Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 

Mis en ligne le 29 octobre 2007



Les Réflexions critiques de Jean-Baptiste Dubos

            Biblio : Annie Becq, Genèse de l’esthétique française moderne, Albin Michel, « Les partisans du sentiment », p. 243-273 (sur Dubos). Abbé Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, préf. Dominique Désirat, ENSBA, 1993.

***

            L’antique prétention de fonder une science du beau, sur les notions quasi géométriques de symétrie et d’eurythmie, se trouve menacée dès l’antiquité par l’adjonction d’un troisième critère. Au troisième siècle de notre ère, Plotin critique en effet la théorie pythagoricienne des proportions : l’idée du beau est, selon lui, essentiellement une et, quelles que soient les relations harmoniques qui assemblent les parties dans le tout, il n’en reste pas moins que le tout est composé et non simple, et ne peut donc prétendre à la véritable beauté. En outre, le calcul des proportions est une détermination extérieure et purement géométrique, qui ne saurait donc rendre compte de la magie propre à l’apparition de la beauté. Pour que la beauté soit vraiment elle-même, il faut que lui soit conjointe la grâce (kharis), qui est la lumière de l’esprit dont le rayonnement vient transfigurer l’opacité de la matière. C’est ainsi qu’un corps parfaitement beau, à l’instant de la mort, ne perd rien des proportions qui définissent sa forme, mais, devenu une chose figée et sans âme, perd la grâce qui rendait la beauté vivante et lui communiquait son rayonnement : « C’est comme lorsqu’on est en présence d’un visage, beau sans doute, mais incapable d’émouvoir, parce que sa beauté n’est pas empreinte de grâce (kharis). C’est pourquoi, même ici-bas, il faut dire que la beauté consiste moins dans la symétrie (summetria) que dans l’éclat qui brille en cette symétrie, et c’est cet éclat qui est aimable. Pourquoi en effet sur un visage la beauté est-elle éclatante, tandis que le visage mort n’en conserve qu’une trace, avant même que ses proportions disparaissent par la corruption de la chair? » ; Du Bien, VI 7, 22).
            A l’inverse de la symétrie et de l’eurythmie, la grâce semble une aura mystique qui ne paraît pas pouvoir se plier à une définition géométrique. Elle introduit donc, dans la théorie du beau, une qualité indéfinissable. On retrouvera cette inconnue dans l’idéalisme néoplatonicien de la Renaissance italienne, sous la périphrase non sò che, qui donnera en français le je ne sais quoi. Désormais, toute science de la beauté et de l’art vient buter contre l’indétermination de cette valeur essentielle : quels que soient les critères définis de la beauté, ils ne suffisent pas à composer le beau si on ne leur adjoint le charme indéfinissable du je ne sais quoi.
            On rencontre parfois l’expression chez Descartes, et les occurrences sont significatives. Ainsi Principes, I, § 70 : « ...nous apercevons en ces objets je ne sais quoi dont nous ignorons la nature, mais qui cause pourtant en nous un certain sentiment fort clair et manifeste qu’on nomme le sentiment des couleurs. » On sait en effet que, selon Descartes, « c’est l’âme qui voit, et non pas l’œil » (Dioptrique, discours sixième), car la vision suppose aperception et non pas seulement perception, et que le corps par lui-même est incapable d’apercevoir ce qu’il perçoit. C’est donc bien l’âme qui voit, non par elle-même, mais par l’entremise du corps, le sentiment désignant alors la conscience de la passion qu’éprouve l’âme du fait de son union substantielle avec le corps. Un tel sentiment est nécessairement indéfinissable, car l’entendement ne peut concevoir qu’une différence insurmontable de nature entre la substance pensante et la substance étendue, tandis que le sentiment éprouve à chaque instant la réalité de l’union substantielle, et non accidentelle, des deux substances : si la réalité objective du phénomène physique peut être exprimée adéquatement par les seules grandeurs mathématiques, il reste que je vois les couleurs, que j’entends les sons, que je hume les parfums, etc. L’expression « je ne sais quoi » désigne donc toujours chez Descartes la passion que l’âme éprouve du fait de son union avec le corps. Soit par exemple ce passage de la méditation sixième : « Quand j’examinais pourquoi de ce je ne sais quel sentiment de douleur suit la tristesse en l’esprit, et du sentiment de plaisir naît la joie, ou bien pourquoi cette je ne sais quelle émotion de l’estomac, que j’appelle faim, nous fait avoir envie de manger, et la sécheresse du gosier nous fait avoir envie de boire, et ainsi du reste, je n’en pouvais rendre aucune raison, sinon que la nature m’enseignait de la sorte » (Pléiade 322). On peut alors se demander si le sentiment de l’union substantielle ne constitue pas dans la philosophie de Descartes la première expression de ce « sixième sens » que la fin du 17e siècle nommera le goût (c’est seulement alors, vers 1690, qu’on distingue entre le bon ou le mauvais goût dans le domaine esthétique, le goût désignant auparavant le sens qui distingue les saveurs, puis une inclination amoureuse). Il semble ainsi que dès l’origine le jugement de goût se fonde sur un « je ne sais quoi ».
            En 1671 le Père Dominique Bouhours, jésuite qui polémiqua contre Port-Royal et puriste célèbre en son temps de la langue française, publie les Entretiens d’Ariste et d’Eugène. L’ouvrage est composé de trois parties : la première, la plus importante, est consacrée à « la langue française » (selon le jésuite, qui se réclamait de Descartes, la plus naturelle et la plus conforme à l’ordre des raisons), la seconde au « bel esprit » et la troisième au « je ne sais quoi » (1). On y lit une série de variations à la fois un peu précieuse et un peu fade sur l’inconnu du jugement de goût. Il est remarquable que dans la plus grande partie de son essai, Bouhours définisse le « je ne sais quoi » comme une inclination qui nous porte vers la personne qui a le don mystérieux de nous plaire. Il s’agit donc du vocabulaire amoureux et non encore du vocabulaire esthétique : « C’est le penchant et l’instinct du cœur, c’est un très exquis sentiment de l’âme pour un objet qui la touche, une sympathie merveilleuse et comme une parenté des cœurs » (196). Le « je ne sais quoi » qui rend une personne aimable s’apparente à la grâce qu’on ne saurait géométriser en une formule. Le « je ne sais quoi » tient en échec les doctrinaires de l’Académie. On retrouve l’énigmatique kharis de Plotin sans laquelle la beauté est sans vie : « On a beau être bien fait, spirituel, enjoué et tout ce qu’il vous plaira, si le je ne sais quoi manque, toutes ces qualités sont comme mortes » (197). C’est le « je ne sais quoi » qui distingue le portrait inanimé de son modèle vivant et charmant : on ne saurait davantage définir le « je ne sais quoi » qu’on ne saurait le peindre. (204-205). Bouhours met en parallèle le « je ne sais quoi » et la flèche de l’Amour, qui frappe si promptement qu’on ne saurait discerner le lieu de sa provenance, ni la cause du trait : « Si l’âme ne voit pas le trait qui la touche en ces rencontres, c’est qu’il fait son effet si promptement qu’elle n’a pas le temps de le remarquer » (200). Comme on parle d’antipathie et de sympathie (206), il est un « je ne sais quoi » qui attire et un autre qui répugne. Le « je ne sais quoi » est le magnétisme de l’affinité élective. C’est seulement dans les dernières pages que Bouhours remarque que « le je ne sais quoi appartient à l’art aussi bien qu’à la nature » (209). « Ce qui nous charme dans ces peintures et dans ces statues, c’est un je ne sais quoi inexplicable » (209) : il consiste surtout, si l’on devine Bouhours, dans la pureté et l’élégance du style, le charme du « bel esprit » (il mentionne Balzac et Voiture, que l’on tenait alors pour des modèles de style) bref « dans cette teinture d’urbanité que Cicéron ne sait comment définir » (210). C’est ainsi que le goût que nous avons pour la beauté des œuvres de l’art a quelque affinité avec le sentiment amoureux. Les dernières lignes sont consacrées à la grâce divine, forme supérieure du « je ne sais quoi » : « Le je ne sais quoi est de la grâce aussi bien que de la nature et de l’art. — Oui, répartit Ariste. La grâce elle-même, cette divine grâce qui a fait tant de bruit dans les écoles [...] qu’est-ce autre chose qu’un je ne sais quoi surnaturel qu’on ne peut ni comprendre ni expliquer » (211-212). Ainsi le « je ne sais quoi », selon le Père Bouhours, parcourt les domaines de la morale (« le je ne sais quoi est, à le bien prendre, l’objet de la plupart de nos passions », 210), de l’esthétique et de la théologie. La notion est encore floue mais désigne déjà cette inconnue du jugement de goût qui sera l’objet de la critique esthétique telle qu’on la pratiquera au XVIIIe siècle (2).
            Dans l'Essai sur le goût qu'il publie en 1757, Montesquieu intitule à son tour un chapitre : « Du je ne sais quoi » (Seuil, 1964, « L'Intégrale », p. 849). Entièrement consacré au charme de la grâce, il fait l'éloge des manières simples et naïves, qui savent toucher le cœur : « Il y a quelquefois dans les personnes ou dans les choses un charme invisible, une grâce surnaturelle, qu'on n'a pu définir, et qu'on a été forcé d'appeler le "je ne sais quoi". Il me semble que c'est un effet fondé principalement sur la surprise ». Le « je ne sais quoi » est encore et surtout, au milieu du XVIIe siècle, une arme de séduction : Montesquieu le compare à cette ceinture de Vénus dont parle Homère, et qui confère à celle qui s'en empare le don de plaire. Plus qu'une proportion, il est un certain air et manière d'être : « Les grâces se trouvent moins dans les traits du visage que dans les manières », manières libres et généreuses, sans rien de guindé ni d'affecté, qui donnent le sentiment de « quelque chose de naïf et de simple » : « Ainsi les grâces ne s'acquièrent point : pour en avoir, il faut être naïf. Mais comment peut-on travailler à être naïf? ». La culture et la civilisation, en nous faisant perdre l'innocence de la nature, nous en font perdre aussi la grâce et le « je ne sais quoi ». C'est la raison pour laquelle cette catégorie négative relève plus du jeu de la séduction que du domaine de l'art. Cependant, Montesquieu fait une rapide allusion à la peinture : « Paul Véronèse promet beaucoup ; mais nous sommes touchés de la simplicité de Raphaël et de la pureté du Corrège. Paul Véronèse promet beaucoup et paie ce qu'il promet. Raphaël et le Corrège promettent peu, et paient beaucoup ; et cela nous plaît davantage. » Le « je ne sais quoi » s'apparente ainsi à la distinction aristocratique, une générosité sans ostentation qui fait songer à la sprezzatura, la qualité première de l'homme de cour, selon Baldassare Castiglione.
            Définir l'insaisissable « je ne sais quoi », clé du jugement de goût, tel est l’objet de l’important ouvrage que l’abbé Jean-Baptiste Dubos (1670-1742) publie en 1719 : Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, qui, comme nous l’avons vu, associe les deux arts moins pour les placer en parallèle, comme c’était la tradition, que pour les distinguer et assigner à chacun son domaine propre. Ce bourgeois partisan de l’absolutisme (qu’il cherche à fonder en droit par une Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules, 1734), se consacra également à la littérature et aux Beaux-Arts, et devint à la mort d’André Dacier, en 1722, secrétaire perpétuel de l’Académie française. D’abord partisan de Perrault et proche des Modernes dans la Querelle, il se rapproche des Anciens lorsque rebondit le débat sous la Régence (Becq 255). Les Réflexions critiques ont exercé une influence considérable sur le problème du goût au XVIIIe siècle (Becq, 265-273) et marqué profondément de leur empreinte la réflexion esthétique qui revendique alors son autonomie et sa légitimité. Elles ont connues de nombreuses rééditions, en 1733, puis en 1740, 46, 55 et 70.
            L’ouvrage se divise en trois parties, elles-mêmes composées d’un grand nombre de « sections », sans qu’on aperçoive très clairement le plan qui détermine cette construction (Dubos ne prend nulle part la peine de le justifier) : la première est consacrée à une théorie générale du plaisir esthétique (Dubos ignore cependant cet adjectif) inspiré par le spectacle des œuvres de l’art, et donne lieu à de longues et prolixes dissertations sur les genres du poème (comique, tragique, épique) ainsi que sur l’impression que les tableaux suscitent dans l’âme qui les contemple. La seconde partie s’ouvre sur un long développement concernant le génie créateur de l’artiste, dont aucune règle ne saurait déchiffrer le secret, se prolonge sur une étrange théorie des climats (les génies diffèrent selon les nations comme les plantes sont diverses selon les sols en lesquels on les cultive), puis disserte sur l’infaillibilité du jugement du « public » (c’est vraiment chez Dubos que le terme désigne clairement une communauté esthétique seule souveraine en matière de goût) et s’achève enfin sur une reprise de la Querelle qui se prononce en faveur des Anciens, bien que ce soit avec une modération soucieuse de concilier les partis opposés. Quant à la troisième partie, elle est surtout consacrée à la musique et à la déclamation théâtrale, et s’achève sur une étude érudite portant sur l’art de la saltatio dans le théâtre antique, c'est-à-dire sur l’art de la pantomime muette qui captive l’imagination du XVIIIe siècle (Condillac reprendra ces thèses à propos du langage gestuel qui est censé se trouver à l’origine des langues) et connaîtra à la fin du siècle et au début du XIXe, un surprenant développement.
            En vérité, c’est surtout pour la théorie du goût qu’il esquisse dans les premières sections de la première partie de son ouvrage que les thèses de Dubos retiendront l’attention de ses imitateurs. Le sentiment esthétique n’est l’occasion pour l’âme d’éprouver du plaisir que parce qu’il provoque un « frémissement intérieur » qui lui permet d’échapper provisoirement au mal radical qui la ronge : l’ennui. Inversant la théorie pascalienne du divertissement, Dubos fait l’éloge de l’excitation provoquée par la rencontre d’un bel objet, sauvant l’âme de l’inactivité qui la plonge dans l’ennui, la détournant de la fascination morose qui la tourne vers elle-même et la convertissant heureusement vers un extérieur qui sait se montrer sous un jour séduisant, qui pique l’intérêt. Une âme seule avec elle-même est toujours en mauvaise compagnie. C’est ainsi que les hommes fuient l’ennui « dans le mouvement des affaires et dans l’ivresse des passions » ce qui les empêche « de se rencontrer tête à tête, pour ainsi dire, avec eux-mêmes » (4). C’est ainsi que les spectacles sont d’autant plus attrayants qu’ils excitent en nous une plus grande émotion : le supplice public d’un condamné, « les gladiateurs qui s’entrégorgent par troupes sur l’arène », les tournois du Moyen Age, ou bien encor les corridas qui passionnent les Espagnols sauvent l’âme du néant qui la menace quand rien ne vient la détourner d’elle-même.
            L’œuvre d’art produit « une espèce d’extase » (I, 2) qui s’apparente à ces émotions, à la condition toutefois de substituer au spectacle qui la remue un simulacre, une imitation sans réalité. L’artiste a ainsi le pouvoir de susciter en nous des « fantômes de passion » ou des « passions artificielles » qui nous font une impression profonde mais sans conséquence, puisque leur objet n’est que virtuel. Ainsi s’explique le plaisir que nous éprouvons au spectacle de l’horreur (Dubos cite Aristote, Poétique), ou bien encore à la lecture des romans qui impressionnent l’imagination en la transportant dans un monde de fiction. De même, on comprend ainsi pourquoi l’amour est le sujet presque exclusif de la tragédie classique : c’est qu’il est également la plus commune de toutes les passions, et la seule à parler également à tous les cœurs : « De toutes les passions, l’amour est la plus générale : il n’est presque personne qui n’ait eu le malheur de la sentir du moins une fois en sa vie » (I, 18, p. 45). L’artiste est ainsi celui qui règne au royaume des feintes passions. Il est le metteur en scène d’un divertissement qui ménage à l’âme une évasion dans la fiction. Platon condamne cette technique de fascination, Dubos en fait au contraire l’éloge : « La société qui exclurait de son sein tous les citoyens dont l’art pourrait être nuisible, deviendrait bientôt le séjour de l’ennui » (I, 5, p. 17).
            Comme l’a montré Annie Becq (262 sq), cette esthétique impressionniste, qui conduit le goût à rechercher ce qui fait impression, est inspirée de la théorie empiriste de Locke et de la notion d’uneasiness, ou « inquiétude » (Essai philosophique concernant l’entendement humain, livre II, § 29 à 37) seule capable de motiver la volonté qui, sans cet excitant mis en notre nature par le créateur, serait abandonnée à son inertie naturelle (la volonté étant motivée non par son propre mouvement, puisqu’il n’y a rien d’inné dans l’âme selon Locke, mais par une excitation qui vient de l’extérieur).
            En outre le plaisir pris à l’imitation ne va nullement à l’encontre du libre exercice du jugement, puisqu’il porte sur l’imitation elle-même et non sur l’objet qu’elle représente : nous avons plaisir à être émus, mais non à être trompés, et nous sommes tout autant pris par le jeu de la représentation que nous restons conscients qu’il ne s’agit là que d’une représentation, trouvant plaisir à cet artifice et appréciant à leur juste valeur le stratagème mis en œuvre par l’artiste : « Nous donnons plus d’attention à des fruits et à des animaux représentés dans un tableau que nous n’en donnerions à ces objets mêmes. La copie nous attache plus que l’original. Je réponds que, lorsque nous regardons avec application les tableaux de ce genre, notre attention principale ne tombe pas sur l’objet imité, mais bien sur l’art de l’imitateur. » (I, 10, p. 23). L’art est ainsi un jeu qui n’oublie jamais qu’il n’est qu’un jeu. En transposant la passion dans le domaine du virtuel, l’artiste nous invite à en réfléchir les effets, et non les subir dans la stupeur, comme c’est le cas lorsque nous les éprouvons dans la réalité. Contre les prétendus tours d’illusionniste rapportés par Pline l’Ancien au sujet des peintres de l’Antiquité, Dubos affirme inversement que l’art vise sans doute à passionner, mais nullement à tromper : « Il est vrai que tout ce que nous voyons au théâtre concourt à nous émouvoir, mais rien n’y fait illusion à nos sens, car tout s’y montre comme imitation » (I, 43, p. 145). Cette connaissance ne diminue pas notre plaisir, mais l’accroît au contraire. Le sentiment esthétique permet une expérimentation consciente de la rencontre passionnelle. Aussi est-il capable de jugement, et se différencie-t-il de la passion ou de l’émotion. L’art divertit heureusement, puisqu’il incline à la réflexion. L’effet artistique conçu comme une technique pour tromper l’ennui pouvait conduire à une esthétique de la sensation forte ou de l’impression violente. Il n’en est rien puisque la connaissance de la fiction s’oppose à la pure recherche de l’hypnose ou de la fascination. L’art est un divertissement savant — le jeu de la passion feinte — il n’est pas un opium.
            On voit par là comment Dubos reprend en l’inversant la théorie théologique développée au siècle précédent qui affirmait la déchéance radicale de la nature humaine : l’ennui en lequel Pascal voyait la marque d’un néant intérieur en lequel se déprimait notre nature corrompue, devient au contraire ici le ressort qui motive la création artistique, stimule l’activité de notre esprit et lui révèle la fécondité de son génie propre. Notre nature n’est donc pas corrompue, mais a besoin d’un appât extérieur pour que son activité soit provoquée, l’émotion qu’elle ressent alors n’étant nullement dépravée, mais naturellement juste à condition qu’elle soit aussi spontanée : le jugement de goût est infaillible lorsqu’il s’en tient à la première impression, à la naïveté du sentiment. C’est ainsi que le divertissement esthétique, loin de conduire à la vanité de l’amour-propre, nous ouvre au contraire les portes d’une nouvelle connaissance, grâce à laquelle nous sommes en mesure de bien juger de la beauté des choses.
            Il appartient alors à chaque art, et dans chaque art à chaque genre, de jouer habilement sur le clavier de l’âme humaine, et l’on peut dire que la diversité des genres artistiques réfléchit très exactement la diversité des affections que l’âme est susceptible de ressentir. L’esthétique dubosienne est ainsi une pathétique illustrée, une théorie des passions de l’âme telle qu’elles se réfléchissent sur l’objet qui pique l’intérêt. On voit bien qu’il ne s’agit plus ici de composer conformément aux règles, mais de plaire au public, c'est-à-dire de l’émouvoir et de l’aliéner par un divertissement bienfaisant. En ce sens, aucun art n’est comparable à nul autre, et la peinture, qui se fixe sur un instant que l’imagination prélève sur la durée, n’est pas équivalente à la poésie, dont le récit se déploie au contraire dans le temps, et qui retient surtout notre intérêt par le développement dramatique du récit (I, 13).
            En outre, en faisant de l’œuvre d’art le motif apprêté d’une feinte passion, Dubos se fait l’avocat d’un art qui vise à impressionner et qui ne ménage pas ses effets : ce qui le conduit à renier le bel esprit et les manières précieuses et mesurées, toujours pleines de bon sens, qui avaient cours dans les choses du goût au siècle précédent, « ce jargon plein de fadeur qu’on appelle galanterie. C’est un sentiment qui n’est pas dans la nature, une des affectations extravagantes que le mauvais goût du siècle a mis à la mode » (I, 19). L’art, selon Dubos, exige des passions fortes, bien que toujours conscientes de la fiction qui les motive, et ne saurait se complaire dans des jeux d’esprit, ni dans les bergeries de convention où se prélassent les personnages de L’Astrée : « Je ne saurais approuver ces porte-houlettes doucereux qui disent tant de choses merveilleuses en tendresse et sublimes en fadeur dans quelques-unes de nos églogues » (I, 22, p. 59). L’œuvre d’art doit émouvoir, et non faire de l’esprit.
            Ce n’est pas le moindre paradoxe de cette esthétique de l’artifice qu’elle met en avant le sentiment naturel et non les conventions de la bienséance : l’art ne nous sauve de l’ennui qu’en nous élevant à l’intensité de la vie passionnelle, et la fiction ne vaut pas ici pour elle-même, mais seulement parce qu’elle nous remue profondément et nous révèle la profondeur insoupçonnée de notre nature sensible. En ce sens la peinture est plus susceptible que la poésie de produire en l’âme du spectateur une émotion violente (I, 40) : en agissant simultanément sur l’organe de la vue, elle concentre tout son effet sur l’instant pittoresque alors que le poème disperse l’émotion selon le déroulement du récit : l’œil, organe de la simultanéité, fait ainsi un effet plus sensible sur l’âme que l’oreille, organe de la succession (l’œil est fixé sur le présent, l’oreille est toujours à l’écoute de ce qui va venir : « L’œil est plus près de l’âme que l’oreille » (I, 40, p. 133). L’esthétique dubosienne est une esthétique du choc et de l’ébranlement passionnel, modérée toutefois par la conscience du jeu.
            La seconde partie s’ouvre sur une longue analyse du génie dans les Beaux-Arts, qui se prolonge sur les vingt premières sections. La doctrine du plaisir esthétique rend en effet insuffisante la doctrine de la conformité de l’œuvre aux règles de l’art. Un tâcheron peut composer un poème qui se pliera à tous les préceptes de l’Académie mais, à l’instar de La Pucelle de Chapelain, qui dispensera un insurmontable ennui. Il faut conclure que l’art n’est pas un métier qu’un honnête artisan peut assumer, mais une flamme, un enthousiasme qui sont seuls capables de faire naître les passions. Le génie est ce don, qui provient de la nature, et non de l’enseignement des écoles. Pour communiquer le frémissement de la passion, il faut être passionné soi-même : « Le génie est ce feu qui élève les peintres au-dessus d’eux-mêmes, qui leur fait mettre de l’âme dans leur figure, et du mouvement dans leur compositions. C’est l’enthousiasme qui possède les poètes, quand ils voient les grâces danser sur une prairie, où le commun des hommes n’aperçoit que des troupeaux » (II, 1, p. 176).
            Rien de très nouveau en vérité : Dubos trouve ici des accents qui font penser au Pseudo-Longin et, quand il évoque la « fureur divine » de l’inspiration, à Platon. Si le goût est démocratiquement distribué entre tous les hommes, le génie est en revanche réservé à une aristocratie très restreinte, et dont les titres sont distribués par la nature, non par la culture. Ce qui va à l’encontre de la thèse des Modernes, puisque le génie, qui est le véritable moteur du progrès dans les arts, ne dépend ni de la diffusion des Lumières, ni de l’enseignement des écoles. On ne peut apprendre que ce que Dubos nomme « la mécanique de l’art », mais non l’originalité de l’invention. Le génie est un destin, et la troisième section dénombre tous les artistes de génie qui ont su s’affirmer malgré tous les obstacles qui s’opposaient à leur épanouissement : Pascal s’est fait lui-même, les plus grands peintres ne sont pas fils de peintres et Roberval, avant de devenir géomètre, « gardait les moutons » (180). Seul Raphaël, le modèle de l’art académique, est fils de peintre, mais Dubos prend un plaisir malicieux à souligner ce que le maître doit pour le dessin à Michel-Ange (sa figure du Père Éternel, dans les Loges du Vatican, est inspirée de celle de la Sixtine) et pour la couleur à Giorgione (186).
            Le génie est singulier, il est original, il est créateur de valeurs absolument nouvelles, et inversement l’artiste sans génie est voué au labeur fastidieux de la copie : « On ne trouve rien de nouveau dans les compositions des peintres sans génie, on ne voit rien de singulier dans leurs expressions. Il sont si stériles qu’après avoir longtemps copié les autres, ils en viennent enfin à se copier eux-mêmes » (II, 6, p. 191). Privé de génie, et quelque soit la perfection de son métier (Dubos est fort méprisant pour les peintres hollandais, « doués de génie pour la mécanique de leur art », II, 7, p. 193), l’artiste n’est qu’un singe. A l’inverse du virtuose qui, grâce à un apprentissage accéléré, peut être éblouissant dès sa jeunesse, le génie mûrit lentement et ne parvient que rarement à maturité avant l’âge de trente ans : « Les grands génies sont comme ces arbres qui portent des fruits excellents, et qui dans le printemps poussent à peine quelques feuilles lorsque les autres arbres sont déjà tous couverts de feuillages » (II, 10, p. 207). Les conditions de cette éclosion demeurent mystérieuses et dépendent surtout de causes physiques, dont la plus essentielle semble être la chaleur du climat, à condition toutefois qu’elle ne soit pas terrassante, sans doute en raison de sa parenté avec la flamme de l’enthousiasme. C’est pourquoi la Grèce et l’Italie sont les deux patries des arts, tandis que l’Angleterre n’a jamais produit aucun peintre et que la Hollande n’a enfanté que des artistes médiocres (II, 13). Quelles que soient les conditions réunies, on ne pourra cependant jamais maîtriser la culture du génie, qui apparaît soudain, de façon imprévisible, sans que rien n’ait semblé l’annoncer (c’est le thème du miracle de la renaissance des arts en Italie, déjà abondamment développé par Vasari). Enfin le climat dans lequel se forme le génie ne se borne pas aux causes physiques, il s’étend aussi aux causes morales, qui se ramènent au caractère des nations (II, 15) : il existe un art national, qui se reconnait à l’affinité que toutes les œuvres ont entre elles, et qui exprime le génie particulier de chaque peuple.
            La seconde moitié de la seconde partie se détourne de l’analyse du génie pour se faire l’avocate du jugement du public. C’est ici que Dubos développe en détail sa théorie du sentiment esthétique, qui est en nous un goût inné, qui ne raisonne pas mais juge immédiatement : « C’est le sixième sens qui est en nous sans que nous en voyions ses organes. C’est la portion de nous-même qui juge sur l’impression qu’elle ressent, et qui, pour me servir des termes de Platon, prononce sans consulter la règle et le compas. C’est enfin ce qu’on appelle communément le sentiment » (II, 22, p. 277) (3). C’est encore « un sentiment subit qui devance tout examen », « une impression soudaine », une « première appréhension »
            Ce sentiment, unique critère de la beauté comme de la laideur, n’appartient à aucun esprit en particulier, mais est une impression collective ressentie par le « public », qui n’est pas la foule anonyme des spectateurs d’une représentation artistique, mais une société choisie dont le goût s’est affiné, non par l’apprentissage d’une prétendue science des règles (le public n’est pas la compagnie composée des doctes de l’Académie) mais de façon purement empirique, par essais et par erreurs, c'est-à-dire par l’esprit de comparaison qui constitue insensiblement une échelle de valeurs : « Le public dont il s’agit est donc borné aux personnes qui lisent, qui connaissent les spectacles, qui voient et qui entendent parler de tableaux, ou qui ont acquis de quelque manière que ce soit ce discernement qu’on appelle goût de comparaison » (II, 22, p. 279). Il existe ainsi une faculté de juger qui relève de l’instinct plutôt que du raisonnement, et si ce sixième sens, qui appartient à la sensibilité de l’âme plutôt qu’à celle du corps puisqu’il est sans organe, est également réparti entre tous les hommes, certains l’ont plus fin que les autres, sans autre raison que la fréquence de l’exercice, ou d’un don naturel : « Le sentiment dont je parle est dans tous les hommes, mais comme ils n’ont pas tous les oreilles et les yeux également bons, de même ils n’ont pas tous le sentiment également parfait. Les uns l’ont meilleur que les autres, ou bien parce que leurs organes sont naturellement mieux composés ou bien parce qu’ils l’ont perfectionné par l’usage fréquent qu’ils en ont fait et par l’expérience » (II, 23, p. 285).
            Si le public peut céder à un éblouissement facile et se tromper en premier lieu, il finit toujours par rétablir son jugement et, avec le temps, a toujours raison : « Le jugement du public va toujours en se perfectionnant. La Pucelle devient de jour en jour plus méprisée, et chaque jour ajoute à la vénération avec laquelle nous regardons Polyeucte, Phèdre, Le Misanthrope et l’Art poétique » (II, 31, p. 308). Le paradoxe de ce jugement est qu’il est d’autant plus sûr qu’il est moins prévenu, d’autant plus aigu qu’il ne consulte que la voix de la nature, sans se lasser corrompre par les cabales ou les théories : « Quoi, me dira-t-on, plus on est ignorant en poésie et en peinture, plus on est en état de juger sainement des poèmes et des tableaux! quel paradoxe! » (II, 25, p. 290). Ce n’est donc plus la science qui fonde le jugement de goût, ou la faculté de juger des œuvres de l’art, mais un instinct qui est d’autant plus infaillible qu’il est plus naïf.
            En enracinant ainsi le goût dans la nature plutôt que dans la culture, Dubos nie la thèse d’un progrès mécanique dans les Beaux-Arts, telle que l’avait défendue Perrault. Les dernières sections de la seconde partie (33-39) sont alors consacrées à une reprise de la Querelle des Anciens et des Modernes. Les Modernes sont sans doute plus savants que les Anciens, ils les surpassent en raison spéculative, mais ils ne peuvent nullement prétendre avoir plus de goût qu’eux, et leur sont peut-être inférieurs en raison pratique, c'est-à-dire dans la conduite de l’expérience (II, 33). Or seule l’expérience, non la science, peut prétendre affiner le goût et le rendre plus exquis. Le progrès ne résulte que de l’accumulation des connaissances, il est donc nul dans les Beaux-Arts, où la connaissance doit céder le pas au sentiment. Quant aux découvertes scientifiques elles-mêmes, elles sont le plus souvent dues au hasard et à l’expérience fortuite plutôt qu’à la méthode (II, 33, p. 324). Il ne convient donc pas de trop s’enorgueillir de nos sciences avancées : l’esprit humain n’est pas plus juste aujourd’hui que dans l’Antiquité, il l’est peut-être moins en raison de l’affectation de nos manières et du pédantisme de notre érudition.
            La troisième et dernière partie est longuement consacrée à la musique, que Dubos juge surtout être une imitation des sentiments et des passions de l’âme. Il se fait ainsi le partisan d’une musique mélodique qui parle au cœur, plutôt que d’une musique harmonique qui obéit aux calculs de l’entendement. Son analyse annonce ainsi la querelle des Bouffons qui opposera vers le milieu du siècle (elle commence en 1752) les partisans de Rameau et de la musique française, fondée sur les lois de l’harmonie, aux partisans de Rousseau et de la musique italienne, fondée sur les séductions de la mélodie. Enfin la seconde moitié de la troisième partie (sections 9 à 18) est consacrée à une analyse érudite de la déclamation théâtrale dans l’Antiquité, et tout particulièrement à l’art de la saltatio, ou art du geste et de la pantomime. Il y a là un intérêt profond du siècle pour le geste suspendu, la grâce et l’arabesque d’une figure de danse, qui se retrouve dans l’art de l’esquisse qui excelle à souligner d’un trait une attitude éphémère. On retrouvera aussi chez Diderot le goût prononcé pour les « tableaux vivants ». Peut-être faut-il mettre en accord ce goût nouveau avec le sentiment affirmé au XVIIIe siècle que le peintre prélève un instant infinitésimal sur la durée. Le succès que rencontre alors l’art des ballets, l’art de la danse souvent mêlé à celui de l’opéra témoigne pour le même intérêt. Dans son Essai sur l’origine des connaissances humaines (1745), Condillac fera du langage gestuel l’origine de toutes les langues, et peut-être aussi la langue la plus véritable, puisque la plus proche du sentiment naïf de la nature.

 

NOTES


1- On remarquera que ce n’est pas la première fois que le « je ne sais quoi » est l’objet d’une dissertation littéraire : Jean Ogier de Gombauld avait prononcé, devant l’Académie française, le 12 mars 1635, un discours aujourd’hui perdu sur le thème du « je ne sais quoi ».

2- C’est bien en ce sens que, dans la préface de 1701 à l’édition de ses œuvres, Boileau reprend à son compte la célèbre périphrase : « Un ouvrage a beau être approuvé d’un petit nombre de connoisseurs ; s’il n’est plein d’un certain agrément et d’un certain sel propre à piquer le goût général des hommes, il ne passera jamais pour un bon ouvrage, et il faudra à la fin que les connoisseurs eux-mêmes avouent qu’ils se sont trompés en lui donnant leur approbation. Que si on me demande ce que c’est que cet agrément et ce sel, je répondrai que c’est un je ne sais quoi, qu’on peut beaucoup mieux sentir que dire. A mon avis néanmoins, il consiste principalement à ne jamais présenter au lecteur que des pensées vraies et des expressions justes. »  Œuvres, Garnier, 1943, p. 9.

3- Dans la conclusion de son ouvrage De la nature de l’homme (1749), conclusion intitulée « Des sens en général », Buffon imagine le premier homme sur la terre et, se mettant à sa place, exprime ses émotions. Après avoir joui émerveillé de la fraîcheur de ses premières sensations, il découvre en face de lui une femme qu’il caresse aussitôt de la main : « Je la sentis s’animer sous ma main, je la vis prendre de la pensée dans mes yeux, les siens firent couler dans mes veines une nouvelle source de vie, j’aurais voulu lui donner tout mon être ; cette volonté vive acheva mon existence, je sentis naître un sixième sens » (Buffon, Histoire naturelle, choix et préface de Jean Varloot, « Folio », p. 119). La valeur érotique du « sixième sens » et ici parfaitement manifeste et non plus latente.