Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Mis en ligne le 29 octobre 2007


PLINE L'ANCIEN

La peinture dans le livre 35
de l’Histoire naturelle

 

            Selon le genre rhétorique de l’ekphrasis, la valeur de l’image est absolue : la description ne porte que sur l’image telle qu’elle apparaît, du moins le suppose-t-on, sous les yeux de celui qui l’évoque. Selon le genre historique, celui de Pline, la valeur de l’image est au contraire relative : l’œuvre ne vaut pas seulement par elle-même, mais par sa situation dans l’histoire des styles et des techniques, elle se rapporte en outre, par quantité d’anecdotes, à l’époque et aux circonstances particulières qui l’ont vu naître. Pline l’Ancien (1er s. BC-1er s. AC ; il meurt en 79, lors de l’éruption du Vésuve) consacre ainsi à l’art trois des trente-six livres qui composent sa monumentale Histoire naturelle (les livres 34 à 36 traitent en effet des monuments, de la peinture, du moulage et à de sculpture). Nous porterons essentiellement notre attention sur le livre 35 (La Peinture, éd. Jean-Michel Croisille et Pierre-Emmanuel Dauzat, Belles Lettres, “Classiques en poche”, 1997), dont la postérité dans la littérature artistique est de loin la plus grande. Giorgio Vasari, historien et surtout biographe des artistes qui écrit à Florence au milieu du XVIe siècle, se réclame souvent de Pline l’Ancien. C’est toujours au livre 35 qu’il fait référence.
            Le genre rhétorique de l’ekphrasis comme le genre historique sont conduits à accorder une grande importance au mimétisme de l’image. Philostrate en effet décrit moins le tableau lui-même que ce qu’il représente, acceptant ainsi d’emblée d’entrer dans le jeu mimétique proposé par l’artiste. Quant à Pline, la valeur d’une œuvre est à ses yeux fonction de l’illusion mimétique qu’elle suscite, le trompe l’œil lui apparaissant comme le comble de la virtuosité artistique. Le genre historique est en effet conduit à chercher une logique dans l’évolution des styles, et il était naturel que les progrès de la ressemblance, ou illusion mimétique, servent ici de fil conducteur : à la rigidité du style archaïque succède un style plus souple et plus naturel, qui finit enfin par porter à la perfection l’imitation, avant de se corrompre dans le luxe et la richesse ostentatoire, signes de la décadence. Ce postulat mimétique commun aux deux genres résulte évidemment du projet lui-même : en souhaitant s’attacher à la seule présence sensible de l’image, et non à la nier par son dépassement dans le sens allégorique, l’analyse est conduite à ne considérer que ce que l’image rend en effet esthétiquement présent, et non à l’intellectualiser, comme si elle n’était qu’un pictogramme dans un rebus dont il faut trouver la solution.

*

            Le texte de Pline l’Ancien(23-79 AC), qui précède de près de deux siècles Philostrate, est tout à fait étranger au style fleuri du grand rhéteur : compilateur sans génie littéraire, Pline fait preuve toutefois d’un esprit méticuleux, admirant le passé plutôt que le présent, temps de décadence selon cet austère officier romain, et désirant conserver une trace des chefs d’œuvre d’autrefois que la rapacité et la grossièreté des mœurs des contemporains met en péril. Il accumule les informations à la façon d’un collectionneur, ou d’un enyclopédiste, d’intérêt divers et sans souci d’ordre ni de méthode.
            C’est ainsi que les livres consacrés aux œuvres de l’art humain se trouvent au sein d’une vaste Histoire naturelle, faisant suite à un développement sur la nature des métaux précieux et s’achevant sur les divers types de terre utilisés par les techniques humaines, argile pour les vases et les statues, ciment, terre pour les briques, puis le soufre, le bitume et le sel d’alun dont Pline vante également les vertus médicinales. L’œuvre de l’art n’est qu’un prodige particulier parmi les mirabilia de la nature entière. C’est ainsi qu’au milieu de l’exposé sur la peinture intervient un long développement (§ 30-50) sur les couleurs et les produits naturels à partir desquels on les fabrique, ainsi que sur les propriétés médicinales des simples qui entrent dans leur composition. A partir du § 151, et sans que rien ne ménage cette transition, il est question de la sculpture et non plus de la peinture. L’encyclopédisme plinien est à l’image d’une gigantesque collection présentée dans le désordre. Comme dans les cabinets de curiosité, ou wunderkammer de la Renaissance, les peintures et les sculptures y côtoient les pierres précieuses et les restes d’animaux rares. S’il fallait rattacher Pline à une tradition philosophique, nous dirions qu’il est aristotélicien : l’art travaille comme la nature, et les livres de l’Histoire naturelle se veulent la transcription la plus fidèle possible du grand livre de Nature. C’est ainsi qu’après avoir évoqué des statues en argile, Pline conclut : « tout cela est dû à l’ineffable bienfaisance de la terre, si l’on veut bien apprécier un à un tous ses dons. » (§ 158-159), sans qu’on comprenne bien, et la suite du texte ne fait que renforcer cette ambiguïté, si Pline parle ici de l’argile lui-même ou des œuvres que
l’art humain réalise dans ce matériau. La nature, non comme collections de formes parfaites et achevées, mais comme force organisatrice et toujours productrice de formes nouvelles, reste pour Pline le modèle insurpassable de l’art. Aussi la beauté doit-elle être toujours pour Pline naturelle et sans artifice : il est très opposé à l’art sophistiqué de l’époque néronienne, et souhaite que l’on reste simple et proche de la nature, comme le voulait le goût des ancêtres, bien avant que l’excès des richesses ne vienne pervertir cette simplicité.
            Dans ces conditions, on comprend que Pline n’a aucun penchant pour la paraphrase que cultivera plus tard Philostrate. Il ne s’agit pas pour lui d’évoquer poétiquement les œuvres, mais de les définir avec précision et rigueur. Pline se veut le technicien de l’art plutôt que le poète, et il est significatif en ce sens que ce soit à l’occasion d’un développement sur les couleurs naturelles, et leurs procédés de fabrication, que le livre XXXV, entièrement consacré à la peinture, vient s’insérer : l’artiste est pour lui d’abord un artisan, et c’est à propos de l’étude des matériaux qu’il est conduit à s’intéresser à l’art de la peinture. Le point de vue de Pline est celui du « connaisseur », également indifférent aux théories des philosophes et aux évocations des poètes. Seules la connaissance du métier, de ces contraintes techniques, mais aussi la comparaison entre les œuvres, comme la documentation sur l’artiste et son époque, permettent de parler adéquatement des œuvres de l’art. L’art de décrire n’est pas simple mais complexe, il exige peu de qualités de style mais mobilise une véritable érudition, car on ne décrit bien que ce qu’on connaît bien. Une anecdote (Pline en est friand ; sans doute pressent-il que sa compilation serait bien ennuyeuse si elle n’était ainsi pimentée de nombreuses historiettes) le montre ironiquement : « Apelle exposait ses œuvres à la vue des passants et, caché derrière le tableau, écoutait les critiques que l’on formulait, estimant que le public avait un jugement plus scrupuleux que le sien. Il fut repris par un cordonnier pour avoir fait, dans ses sandales, une attache de moins qu’il ne fallait à la face intérieure ; le jour suivant, le même cordonnier, tout fier de voir que sa remarque de la veille avait amené la correction du défaut, cherchait chicane à propos de la jambe : alors Apelle, indigné, se montra, criant bien haut qu’un cordonnier n’avait pas à juger au-dessus de la sandale, mot qui est passé en proverbe. » (§ 84-85).
            Pline s’efforcera donc d’être, en toute matière, aussi savant que le cordonnier en son métier, afin que son discours ne paraisse pas vain. Cependant l’érudition de Pline n’est pas seulement technique ; elle prétend aussi être esthétique, et se prononce sur la valeur des œuvres et sur la performance de l’artiste. Il est sensible aux tours de force réussis par les peintres, et les relate comme autant de prouesses : telle la célèbre histoire de Zeuxis, à Agrigente, (Crotone selon Cicéron) recréant le corps parfait d’Hélène en s’aidant de cinq modèles, réputés pour leur beauté (§ 63) ; mais tandis que cette scène célèbre donne ordinairement lieu à un développement sur l’idéal intelligible représenté par le peintre, c’est plutôt à la perfection du métier que Pline rend hommage. Il admire encore la ruse de Timanthe qui, ayant à représenter le sacrifice d’Iphigénie par les Grecs avant le départ de la flotte pour Troie, sut représenter tous les degrés de l’affliction sur les visages des participants mais, pour représenter la douleur extrême qui devait être celle du père, recourut à une ruse : il fit le visage d’Agamemnon voilé, par une sorte d’équivalent iconique des catégories de l’indicible ou de l’innommable (§ 73-74). Il apprécie une Minerve qui suit du regard le spectateur, d’où qu’il se trouve, par le peintre Famulus (§ 120), ou bien encore la prouesse technique d’un peintre, Pausias, qui sut représenter un bœuf en raccourci sur une scène de sacrifice (§ 127). La virtuosité du métier est souvent l’occasion d’une rivalité, et parfois même d’un duel entre les artistes. C’est ainsi qu’Apelle, venu voir à Rhodes Protogène, comme celui-ci était absent, traça sur un tableau qui se trouvait dans l’atelier « une ligne d’un délié extrême, summæ tenuitatis ». Protogène, à son retour, reconnut aussitôt l’habileté d’Apelle, et fit une seconde ligne, plus fine encore, sur la première. Quand Apelle revint, « rougissant de se voir surpassé, refendit les lignes avec une troisième couleur, ne laissant nulle place pour un trait plus fin » (§ 81-82). Plus loin, Pline évoquera « un temple à Érythres, où l’on montre aujourd’hui encore deux amphores qui y ont été consacrées en raison de la minceur de leurs parois, après un concours entre un maître et son élève pour savoir lequel des deux aminciraient le plus la terre. » (§ 161). Ainsi, qu’il soit peintre ou potier, c’est le métier de l’artisan que Pline admire, opposant volontiers sur ce thème les « maîtres d’autrefois » à l’art négligé des contemporains. Ce qu’il estime le plus dans l’œuvre d’art, c’est « la belle ouvrage », plutôt que l’invention ou le sublime.
            Selon Pline, l’artiste, assez peu homme de génie ni poète inspiré, n’est pourtant pas seulement un virtuose ; il doit aussi être un savant. Selon l’esprit pratique de l’officier romain, la maîtrise technique ne s’oppose pas à la science pure, elle la suppose au contraire. C’est ainsi qu’il fait l’éloge d’un certain Eupompe qui « fut le premier peintre à avoir étudié toutes les sciences, surtout l’artihmétique et la géométrie, sans lesquelles il affirmait qu’il ne pouvait exister d’art achevé. » (§ 76), ou bien encore d’un certain Metrodore, « qui était à la fois peintre et philosophe, et d’une grande autorité dans l’une et l’autre science. » (§ 135). Que l’artiste soit surtout artisan, et bon artisan, ce n’est pas là, aux yeux de Pline, déchéance, mais au contraire honneur et reconnaissance. Il y a en effet une dignité propre au parfait artisan qui connaît son métier, et les plus grands parmi les princes savent le reconnaître. Pline note avec satisfaction (§ 77) que, grâce au peintre Pamphile, « il fut admis en Grèce que les enfants de famille libre recevraient avant toute chose un enseignement de dessin [...] et que cet art serait admis à servir de première étape dans l’acquisition d’une culture libérale (in primum gradum liberalium) », texte invariablement cité par les artistes de la Renaissance pour justifier leur ambition de relever des arts libéraux et non plus des arts mécaniques. Alexandre, rapporte-t-il, avait la plus grande estime pour son peintre Apelle, qui se permettait pourtant de reprendre le prince quand celui-ci s’aventurait à parler peinture, « lui conseillant gentiment de se taire, disant qu’il prêtait à rire aux garçons qui broyaient les couleurs » ; et quand Apelle tomba amoureux de Pancaspe, la favorite d’Alexandre qui posait pour lui, le prince lui en fit don, « preuve de magnanimité et de contrôle de soi plus grand encore, magnus animo, maior imperio sui » (85-86). Autre marque célèbre de l’estime en laquelle les grands tiennent les artistes : le roi Démétrius renonça à brûler la ville de Rhodes, par peur d’endommager une œuvre célèbre de Protogène qui s’y trouvait, et préféra lever le siège « car il ne pouvait prendre la ville que du côté où se trouvait l’ouvrage et, pour avoir épargné une peinture, il laissa échapper une victoire. » (§ 104-105).
            Ces diverses remarques, qui témoignent toutes du respect témoigné par Pline envers le travail du bon artisan, n’interdisent pourtant pas quelques réflexions d’ordre plus esthétiques. Le goût de Pline est très classique, et se fonde sur la summetria, notion grecque à propos de laquelle il remarque qu’il n’y a pas d’équivalent latin, livre XXXIV, § 65), la convenantia (decorum, dignitas, venustas) et enfin la ressemblance, ou similitudo, à laquelle il accorde une importance considérable (au sujet de l’esthétique de Pline, on lira l’essai d’Alain Michel, « L’Esthétique de Pline », in Pline l’Ancien témoin de son temps, Salamanque-nantes, 1987). Rien de bien original ni personnel en ces idées. Il revient toutefois à plusieurs reprises sur un problème esthétique véritable : quand peut-on dire d’une œuvre d’art qu’elle est achevée, et comment peut-il se faire qu’une esquisse ait parfois plus de charme que l’œuvre finie? C’est ainsi qu’il rapporte l’admiration d’Apelle pour une œuvre de Protogène, « d’un travail immense et d’un fini méticuleux à l’excès. Apelle reconnaît que sur tous les autres points ils étaient égaux ou même que Protogène était supérieur, mais qu’il avait, lui, ce seul avantage de savoir ôter la main d’un tableau (manum de tabula sciret tollere), précepte digne d’être noté, selon lequel un trop grand souci de la précision est souvent nuisible. » (§ 80). Plus loin, Pline fait l’éloge de tableaux inachevés qui sont l’objet « d’une admiration plus grande encore que des ouvrages terminés, car en eux on peut observer les traces de l’esquisse et la conception même de l’artiste. » (§ 145). Ou bien encore, ce peintre Lucullus « dont les ébauches se vendaient généralement aux artistes eux-mêmes plus cher que ne coûtaient les œuvres achevées des autres. » (§ 155). Par ce thème récurrent, Pline montre qu’il est moins insensible qu’il veut le paraître au génie, à l’invention et à l’improvisation : l’ébauche en effet, plus que l’œuvre finie, porte l’empreinte de ces qualités. Il faut enfin mentionner à ce sujet une anecdote célèbre, et qu’on rerouvera en un texte capital de Sextus Empiricus sur l’ataraxie des sceptiques : dans le tableau le plus célèbre de Protogène, représentant le héros Ialysus en chasseur, le peintre ne réussissait pas à achever la figure du chien, car « il n’arrivait pas à rendre l’écume de l’animal haletant ». A la fin, il jeta, de dépit, son éponge contre le tableau : « Or l’éponge remplaça les couleurs effacées de la façon qu’il avait souhaitée dans son souci de bien faire. C’est ainsi que, dans cette peinture, la chance produisit l’effet de la nature, fecit in pictura fortuna naturam. » (§ 102-103).
            Soucieux de technique, intéressé par le métier, Pline se montre également attentif à l’inscription de l’œuvre dans l’histoire. A la superbe indifférence de Philostrate, qui ne voit dans l’œuvre d’art que l’occasion d’exercer son talent rhétorique, s’oppose la volonté de Pline de resituer les œuvres dans leur contexte. Certes, sa philosohie de l’histoire est rudimentaire et réactionnaire : le passé vaut mieux que le présent, et l’évolution des styles s’achève toujours par la décadence. Pline réprouve à plusieurs reprises le luxe de l’époque néronienne, qui fut lui-même une réaction contre le néoclassicisme augustéen, bien davantage conforme à ses goûts. Pline se lamente de ce qu’aujourd’hui la richesse a supplanté la beauté, le goût barbare (luxe oriental) le goût classique, le colossal et le démesuré le sens de la proportion et de l’harmonie. « Tout était meilleur au temps où les richesses étaient moins abondantes. » (§ 50). Il cite avec mépris un portrait de Néron sur toile d’une hauteur de 120 pieds (36 mètres, § 51). Il condamne le faste des décors muraux et leur préfère les tableaux de chevalet, de dimensions plus modestes : « Il n’est de gloire artistique que pour ceux qui ont peint des tableaux de chevalet (tabulas). » (§ 118), ce qui revient à condamner toute la peinture de son temps, qui était essentiellement peinture de parois. Dans l’avant-dernier chapitre du livre 35 (§ 200-201) Pline dit son indignation devant les honneurs qui ont été accordés à des esclaves affranchis et devenus immensément riches. Ces parvenus ont corrompu le goût des modernes. Cette décadence de l’art est aussi une décadence des mœurs : on néglige aujourd’hui les portraits des ancêtres, ces masques moulés en cire (imagines) qu’on portait aux funérailles, et qui se trouvent pourtant à l’origine de l’art romain du portrait (§ 6-7). L’amour ostentatoire de la richesse a corrompu les arts : le peinture était « un art illustre jadis [...] mais qui, aujourd’hui, s’est vu totalement supplanter par les marbres et en fin de compte également par l’or, au point non seulement que des parois entières en soient couvertes, mais qu’on utilise le marbre découpé et ciselé ou des plaques incrustées dont le dessin contourné représente objets et animaux. » (§ 2).
            L’histoire de l’art se déplace donc de la sobriété à l’ostentation, de la simplicité à l’excès de richesse, de l’économie à la profusion. Les origines seront donc nécessairement dans l’extrême économie des moyens : la peinture (§ 15), comme la sculpture (§ 151, histoire de Butadès, sculpteur de Sicyone), sont ainsi nées de la délinéation de l’ombre, figure minimale que l’art ne cessera, par la suite, d’enrichir et peut-être d’alourdir. De même, les plus anciennes peintures sont monochromes (§ 15, 29 et 56), et même à l’époque classique (Ve-IVe siècle BC), les maîtres d’autrefois n’utilisaient que quatre couleurs (blanc, jaune, rouge et noir : livre XXX, § 32). Le progrès se fait alors de la rigidité archaïque à la grâce qui donne l’illusion de la vie : Cimon de Cléones fut le premier à maîtriser le trois-quart et à donner de la souplesse aux articulations des membres (§ 56), Polygnote fut le premier « à peindre des femmes en vêtements transparents [...] à ouvrir la bouche de ses personnages, à montrer leurs dents et, abandonnant l’ancienne raideur, donna des expressions diverses aux traits du visage » (§ 58), Parrhasios fut le premier « à rendre les détails de l’expression du visage, à donner de l’élégance à la chevelure et de la grâce (venustas) à la bouche » (§ 67), enfin vint Apelle : « le point sur lequel son art manifestait sa supériorité était la grâce », et lui seul possédait « ce fameux charme [illam venerem, de venus, qui désigne non seulement la déesse de l’amour, mais aussi le charme, l’attrait, la grâce, l’agrément, l’élégance] que les Grecs appellent Charis » (§ 79). Après Apelle (IVe siècle BC), il semble qu’aux yeux de Pline la peinture soit vouée au déclin. Ainsi les Romains se pensent eux-mêmes comme des tard-venus par rapport aux maîtres grecs insurpassés.
            Ce progrès de la grâce et du naturel est enfin un progrès dans l’ordre de la ressemblance, ou similitudo. C’est surtout aux yeux de Pline la force mimétique de l’image, son pouvoir de faire illusion, qui mesure sa valeur. Cette illusion, il est vrai, semble faire autant, sinon plus, d’effet sur l’animal que sur l’homme. C’est ainsi qu’un décor de scène (c’est surtout au théâtre que l’illusionnisme pictural semble porté à son comble) trompa des corbeaux qui, croyant voir un toit de tuiles, s’efforcèrent de s’y poser (§ 23) ; qu’un cheval hennit devant le cheval peint par Apelle (§ 95) ; qu’un long serpent peint sur une toile servit d’épouvantail et fit taire les oiseaux qui troublaient le sommeil du triumvir Lépide (§ 121). Mais il se peut aussi que l’homme succombe à l’illusion mimétique de la peinture : c’est ainsi que l’empereur Caligula s’éprit du double portrait d’Atalante et d’Hélène peintes nues côte à côte (§ 17). Il est vrai que l’homme ne cède pas au même piège que l’animal : la bête tombe dans le panneau, prenant l’objet peint pour la réalité même ; l’homme est moins trompé par ce qu’il voit, que par ce qu’il croit deviner, moins par l’apparence même que par ce qui se dissimule au-delà de l’apparence. Pline rapporte sur ce point une anecdote célèbre, inlassablement reprise après lui dans la littérature d’art, sous la forme d’un concours entre deux peintres rivaux. Elle nous servira de conclusion : « Parrhasios entra en compétition avec Zeuxis : celui-ci avait présenté des raisins si heureusement reproduits que les oiseaux vinrent voleter auprès d’eux sur la scène ; mais Parrhasios présenta un rideau peint avec une telle perfection que Zeuxis, tout gonflé d’orgueil à cause du jugement des oiseaux, demanda qu’on se décidât à enlever le rideau pour montrer la peinture, puis, ayant compris son erreur, il céda la palme à son rival avec une modestie pleine de franchise car, s’il avait personnellement, disait-il, trompé les oiseaux, Parrhasios l’avait trompé, lui, un artiste » (§ 65).