du dessinateur qui trace sur le papier l’ombre de l’idée qu’il conçoit au même moment) et hautement théorisé (perspective, théorie des proportions, anatomie, rendu des ombres, expression des passions...etc.). Le goût académique, d’abord limité à l’admiration de Raphaël et de Poussin, s’ouvre dès la fin du siècle aux coloristes vénitiens, puis aux peintres du nord, Rubens et Van Dyck, puis à Rembrandt, ou bien encore au Corrège, cher à Antoine Coypel, directeur de la Compagnie depuis 1714. En vérité, comme l’a bien montré Alain Mérot (préface aux conférences), le goût académique est bien davantage menacé par un éclectisme tiède et sans originalité que par un dogmatisme réputé monarchique.
            La vogue du Salon supplantant le discours académique contribue encore à spécifier l’effet esthétique propre à chaque art. On ne se satisfait plus de référer l’art de la peinture à celui de la rhétorique, on souligne au contraire la picturalité propre au tableau, qu’on ne saurait réduire au précepte d’un art qui lui serait étranger. Par une ironie remarquable, le peintre qui, pour se distinguer de l’artisan et s’élever à la dignité de l’artiste, recourut en premier lieu à l’art noble, antique et codifié, de la rhétorique, doit au 18e siècle, se débarrasser de cet encombrant allié pour conquérir son autonomie. Dès le début du siècle, dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), l’abbé Dubos dissocie ces deux arts plus qu’il ne les associe et oppose (première partie, section 13) la simultanéité du tableau à la discursivité du poème : « Comme le tableau qui nous représente une action ne nous fait voir qu’un instant de sa durée, le peintre ne saurait atteindre au sublime [...] Au contraire, la poésie nous décrit tous les incidents remarquables de l’action qu’elle traite » (p. 29).
            Gotthold Ephraïm Lessing publie à Berlin en 1766 le Laocoon ou des frontières de la peinture et de la poésie. Le groupe sculpté représentant Laocoon et ses enfants étouffés par les serpents envoyés contre lui par Apollon, aujourd’hui au Belvédère dans les Musées du Vatican, fut découvert le 14 janvier 1506, en présence de Michel-Ange, et offert au pape Jules II. Le groupe devient bientôt le paradigme de l’expression de la douleur, sorte de Passion païenne privée de la grâce, et le conformisme d’imitation qu’il engendre conduit Titien à composer une célèbre gravure transformant le prêtre et ses enfants en singes : les peintres qui ne savent qu’imiter le groupe du Laocoon ne sont que les singes de l’Antiquité. Au XVIIIe siècle, l’historien de l’art antique Winckelmann, dont les écrits sont à l’origine de la doctrine néoclassique, c'est-à-dire de la réaction contre la fantaisie cultivée dans le baroque, fait un éloge vibrant de cette sculpture, chef d’œuvre selon lui de l’art grec avec l’Apollon du Belvédère. Pour Winckelmann, la beauté du groupe vient de sa noblesse et de sa grandeur d’âme : malgré ses souffrances, le Laocoon ne crie pas et surmonte sa souffrance. C’est précisément contre cette thèse que s’insurge Lessing. Il fait remarquer en premier lieu que les Grecs n’ont nullement répugné à l’expression de la douleur par le cri : le Philoctète de Sophocle pousse pendant des lignes entières des plaintes, des gémissements saccadés et inarticulés. Le souci de réprimer le cri est une idée d’homme excessivement civilisé, qui ne venait pas à l’esprit des anciens Grecs : « Je sais que nous autres Européens, fils plus délicats d’un monde plus raffiné, nous commandons mieux à notre bouche et à nos yeux. La politesse et les convenances défendent les cris et les larmes » (55). Mais l’important est ailleurs : ce qui est permis au poète tragique, selon Lessing, ne l’est nullement à l’artiste plasticien. Ce n’est en effet ni par convenance ni par stoïcisme que le Laocoon ne crie pas, mais, selon Lessing, pour des raisons proprement esthétiques : Laocoon hurlant ouvrirait son large bec et ce trou disharmonieux déparerait l’équilibre plastique du groupe : « L’artiste était obligé d’amoindrir la violence déformatrice, de modérer le cri en gémissement, non parce que le cri indique une âme basse, mais parce qu’il donne au visage un aspect repoussant. Imaginez Laocoon la bouche béante et jugez. Faites-le crier et vous verrez [...] Une bouche béante est en peinture une tache, en sculpture un creux, qui produisent l’effet le plus choquant du monde, sans parler de l’aspect repoussant qu’elle donne au reste du visage tordu et grimaçant » (63-64). Il apparaît ainsi que l’œuvre du peintre ou du sculpteur n’est pas seulement l’illustration d’un poème célébré par la tradition, elle obéit surtout à des raisons proprement « picturales », ou « pittoresques », qui sont celles de l’invention artistique elle-même, et qui en font une activité autonome, qui définit elle-même sa propre norme de beauté, et ne doit donc être soumise à aucune autorité étrangère : « Je voudrais qu’on appliquât le nom d’œuvres d’art qu’à celles où l’artiste a pu se montrer véritablement tel, c'est-à-dire où la beauté fut son seul et unique but » (93), la beauté, et non sa convenance ni sa conformité à la tradition académique.
            Il se trouve que le groupe du Laocoon avait son équivalent poétique chez Virgile, au livre II de l’Énéide. Comme on souhaitait reconnaître alors à ce groupe prestigieux une haute et vénérable antiquité, on en faisait une œuvre de la Grèce classique, qui précédait donc largement le poète latin. Ceci permettait aux peintres de retourner ironiquement le précepte d’Horace, non plus ut pictura poesis, mais plutôt ut poesis pictura, puisque dans ce cas précis, ce n’était pas le sculpteur qui imitait le poète mais au contraire le poète qui décrivait le supplice du prêtre de Neptune en s’inspirant du groupe sculpté. L’essai de Lessing vient mettre fin à ces vaines querelles de préséance : entre la poésie et les arts figuratifs, il y a une différence de nature qui interdit de transposer dans l’autre ce qui vaut dans l’un : « Si excellent que soit le tableau de Virgile, il contient pourtant plusieurs traits dont les artistes n’ont pu se servir. Il n’est donc pas toujours vrai qu’une bonne description poétique puisse produire une bonne peinture [...] Cette réserve s’impose à l’esprit par la seule considération de la vaste sphère de la poésie, du champ illimité de notre imagination, de l’immatérialité de ses images qui peuvent voisiner en un nombre et une variété infinis sans s’obscurcir ou empiéter l’une sur l’autre, comme le feraient les objets mêmes ou leurs images matérielles dans les étroites limites de l’espace ou du temps » (71). Selon Lessing, reprenant l’idée de Dubos, la différence de nature entre la poésie et la peinture tient au fait que la poésie est successive, qu’elle se déploie dans le temps, et est donc particulièrement apte à dérouler le fil d’une action, tandis que la peinture, ou la sculpture, arrête la figure dans un « instant décisif », ou « moment fécond » dont l’appréhension ne peut être que simultanée : « La peinture emploie pour ses imitations des moyens ou des signes différents de la poésie, à savoir des formes et des couleurs étendues dans l’espace, alors que celle-ci emploie des sons articulés qui se succèdent dans le temps [...] Des signes juxtaposés ne peuvent exprimer que des objets juxtaposés, ou dont les éléments sont juxtaposés, de même que des signes qui se succèdent ne peuvent représenter que des objets successifs, ou dont les éléments sont successifs [...] Des objets qui se juxtaposent ou dont les parties sont juxtaposés s’appellent des corps. Donc les corps avec leurs qualités visibles sont les objets propres de la peinture. Des objets successifs ou dont les parties sont successives, s’appellent génériquement des actions. Donc les actions sont l’objet propre de la poésie » (14 et 109-110). On voit que peinture et poésie s’opposent, selon Lessing, comme s’opposent l’espace et le temps. Quelque soit la valeur de ce jugement, il faut reconnaître à Lessing le mérite d’avoir le premier revendiqué l’autonomie de l’invention artistique, et d’avoir ainsi ouvert la voie à la révolte romantique contre le despotisme académique de la doctrine de l’ut pictura poesis.
            En soulignant ainsi la spécificité des arts, chacun n’obéissant qu’aux lois qui lui sont propres, Lessing met en lumière non seulement l’originalité du génie de la sculpture irréductible à celui de la poésie, ou à celui de la peinture, mais encore le génie singulier de chaque artiste dans l’exercice de son art. En effet, avec le Salon, l’artiste n’est plus un artisan qui travaille pour l’Église, ni un virtuose au service des monarques, il devient un individu qui travaille pour lui-même, et se constitue une clientèle par la séduction de son génie propre. En passant de la doctrine académique au principe de plaisir qui gouverne le marché, l’œuvre d’art s’individualise et vaut surtout par sa singularité. C’est surtout à partir du 18e siècle que la valeur de l’original cesse d’être comparable à celle de la copie, même quand le peintre est à lui-même son propre copiste, tel Chardin qui exécuta par exemple cinq répliques ou variantes de son Benedicite (vers 1740). Chaque art vaut par son génie propre, chaque artiste par son originalité : il n’est donc plus possible de rapporter, comme l’avait tenté l’Académie, les diverses inspirations à des préceptes commun. Le génie, qui reçoit la règle de son art de la nature, et non plus des doctes académiciens, réfute la prétention d’exposer par principes, à la manière des géomètres, la théorie des Beaux-Arts (ainsi nommés dès 1640 dans le but d’opposer les arts de l’esprit aux arts et métiers). Ici encore, les Réflexions critiques de l’abbé Dubos, dont les vingt premières sections de la deuxième partie sont consacrées précisément au thème du génie, constituent un texte pionnier où se formulent les fondements de l’esthétique nouvelle.

 

NOTES

1- Léonard jugeait la comparaison trop peu flatteuse encore pour le peintre, et lui opposait une interprétation qui accordait à la peinture le premier rang : « Appelles-tu la peinture une poésie muette, le peintre peut fort bien qualifier la poésie de peinture aveugle. Considère alors quel défaut est le plus grand, d’être aveugle ou muet? » (Blunt 96-97).

2- Diderot, Traité du Beau : « M. Hutcheson entend par beau ce qui est fait pour être saisi par le sens interne du beau. Son sens interne du beau est une faculté par laquelle nous distinguons les belles choses, comme le sens de la vue est une faculté par laquelle nous recevons la notion des couleurs et des figures. Cet auteur et ses sectateurs mettent tout en œuvre pour démontrer la réalité et la nécessité de ce sixième sens » (Versini 84, Vernière 396).