Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

 

ANTIQUITE

1- Gorgias

2- Tragédie et Philosophie

La situation tragique (1)

La situation tragique (2)

La représentation tragique

Philosophie et tragédie

Le pardon tragique

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Euripide

3- Platon

4- Aristote

5- Cicéron

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MOYEN AGE

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PHILOSOPHIE MODERNE

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 

Mis en ligne le 29 octobre 2007

La situation tragique

(2)

           Biblio : les trois grands tragiques grecs sont publiés dans de bonnes traductions dans la collection  “Folio”. Excellente préface de Pierre Vidal-Naquet à Sophocle, “Folio”. Jacqueline de Romilly, La tragédie grecque, PUF, une honnête présentation. Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie dans la Grèce ancienne, La Découverte. Deux beaux ouvrages, mais plus suggestifs que rigoureux, de Karl Reinhardt, Eschyle, Euripide et surtout Sophocle, en trad. française chez Minuit.

Paris 4, 1997.

***


            On sait que la tragédie était pour les anciens Grecs une cérémonie religieuse célébrée en l’honneur de Dionysos. Au centre du cercle de l’orchestra, au-dessus duquel s’élève la scène où paraissent les acteurs, se trouve le thumelê, autel sur lequel on sacrifie au dieu un porcelet pendant la cérémonie d’ouverture. Pour comprendre la tragédie antique, il est donc nécessaire de se transporter dans un univers religieux, où le sacré est toujours proche, où l’humain et le divin se côtoient sans pourtant jamais se superposer. Pour comprendre ce monde qui nous est aujourd’hui devenu étranger, on peut s’aider de cette indication d’Émile Durkheim qui, dans son beau livre sur Les Formes élémentaires de la vie religieuse, s’interroge sur l’essence de la religion : « Toutes les croyances religieuses connues, qu’elles soient simples ou complexes, présentent un même caractère commun : elles supposent une classification des choses réelles ou idéales que se représentent les hommes, en deux classes, de deux genres opposés, désignés généralement par deux termes distincts que traduisent assez bien les mots de profane et de sacré » (1).
            Le partage rigoureux du profane et du sacré structure en effet le drame tragique. Il définit une situation cruciale, qui est aussi un point d’écartèlement pour la volonté du héros qui vient se risquer en ce lieu. La dichotomie tragique du profane et du sacré obéit en effet, non pas à une logique binaire, mais plutôt à une dynamique de la tension, elle partage le monde non en deux classes, mais plutôt en deux forces antagonistes. Dans la tragédie, le repos n’est toujours qu’apparent et le calme annonce fatalement la tempête. La fragile stabilité du monde n’est pas la conséquence d’une chute des tensions qui le parcourent, mais au contraire la résultante du conflit maximal, la force et la contre-force s’équilibrant mutuellement en se portant au paroxysme de leur intensité. La paix tragique est toujours trompeuse, et n’est jamais que l’équilibre précaire de la terreur : entre profane et sacré, entre les hommes et les dieux, la raison et l’irrationnel, la cité et l’oracle, le tyran et le prophète, l’affrontement est à chaque instant imminent, le déchaînement d’une violence inhumaine, c'est-à-dire plus qu’humaine, est à chaque instant possible. Un infiniment petit suffit donc pour déstabiliser cet équilibre instable. L'acte tragique, qui est, selon Aristote, le cœur de la représentation tragique (son « âme » et son « principe »), est cet accident en apparence insignifiant, mais qui est pourtant destiné à déséquilibrer le monde, à renverser les trônes et à révolutionner les cités. L’accomplissement du drame tragique nous fait assister au renversement des apparences. Aussi ne faut-il pas se fier, comme le fait imprudemment Œdipe, à la lumière du jour, qui éblouit et leurre bien plus qu’elle ne révèle. L’Apollon tragique, le dieu du soleil omnivoyant selon l’expression du chœur d’Antigone, trompe et n’enseigne pas, et Œdipe sera la victime de la terrible ambiguïté de son oracle. Dans la tragédie, ce sont toujours les voyants qui sont aveugles — ainsi Œdipe, dont le nom se dérive peut-être de la forme attique oida, je vois, je sais — et les aveugles qui sont voyants — ainsi Tirésias, le prophète d’Apollon.
            Dès lors le maintien périlleux de l’ordre tragique résulte nécessairement de l’égalité et de l’exactitude du partage : la justice tragique, c’est le partage de midi. Alors, les puissances du profane et du sacré s’équilibrent rigoureusement. La conservation de la parité, la symétrie de la force et de la contre-force doit être strictement observée, sous peine de mort ou de terrible catastrophe. C’est ainsi que le mot grec Moira signifie à la fois la part assignée à chacun, ce qui revient au profane et ce qui revient au sacré, et le Destin, et plus particulièrement la déesse de la Mort ou du Malheur.
            Nous évoquerons la justice du partage entre profane et sacré chez Sophocle, dans la tragédie d’Antigone en premier lieu, puis dans celle d’Œdipe tyran.

            1)- Antigone

Profane

Sacré

Créon

Antigone

Les lois écrites de la cité

« Les lois non écrites, inébranlables des dieux »

Le salut des vivants

Le respect des morts

Étéocle, le héros

Polynice, le rebelle

Homme

Femme

L’ordre de la cité

La descendance familiale

Polis

Genos

Nomos

Eros

Le soleil et le jour

La nuit et le monde souterrain.

            On voit que la tragédie d’Antigone est exemplaire : profane et sacré se partagent rigoureusement entre les figures des deux protagonistes, Créon et Antigone. L’un et l’autre ont leur grandeur, et c’est méconnaître l’essence de l’affrontement tragique que d’en héroïser l’une pour diminuer l’autre.
            Du côté d'Antigone, le pouvoir magique de la femme, qui garde le seuil de l'au-delà. La femme donne la vie, elle est la maîtresse du passage de la nuit matricielle au jour de l'autonomie ; il est donc bien légitime qu'il lui revienne encore de célébrer l'autre passage, les rites funéraires qui accompagnent les morts pour leur départ dans l'au-delà, et d'accomplir les gestes qui aideront les transis à devenir trépassés, qui refouleront les revenants. Dans le corps de la femme, mûrissent les générations, et son pouvoir, plus qu'humain, se perd dans la nuit des temps. Par elle, se transmet le sang, et c'est parce que son frère Polynice est de son sang qu'Antigone l'ensevelit selon le rite : elle aurait abandonné un époux à son sort, mais, seule survivante de la lignée, dernière des Labdacides, c'est un dieu qui la désigne pour donner sépulture au cadavre de son frère : « Un mari mort, je pouvais en trouver un autre, et avoir un enfant de lui, si j'avais perdu mon premier époux ; mais, mon père et ma mère une fois dans la tombe, nul autre frère ne me fût jamais né. Le voilà, le principe (nomos) pour lequel je t’ai fait passer avant tout autre » (v. 909-914). Pour la femme, qui donne la vie et pleure les morts, le nomos de l’Hadès l’emporte sur le nomos du tyran. Créon, devant Antigone, doit plier devant la loi surhumaine, non écrite, et bien antérieure aux lois humaines, qui règne aux frontières du royaume, à l’orée de la vie comme à l’engloutissement dans l’invisible.
            Du côté de Créon, la garde du présent, qui rassemble la cité dans l’équilibre du jour. Antigone campe au seuil de l’autre monde, Créon veille à ce que soient préservés l’équilibre et la paix de ce monde. Antigone se porte à la limite, tandis que Créon trône dans le centre. La cité s’enferme dans ses murs, dans le cercle du logos, et refoule les cris comme les plaintes qui proviennent de l’autre côté. Autarcique, donc aveugle et sourde à tout ce qui n’est pas né de son sein, la cité est l’unique vérité et le suprême salut. Il n’est pas de pire crime, pour l’enfant de Thèbes, que de retourner son arme contre sa mère : ainsi Polynice, conduisant l’ennemi aux portes de la cité natale. Il n’est pas de plus haut fait, pour l’enfant de Thèbes, que de mourir en défendant la patrie : ainsi Etéocle luttant contre l’envahisseur. Au premier, l’infamie des morts sans sépulture ; au second, les honneurs des funérailles nationales. Ceci est affaire d’homme, non de femme, dont le règne est ailleurs. Qu’Antigone retourne chez les morts, puisque c’est là son royaume, et qu’elle laisse Créon, le turannos sur les épaules duquel pèse le destin de la cité, décider seul, comme il doit le faire : « Eh bien donc, s’il te faut aimer, va-t-en sous terre aimer les morts ! Moi, tant que je vivrai, ce n’est pas une femme qui me fera la loi » (v. 525-525).
            Les deux mondes, celui de Créon qui répond du salut des vivants, celui d’Antigone qui répond du respect des morts, sont étrangers l’un à l’autre. Le partage du sacré et du profane veille au respect de cette distance. Mais l’acte tragique, démesuré et hybride, intersecte les opposés : au point de rencontre des inconciliables, la souillure contamine l’ancien monde, et prépare la scène pour la venue du nouveau monde, purifié.
            La logique dramatique de la tragédie obéit à la loi de cet équilibre : elle maintient égal, autant qu’il est possible, le fléau de la balance tragique et conserve la parité entre les forces antagoniques, il faudrait dire antigoniques. Chaque rupture entraîne un renversement de la situation, qui est exactement ce qu’Aristote nomme peripeteia, qu’il faut traduire par « coup de théâtre ».
           Première rupture : par ordre de Créon, Polynice est privé de sépulture. Le tyran frustre l’Hadès de sa proie. Telle est la déstabilisation originelle qui déclenche la mécanique tragique. La logique dramatique veut alors qu’Antigone soit livrée vivante au dieu du monde souterrain pour que, par ce sacrifice, soit apaisée la soif terrible de l’Hadès. C’est pourquoi Antigone n’est pas condamnée à mort, elle est enterrée vive dans une chambre nuptiale qui est aussi une chambre mortuaire, elle est donnée pour fiancée à la Mort. Créon est donc inconscient : il croit châtier la rebelle, il obéit en vérité à la loi rigoureuse de l’équilibre tragique. Deuxième rupture : la violence d’Eros (anikate makhan, v. 781) déferle à son tour comme « un raz-de-marée ». Elle dresse le fils contre le père, Hémon contre Créon. Avant de s’immoler dans la tombe de la pendue, Hémon sacrilège lèvera l’épée contre son père (v. 1233-34). Troisième rupture, troisième sacrilège. Profanation de sépulture : Créon, fait ouvrir le caveau. Un vivant descend chez les morts. Aspect fantastique de la scène, rapportée par un messager : le gémissement des morts se laisse entendre depuis la tombe. La violation de la sépulture est intrusion du profane dans le sacré ; la plainte des morts, venue d'outre-tombe hanter les vivants, est intrusion du sacré dans le profane. Créon, pris de remords, veut réparer sa faute, il ne fait en vérité que l’accroître. Pour annuler l’effet de ce nouveau sacrilège, Créon doit donner son fils : Hémon est à son tour sacrifié et s’immole lui-même en étreignant le cadavre d’Antigone. Quatrième rupture : mais l’immolation de Hémon est une inversion monstrueuse de la vie et de la mort. Le geste de l’accouplement, qui donne la vie, est en effet fantastiquement mimé par les deux cadavres enlacés : « Il est là, sur le sol, cadavre embrassant un cadavre! Le malheureux aura eu pour son lot des noces célébrées dans le monde des morts » (v. 1240-41). Pour annuler l’effet de ce dernier sacrilège, la mère, qui donne la vie en ce monde, doit mourir pour payer la mort de son fils qui s’accouple dans l’autre monde. Eurydice, épouse de Créon et mère de Hémon, s’égorge au pied de l’autel.
            Dans l’épicentre du séisme, Créon assiste impuissant au déferlement du sacré. Le partage tragique obéit pourtant à des lois rigoureuses, comme le lui rappelait l’imprécation de Tirésias : « Va, tu ne verras plus longtemps le soleil achever sa course impatiente avant d’avoir, en échange d’un mort, fourni toi-même un mort, un mort issu de tes propres entrailles » (V. 1064 sq).

            2)- Œdipe tyran
            Dans Antigone, profane et sacré se partagent en deux figures symétriques et opposées. Dans Œdipe tyran, le conflit tragique se noue en un seul et même personnage : Œdipe est travaillé par les deux forces à la fois, il est, à lui tout seul, une tragédie vivante. Œdipe n’est pas un personnage de la tragédie antique, il est l’incarnation de la situation tragique. La résolution du nœud tragique exige en conséquence qu’Œdipe soit sacrifié, c'est-à-dire qu’il soit livré tout entier au domaine du sacré. Œdipe n’est pas chassé comme le pharmakos, pour éloigner la souillure, il est rendu au dieu Apollon auquel il appartient depuis toujours. Aveugle et vagabond, guidé par l’enfant Antigone, il est à la fin du drame le semblable de Tirésias, le prophète d’Apollon auquel, quand il ignorait encore la vérité de son origine, il s’était pourtant violemment heurté dans la première partie de la tragédie. A l’inverse d’Antigone, Œdipe-tyran est prodigieusement ambivalent : n’appartenant ni tout à fait au profane, ni tout à fait au sacré, il marche à la limite des mondes. Œdipe, l’homme au pied enflé (oidos pous) boite à la frontière des mondes, « un pied dans  la tombe », et l’autre en ce monde. C’est ainsi que bien souvent, le boiteux, le borgne et le gaucher sont, dans les mythologies, des initiés de l’au-delà (2). Après son combat avec Dieu, Jacob « boitait de la hanche » (Genèse, XXXII, 32). Les Labdacides, race boiteuse (3). La malédiction qui pèse sur la lignée remonte à la faute de Labdacos : selon une tradition rapportée par Apollodore, Labdacos, comme Penthée, périt déchiré par les bacchantes pour avoir combattu le culte de Dionysos. Quant à Laïos, il avait blasphémé l’hospitalité de Pélops par l’amour homosexuel qu’il avait pour le fils de son hôte. Labdacos de lambda, lettre asymétrique et boiteuse elle-même (λ). Laïos, fils de Labdacos et père d’Œdipe, porte un nom qui signifie « du côté gauche », qui est côté sinistre. Enfin Œdipe lui-même, l’homme au pied enflé, le pied-bot (4). C’est seulement avec la naissance des deux fils d’Œdipe, Étéocle et Polynice, les frères ennemis qui périront l’un par l’autre, que cesse la terrible ambivalence des Labdacides : l’antagonisme tragique est enfin dédoublé, et Œdipe, devenu sacré à son tour, peut mourir aux portes d’Athènes.
            Il est temps désormais de construire le schéma de la balance tragique dans Œdipe tyran :

Profane

Sacré

Le premier de tous les mortels

Le maudit entre les maudits

Roi et tyran

Vagabond et proscrit

Celui qui condamne

Celui qui est condamné

Le sauveur de la cité : il précipite le Sphinx dans l’abîme

Le fléau de la cité : Thèbes est frappée par la peste

Il résout l’énigme du Sphinx

Il est aveugle devant sa propre énigme

« Je me tiens, moi, pour Fils de la Fortune, Fortune la généreuse » (V, v. 1080)

« Tu es né marqué par le malheur » (V, v. 1181)

Fils de Mérope et de Polybe

Fils de Laïos et de Jocaste

Étranger de Corinthe

Enfant de Thèbes

Jour

Nuit

Apparence

Vérité

Zeus

Apollon

Ordre synchronique (présent)

Ordre diachronique (passé)

            Mélangeant les inconciliables, laissant en lui fusionner les opposés, Œdipe met le monde sens dessus dessous et bouleverse l’antique équilibre. Dans un monde où le clan familial est encore la cellule fondamentale de l’ordre social, l’inceste et le parricide, qui retournent la violence à l’intérieur même du genos, sont les signes annonciateurs du chaos. Au livre IX de La République, Platon, pensant sans doute à la tragédie de Sophocle, soutient qu’il appartient nécessairement au tyran de maltraiter son père et de violenter sa mère (574 b-d). Le turannos, qui s’empare du pouvoir dans les cités grecques du VIe siècle à la suite d’émeutes populaires, met à mort l’ancien basileus, le roi sacerdotal qui régnait depuis la nuit des temps. En faisant s’écrouler les anciennes idoles, le Sphinx qui exigeait son tribut en sacrifices humains, Œdipe le turannos, l’homme des temps nouveaux, déstabilise un ordre millénaire et, découvrant la liberté de l’homme engagé dans son histoire, découvre aussi la violence du conflit tragique. Cette révolution ouvre la grande méditation platonicienne sur Le Politique : autrefois le dieu guidait le sort du monde ; depuis que le turannos s'est emparé du pouvoir, et en revendique seul l'entière responsabilité, le dieu abandonne le monde à son destin, qui dans son mouvement emporte les hommes, plus que ceux-ci ne le gouvernent. Il fallait ce meurtre d'un ordre paternel, séculaire et vénérable, pour que commence l'histoire, violente et chaotique, de la cité des hommes. Pour que la démocratie soit fondée, il faut que soit profané un sanctuaire. En osant le parricide, Œdipe ouvre un avenir pour l'institution de la liberté politique : les citoyens sont désormais seuls responsables de l'histoire qu'ils font ; mais privés du secours des devins, des aveugles inspirés qui voyaient dans l'au-delà, livrés au risque de l'autonomie, ils avancent à tâtons, dans les ténèbres, aveugles désormais dans l'en-deça comme dans l'au-delà. Ainsi Œdipe aux yeux sanglants, à l'instant où se referme le cercle de son destin. Ainsi Athènes vers 420, quand est représentée pour la première fois, devant la cité rassemblée, la Passion d'Œdipe, projetant sur cet homme frappé par la foudre l'image de son propre destin, Athènes qui s'était engagée dans une guerre contre Sparte, et commençait d'en pressentir le péril. Œdipe innocent et coupable à la fois, innocent puisque, comme chacun de nous, il ne sait pas, l'Aveugle, l'histoire qu'il fait, mais coupable puisqu'il la fait seul, et en assume seul l'entière responsabilité. Le paradoxe tragique qui consume Œdipe veut que le fondateur de la cité en soit aussi le premier exclu, et que l'acte valeureux qui donne à la liberté sa chance dans l'histoire, soit refoulé hors du champ de cette histoire, dans le mythe qui précède l'histoire. A l'instant où ses origines véritables sont publiquement dévoilées, Œdipe ne peut plus régner légitimement. N'a-t-il pas couché avec Thèbes, sa mère, n'a-t-il pas prostitué la royauté en la livrant à la foule, en la mettant aux enchères dans les vociférations de l'assemblée du peuple? Sacrifié par l'histoire qu'il a lui-même rendu possible, il sera, dans Œdipe à Colone, le saint patron de la cité des hommes, enseveli dans la terre maternelle, et bénissant la cité depuis l'au-delà qui le retient captif. Il est permis d'imaginer le silence sur le théâtre, et le coeur oppressé des citoyens, quand paraissait sur la scène le grand Aveugle, titubant et cherchant de la main l'enfant Antigone, l'Innocente qui le conduira désormais sur le chemin.

 

NOTES

1- Dans La Naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique (1872), Nietzsche fonde la situation tragique sur : « l’étroite imbrication de deux mondes, par exemple l’humain et le divin, dont chacun, pris isolément, est dans son droit, mais qui, confronté à l’autre, est condamné à souffrir de son individuation » (Œuvres philosophiques complètes, I, 81).

2- Georges Dumézil, Mythe et épopée, III, 1973, p. 274 et sq. Également Jean-Pierre Vernant, Mythe et tragédie, deux, « Le tyran boiteux : d’Œdipe à Périandre ».

3- Voir Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, I, chap. XI.

4- Le nom d’Œdipe a donné lieu à diverses variations étymologiques, plus ou moins fondées : ainsi Vernant dérive-t-il Œdipe de oida, eidôs, faisant du héros de Sophocle celui qui sait, le Voyant, le Clairvoyant, pourtant marqué de façon infâmante aux pieds par le lien qui entravaient les chevilles de l’enfant abandonné sur le Cithéron : « Le double sens d’Oidipous se retrouve à l’intérieur du nom lui-même dans l’opposition entre les deux syllabes et la troisième : Oîda : ‟je sais”, un des maîtres mots dans la bouche d’Œdipe triomphant, d’Œdipe tyran ; poûs : le pied, marque imposée dès la naissance à celui dont le destin est de finir comme il a commencé, en exclu […] Quel est l’être, interroge la sinistre chanteuse, qui est à la fois dipous, tripous, tetrapous. Pour Oi-dipous, le mystère n’en est qu’un en apparence : il s’agit bien sûr de lui, il s’agit de l’homme » (« Ambiguïté et renversement : sur la structure énigmatique d’Œdipe-Roi », in Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Maspero, 1977, p. 113-114). Sans nier l’intérêt de ces spéculations onomastiques, il faut reconnaître que les anciens comprenaient surtout oidos (de oideô, s’enfler, se gonfler, grossir) pous : « l’homme au pied enflé ». En témoigne le prologue des Phéniciennes d’Euripide. Jocaste parle, évoquant le malheur qui s’acharne sur la lignée des Labdacides : « Devant l’enfant issu de lui [il s’agit de Laïos], comprenant et sa faute et la parole de Phoibos, il le remet aux bergers afin qu’ils aillent l’exposer en haut du Cithéron, dans la prairie d’Héra, les chevilles percées de tiges de fer, et c’est pourquoi la Grèce l’a nommé Œdipe » (v. 22-27).