Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Mis en ligne le 29 octobre 2007


Longin et la rhétorique du sublime

 

           Longin, ou le Pseudo-Longin, Traité du Sublime : avec le grec, trad. Henri Lebègue, Les Belles Lettres, 1965 ; en poche, mais sans le grec, éd. Francis Goyet au Livre de Poche, « Bibliothèque classique » (trad. Boileau, avec quelques extraits des Réflexions critiques de Boileau sur le style sublime), ou Jackie Pigeaud (notes et trad.), en Rivages Poche, « Petite Bibliothèque ».

***

            L’esthétique du sublime, qui ne cesse de s’enrichir tout au long du XVIIIe siècle et qui finira par détruire la très ancienne esthétique du beau fondée sur la symétrie et l’eurythmie, trouve son origine dans ce qu’il est convenu de nommer « la Querelle des Anciens et des Modernes ». Comme nous l’avons vu, cette polémique dissimule une ambiguïté qui ne cessera de se développer et de s’affirmer, renversant peu à peu les positions des deux partis. En un premier sens, le plus manifeste, la Querelle oppose le progressisme des Modernes au conservatisme des Anciens. Boileau et ses amis (La Fontaine, Racine, La Bruyère), partisans des Anciens, s’en tiennent à l’imitation des modèles de l’Antiquité, dans le domaine de la poésie comme dans celui des arts plastiques. Leur position semble « académique », attachée au maintien de règles séculaires et hostile à toute innovation. En revanche, les Modernes (Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes, 1688, 1690, 1692, 1697) ne reconnaissent que l’autorité de la seule raison, affirment le progrès continu des arts comme des sciences et se rapprochent par là de l’optimisme des Lumières. Pourtant, en un second sens, d’abord latent puis de plus en plus déclaré, les Modernes souhaitent maintenir l’art poétique dans les bornes plutôt étroites du bon goût et de la bienséance : ils jugent Homère « sans goût et sans délicatesse » (Boisrobert, 1635), Platon « ennuyeux » et la poésie de Pindare, un « galimatias » (Perrault, Le Siècle de Louis le Grand, 1687). C’est ainsi que, s’ils rejettent l’autorité du modèle antique, c’est pour retomber dans la tyrannie du « bon goût ». Inversement, les Anciens reconnaissent volontiers que les poètes de l’Antiquité sont moins policés que les contemporains, et capables d’incorrections quant aux règles de la bienséance. Pourtant, cette « naïveté » leur confère une puissance que leur extrême civilité interdit aux poètes modernes. Ainsi s’esquisse une poétique du barbare et du sauvage qui s’oppose à celle, toujours « naturelle » et mesurée, de la raison et de ses règles.
            Le premier sens de la Querelle, qui oppose le conservatisme des Anciens au progressisme des Modernes, se développe pendant le dernier quart du XVIIe siècle, et voit s’affronter Nicolas Boileau et Charles Perrault (de 1674, Art Poétique de Boileau, à Charles Perrault qui publie le cinquième dialogue du Parallèle en 1697). Le second sens de la Querelle, qui oppose le génie sauvage des Anciens à l’excessive civilisation, à la réflexion extrême des Modernes, apparaît plus clairement quand la Querelle rebondit dans les premières année du XVIIIe siècle. Homère, qui va de plus en plus s’affirmer au XVIIIe siècle comme la figure par excellence du « Poète » (avec Shakespeare et Milton), en est l’enjeu. L’érudite Anne Dacier traduit l’Iliade en 1699 et l’Odyssée en 1708. Le poète Houdar de la Motte, qui n’était pas helléniste, jugeant ces traductions pédantes et « ennuyeuses », se met alors en tête d’adapter l’Iliade aux règles du bon goût et en propose en 1713 une version agréablement versifiée en douze chants. Il s’attire ainsi les critiques de madame Dacier, qui stigmatise l’affaiblissement du sens poétique avec le progrès de la culture et de la civilisation dans un texte polémique : Les Causes de la corruption du goût (1714). La naïveté du génie poétique se corrompt paradoxalement avec le progrès de la réflexion et le raffinement de la civilisation. On devine alors que, par delà les circonstances historiques de la Querelle, se joue secrètement la rupture qui conduira d’une esthétique du Beau à une esthétique du Sublime.

            En ce sens, c’est surtout la date de 1674 qu’il faut ici retenir. Non parce que c’est l’année de la publication par Boileau de son Art poétique, mais plutôt parce que c’est à cette date que le même Boileau achève sa traduction du grec du traité d’un ancien rhéteur des premiers siècles de notre ère, en lequel on croyait reconnaître alors le philosophe Cassius Longin (213-273) : Du Sublime, ou Peri hupsous, c'est-à-dire Du Style élevé, to hupsos désignant la hauteur, l’élévation, la cime, le sommet. Ce livre magnifique, un « livre d’or » selon Casaubon (« en parlant du sublime, il est lui-même très sublime » remarque Boileau dans sa préface), est édité en grec dès 1554 ; il n’est pourtant guère remarqué, même des érudits qui le connaissent pourtant, mais devient brusquement célèbre avec la traduction de Boileau en 1674, symptôme d’une rupture dans l’histoire du goût. Il convient donc de s’attarder sur ce petit traité, l’esthétique du sublime étant véritablement fondatrice de notre modernité.
            Le Pseudo-Longin, en vérité un rhéteur du premier siècle de notre ère, écrit contre Cecilius, critique célèbre à l’époque d’Auguste, qui aurait « osé déclarer la supériorité en tout de Lysias sur Platon » (XXXII, 8) (1). Lysias, le froid orateur, le calculateur et cynique amant du Phèdre, incarne ici la rigueur contre la métaphore poétique qui abonde chez Platon (l’un des héros de Longin), la correction contre l’élan, l’atticisme ou esthétique de la froideur (to psukhron, IV, 1) contre l’enthousiasme, la discipline contre la véhémence. Hupsos signifie en effet élevé, c'est-à-dire emporté, transporté, qui s’approche des limites et se risque à la transgression. L’art du sublime se porte à la frontière, sur la ligne de front où le discours touche à l’innommable, le dicible à l’indicible. A l’esthétique de la juste mesure ou du juste milieu, qui se réclame des notions d’harmonie et d’équilibre des proportions, Longin oppose une esthétique de la démesure (proagôgein pros to ametron, se porter au-delà de la mesure, XXXII, 7).
            La réapparition de ce texte au sein de la querelle qui divise les lettres et les arts à la fin du XVIIe siècle n’est nullement fortuite. Le traité de Longin soutient en son temps une thèse assez semblable à celle que les anciens opposent aux modernes : contre le néoclassicisme de l’époque d’Auguste, le respect rigide des canons (par exemple chez Denys d’Halicarnasse), l’académisme de l’art impérial, Longin, conforme en cela à ce qu’on a nommé « la tendance baroque ou romantique » de l’époque néronienne (Sirinelli, Les Enfants d’Alexandre, p. 229), oppose une poétique de l’inspiration et de l’enthousiasme, une rhétorique de la transgression. Boileau est bien conscient de cette paradoxale actualité de Longin en cette fin du XVIIe siècle : « J’ai songé qu’il ne s’agissait pas simplement ici de traduire Longin, mais de donner au public un Traité du Sublime, qui pût être utile » (préface). En outre, quand Longin dénonce l’affaiblissement des mœurs et la servitude imposée par le joug impérial, il évoque la sourde résistance des anciens contre l’art courtisan des modernes, défenseurs dociles de la monarchie absolue. Enfin, Longin est aussi cher aux partisans des anciens en ce sens qu’il recommande l’imitation des génies du temps passé, non une copie servile mais une émulation qui rivalise avec les plus grands : « Platon montre qu’il y a encore une autre voie pour parvenir au sublime. Quelle est-elle, quelle en est la nature? C’est l’imitation (mimêsis), l’émulation des grands génies du passé, tant en prose qu’en vers [...] Non, l’imitation n’est pas un larcin ; c’est comme une empreinte qu’on tire d’un beau caractère, d’une belle œuvre plastique, d’un bel ouvrage manuel » (XIII, 2 et 4). Et l’auteur continue en assurant que Platon n’aurait pas été si grand s’il n’avait rivalisé avec Homère, les critiques qu’il lui adresse étant alors interprétées comme une lutte entre deux athlètes d’exception, que leur rivalité aiguillonne. C’est ainsi que la poétique de l’enthousiasme et de la transgression des règles est aussi une poétique de l’imitation. Pas de contradiction ici : le génie dialogue avec le génie, par delà les siècles, et ravive par cette concurrence la flamme de l’enthousiasme.
            Le Sublime déstabilise l’égalité d’âme, forme suprême de la vertu depuis l’éthique aristotélicienne. L’exercice est périlleux et risque d’autant plus de tomber de haut qu’il s’élève davantage. L’emportement du sublime peut ainsi excuser certaines incorrections, seuls les grands génies s’exposant au risque d’une défaillance, tandis que l’orateur « froid » qui se plie exactement aux règles de la rhétorique ne fait sans doute pas de fautes, mais c’est à condition d’être plat. Renversant la discipline de l’atticisme (que l’âge classique identifie aux règles de la bienséance et du bon goût), Longin prononce l’éloge paradoxal de l’incorrection que l’ivresse poétique non seulement excuse, mais plus encore légitime. C’est ainsi que, selon Longin, le sublime est supérieur à l’atticisme, comme « le Colosse manqué est supérieur au Doryphore de Polyclète » (XXXVI, 3), c'est-à-dire le Colosse de Rhodes, géant de pierre qui s’élevait à l’entrée du port et quatrième Merveille du Monde, à la statue qui passait dans l’Antiquité pour l’incarnation du plus parfait « canon » du corps humain, selon la figure du tétragone, ou carré d’origine probablement pythagoricienne. L’emportement sublime, qui fait du poète inspiré un dieu véritable, ne saurait toujours se maintenir à cette hauteur sans laisser percer par instants les défaillances propres à notre condition de mortels : « Ces grands génies (megalophrosunê), s’ils sont loin d’avoir été exempts de défauts, ne laissent pas tous de s’élever au-dessus de la condition mortelle ; toutes les autres qualités qu’ils mettent en œuvre dénoncent l’homme, mais le sublime l’élève près de la majesté divine » (XXXVI, 1). C’est ainsi que les fautes du sublime sont la marque du génie, et que seuls les esprits médiocres se plient docilement aux règles : « Il en est des grands talents, comme des immenses fortunes : il faut y laisser quelque place à la négligence. Peut-être aussi est-ce une nécessité que les esprits bas et médiocres, parce qu’ils ne s’exposent jamais, qu’ils n’aspirent pas aux sommets, restent le plus souvent préservés des fautes et des faux pas et que les grands esprits soient sujets à tomber du fait de leur grandeur même » (XXXIII, 2).
            Le style sublime est périlleux, et évoque l’exercice du funambule : à chaque instant, le divin peut tomber dans l’humain, le sublime dans le ridicule et l’enthousiasme dans ce que Longin, après un certain Théodore (2), nomme le « parenthyrse » : « C’est un pathétique inopportun et vide, dans un moment où il n’est pas de mise, ou démesuré là où il faut de la mesure » (III, 5). Le parenthyrse est une emphase creuse que dénonçait Quintilien sous le nom d’ « asianisme ». Le thyrse est un bâton entouré de lierre et surmonté d’une pomme de pin que tiennent les Bacchants et les Bacchantes ; le « parenthyrse » est alors comme la parodie involontaire du thyrse, de même qu’une gesticulation obscène est comme la caricature de l’extase et de sa danse. La proximité du sublime et du ridicule est ainsi la marque pathétique d’une fragilité propre à notre condition. Il y a en l’homme une précarité, que l’essor du sublime révèle, et qui lui interdit de se tenir toujours au niveau du surhumain. C’est pourtant en ce défi que réside toute la grandeur du sublime, rhétorique de l’impossible qui évoque à Longin l’image, sublime elle-même, d’un « grand masque tragique posé sur le visage d’un tout petit enfant » (XXX, 2).
            Le risque de la défaillance, qui est le tribut que la condition de l’homme doit payer pour avoir accès au sublime, impose l’établissement de règles et nécessite une technique oratoire. C’est ainsi que le naturel du funambule, qui garde le sourire, ne s’obtient qu’au prix d’un long travail, et qu’il faut une grande maîtrise de soi pour se maintenir toujours sur la cime : « Même dans l’emportement de l’imagination (de bakhreuein, être animé d’un transport bacchique), l’empire sur soi-même (nêphein, être sobre, s’abstenir de vin) est chose nécessaire » (XVI, 4). Ainsi apparaît en pleine lumière le paradoxe d’une esthétique du sublime, l’esthétique réclamant le temps de la réflexion et l’examen rationnel, le sublime voulant au contraire se laisser emporter par la vague de l’inconscience, de l’extase et de l’ivresse « Ce n’est point à la persuasion (eis peithô) que le sublime mène l’auditeur, mais au ravissement (eis ekstasin) » (I, 3) Il faut donc obéir à des règles pour susciter le sentiment de la transgression de toutes règles, il faut suivre une méthode pour faire croire qu’on parle sans méthode : telle est l'hyperbate, figure répertoriée de rhétorique, qui bouleverse l’ordre naturel du raisonnement, mimant ainsi l’âme passionnée, « semblable à un vent toujours en mouvement » (XXII, 1). Cependant l’artifice rhétorique introduit aussitôt le soupçon de la simulation : le sublime n’est plus alors exposé à chuter dans le ridicule, mais à plutôt paraître d’autant plus odieux qu’il veut passer pour authentique : « On a vite fait de s’indigner si, tel un enfant sans raison, on se voit berner par les misérables figures d’un artisan de paroles » (XVII, 1). La rhétorique du sublime, nécessaire pour parer au risque du ridicule, sera donc une rhétorique de la dissimulation : les figures et les tropes y seront d’autant plus efficaces qu’elles passeront davantage inaperçues. Paradoxe fécond d’une rhétorique de l'anti-rhétorique : « Les meilleures hyperboles sont celles qui sont si bien cachées qu’on ne les prend pas pour des hyperboles » (XXXVIII, 3). Le travail du style vise alors à l’illusion de l’improvisation. La spontanéité passionnelle est le fruit paradoxal d’une mise en forme élaborée. C’est ainsi que « la figure (skhêma) de l’interrogation et de la réponse entraîne l’auditeur à croire que chacun des traits soigneusement étudiés est le fruit de l’improvisation » (XVIII, 2). On a remarqué (Todorov, Théories du symbole) l’énigmatique disparition de la rhétorique dans les programmes d’enseignement depuis la révolution française. La rhétorique moderne, dont l’esthétique du sublime est fondatrice, a peut-être moins disparue qu’elle n’a su se cacher, et il se peut que le mépris affiché de tout artifice rhétorique soit la forme extrême de l’artifice rhétorique lui-même. C’est ainsi que, selon l’image évocatrice de Longin, la maîtrise des procédés rhétoriques dans le style sublime est semblable à l’utilisation des ombres dans le clair-obscur du peintre, l’ombre ayant pour fonction, non de paraître pour elle-même, mais au contraire de disparaître pour mieux mettre en valeur la lumière et la couleur (XVII, 3).
            Puisqu’il faut donc une rhétorique pour réussir le dépassement de toute rhétorique, Longin dénombre cinq sources d’où dérive la grandeur du style (VIII, 1) : les deux premières (l’élévation morale et la passion) sont psychologiques et qualifient l’état de l’âme ravie par le transport sublime ; les trois dernières (les figures, l’expression et le choix des mots) sont rhétoriques puisqu’elles se rapportent à la forme du discours et non au sentiment de l’orateur. Le sublime s’enracine ainsi à la fois dans la nature et dans l’art, dans la grandeur innée de l’âme et dans l’habileté acquise par l’exercice rhétorique. Pourtant, psychologie et rhétorique se répondent et ne sont guère dissociables, puisque le style sublime du discours est l’expression d’une âme sublime : un esprit servile est incapable d’un tel élan, seule une âme libre est susceptible de faire entendre la véhémence du sublime. Plutôt que de dissocier la psychologie et la rhétorique, nous considérerons donc le sublime selon qu’il est un élan de l’esprit (le transport de l’âme poétique soulevée du mortel vers l’immortel) ou un paysage du monde : le sublime en effet qualifie tout aussi bien chez Longin l’esprit subjectif que la nature objective.
            En la soulevant par enthousiasme, la psychologie du sublime ouvre l’âme à l’illimité. Comme Socrate dans le Phèdre, elle oppose à la rhétorique froide du calculateur Lysias, qui veut être aimé sans céder lui-même à l’emportement amoureux, le délire inspiré par Aphrodite du poète Stésichore dont Socrate emprunte l’identité le temps de son hymne à l’Amour. Discours de la guerre (pour Lysias, l’amour est la continuation de la guerre par d’autres moyens) ou poétique du délire (il en est de quatre formes selon Platon, selon que le délirant se place sous l’invocation d’Apollon, de Dionysos, des Muses ou d’Aphrodite et l’Amour : 265 b). La rhétorique atticiste persuade par intérêt ; la rhétorique du sublime transporte par extase : « Ce n’est pas à la persuasion (eis peithô) que le sublime mène l’auditeur, mais au ravissement (eis ekstasin) » (I, 4). Sur la ligne de partage entre l’humain et le surhumain, le transport sublime est semblable à celui de la Pythie, enivrée par des effluves qui viennent de l’au-delà : « Beaucoup d’écrivains sont inspirés d’un souffle (pneuma) étranger, de la même façon que, suivant la tradition, est possédée la Pythie lorsqu’elle s’approche du trépied ; il y a en effet dans la terre une crevasse d’où s’exhale, dit-on, une vapeur divine qui féconde la prêtresse d’un pouvoir surnaturel et qui lui fait rendre sur le champ des oracles inspirés » (XIII, 2). Le style sublime trouve encore un autre modèle dans l’ardeur du discours amoureux : Longin fait alors l’éloge d’une ode de Sapho qui décrit l’état de crainte et de tremblement de l’âme amoureuse saisie par la présence physique du bien-aimé (X, 2).
            Selon l’Anonyme, le Phèdre situe Platon du côté des enthousiastes (Longin fait mine d’ignorer le Ion, et plus encore le livre III de La République), en compagnie des grands maîtres du sublime, tels Démosthène et plus encore Homère. Ce qui le conduit à l’intuition qui n’est pas sans profondeur, selon laquelle Platon est moins l’ennemi d’Homère que son rival : « Platon n’aurait pas, à mon sens, fait fleurir de si grandes beautés sur les propositions de la philosophie [...] si, par Zeus, jeune athlète en face d’un rival depuis longtemps admiré, il n’avait de toute son âme lutté contre Homère pour s’assurer le premier rang » (XIII, 4). Pourtant, si Socrate préfère la musique et les instruments d’Apollon à ceux de Dionysos (Rép. III, 399 e), le style sublime est, selon Longin, tenté par le rythme et le transport dionysiaques. C’est ainsi que Longin prononce l’éloge de cette même flûte que Socrate bannit de la cité philosophique, « la flûte qui inspire bien certaines passions dans l’âme de ceux qui l’écoutent ; qui les transportent comme hors d’eux-mêmes, tout remplis du délire des Corybantes ; qui oblige l’auditeur, grâce au frappé du rythme qu’elle lui donne, à marcher et à conformer ses mouvements à la mélodie » (XXXIX, 2). Tandis que l’auteur du Ion se méfie comme de la peste de la contagion mimétique, que propage le magnétisme du divin, l’auteur du Traité du Sublime voit au contraire en cette possession l’effet d’un « charme merveilleux (thaumaston thelgêtron) ». Pour le philosophe, toute possession est insensée, elle occulte la raison en plaçant l’âme hors d’elle-même. Pour le rhéteur, l’ivresse provoquée par le sublime est au contraire le signe d’une grandeur morale qui élève l’âme. Cette opposition est systématiquement ignorée par Longin, qui identifie purement et simplement Platon et Diotime, ou Stésichore. On la retrouve pourtant jusque dans l’anatomie du corps humain. Dans le Timée, Platon se livre à une longue comparaison entre l’ordre du cosmos et la disposition du corps de l’homme. Pour le philosophe, la partie la plus divine est la tête (44 d), siège de la pensée, et qui domine le reste du corps. L’homme, écrit encore Platon (90 ab), est une plante céleste et non point terrestre : tandis que le végétal enfonce ses racines dans la terre, l’homme est une plante retournée, et sa racine, qui est la tête, a été élevée par le dieu vers le ciel, conférant ainsi au corps tout entier la station droite. L’Anonyme se livre à ce qu’il croit être une paraphrase du texte de Platon (qu’il cite à plusieurs reprises : XXXII, 5), mais il en déforme le sens : ce n’est plus la tête qui est finalité suprême de l’édifice corporel, mais plutôt le cœur, qui tressaille et au sein duquel la colère bouillonne — l’enthousiasme du poète et la colère d’Achille ne sont-ils apparentés? Autour de ce cœur tressaillant, le dieu a disposé les poumons pour que leur tissu moëlleux amortisse le battement de l’organe, et un revêtement de chair pour protéger ce vivant exalté des atteintes du dehors. L’homme platonicien est un vivant capable de pensée, et de se connaître lui-même. L’homme longinien est une machine paroxystique, que le coup du sang enflamme et enivre. En cette extase, il croit s’identifier au dieu qui le possède.
            Le sublime est la poésie d’une parole héroïque qui communique à l’homme le désir de se rendre semblable aux dieux. C’est ainsi que, selon Longin, la puissance poétique du poème homérique vient de ce que, supprimant toute médiation, il fait se fusionner l’humain et le divin, le mortel et l’immortel, faisant des hommes des dieux et des dieux des hommes : « Homère, quand il raconte les blessures des dieux, leurs querelles, leur vengeances, leurs larmes, leur emprisonnement dans les liens, leurs passions de toutes sortes me paraît avoir, autant qu’il était en lui, des hommes qui furent au siège de Troie fait des dieux, et des dieux avoir fait des hommes » (IX, 7). L’éthique du sublime est ainsi une éthique de l’amplification et de la démesure. De toutes les figures du style sublime, c’est à celle de l’amplification (auxêsis) que Longin consacre la plus grande analyse (3). L’amplification fait « se succéder d’une manière continue des expressions élevées qui se déroulent l’une après l’autre et qui s’élèvent en gradation » (XI, 1). Prenant ainsi en exemple la véhémence amplificatrice de Cicéron, Longin la compare à « un incendie qui se propage, dévore tout autour de lui, se déroule de toutes parts avec un feu abondant et durable, sans cesse en combustion, qui se porte à la fois d’un côté et d’un autre et qui se nourrit par sa continuation et sa succession même » (XII, 4). Pour le rhéteur, il ne s’agit pas ici simplement d’une figure de rhétorique — l’amplification n’est en effet grande que par la ferveur qui l’anime, et ôter le sublime à l’amplification c’est comme ôter l’âme au corps (XI, 2) — mais plutôt du symptôme par lequel se signifie, au cœur même de la parole humaine, le dépassement de l’humain. L’amplification sublime est en effet le signe d’une âme grande, et « le sublime est la résonance d’une grande âme, megalophrosunês apêkhêma, c'est-à-dire retentissement, écho » (IX, 2). Aussi seul atteint à la grandeur sublime ce qui nous impose respect, ce qu’il n’est pas en notre pouvoir de mépriser : ainsi ne pourrait-on parler avec un accent sublime — il sombrerait aussitôt dans le ridicule et le parenthyrse — de « la richesse, des honneurs, des distinctions, de la tyrannie » (VII, 1). Et c’est pourquoi c’est un signe de la grandeur sublime que l’enthousiasme qu’elle communique s’impose irrésistiblement à tous les esprits : l’accent impératif du sublime soumet le particulier à l’universel : « Adopte cette règle : une chose est véritablement sublime qui plaît toujours et à tous les hommes » (VII, 4). Signe que l’humain touche ici au divin, le devenir s’absorbant dans l’immortalité et la différence individuelle dans la perfection intemporelle du genre. Le particulier, que charge la caricature, est comique ; l’universel est sublime. Et c’est sur cette universalité passionnelle, non rationnelle, que se fonde la valeur éthique du sublime. C’est pourquoi le ton sublime ne peut se faire entendre que dans les temps de liberté, quand l’homme atteint sa pleine mesure, qui touche à la démesure divine, et non dans les temps de servitude, qui n’encouragent que les paroles de flatterie. Le Traité du Sublime s’achève sur une condamnation des temps présents — sans doute le règne d’Auguste qui parfait le règne de César et réduit la république à une pure apparence — pour lesquels ne comptent que les richesses et l’intérêt personnel (tout le dernier chapitre, le chapitre XLIV) : « Nous paraissons aujourd’hui avoir été élevés à l’école d’une servitude légale ; dès les tendres années de notre conscience, nous avons été emmaillotés, pour ainsi dire, dans les mêmes coutumes et dans les mêmes habitudes ; nous n’avons pas goûté à cette source si belle et si féconde en discours, j’entends la liberté, eleutheria » (XLIV, 3) (4). Au colosse de Rhodes, personnification du sublime qui choisit l’immense contre la perfection et l’achèvement (Le Doryphore de Polyclète), Longin oppose alors la race des Pygmées qu’on croyait depuis Aristote (en vérité le Pseudo-Aristote du Problème X, 12, 892 b 22) devenue naine par contrainte, les parents estropiant les membres des enfants en contenant leur croissance par des liens : « De même que les boîtes où l’on élève les Pygmées, qu’on appelle des nains, non seulement arrêtent la croissance de ceux qui y sont renfermés, mais encore estropient leurs membres à cause des liens qui les enserrent, eh bien, de même, toute servitude, fût-elle la plus juste, pourrait être déclarée la cage et la prison publique de l’âme » (XLIV, 5). Ainsi, la démesure subjective du sublime est éthique plus encore que poétique : l’accent sublime est le signe que la parole des hommes s’ouvre à l’illimité de la liberté, qui fait l’homme semblable aux dieux. Le Traité du Sublime introduit dans la pensée antique une déification de l’apeiron et de l’ametron (l’illimité et le démesuré), de l’é-norme, qui était tout à fait étrangère aux Grecs. La grandeur ne réside plus dans l’équilibre ni la juste mesure, le nombre ni l’harmonie, elle ouvre au contraire l’âme à l’immense, elle découvre l’infini.
            A cette infinité intérieure, qui fait de la liberté non plus un statut civique, mais un idéal éthique, correspond une infinité extérieure dont la beauté semble se révéler pour la première fois au regard que le sublime transfigure. Un nouveau paysage du monde se montre à la conscience des hommes. A la démesure subjective répond en écho une démesure objective. Longin semble découvrir la beauté des montagnes, de l’océan, des grands fleuves, la beauté d’une nature inhumaine et gigantesque, et qui n’est jamais plus belle que dans ses séismes. Dans un texte superbe, l’orateur dit que la grandeur de l’âme humaine est faite pour communier avec l’immensité de l’univers, les deux infinis se reconnaissant l’un par l’autre en une sorte de grande fête païenne, une liturgie panique, une grande panégyrie : « La nature ne nous a pas regardés comme un animal bas et vil ; elle nous a introduits dans la vie et dans l’univers comme dans une grande panégyrie (réunion pour une fête solennelle), pour y contempler tout ce qui se passe en elle et prendre part aux luttes avec la plus grande émulation ; dès le début elle a fait naître en nos âmes un amour invincible pour tout ce qui est éternellement grand et pour tout ce qui est de plus divin par rapport à nous » (XXXV, 2). Cette communion de l’esprit de l’homme avec l’âme du monde porte la marque de la cosmologie stoïcienne. Ainsi, c’est une image qu’on trouve encore chez Épictète, contemporain du Pseudo-Longin, que celle de la fête de l’univers à laquelle l’homme, le temps d’une vie, a été invité par les dieux. Par exemple, Entretiens, I, IV, 103-110 (Les Stoïciens, Pléiade, p. 1052) : « A quel titre Dieu t’a-t-il fait venir? N’est-ce pas comme être mortel, destiné à vivre sur terre avec un petit corps, à contempler son gouvernement, à lui faire cortège et à le fêter? [...] Mais la fête a une fin ; va, retire-toi en homme reconnaissant et discret [...] Pourquoi m’a-t-il fait venir de cette manière? Si tu n’es pas content, va-t-en ; Dieu n’a pas besoin de spectateur pour le blâmer. Il lui faut des êtres qui célèbrent la fête, qui se forment en chœur afin d’applaudir, de prophétiser, de louer l’assemblée. »
            L’homme vit en sympathie dans l’univers. Lui qui est appelé à témoigner pour la grandeur de Dieu (car lui seul s’élève à l’intelligence de l’ordre), il reconnaît dans la grandeur du monde l’image de la grandeur qui est en son âme. C’est pourquoi, continue Longin, « notre admiration ne va pas aux petits fleuves, en dépit de leur transparence et de leur utilité, mais au Nil, au Danube et au Rhin, et bien plus encore à l’Océan ». L’eau, mais aussi le feu : plus sublime encore que la lumière de l’étoile, est le feu de l’Etna, « ce volcan en éruption qui lance du fond des abîmes des pierres, des blocs entiers de rochers et répand parfois devant lui des fleuves d’un feu né de la terre et qui n’obéit qu’à sa propre loi (autonomos) » (XXXV, 4). A l’espace clos et rigoureusement humain de la cité, entourée de ses Longs Murs, Longin substitue l’univers illimité qui lui-même ne suffit pas à l’élan vers l’infini qui soulève le sublime : « Aussi, pas même dans son universalité le monde (kosmos) ne suffit à l’élan de la contemplation et de la pensée de l’homme ; son imagination dépasse souvent les bornes du monde qui l’envelope » (XXXV, 3). C’est pourquoi l’image d’Homère est sublime qui évoque le saut prodigieux des « chevaux hennissants des dieux » qui franchissent d’un seul bond l’univers tout entier : « Homère mesure l’étendue de leur bond à celle de l’univers. Qui donc n’aurait pas raison de s’écrier devant ces vers où la grandeur est poussée jusqu’à l’hyperbole, que les coursiers des dieux ne trouveraient plus de place dans l’univers pour un second saut? » (IX, 5). L’essor du sublime ouvre ce monde à l’infini et l’en-deçà à l’au-delà : Longin fait encore l’éloge d’une image poétique qui évoque un séisme qui ouvrirait la terre jusque dans ses entrailles et rendrait visible l’invisible lui-même, c'est-à-dire l’Hadès, mêlant ainsi le mortel avec l’immortel : « Te représentes-tu ce tableau, mon ami? La terre entrouverte jusqu’en ses fondements, le Tartare lui-même mis à nu, le monde bouleversé et déchiré dans toutes ses parties, tout à la fois le ciel et l’Hadès, les choses mortelles et immortelles participant en même temps, dans cette bataille, à la lutte et à ses dangers? » (IX, 6). Un tel chaos évoque le tohu-bohu de l’origine, l’immensité informelle depuis laquelle jaillit l’éclair créateur. Et c’est un fait très remarquable que c’est précisément dans ce Traité du sublime qu’on trouve, peut-être pour la première fois dans la rhétorique païenne, mention de l’Ancien Testament : « C’est aussi de cette manière que le législateur des Juifs, qui n’était pas un homme vulgaire, après avoir conçu dans toute sa dignité la puissance de la divinité, l’a proclamée immédiatement en l’inscrivant en tête même de son code : “Dieu dit” écrit-il, quoi donc? “que la lumière soit, et la lumière fut ; que la terre soit, et la terre fut” » (IX, 9) (5). A la perfection du dieu grec, achevée et limitée, le sublime oppose l’infinité non représentable, dont le nom même est imprononçable, du dieu des Juifs. L’éclair créateur du « Fiat lux », en grec : « genesthô phôs, que la lumière naisse », est alors l’image de la fulgurance de l’intuition poétique : le poète chante comme le dieu crée. Que l’idée de la création, si centrale dans la religion juive, mais pourtant étrangère au génie grec (le démiurge divin, selon Platon, ordonne le cosmos, il ne le crée nullement) apparaisse pour la première fois dans un traité de rhétorique, qui plus est sur le style sublime, est digne de remarque : l’invention poétique est le modèle de toute création, et l’on ne saurait comprendre l’éclair du dieu créateur si on ne le référait à l’enthousiasme de l’artiste inspiré (6). La beauté de la foudre, que plus tard méditera Plotin, est semblable au trait du sublime qui illumine l’âme : « Quand le sublime vient à éclater où il faut, c’est comme la foudre : il disperse tout sur son passage et tout d’abord montre les forces de l’orateur concentrées ensemble » (I, 4) ; et plus loin, Longin compare la véhémence de Démosthène comme de Cicéron « à une trombe ou à la foudre » (XII, 4). Le style sublime se reconnaît ainsi dans une nature paroxystique, il se retrouve dans l’orage et la foudre, qui semblent déchirer le visible en le portant à la limite où se dévoile l’invisible. Le sublime est la crise de l’esprit comme du monde, du sujet comme de l’objet, qui se portent au point de rupture, qui se mettent dans la situation critique de leur propre dépassement. En ce seuil, le subjectif et l’objectif fusionnent ensemble, la nature et l’esprit se rejoignent dans l’esprit habité par le sublime : le génie, en grec megalophuês, que Pigeaud propose de traduire (p. 16) par : grandeur de nature. Le génie est l’esprit devenu nature, ou bien encore la force créatrice de la nature incarnée une une âme.
            Au point d’intersection de l’ivresse de l’âme et du séisme de la nature, paraît le génie créateur. Le monde est le miroir de l’âme, par la fusion enthousiaste du sujet et de l’objet, de l’esprit et du monde : la beauté sublime de l’orage, tempête et éclairs, est l’image phénomènale de l’orage intérieur qui bouleverse l’esprit en proie à la création. Tel est le sens de la panégyrie, évoquée par Longin, qui définit la fonction « sublime » de l’homme dans l’univers : sympathiser avec les forces telluriques qui travaillent la nature, communier, comme la Pythie de Delphes, avec les vapeurs émanées des entrailles de la terre. Le génie ne s’identifie pas alors à la nature, il en devient le créateur ; comme le dieu des Juifs, le génie ne nomme pas le monde, il le crée.
            Longin souligne ainsi longuement l’importance, dans le style sublime, de la phantasia (surtout XV, 1 et sq). Phantasia est beaucoup plus que l’image, ou que la métaphore, que la Rhétorique d’Aristote avait déjà mises pleinement en valeur : la phantasia est cette magie du discours qui, par la seule puissance du mot, fait croire à la présence de la chose, la met sous nos yeux, l’équivalent rhétorique du pouvoir divin de créer à partir du néant : « Le terme phantasia est surtout réservé au cas où, par un effet de l’enthousiasme et de la passion, tu parais voir ce que tu dis et le mets sous les yeux (hup'opsin) de l’auditeur » (XV, 1). Et Longin donne en exemple l’Oreste d’Euripide quand, après le meurtre, l’assassin de Clytemnestre se voit cerner par les Érinyes (v. 255-257) : « En cet endroit, le poète a vu lui-même (autos eiden) les Érynies, et ce qu’il a conçu par l’imagination, il a contraint, ou peu s’en faut, les spectateurs à le contempler » (XV, 2). Aussi faudrait-il traduire phantasia par « apparition », plutôt que par « représentation », ou « image » (éd. Pigeaud, p. 136 n. 40 et p. 28 sq). La phantasia rend présent ce qui est absent (7). Aussi Longin conseille-t-il à l'orateur de n’utiliser que le seul mode du présent, qui a le pouvoir de faire paraître dramatiquement les faits invoqués : « Si tu représentes comme agissant sous nos yeux et comme présents des faits qui appartiennent au passé, ce ne sera plus une narration, mais une action dramatique que tu constitueras » (XXV). La phantasia réussit pleinement cette magie de l’invocation mimétique que le court-circuitage de la torpille socratique entreprend d’ironiser. On sait qu’au livre III de La République, Socrate, réécrivant le livre I de l’Iliade, désignait le style direct (non pas rapporter un discours, mais le faire entendre comme si l’orateur était présent) comme le stratagème le plus important de la magie poétique. Or, c’est précisément ce tour que recommande Longin au § XXVII : « Il arrive aussi que l’écrivain, en racontant l’action d’un personnage, se laisse emporter soudain à se substituer à lui ; et une pareille figure marque l’explosion de ces passions (ekbolê tis pathous)  » (XXVII, 1). On trouverait l’origine du thème fondamental de la phantasia, ou rhétorique de l’apparition, dans ce style que les traducteurs d’Aristote nomme le « le style pittoresque » (Rhétorique, III, 10-11) et qui, par  la métaphore, met la chose « sous les yeux, pro ommatôn metaphora, 1411 b 5-6 » des auditeurs (8).
            L’orateur de génie, possédé de l’esprit de grandeur qui anime la nature, megalophuês, devient ainsi le maître du monde, provoquant des apparitions (phantasia) comme le Dieu des Juifs fait surgir, du chaos de l’origine, la lumière et le monde organisé. Étudiant ce « charme » poïétique, ou créateur, du verbe, nous serions conduit à cette figure de rhétorique que Quintilien (IX, 2, 40, Ier s. AC) nomme « hypotypose », lui donnant le sens, non d’esquisse ou d’ébauche qui est ordinairement le sien (Hypotyposes pyrrhoniennes), mais de ce tour qui consiste à rendre comme vivants les personnages ou les faits dont on parle. Peut-être n’est-il pas indifférent de rappeler que Kant, dans le paragraphe 59 de la Critique de la faculté de juger (« De la beauté comme symbole de la moralité ») désigne l’hypotypose, « acte consistant à rendre sensible », comme le genre commun au schématisme et au symbolisme. Ce n’est sans doute pas un hasard si, à la frontière du sensible et du supra-sensible, de l’esthétique et du moral, un concept fondamental du traité de Longin, celui de la phantasia, réapparaît dans la zone frontière où réside le sublime.
            Concluons en mentionnant l’importance d’un thème qui ne fait que se profiler dans le Traité sur le Sublime, mais qui est destiné à prendre une importance toujours plus grande par la suite. Longin commente la célèbre Nékyia, le chant XI de l’Odyssée, qui raconte la descente d’Ulysse aux Enfers, grâce aux conseils de la magicienne Circé, pour aller consulter le devin Tirésias. Voyant l’âme d’Ajax qui « restait à l’écart », gardant rancune à Ulysse qui s’était emparé, à ses dépens, dans l’Iliade, des armes d’Achille, le fils de Laërte sa lance comme à son habitude dans de grands compliments et propose une réconciliation : « Ainsi parlais-je ; mais il ne me répondit rien ; il s’en alla dans l’Érèbe rejoindre les âmes des défunts » (XI, 563-564). Commentaire de Longin : « Le sublime est la résonance d’une grande âme. C’est pourquoi on admire parfois une pensée nue, réduite à elle-même et muette, à cause de cette noblesse même de sentiments. Ainsi le silence d’Ajax dans la Nékyia a ce degré de grandeur auquel nul mot ne peut atteindre » (IX, 2). Sublime est ainsi l’éloquence du silence. L’enthousiasme sublime, qui redonne à l’âme ses ailes perdues, selon l’image du Phèdre aimée de Longin, transgresse toute limite et marque le seuil où toute parole s’abîme dans le silence. Cet effet poétique, souligné par Longin, trouve un équivalent dans le domaine de la peinture, très souvent cité par les anciens, mais pourtant ignoré par le Traité du sublime : il s’agit d’un tableau de Timanthe de Kythnos qui représentait le sacrifice, par Agamemnon, de sa fille Iphigénie. Comme le peintre avait représenté tous les traits de l’affliction parmi les assistants, quand il en vint au père, il choisit de lui voiler la face, pour que l’imagination du spectateur puisse se porter au-delà du représentable (Pline l’Ancien, XXXV, 73 ; Cicéron, De Oratore, XXII, 74 ; Quintilien, Inst. Orat. II, 13, 12. Sur ce tableau voir Recueil Milliet, p. 244-249. Voir aussi Longin, éd. Pigeaud, p. 44-45). Tel est bien le paradoxe du sublime : expression de l’Absolu, il conduit, de son propre mouvement, à l’occultation de l'image de l'Absolu, condition paradoxale de son dévoilement. La phantasia n’est jamais aussi sublime que lorsqu’elle est la manifestation d’un vide, absence ou lacune, en ce point de renversement où la magie de l’apparition (phantasia) se retourne contre elle-même et se fait magie de la disparition. L’aveu de ce silence, limite supérieure du discours, sauve le sublime du ridicule, c'est-à-dire du « bouffon et de l’enflé » (Pascal), de l’enflure en laquelle tomberait irrémédiablement l’amplification (auxêsis) si elle en venait à oublier son propre dépassement. Le sublime conduit ainsi à la sublimation, à la subtilisation du discours dans un silence qui ne peut être que de vénération : réduction au néant, celui de la théologie négative (on ne peut nommer Dieu, mais seulement dire ce qu’il n’est pas). On parvient alors en ce point limite où le langage échoue à dessiner le tableau du monde, où le dicible touche à l’indicible.

 

NOTES


1- Cæcilius de Calé Acté (en Sicile) était « un atticiste très strict qui haïssait Platon et ne mettait rien au-dessus de Lysias » (Sirinelli, Les Enfants d’Alexandre, p. 219). Il avait écrit des ouvrages de rhétorique et un traité sur le sublime, dont il ne reste rien.

2- Il s’agit deThéodore de Gadara, maître de rhétorique sous Auguste et Tibère, et qui défendait la liberté de l’inspiration contre les Apollodoréens, ou élèves d’Apollodore de Pergame, qui prônaient le respect des règles et la rigueur des classifications (A. et M. Croiset, Manuel d’histoire de la littérature grecque, p. 711).

3- Aristote, dans La Rhétorique, consacre de nombreux développements à la figure de l’amplification. Elle est, selon lui, la mieux appropriée au genre épidictique, et convient également dans l’éloge comme dans le blâme : I, 9, 1368 a sq. On peut encore la mettre en relation avec l’enthousiasme, que doivent également inspirer l'éloge et le blâme : III, 7, 1408 b 11 sq.

4- Cette lamentation sur le déclin de la rhétorique qui serait parallèle à celui de la liberté est un lieu commun chez les orateurs. Voir par exemple Tacite, Dialogue des orateurs, chap. 36-40.

5- Pourtant Strabon (54 BC-24 AC), au chapitre 36 du seizième livre de sa Géographie, fait l’éloge de Moïse et de la théocratie dont il fut le fondateur (éd. Lebègue, introd. p. 8). De même, Philon d’Alexandrie, qui vit dans la première moitié du 1er siècle AC, avait rédigé une Vie de Moïse, qui avait pour but de faire connaître aux Gentils les grands thèmes de la religion juive (Sirinelli, Les Enfants d’Alexandre, p. 230 et 227).

6- Sur la valeur poétique du fiat de la Genèse, on lira la Réflexion critique X par Boileau (éd. Goyet, p. 150 sq). Boileau souligne surtout la sobriété de cette parole, contre Perrault qui situait le sublime dans la richesse de l’ornement et dans l’abondance de l’expression. Pour Boileau le sublime est dans l’énergique et le grand, pour Perrault il est dans le merveilleux et l’enchantement.

7- Quintilien, Inst. orat., XII, 10, 6 et VI, 2, 29 : « Pour concevoir ces visions qu’on appelle phantasiai, Théon de Samos est le premier des peintres [...] Les Grecs appellent phantasiai à peu près ce que nous appelons visions, c'est-à-dire cet effort de l’imagination par lequel on évoque à l’esprit l’image des choses absentes avec tant d’intensité qu’on croit les voir de ses yeux et qu’elles semblent présentes. Qui possédera bien cet art, celui-là sera tout-puissant sur les sentiments » (Recueil Milliet, p. 386-387). D’après Pline l’Ancien, Théon de Samos aurait peint « la folie d’Oreste, Orestis insaniam ».

8- Sur le thème de la phantasia, voir la très longue note de Pigeaud dans son édition de Longin, n. 40 p. 136-141.