Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

La faute tragique et le pardon

 

            L’interprétation aristotélicienne de la reconnaissance tragique nous conduit à interroger l’interprétation proprement païenne du pardon. En effet, dans la tragédie, une faute (hamartia) a été commise ; pour que la réconciliation, ou reconnaissance (anagnôrisis), puisse s’accomplir, il faut donc que soit pardonné le fauteur de trouble, pour que le passé soit oublié, que l’avenir puisse recommencer et que chacun trouve sa place dans l’ordre nouveau né de la révolution du coup de théâtre, ou peripeteia. Mais pourquoi le pardon serait-il accordé? A quelles conditions pardonnons-nous celui qui nous a offensés?
            Dans la pensée chrétienne, le pardon ne peut être donné qu’au cœur qui s’est de lui-même converti. Pardonner, c’est, non pas oublier le crime (l’amnistie n’est pas une amnésie), mais reconnaître au criminel le droit de se différencier radicalement de son acte, de devenir en quelque sorte un autre homme, un homme nouveau qui, plus jamais, ne pourrait recommencer l’offense dont l’homme ancien s’était rendu coupable. Alors, en effet, le pardon peut être accordé, non pas au criminel, mais à cet homme régénéré qui renie son acte, et demande à être reconnu sans que le poids du passé n’écrase à tout jamais sa liberté. L’authenticité de la conversion se mesure au ton de la supplication, c'est-à-dire à la véracité de la confession par laquelle s’exprime le miracle régénérateur de la grâce. Seul peut être pardonné celui qui demande pardon, et qui le demande de tout son cœur et du fond de son âme. C’est ainsi que toute confession dit le miracle d’une conversion, et exprime le mystère de la mort du vieil homme et la naissance de l’homme nouveau. Seul Dieu, plutôt que l’homme, peut accorder un tel pardon, car seul Dieu peut sonder les cœurs et les reins, et mesurer l’authenticité de la conversion et de la demande d’absolution. Seul Dieu peut accorder le pardon puisque Dieu seul peut, par le trait de sa grâce, régénérer le cœur des hommes. Absoudre, de absolvere, délier de son passé, reconnaître le prochain dans le mystère d’une seconde naissance dont le miracle ne peut se penser que comme un effet de la grâce. L’absolution chrétienne nie la toute puissance du destin tragique, et ancre la liberté de l’homme dans le mystère de la régénération, conversion du cœur touché par la grâce et ressuscité de son ancienne chute. De ce point de vue, le texte fondateur se lit dans Les Confessions de saint Augustin.
            Cette philosophie du pardon, dont la véracité de la confession est l’épreuve cruciale, ne saurait intervenir dans le monde de la tragédie antique. Elle suppose en effet le mystère de l’intériorité, c'est-à-dire d’une subjectivité supposée insondable : l’âme du suppliant qui vient ici implorer le pardon devient, pour elle-même et pour les autres, un mystère insondable, puisqu’elle est le théâtre intérieur dans lequel se joue le secret de la grâce divine. Le sujet se reconnaît alors impénétrable pour lui-même, abîme en lequel il se peut que le divin se manifeste, touchant de sa grâce le cœur qui se convertit et, ainsi régénéré, acquiert le droit d’être reconnu pour un autre, un nouvel homme ressuscité de l’ancienne faute. Bien au contraire, nous avons vu combien les acteurs de la tragédie, tels qu’Aristote les pense dans La Poétique, sont schématiques et sans grande richesse intérieure : la subjectivité se résume ici au seul caractère (êthos), ou force d’âme, qui identifie l’intérieur à l’extérieur et définit le personnage par le seul acte qu’il revendique, ou bien au contraire dont il esquive le péril. Sur la scène de la tragédie antique, l’intériorité se mesure à l’extériorité, le sujet n’est que ce qu’il manifeste de lui-même sur la scène de son histoire, et chacun n’est que la somme de ses actes. Il est donc impensable que le héros tragique se dissocie de son acte, acquérant ainsi une richesse intérieure et psychologique qui serait en contradiction avec l’essence même de la tragédie, dont on sait par Aristote qu’elle se résume au seul « système des actes » et reste sans rapport avec l’effusion lyrique, qui exprime la complexité du sentiment intérieur. Raskolnikov est un héros chrétien, et le roman de Dostoïevski est tout entier enclos dans l’intériorité de son âme tourmentée. Et le roman est ici le déploiement de la parole intérieure, qu’on ne saurait, sans la trahir, transposer sur la scène d’un théâtre. Rien de tel chez les Anciens, qui semblent être demeurés étrangement indifférents au mystère du repentir : le héros tragique se reconnaît à ce qu’il assume son acte, entièrement et jusqu’en ses extrêmes conséquences, et ne le renie jamais ni ne vient invoquer une fatalité qui lui serait étrangère, et le délesterait du poids de sa responsabilité. En intériorisant la faute tragique, la conversion chrétienne la métamorphose en péché, et lui dénie toute grandeur épique. C’est ainsi que Kierkegaard, dans le Reflet du tragique ancien sur le tragique moderne, étude insérée dans le volume intitulé Ou bien...ou bien..., ou L’Alternative (« TEL », p. 109 et sq), peut affirmer qu’il suffirait de donner à Antigone le mystère intérieur du secret pour qu’elle soit aussitôt arrachée à la scène païenne de la tragédie et transportée sur la scène chrétienne de la modernité. C’est ainsi que la subjectivité peut se définir comme l’intériorité prenant conscience d’elle-même, c'est-à-dire prenant conscience de l’impénétrable secret qu’elle est devenue pour elle-même. On conçoit que le païen considère avec un certain scepticisme le miracle de la régénération intérieure du cœur touché par la grâce : le chrétien lui-même ne reconnaît-il pas l’ambiguïté d’une telle conversion, puisque l’homme seul ne saurait en être le juge, l’abîme du cœur humain conservant à ses yeux son secret, et frappant ainsi d’illégitimité tout prétention à juger le prochain? Aussi est-ce Dieu qui, par la médiation du prêtre, accorde l’absolution, et non l’homme qui pardonne l’homme. Les Grecs, plus prosaïquement, s’en tiennent, pour juger leurs semblables, à ce qu’ils paraissent aux yeux du seul tribunal humain, et ne veulent d’autre verdict que celui qui se fonde sur les actes réellement commis, et non sur les intentions secrètes ni sur les repentirs dont la sincérité peut toujours être démentie. Pourtant, si le héros tragique s’identifie ainsi à son acte, qui porte tout le poids de la faute, comment pourrait-il en être disculpé? Ou bien le héros tragique est à jamais impardonnable, ou bien il faut concevoir une autre forme du pardon, qui ne pose pas la conversion, ni son expression : la confession, comme conditions prélables à l’absolution.
            Deux exemples de pardon dans la littérature antique, l’un, épique, l’autre, tragique : il s’agit en premier lieu du chant XXIV de l’Iliade, le dernier (l’entrevue de Priam et d’Achille) ; en second lieu du procès d’Oreste dont le déroulement fait toute la trame dramatique de la tragédie d’Eschyle : Les Euménides, acte final d’une trilogie consacrée au destin des Atrides, qui commençait avec l’Agamemnon et se poursuivait avec Les Choéphores. Remarquons que cette proximité est bien conforme au parallèle, toujours souligné par Aristote dans La Poétique, de l’épopée et de la tragédie.


            Homère, en premier lieu. Priam vient de nuit demander à Achille que lui soit restitué le cadavre de son fils Hector. Pour que cette restitution s’accomplisse, il faut qu’Achille mette un terme à sa colère, c'est-à-dire accorde le pardon pour l’acte qui l’a atteint en ce qu’il a de plus cher : la mort de Patrocle, dont Hector s’est rendu responsable. Dans la perspective chrétienne, le pardon ne peut être accordé qu’au prix d’un retournement de l’intention. Il faudrait donc que Priam convainque Achille, ou bien que son fils Hector a tué Patrocle sans le vouloir — pressé par des circonstances extérieures — ou qu’une fois l’acte accompli, il en a éprouvé un intense repentir ; ou bien que Priam se repente lui-même de l’acte commis par son fils Hector, et en juge sévèrement la folie. Dans tous les cas, on voit qu’il est nécessaire qu’un homme désavoue son acte, le fils pour lui-même ou le père pour le fils. Or, les héros de l’épopée ne sauraient renier leurs actes, mais au contraire les revendiquent hautement. Désavouer son acte serait, dans l’univers de l’épopée, une humiliation insupportable, et l’aveu d’une âme ignoble, non d'une âme noble. Le repentir de Priam n’entraînerait pas le pardon d’Achille, mais plutôt son mépris.
            Comment donc obtenir le pardon? Non par la conversion intérieure du cœur, mais plutôt par la conversion, ou transfert, extérieure de la situation. En d’autres termes, il s’agit de mettre Achille dans une situation telle que, sans que nul n’ait à renier ses actes, il ne puisse que céder le fils mort au père venu l’implorer.
            Comment Priam s’y prend-il? Il se présente à Achille et lui dit : « Je suis ton père ». XXIV, v. 486-487 : « Souviens-toi de ton père, Achille pareil aux dieux. Il a mon âge, il est tout comme moi au seuil maudit de la vieillesse. » Priam en effet n'est pas seulement le père d'Hector, il est, parmi tous les héros qui combattent sous Troie, la figure universelle du Père, celui qui sait partager les sorts avec justice et sait aimer sans se laisser aveugler par la passion. Achille a dû abandonner son père Pélée pour cette guerre où il sait qu’il doit trouver la mort. Il a laissé au pays un vieillard sans défense qui n’aura pas même la consolation de donner une sépulture à son enfant, puisque celui-ci doit mourir en terre étrangère. C’est ainsi qu’en donnant le cadavre d’Hector à Priam, Achille s’acquitte symboliquement de la dette qu’il avait contractée envers son propre père. Et l'échange symbolique est d'autant plus intense qu'il est comme consacré par la parfaite équivalence de la subtitution : de même que Priam parle ici pour Pélée, de même Achille vivant parle pour Hector mort. Priam ne reconnaît-il pas en Achille l'image de son fils, le héros troyen qui fut autrefois vaillant, et vivant ? La reconnaissance peut ainsi s'accomplir dans l'exacte symétrie du partage : « Le fils de Dardanos, Priam, admire Achille : qu'il est grand, qu'il est beau ! A le voir, on dirait un dieu. De son côté, Achille admire Priam, fils de Dardanos ; il contemple son noble aspect, il écoute sa voix » (v. 629-632) . De même qu'Hector mort est, aux yeux d'Achille, l'image de son propre cadavre abandonné sous les murailles d'Ilion, de même Achille vivant est, aux yeux de Priam, l'image d'Hector mort au combat. Le pardon est donc possible parce qu’Achille et Priam se trouvent dans une situation telle qu’elle exige que le fils mort soit rendu au père qui le pleure. Par le jeu de cet échange, Hector, le pire ennemi d’Achille, Hector, dont le cadavre est la monnaie de l'échange, devient mystérieusement la préfigure d’Achille lui-même mort sous les murs de Troie. Les deux plateaux de la balance sont parfaitement équivalents, et le fléau de la justice coïncide avec la ligne verticale qui unit la terre au ciel, et les mortels aux immortels.
            Grandeur de cette scène : nul ne s’humilie parce que chacun demeure, majestueusement, à sa place. Aussi a-t-on le sentiment de l’accomplissement d’un rite, d’un cérémonial par lequel communient les officiants. Achille pareil aux dieux fait face à Priam envoyé des dieux (c’est Hermès en personne qui l’a conduit dans la nuit jusqu’au camp des Achéens). XXIV, v. 154 sq : « Ma raison (phrên) me fait comprendre — je ne m’y trompe pas — que c’est un dieu qui t’a conduit toi-même aux nefs rapides des Achéens. » Et c'est sous le ciel étoilé, comme sous le regard d'un dieu, que s'accomplit la liturgie du pardon.

            Eschyle : Les Euménides. Oreste, réfugié à Delphes dans le temple d’Apollon, dieu de la purification, est lavé de la souillure du meurtre de Clytemnestre, sa mère. Ici encore, le pardon ne porte pas sur l’intention, mais sur l’équilibre de la situation. Il est objectif et non subjectif.
            Il convient de ce point de vue d’opposer au drame eschylien l’interprétation moralisante, par Euripide, du même mythe. Chez Euripide, Oreste et Électre, une fois le matricide accompli, reviennent à eux-mêmes et, en un long mea culpa, désavouent leur acte : « Électre : Ne pleure pas ainsi, mon frère, le coupable, c’est moi! La malheureuse fille s’est consumée de haine contre la mère qui la mit au monde. » Les larmes du repentir précèdent alors l’arrivée de Castor et Pollux, les gémeaux envoyés de Zeus — dei ex machina — qui rejettent la faute sur Apollon et annoncent au frère et à la sœur qu’au terme de leurs épreuves, ils trouveront la paix. C’est ainsi que se dénoue le nœud tragique, par la négation même de la tragédie, puisqu’un dieu coupable ne saurait plus être un dieu et que, la tragédie étant la collision des puissances contraires du profane et du sacré, elle ne saurait plus être en l’absence des dieux. Mais n'est-ce pas précisément cette défaite de la tragédie, consécutive au retrait du divin, qui fait toute la grandeur des drames d'Euripide?
            Rien de tel chez Eschyle. Jusqu’au bout, Oreste revendique son acte, et n’aurait garde de le nier, ni de le renier : « Le Coryphée (c'est-à-dire la première des Érinyes) : N’as-tu pas tué ta mère? Oreste : Je l’ai tuée ; cela, je ne le nierai pas. » En ce cas, pourquoi Oreste serait-il pardonné, assassin sans remords de sa propre mère? La faute doit cependant être absoute selon Eschyle, parce que l’accomplissement de l’acte tragique s’effectue sur la ligne d’équilibre, ou ligne de crête, de la situation critique où se joue la tragédie. Nous sommes à la limite des mondes, entre l’ancien et le nouveau. Les jeunes dieux remplacent les dieux anciens, les lois de la cité — qui rassemblent les hommes dans la paix — prennent le relais de l’ancien droit de la vengeance et de l’honneur de la maison, la loi du sang qui était celle du clan familial. Le chœur des Érinyes, après le verdict, l’énonce clairement : « Ah! Jeunes dieux, vous piétinez les lois antiques, et vous m’arrachez ce que j’ai en mains. » (v. 778-79).
            L’ancien droit se fonde sur une légitimité diachronique, qui s’enracine dans la succession des générations. La justice, c'est-à-dire l’autorité du juge et le droit de prononcer le jugement, se transmet par la lignée généalogique. Droit de la mère, qui donne la vie. Dans la société du clan familial, où la vendetta tient lieu de justice, il n’est pas de pire insulte que celle qui profane la figure sacrée de la Mère. Les Érinyes incarnent cet ancien droit. Pourquoi, demande Oreste, n’ont-elles pas poursuivi Clytemnestre après le meurtre d’Agamemnon ? « Parce qu’elle n’était pas du sang de sa victime », répond le coryphée (v. 605). Ainsi la dette se transmet-elle selon les générations entre les individus d’un même sang, c'est-à-dire liés par la mère. Il importe ici de distinguer entre la loi de la vendetta et la loi du talion : la stricte égalité du talion suppose la neutralité d’un tribunal politique. Elle est, selon le Kant de La Doctrine du droit, l’essence même du droit rationnel, fondé sur l’interprétation simplement extérieure de l’impératif catégorique : l’universalité implique alors la rigoureuse égalité du délit et de la peine, bien que celle-ci doive être exécutée avec toute la solennité du droit qui exprime la loi de la raison, et non le délire de la vengeance. En revanche, la loi de la vendetta, tout entière vouée à l’assouvissement passionnel, se laisse emporter dans une spirale de la violence qui ne peut jamais prendre fin, et se distingue par là de la loi du talion. C’est ainsi que la logique folle de la vendetta ne paie pas un œil au prix d’un œil, mais au prix de deux.
            Revenons à Eschyle. Le droit nouveau se fonde sur une légitimité synchronique : la justice, dont le tribunal est politique et non plus familial, maintient la paix commune parmi les membres d’une même cité. Elle substitue le respect de la loi à l’anarchie de la vendetta. Elle attribue à chacun un nom, qu’il tient de son père, et lui assigne un rôle au sein de la communauté politique, l’arrachant par là même au cercle familial, donc à la mère. Droit du père.
            Ainsi Phoibos Apollon, dieu de la lumière — c'est-à-dire de ce qui rassemble dans le jour de la présence — protège Oreste contre les Érinyes — qui sont les filles de la Nuit, c'est-à-dire de ce qui dissimule dans l’absence et dans la mort. La vendetta se perd dans la nuit des temps, la loi, qui ne vise qu’à la paix, ne s’exerce que sur les vivants. Selon l’ancien droit, les morts invisibles demeurent auprès des vivants ; selon le droit nouveau, les morts sont trépassés et jamais revenants. Apollon : « Mais lorsque la poussière a bu le sang d’un homme, s’il est mort, il n’est plus pour lui de résurrection. Mon père contre ce mal n’a point créé de charmes, lui qui bouleverse le monde sans s’essouffler à la peine. » (v. 647-651).
            Dès lors, et par un seul et même mouvement, tandis que la loi cesse d’être la loi des morts, elle cesse aussi d’être la loi de la mère. Apollon : « Ce n’est pas la mère qui enfante celui qu’on nomme son enfant : elle n’est que la nourrice du germe en elle semé. Celui qui enfante, c’est l’homme qui la féconde » (v. 658-660). Or, seul celui qui donne la vie a le droit de la reprendre. Iphigénie, sacrifiée par Agamemnon et vengée par Clytemnestre, est la fille de son père, non la fille de sa mère : l'acte paternel est donc légitime, seul est criminel l'assassinat de l'époux. Fils de sa mère, Oreste sera condamné, et Clytemnestre innocentée ; fils de son père, il sera disculpé, et Clytemnestre reconnue coupable.
            Entre la paix apollinienne du jour et la vengeance nocturne des Érinyes, la balance est égale, partagée entre deux mondes dont le conflit demeure indécis. Il faut une intervention extérieure pour qu’on puisse se prononcer. C’est alors qu’intervient Athéna, à laquelle il reviendra de prononcer le verdict : « Cet homme est absous du crime de meurtre : le nombre des voix est égal. » (v. 753). Athéna se prononçant pour Oreste, la balance penche du côté de la disculpation. Point d’équilibre : en ce commencement, les puissances du droit familial sont égales aux puissances du droit poliltique. Si Athéna intervient en personne, c’est qu’elle est au premier chef intéressée par le débat, elle, la cité, qui doit maintenir la philia entre les hommes, et mettre fin au cycle aveugle de la vengeance. S’adressant au coryphée : « Ne va pas, comme on fait pour les coqs, attiser la colère au cœur de mes citoyens et mettre en eux cette soif de meurtre qui lance frères contre frères, en leur soufflant mutuelle audace. » (v. 861 sq). Athéna, déesse du logos en lequel se rassemble — legein — la cité, est fille non de sa Mère Métis, mais de son père : elle naît toute armée de la tête de Zeus. Aussi est-elle, pour Apollon, un argument contre les Érinyes. Celui-ci l’invoque en s’adressant au coryphée : « On peut être père sans l’aide d’une mère. En voici près de nous un garant, fille de Zeus Olympien et qui n’a point été nourrie dans la nuit du sein maternel. » (v. 663-665). C’est ainsi que la nuit sur laquelle règnent les Érinyes est celle, impénétrable, des origines, qui se perd dans l’inconscience fœtale.
            Il fallait donc, pour que soit dénoué le nœud tragique, qu’Athéna paraisse et se prononce en faveur d’Oreste : « Je joindrai mon suffrage à ceux qui vont à Oreste. Je n’ai point eu de mère pour me mettre au monde. Mon cœur toujours — jusqu’à l’hymen du moins – est tout acquis à l’homme : sans réserve, je suis pour le père. » (v. 735 sq). C’est ainsi que pour la première fois la mort du père vient équilibrer la mort de la mère, et finit par l’emporter. Dans la cité naissante, la loi met fin à la vengeance du clan familial. Les Érinyes deviennent les Euménides, les déesses qui parlaient au nom des morts et de la nuit deviennent les déesses de la vie et de la fécondité : « Que la riche fécondité du sol et des troupeaux ne se lasse de rendre ma cité prospère! que la semence humaine y soit aussi protégée! », c'est-à-dire la semence du père, que la mère ne fait que nourrir en son sein. « Je me sens la joie au cœur, s’écrie alors Athéna, en voyant se lever l’antique malédiction. » (v. 970). La tragédie peut s’achever sur la lumière des torches qui illuminent désormais la nuit réconciliée, et que ne hantent plus « les chiennes assoiffées de vengeance ». « Laissez-vous réjouir par l’éclat des torches dévorées du feu qui vous montre le chemin » ajoute alors le chœur des Euménides. C’est ainsi que la « reconnaissance » qui accompagne le dénouement de la situation tragique est aussi l’aurore qui se lève sur un monde nouveau. Ce n’est donc pas par son repentir qu’Oreste est disculpé, mais parce que l’équilibre du monde a modifié son point d’appui. Les Grecs doutaient sans doute des vertus de la confession, et de la possibilité qu’un homme devienne autre que ce qu’il est, et que le viel homme meure tandis que naît l’homme nouveau. Pour oublier la faute et guérir du remords, ils ne connaissaient qu’une solution : changer le monde pour rendre l’oubli possible, créer un monde nouveau en lequel les hommes pourraient enfin guérir du passé.


            NB : cette lecture des Euménides d’Eschyle fut autrefois proposée par Johann Jakob Bachofen dans son ouvrage, Le Droit maternel, Das Mutterrecht, publié en Allemagne en 1861. Friedrich Engels y fait longuement allusion dans la préface de la quatrième édition de 1891 de L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Ce livre monumental a été traduit par Etienne Barilier aux éditions "L'Age d'Homme", Lausanne, en 1996 ; l'analyse des Euménides d'Eschyle se lit p. 191-197. Par ailleurs, long développement, fort intéressant, sur le passage de la vendetta familiale à la loi des cités dans Jesper Svenbro, La Parole et le marbre. Aux origines de la poésie grecque, Lund, 1976, p. 38-41 : il s’agit du commentaire du chant XXIV de l’Odyssée (dont, il est vrai, l'authenticité a parfois été contestée), où la guerre de vendetta, qui oppose la maison d’Ulysse aux pères des prétendants massacrés, ne cesse que par l’intervention d’Athéna : « Gens d’Ithaque, cessez cette bataille terrible ; séparez-vous immédiatement pour ne pas verser plus de sang! » (531-532) ; et, s’adressant à Ulysse qui se lance à la poursuite des vengeurs : « Arrête, mets un terme à la discorde du combat égal ! » (543). Les deux parties sont alors unies, sous la protection d’Athéna, par des serments mutuels (horkia... met amphotéroisin, v. 546) : le contrat social met fin à la guerre des clans.