Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 

Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

L’autonomie de l’œuvre d’art : Lessing et Schiller

 

            Biblio : R. W. Lee, Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture, XVe-XVIIIe siècle, Macula 1991. Lessing, Laocoon, présentation par J. Bialostocka, Hermann, 1964. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Aubier-Montaigne, 1943. Johan Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard 1951. Eugen Fink, Le Jeu comme symbole du monde, Minuit.

***

            De 1550 à 1750, les traités sur l’art soulignent la profonde affinité qui relie peinture et poésie. On se réclame d’une formule en forme de chiasme attribuée à Simonide par Plutarque (« la peinture est une poésie muette et la poésie une peinture parlante », Plutarque, De gloria Atheniensium, III, 346f-347c) et de l’ut pictura poesis de l’Épître aux Pisons, ou Art poétique, d’Horace : « Un poème est comme un tableau. Tel plaira à être vu de près, tel autre à être vu de loin ; l’un demande le demi-jour, l’autre demande la pleine lumière, car il ne redoute pas le regard perçant du critique ; l’un plaît une fois, l’autre, dix fois repris, plaira toujours » (v. 361-365). Lucien, et après lui Plutarque, affirment qu’Homère est le meilleur des peintres. Cette thèse est invariablement reprise à partir de la Renaissance et, dans ses Dialogues sur la peinture, Francisco de Hollanda compare l’art de Michel-Ange à celui de Virgile. Léonard lui-même semble illustrer l’idée que la peinture est une poésie muette quand il conseille à l’apprenti de regarder les gestes que font entre eux les sourds-muets, et de s’en inspirer pour la peinture des passions et le rendu de l’expression « Le bon peintre a essentiellement deux choses à représenter : le personnage et l’état de son esprit. La première est facile, la deuxième difficile, car il faut y arriver au moyen des gestes et mouvements des membres ; et cela peut être appris chez les muets qui le font mieux que tout autre sorte d’hommes » (Chastel 145)..

            Cette équivalence postulée permet alors d’appliquer les concepts fondamentaux, ou supposés tels par les commentaires académiques, de La Poétique d’Aristote ou de L’Art poétique d’Horace, aux œuvres des poètes comme à celles des peintres, les soumettant à des règles plus ou moins arbitraires. Le parallèle entre les deux « arts sœurs » est ainsi poussé jusqu’à l’absurde, le dessin équivalent à l’action, les couleurs au choix des mots, à moins que, selon l’abbé Batteux (Les Beaux-Arts réduits à un même principe, 1746), le dessin ne soit équivalent à la fable et le coloris à la versification. Dans sa revendication pour accéder à la dignité des arts libéraux, et aussi à cause de la dictature exercée par des Académies surtout composées de lettrés, le peintre soumet son art aux contraintes qui sont celles de la poésie et de la rhétorique. On substitue alors au modèle naturel, un modèle culturel : il ne s’agit plus d’imiter la nature (c’était pourtant l’impératif mis en avant par les artistes de la Renaissance, pour libérer la peinture de son aliénation à la théologie), mais d’imiter un modèle idéal, une Idée dont la nature serait le reflet approximatif, un archétype idéalisant. La substitution de l’idea à la natura intellectualise l’art de la peinture et, sous le contrôle excessif des Académies, va peu à peu, stériliser l’invention artistique. Il ne s’agit plus d’imiter la nature, il s’agit de l’amender, de la corriger, ou plutôt, de choisir, parmi les objets de la nature ceux qui sont les plus conformes à l’Idéal, c'est-à-dire à un modèle intelligible qui préexiste dans l’esprit, et qu’on justifie en se réclamant vaguement du platonisme. Non pas imiter la nature, mais imiter « la belle nature ». Si le peintre est comme le poète, il doit comme lui idéaliser le réel, ne jamais représenter une femme mais plutôt Vénus, l’onde plutôt que l’eau, le zéphyr plutôt que le vent, l’azur plutôt que le ciel. On se réclame alors de l’autorité de La Poétique d’Aristote, qui distingue, entre les poètes et les peintres, ceux qui représentent des « hommes en action » (prattontas) « ou meilleurs que nous ne sommes en général, ou pires ou encore pareils à nous. Polygnote par exemple peignait les hommes en plus beau, Pauson en moins beau et Dionysos tels qu’ils sont » (48 a 5). Il faut voir ici, dans l’esprit des Académies, non une distribution mais bien une hiérarchie : l’art de Polygnote est le plus grand, celui de Dionysos lui succède et l’art réaliste ou caricatural d’un Pauson est le moins digne de considération. En conséquence, l’artiste n’est pas jugé par la qualité même de son art, mais plutôt par le modèle auquel il soumet son invention : l’œuvre est d’autant plus belle qu’elle imite un modèle idéalement beau. Cette hiérarchie inspirée d’Aristote se retrouve souvent à l’âge classique : c’est ainsi que Bellori faisait au XVIIe siècle l’éloge des Carrache, pour leur idéalisation du corps humain, et blâmait très sévèrement l’art du Caravage, qui se contentait de représenter les hommes tels qu’ils sont. Et selon André Félibien (Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes, tome IV, 1688), Nicolas Poussin, le maître vénéré des Académiciens pour son art idéalisant, disait que « Caravage était venu au monde pour détruire la peinture ». Quant à Roger de Piles, qui publie un Cours de la peinture par principes en 1708, il propose une notation, pédantesque et digne d’un professeur de collège, des différents peintres, selon les rubriques : composition, dessin, couleur et expression. Malgré son amour de Rubens, qui le conduit à s’opposer à l’idéalisme classicisant de l’Académie, de Piles place en tête Raphaël et Rubens (l’Italien et le Flamand, l’idéaliste et le réaliste), puis les Carrache, puis Le Brun et le Dominiquin, puis, dans l’ordre : Poussin, Titien, Rembrandt, puis, ex æquo : Jules Romain, Léonard, le Tintoret, Le Sueur. Quant à Caravage, en lequel nous reconnaissons aujourd’hui l’un des plus grands peintres qui aient jamais vécu, il est crédité de 6/20 en composition, et de 0/20 en expression... Remarquons encore qu’au classement final, Michel-Ange se retrouve à la vingtième place (ex æquo avec le Parmesan, et bien après Le Brun, Le Sueur, Téniers et Palma le Jeune) sur vingt-sept peintres classés (ce qui le met à peu près dans le dernier quart de la classe...), obtenant, dans les quatre rubriques, les notes suivantes : 8/20 en composition, 17/20 en dessin, 4/20 en couleur et 8/20 en expression. Cette évaluation reflète un moment de l’histoire du goût, qui tempère l’idéalisme académique par l’admiration pour le colorisme rubénien, et qui conserve l’empreinte de la critique sévère de la Contre-Réforme contre l’inconvenance de l’art de Michel-Ange. On mesure mieux ainsi la dictature exercée par les théoriciens sur la pratique des arts. La révolte romantique n’en est que davantage compréhensible. La doctrine intellectuelle et académique de l’Idéal discrédite l’art hollandais du XVIIe siècle, qui sera à peu près oublié au XVIIIe siècle, et redécouvert par les réalistes au XIXe siècle.

            En outre, cette théorie, qui nous paraît aujourd’hui étrange, et qui consiste à juger de la valeur d’un tableau par la dignité du modèle que le peintre s’efforce d’imiter, et non par le tableau lui-même, conduit à une hiérarchisation des genres de la peinture qui ne sera véritablement remise en question qu’avec le romantisme : à la catégorie la plus basse se trouve la nature morte (assimilée au trompe-l’œil), puis la peinture de paysage, d’animaux (l’animal vaut mieux que le paysage, parce qu’il est vivant, et le paysage vaut mieux que la nature morte, parce que la nature croît et devient tandis que les choses inanimées se désagrègent irréversiblement), puis le portrait, peinture de l’homme immobile (genre supérieur parce qu’il imite l’homme, qui est à l’image de Dieu, mais inférieur parce qu’il est asservi à l’exacte ressemblance), puis la peinture de l’homme en action, c'est-à-dire la peinture représentant les événements de l’Histoire ou de la Fable antique qui, sous le voile de l’allégorie, enseigne de grandes vérités. Jusqu’à la peinture des « pompiers » du XIXe siècle, la peinture d’histoire sera, en cet art, le genre supérieur. L’impressionnisme le premier brisera cette hiérarchie.

            Le culte académique de la « belle nature » — qui n’admet la nature que comme un genre culturel mais aucunement comme le modèle d’une imitation réaliste — s’illustre d’une anecdote inspirée des Anciens, inlassablement reprise par les théoriciens, du milieu du XVIe au milieu du XVIIe siècle : le peintre Zeuxis, ayant été invité à peindre dans le temple de Junon, à Crotone selon Cicéron (De Inventione, II, 2, 1-3), à Agrigente selon Pline l’Ancien (XXXV, 64), Hélène nue à sa toilette, demanda à ce que l’on déshabille les plus belles filles de la ville et choisit les cinq beautés les plus parfaites : il recomposa ainsi par synthèse le modèle idéal de la beauté. Les Académiciens évoquent le plus gravement du monde cette histoire douteuse, tandis que les peintres en font ressortir malicieusement le caractère licencieux, de plus en plus ouvertement au XVIIIe siècle. Il faut comprendre qu’aucun individu existant ne ressemble exactement au modèle idéal de la parfaite beauté, qui est une Idée qui préexiste en notre intelligence, idée qui s’est réfractée et disséminée dans la variété des choses sensibles : il faut donc recomposer comme un puzzle le miroir brisé de la beauté et, par une synthèse imaginaire, s’élever du sensible à l’Intelligible. Le peintre réaliste, qui se satisfait de rendre l’apparence du modèle qui se trouve sous ses yeux, faillit donc à son art. Les peintres eux-mêmes, soucieux de la reconnaissance des érudits et des lettrés, favorisent ces préjugés : en 1514, Raphaël adresse à Benedetto Castiglione une lettre qui sera, par la suite, souvent citée : regrettant « qu’il existe aussi peu de belles femmes que de bons juges pour en décider », Raphaël affirme s’en tenir, quand il peint des figures féminines, « à une certaine idée qui me vient à l’esprit. Je ne puis dire si elle présente quelque valeur artistique ; je peine déjà suffisamment pour la posséder » (Panofsky, Idea, 78).

            Si le peintre est comme le poète, il doit être lettré, et même érudit et savant comme lui. On cite alors volontiers ce que Cicéron écrit de l’orateur (cette longue confusion entre les arts figuratifs et la littérature conduit à identifier la peinture avec la rhétorique) : « Il faut aussi lire les poètes, apprendre l’histoire des peuples, s’attacher aux maîtres et aux écrivains de toutes les disciplines honorables, les feuilleter assidûment » (De Oratore, I, 34, 158). A cette culture païenne, la Contre-Réforme ajoute évidemment la connaissance approfondie des Écritures Saintes. Selon un théoricien du XVIe siècle, Giovanni Battista Armenini (De’ veri precetti della pittura, 1587), le peintre doit connaître la Bible, la vie du Christ, de la Madone, des Vierges et des martyrs, la légende des saints, la vie des Pères de l’Église, etc. Parmi les œuvres profanes, il doit avoir lu Plutarque, puis Tite-Live, Oppien, le Genealogia deorum de Boccace, les Métamorphoses d’Ovide, L’Ane d’or d’Apulée, etc. L’érudition ensevelit ainsi la pratique de l’art, et la peinture étouffe sous le poids des bibliothèques. L’Académie définit alors la convenance de la représentation figurée par l’exacte conformité aux textes que le tableau illustre, en plus de la vraisemblance qu’on demande au peintre afin de ne pas choquer le bon sens par le goût de l’extravagance. Ces règles donnent lieu à d’étranges débats parmi les académiciens : en vertu de la règle de la convenance, on reproche à Poussin, dans La récolte de la manne, d’avoir montré la nourriture divine tombant du ciel en plein jour, tandis que l’Ancien Testament précise que les juifs l’avaient trouvée le matin sur le sol ; on lui reprochait encore de ne pas avoir représenté, dans Éliézer et Rebecca, les dix chameaux mentionnés par le texte biblique. Le Brun, dans une séance de l’Académie, prit à ce propos la défense de Poussin : ces animaux exotiques auraient diverti l’attention, introduisant un élément de comique dans une scène sacrée. Il s’agit de l’une des premières expressions de protestation contre la règle de la convenance, au nom d’un impératif proprement esthétique. Quant à la règle de vraisemblance, elle conduit Félibien à critiquer Le Frappement du rocher, par le même Poussin : l’eau jaillie sous la baguette de Moïse tombe dans une vasque profonde, qui supposerait qu’elle coulait en vérité depuis longtemps en ce lieu.

            Le premier texte à rompre avec la doctrine de l’ut pictura poesis, et par conséquent avec le dogmatisme des Académies et la dictature des « règles », surtout dominants dans la culture française, fut le Laocoon ou des frontières de la peinture et de la poésie que Gotthold Ephraïm Lessing publie à Berlin en 1766. Cette attaque riche et savante contre les Académies sera ignorée en France mais jouera un grand rôle dans la réflexion esthétique en Allemagne. L’occasion de cet essai est une sculpture romaine (env. 50 BC), copie d’un original hellénistique, représentant le prêtre de Neptune Laocoon, tel que le décrira .Virgile (Énéide, II, v. 199-226), déconseillant aux Troyens d’introduire dans la cité le grand cheval piégé que les Grecs avaient fait mine d’abandonner sur la plage. Apollon, qui prend parti pour les Grecs et qui veut que leur ruse réussisse, envoie alors du fond de la mer deux énormes serpents qui enlacent Laocoon et ses deux enfants, les étouffant pour les faire taire et les tuant. Mort d’un juste, non pas abandonné de Dieu, mais victime de l’hostilité d’un dieu en un temps qui précède le règne de la Grâce. Ce groupe sculpté, aujourd’hui au Belvédère dans les Musées du Vatican, fut découvert le 14 janvier 1506, en présence de Michel-Ange, et offert au pape Jules II. Il inspira de nombreux artistes et l’on trouve souvent, au XVIe siècle, des réminiscences chez les peintres de la pose contorsionnée et tourmentée de la statue. Le groupe devient bientôt le paradigme de l’expression de la douleur, sorte de Passion païenne privée de la Grâce, et le conformisme d’imitation qu’il engendre conduit Titien à composer une célèbre gravure transformant le prêtre et ses enfants en singes : les peintres qui ne savent qu’imiter le groupe du Laocoon ne sont que les singes de l’Antiquité. Au XVIIIe siècle, l’historien de l’art antique Winckelmann, dont les écrits sont à l’origine de la doctrine néoclassique, c'est-à-dire de la réaction contre la fantaisie cultivée dans le baroque, fait un éloge vibrant de cette sculpture, chef d’œuvre selon lui de l’art grec avec l’Apollon du Belvédère, l’art grec qui est pour Winckelmann le sommet de l’art jamais atteint par l’humanité. Pour Winckelmann, la beauté du groupe vient de sa noblesse et de sa grandeur d’âme : malgré ses souffrances, le Laocoon ne crie pas et surmonte sa souffrance. C’est ainsi que la beauté d’une œuvre d’art provient de son enseignement moral plutôt que de ses qualités plastiques propres. En avançant cette thèse, le théoricien du « néoclassicisme » (ainsi nommé seulement à la fin du XIXe siècle) se conforme à l’enseignement des Académies : comme le poète, le peintre doit enseigner, l’œuvre est un message dont la force est proportionnelle à sa qualité morale. C’est précisément contre cette thèse que s’insurge Lessing. Il fait remarquer en premier lieu que les Grecs n’ont nullement répugné à l’expression de la douleur par le cri : le Philoctète de Sophocle pousse pendant des lignes entières des plaintes, des gémissements saccadés et inarticulés. Le souci de réprimer le cri est une idée d’homme excessivement civilisé, qui ne venait pas à l’esprit des anciens Grecs : « Je sais que nous autres Européens, fils plus délicats d’un monde plus raffiné, nous commandons mieux à notre bouche et à nos yeux. La politesse et les convenances défendent les cris et les larmes » (55). On remarquera à ce propos que l’un des tableaux les mieux emblématiques de notre modernité s’intitule précisément Le Cri : Edvard Munch l’a peint en 1893, et il jouera en effet le rôle d’un manifeste pour le mouvement expressionniste. Mais l’important est ailleurs : ce qui est permis au poète tragique, selon Lessing, ne l’est nullement à l’artiste plasticien. Ce n’est en effet ni par convenance ni par stoïcisme que le Laocoon ne crie pas, mais, selon Lessing, pour des raisons proprement esthétiques : Laocoon hurlant ouvrerait largement son bec et ce trou disharmonieux déparerait l’équilibre plastique du groupe : « L’artiste était obligé d’amoindrir la violence déformatrice, de modérer le cri en gémissement, non parce que le cri indique une âme basse, mais parce qu’il donne au visage un aspect repoussant. Imaginez Laocoon la bouche béante et jugez. Faites-le crier et vous verrez [...] Une bouche béante est en peinture une tache, en sculpture un creux, qui produisent l’effet le plus choquant du monde, sans parler de l’aspect repoussant qu’elle donne au reste du visage tordu et grimaçant » (63-64). Il apparaît ainsi que l’œuvre du peintre ou du sculpteur n’est pas seulement l’illustration d’un poème célébré par la tradition, elle obéit surtout à des raisons proprement « picturales », ou « pittoresques », qui sont celles de l’invention artistique elle-même, et qui en font une activité autonome, qui définit elle-même sa propre norme de beauté, et ne doit donc être soumise à aucune autorité étrangère : « Je voudrais qu’on appliquât le nom d’œuvres d’art qu’à celles où l’artiste a pu se montrer véritablement tel, c'est-à-dire où la beauté fut son seul et unique but » (93), la beauté, et non sa convenance ni sa conformité à la tradition arrêtée par les doctes.

            Il se trouve que le groupe du Laocoon avait son équivalent poétique chez Virgile, au livre II de l’Énéide. Comme on souhaitait reconnaître alors à ce groupe prestigieux une haute et vénérable antiquité, on en faisait une œuvre de la Grèce classique, qui précédait donc largement le poète latin. Ceci permettait aux peintres de retourner ironiquement le précepte d’Horace, non plus ut pictura poesis, mais plutôt ut poesis pictura, puisque dans ce cas précis, ce n’était pas le sculpteur qui imitait le poète mais au contraire le poète qui décrivait le supplice du prêtre de Neptune en s’inspirant du groupe sculpté. L’essai de Lessing vient mettre fin à ces vaines querelles de préséance : entre la poésie et les arts figuratifs, il y a une différence de nature qui interdit de transposer dans l’autre ce qui vaut dans l’un : « Si excellent que soit le tableau de Virgile, il contient pourtant plusieurs traits dont les artistes n’ont pu se servir. Il n’est donc pas toujours vrai qu’une bonne description poétique puisse produire une bonne peinture [...] Cette réserve s’impose à l’esprit par la seule considération de la vaste sphère de la poésie, du champ illimité de notre imagination, de l’immatérialité de ses images qui peuvent voisiner en un nombre et une variété infinis sans s’obscurcir ou empiéter l’une sur l’autre, comme le feraient les objets mêmes ou leurs images matérielles dans les étroites limites de l’espace ou du temps » (71). Selon Lessing, la différence de nature entre la poésie et la peinture tient au fait que la poésie est successive, qu’elle se déploie dans le temps, et est donc particulièrement apte à dérouler le fil d’une action, tandis que la peinture, ou la sculpture, arrête la figure dans un « instant décisif », ou « moment fécond » dont l’appréhension ne peut être que simultanée : « La peinture emploie pour ses imitations des moyens ou des signes différents de la poésie, à savoir des formes et des couleurs étendues dans l’espace, alors que celle-ci emploie des sons articulés qui se succèdent dans le temps [...] Des signes juxtaposés ne peuvent exprimer que des objets juxtaposés, ou dont les éléments sont juxtaposés, de même que des signes qui se succèdent ne peuvent représenter que des objets successifs, ou dont les éléments sont successifs [...] Des objets qui se juxtaposent ou dont les parties sont juxtaposés s’appellent des corps. Donc les corps avec leur qualités visibles sont les objets propres de la peinture. Des objets successifs ou dont les parties sont successives, s’appellent génériquement des actions. Donc les actions sont l’objet propre de la poésie » (14 et 109-110). On voit que peinture et poésie s’opposent, selon Lessing, comme s’opposent l’espace et le temps. Quelque soit la valeur de ce jugement, il faut reconnaître à Lessing le mérite d’avoir le premier revendiqué l’autonomie de l’invention artistique, et d’avoir ainsi ouvert la voie à la révolte romantique contre le despotisme de l’Académie et de ses règles.

            Ce principe d’autonomie, une fois posés, libère l’artiste de toute contrainte et le conduit à chercher la beauté dans ce qui fait l’essence de son art. L’œuvre apparaît alors littéralement comme un « absolu », qui se dérive d’absolvere, dégager, délier, laisser libre. Il se peut que, sans Lessing, le troisième moment de l’Analytique du Beau, celui de la relation, dans la troisième Critique, n’ait pas été possible : Kant y définit en effet la beauté comme « la forme de la finalité d’un objet [...] sans la représentation d’une fin » (§ 17). Une note présente l’exemple de la tulipe qui « est tenue belle parce qu’en sa perception se rencontre une certaine finalité qui ne se rapporte à aucune fin ». Dans Le Principe de raison (chap. 5 : “La rose est sans pourquoi”), Heidegger cite le poème d’un mystique allemand du XVIIe siècle, connu sous le nom d’Angelus Silesius, l’Ange de la Silésie (Johannes Scheffler, 1624-1677). Il publie en 1674 un recueil de poèmes, inspiré de la mystique d’Eckhart et de Tauler, intitulé Le Pèlerin chérubinique. On y lit ce quatrain :

       La rose est sans pourquoi
        
       Elle fleurit parce qu’elle fleurit
N’a souci d’elle-même
           
Ne cherche pas si on la voit.

            Ainsi, la tulipe comme la rose sont finalité sans fin, beautés absolues dont la splendeur se résume au seul acte de leur apparition. Beauté libre qui joue avec elle-même, beauté « des fleurs qui sont de libres beautés naturelles », ou bien encore du plumage bariolé des perroquets, colibris et oiseaux de Paradis (§ 16), qui sont comme des jeux gratuits de la nature avec elle-même, comparables, dit Kant, à ce qu’est en musique l’improvisation. A l’inverse, la beauté n’est jamais esthétiquement pure quand elle est « adhérente » et non « libre », c'est-à-dire quand elle se rapporte à une fin, que celle-ci soit sensible (c’est pourquoi l’architecture, qui vise aussi le confort de l’habitation, et encore un art impur et non dégagé de toute contrainte) ou supra-sensible (c’est pourquoi l’homme, qui a une destination, ne saurait donner lieu sans dépravation à une image qui soit purement esthétique). considérer le palais comme une pure œuvre d’art, c’est sans doute trop l’élever ; mais considérer l’homme comme un bel animal, dans la pure séduction de son apparence, c’est trop l’abaisser (voir § 16, sur la beauté libre et la beauté adhérente).

            En 1794, quatre ans après la publication de la troisième Critique, le poète Schiller, grand ami de Gœthe, rédige les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, qui paraîtront en 1795. On y trouve la formulation la plus explicite de la théorie qui fait de l’invention artistique une activité purement gratuite sur le modèle du jeu. Il y a dans l’homme, selon Schiller, deux instincts, ou deux forces fondamentaux (douzième lettre). Le premier est « l’instinct sensible » qui engage le désir et la volonté dans le monde matériel, qui les contraint à agir pour transformer ce monde, à se réaliser dans le temps par des actes, c'est-à-dire dans l’Histoire des hommes. On reconnaît là la dimension de la succession, qui est aussi celle de l’action et qui faisait, selon Lessing, le domaine propre de la poésie. Le second instinct est « l’instinct formel » qui cherche inversement à surmonter le temps et le changement, à s’élever vers le supra sensible, et qui « veut que ce qui est réel soit nécessaire et éternel, et que ce qui est éternel et nécessaire soit réel » (171). On reconnaît là la fixation, ou l’arrêt sur image, qui définit le « moment fécond » propre aux arts figuratifs, selon Lessing, et c’est sans doute pourquoi Schiller baptise cet instinct, « l’instinct formel », soulignant ainsi sa valeur esthétique par son intérêt pour la belle forme. Ces deux instincts déchirent l’homme entre ce qu’on peut nommer grossièrement une orientation matérialiste (l’instinct sensible) et une orientation idéaliste (l’instinct formel), entre le réalisme et la liberté. C’est la tâche de la culture (Treizième lettre) d’harmoniser ces deux instincts et de les faire, d’antagonistes qu’ils sont naturellement, complémentaires : l’idéalisme de la liberté doit empêcher la sensibilité d’être seulement passive, le réalisme de la sensibilité doit empêcher l’idéal d’être pure utopie. Pourtant cette double relation n’est encore que d’empêchement, c'est-à-dire de limitation réciproque, de contrainte mutuelle. Ne peut-on alors imaginer un  état en lequel les deux instincts se réconcilient harmonieusement, au lieu de se faire obstacle? Selon Schiller, cet accord parfait s’accomplit dans « l’instinct de jeu », qui pousse à agir mais sans autre fin que le plaisir d’agir, invitant à une action qui vaut par elle-même et qui n’aliène pas la liberté en la soumettant aux contraintes du réel. Le jeu apparaît alors comme le domaine privilégié où l’homme retrouve son unité, où il se réconcilie avec lui -même et accomplit la totalité de sa nature, entre l’utopie et le réel, entre la liberté et l’histoire, entre le hasard et la nécessité : « C’est précisément le jeu et le jeu seul qui, entre tous les états dont l’homme est capable, le rend complet et le fait déployer ses deux natures à la fois [...] L’homme ne joue que là où, dans la pleine acception de ce mot, il est homme et n’est tout à fait homme que là où il joue » (quinzième lettre). La perfection, dont le secret n’a jamais été retrouvé depuis l’Antiquité, de l’art des anciens Grecs vient de ce qu’ils ont su représenter cette forme absolue d’une humanité accomplie et sereine, parce qu’en accord parfait avec elle-même, tel un jeu divin qui ne puise qu’en lui-même sa propre nécessité. C’est ainsi que « le charme et la suffisance célestes de la Junon Ludovisi nous enflamment  d’amour » : « toute sa personne se fonde en elle-même et y a sa demeure ; elle est un monde complètement fermé ; comme si elle était au-delà de l’espace, elle ne s’abandonne ni ne résiste ; il n’y a pas là de forces qui seraient en lutte avec d’autres forces ni de défaut par où le temps pourrait faire irruption » (quinzième lettre). La beauté réside ainsi dans la perfection de l’existence réconciliée avec elle-même, et qui ne fait plus qu’un avec le pur jeu de l’être. Elle est donc une manifestation de la vie, car c’est le propre d’un être vivant que de jouir du seul acte de vivre, qui est une pure dépense, gratuite et ludique, de l’énergie : ainsi le lion, quand il est repu, « remplit d’un rugissement audacieux le désert qui en répercute l’écho et son énergie exubérante jouit d’elle-même en se dépensant sans but » (vingt-septième et dernière lettre). Déjà dans le règne végétal se manifeste cet épanouissement ludique de la vie qui est le secret de toute beauté : « Dans la nature inanimée elle aussi on constate une semblable prodigalité de forces ainsi qu’une indétermination des destinations et des fins que l’on pourrait fort bien appeler jeu dans le sens matériel de ce mot. L’arbre pousse d’innombrables boutures qui périssent sans s’être épanouies, et il étend beaucoup plus de racines, de rameaux et de feuilles en quête de nourriture qu’il n’en utilise pour la conservation de son individu et de son espèce » (id.). La finalité sans fin de la beauté est alors le jeu de la vie qui ne jouit que d’elle-même : Schiller termine ainsi les Lettres par un hommage à Kant qui avait le premier lié, dans la troisième Critique, la question esthétique à celle de la finalité du vivant, et de la téléologie naturelle en général.

            En guise de conclusion, cette longue conquête, par l’œuvre d’art, de son autonomie esthétique, inspire deux réflexions : en premier lieu, l’œuvre, par exemple la Junon Ludovisi, devient « un monde complètement fermé, eine völlig geschlossene Schöpfung, mot à mot : une création (schöpfen signifiant puiser, le génie créateur, ou Schöpfergeist, étant celui qui puise à la source de vie) complètement fermée, et l’art est ainsi élevé à la valeur absolue, recevant l’absolution du jeu de la finalité sans fin. Aussi parfaite que les dieux des anciens Grecs, se suffisant radieusement à elle-même, l’œuvre d’art peut alors être isolée de son contexte, et même arrachée à l’histoire puisqu’elle s’affranchit du temps en fixant l’instant décisif, ou le moment fécond (Lessing). Pour la conserver, il faut donc désormais édifier un lieu d’éternité, un asile de perfection que les conflits de l’histoire ne pourront jamais atteindre ni corrompre. Ce lieu, c’est le Museum. La Révolution française, et surtout l’Empire, rêveront d’un immense musée qui rassemblerait toutes les œuvres d’art comment autant de figures essentielles dans le progrès de l’esprit qui s’achemine lentement, par la médiation de la représentation sensible, vers le cercle de la conscience de soi qui est aussi celui de la logique et de la science : « Ce devenir présente un mouvement lent et une succession d’esprits, une galerie d’images dont chacune est ornée de toute la richesse de l’esprit, et elle se meut justement avec tant de lenteur parce que le Soi doit pénétrer et assimiler toute cette richesse de la substance » (Phénoménologie de l’esprit, « Le Savoir absolu »). C’est en effet l’idée de finalité sans fin qui est au fondement même de l’édification des musées : pour lutter contre le vandalisme révolutionnaire, les conventionnels ont dû s’ériger très tôt en défenseur du patrimoine, et proclamer qu’une œuvre d’art peut être belle, et digne d’être conservée, même si elle célèbre le despotisme des monarques. L’œuvre est ainsi un absolu esthétique que sa compromission avec le politique ne peut vraiment déprécier ni corrompre. Elle est finalité sans fin et ne vaut que par sa propre beauté. On lira sur ce point l’ouvrage d’Édouard Pommier, L’art de la liberté, Doctrines et débats de la Révolution française, Gallimard 1991.

            Le second point qu’il faut ici souligner, c’est qu’en affranchissant ainsi l’œuvre d’art de toute servitude mimétique, en en faisant le fruit d’un jeu gratuit qui ne trouve qu’en lui-même, c'est-à-dire dans la seule joie de créer, sa justification, on ouvre une voie qui conduira nécessairement vers l’art abstrait : de même qu’on ne doit jouer que pour jouer, on ne doit peindre que pour le seul plaisir de peindre, et l’œuvre ne doit pas davantage représenter que la beauté libre du plumage bariolé du perroquet, du colibri ou de l’oiseau de paradis ne représente quoi que ce soit. Il apparaît ainsi que l’art abstrait, qui a dominé l’invention artistique pendant une grande partie du XXe siècle, loin d’annoncer une ère radicalement nouvelle, ne fut peut-être que la forme extrême et finale de l’esthétique romantique que sa propre gratuité, pourtant hautement revendiquée, finit par épuiser. Peut-être faudrait-il aujourd’hui, pour fonder une esthétique nouvelle, penser la limitation nécessaire de la création des formes, et réussir pour la raison esthétique ce que Kant avait si bien réussi pour la raison spéculative, une révolution critique qui mette en lumière l’horizon transcendantal de toute création.