Jacques Darriulat

 

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1- Hegel et l'art symbolique

Art symbolique (1)

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3- Hegel et l'Art Romantique

4- L'Idée du Beau

5- La Fin de l'Art

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Mis en ligne le 12 juillet 2008
Licence, troisième année, 2006

 

Commentaire de Hegel
«  L’art symbolique »
(troisième et dernière partie)

 

         III- La Symbolique réfléchie

            (Die bewußte Symbolik der vergleichenden Kunstform : « La symbolique consciente dans l'art de la comparaison »)

            Dans les deux premiers moments du développement de l’art symbolique, celui de la « symbolique inconsciente (Die unbewußte Symbolik) », que Bénard traduit par « symbolique irréfléchie », puis celui de la symbolique des psaumes, l’œuvre d’art est une médiation nécessaire pour l’expression de l’absolu, qui est l’infini qui réside dans la puissance du concept. L’esprit ne saurait en effet parvenir ici à une claire conscience de lui-même, et doit se représenter en premier lieu par des images inconscientes semblables à celles du rêve (« symbolique inconsciente »), et en second lieu par une figure sensible qui fait signe au-delà d’elle-même, vers le suprasensible qui se perd dans l’indicible : telle est en effet la « symbolique du sublime ». Chaque fois, la représentation se substitue au concept, encore incapable de se représenter distinctement. Il n’en va plus de même avec la « symbolique réfléchie », c'est-à-dire devenue consciente d’elle-même, dont il est maintenant question : « Ce mode de combinaison se distingue donc de la symbolique naïve, qui n’a pas conscience d’elle-même, en ce sens que l’artiste connaît parfaitement l’essence interne de la signification dont il veut développer le contenu dans son travail » (487). Cette claire et entière explicitation entraîne immédiatement une dévalorisation de l’œuvre d’art elle-même. En effet, l’idée pouvant désormais s’exprimer dans la clarté du concept, son expression par la médiation de l’œuvre d’art est dépourvu de toute nécessité : « une pareille œuvre de comparaison ne peut servir que d’ornement ou d’accessoire » (488). La représentation n’est plus alors qu’une illustration oiseuse, dont la finalité ne peut être que rhétorique ou didactique, mais qui n’est plus un moment de l’expression nécessaire du vrai. En outre, en représentant par une image explicite l’infini qui est en lui – c’est en effet la tâche propre de l’esthétique que d’exprimer sensiblement l’infini de l’esprit – le symbolisme réfléchi nie cette infinité même qu’il prétend représenter : un tel infini n’a de sens en effet que par le déploiement dialectique du concept, et ne saurait être adéquatement représenté dans le champ de la représentation, nécessairement limité par le contour de la figure. Toute la poétique du symbolisme, qui laisse pressentir l’infini par la présentation d’une forme sensible, disparaît donc ici pour laisser la place à une illustration laborieuse et prosaïque qui alourdit la pensée et ne l’élève plus à l’étonnement d’elle-même : « c’est un mode de conception clair, il est vrai, mais superficiel, qui, limité dans son contenu, plus ou moins prosaïque dans sa forme, s’écarte de la profondeur mystérieuse du symbole et de l’élévation du sublime, pour tomber au niveau de la pensée commune » (489). Ainsi se vérifie l’inadéquation essentielle de la représentation sensible et du concept, et par conséquent la limite de l’expression artistique considérée comme savoir absolu, ou savoir de l’absolu qui n’est qu’en l’esprit.
            L’analyse de Hegel se situe donc dans une zone hybride, entre art et philosophie, qui n’appartient ni vraiment au premier ni vraiment à la seconde, trop intellectuelle pour faire œuvre d’art et trop imagée pour être digne de la connaissance philosophique. Il faut donc bien reconnaître, dans l’économie générale de la philosophie hégélienne de l’art, à ce chapitre une place plutôt secondaire. Hegel le structure en trois degrés principaux (drei Hauptstufen) plutôt qu’en trois moments, selon que l’image sensible s’accorde encore une autonomie par rapport au concept, ou au contraire qu’elle se soumet entièrement à la rigueur de la signification. C’est ainsi qu’on rencontre d’abord la fable, qui exprime une leçon morale par une petite scène empruntée à la vie quotidienne, et dont la description dépasse ce qui était simplement nécessaire pour parvenir à la sentence qui la conclut ; puis vient l’allégorie, laborieux rébus qui travestit la pensée en son illustration symbolique, et se propose comme une énigme qui attend son déchiffrement ; enfin l’illustration simplement didactique, béquille concédée à l’esprit faible pour rendre plus sensible l’idée qu’il ne parvient pas à produire par lui-même.
            Dans le monde de la fable, le sensible n’est plus l’énigmatique beauté en laquelle se représente confusément l’absolu, il n’est que le champ d’action et le terrain d’expérience de la liberté devenue consciente d’elle-même. La fable raconte donc l’histoire d’une liberté engagée dans une situation parfaitement définie, et par conséquent prosaïque, et ne tire une leçon morale sur le niveau de compromission auquel il faut consentir pour que l’action soit effective, et sur le degré de pureté qu’il faut savoir conserver pour <que la liberté ne soit pas reniée. Hegel cite un grand nombre d’exemples de fables, et manifeste ainsi une certaine affection pour ce genre un peu sentencieux mais qui s’enracine dans la tradition populaire. I reste que la fable est servile, née dans un esprit servile, l’esclave Esope dont on dit qu’il était « difforme et bossu » (496), à l’image de cet art bâtard auquel il a donné naissance. C’est ce prosaïsme, incapable de s’élever à l’absolu de la destination spéculative de l’humanité, qui fait déchoir l’humain au niveau de la bête, et transpose la tragédie de la liberté en « une comédie jouée par des singes et des chiens » (498). Le charme de la fable vient pourtant de ce regard concret que le fabuliste pose sur les êtres et les choses, et qui le conduit à donner vie aux personnages comme à la nature en laquelle ils se meuvent, pour le pur plaisir de la description, et bien au-delà de ce qu’exige la simple morale qui conclut son récit. Dans la parabole au contraire, l’image est plus rigoureusement assujettie à la leçon qu’elle est censée illustrer. Ainsi pourrait-on dire que la parabole est une fable philosophique – à la façon du Nathan le Sage de Lessing, où se lit la parabole des trois anneaux (502) – tandis que la fable est une parabole imagée. Le proverbe, quant à lui, est une fable minimale, réduite à la sentence qui la conclut, expression de la sagesse des nations qui se satisfait du fini et se défie de l’infini. Quant à la poésie de la métamorphose – Hegel pense ici évidemment aux poèmes d’Ovide – elle se plaît à reproduire consciemment, donc avec art et subtilité, les mécanismes inconscients qui ont donné naissance aux mythes les plus anciens : la métamorphose est une mythologie maniérée. C’est là « la manière moderne de traiter les mythes » (505), qui joue sans y croire avec les figures des anciens dieux et prolonge dans le pastiche littéraire les représentations des religions disparues.
            Dans toutes ces expressions, la forme conserve une certaine autonomie vis-à-vis de la signification et, dans une certaine mesure, peut se développer pour elle-même, pour le plaisir du jeu ou de l’ornementation. IL n’en va plus de même dans les figures qui, telles l’allégorie, la métaphore et la comparaison, mettent en avant la signification et lui subordonnent la forme. On retrouve ici l’énigme, sous la forme d’une devinette qui « met à l’épreuve l’esprit de sagacité et de combinaison » (508). Il faut donc distinguer l’énigme réfléchie, qui n’est qu’un exercice pour l’esprit, une sorte de gymnastique intellectuelle, de l’énigme inconsciente, qui est énigme aussi pour celui-là même qui la pose. On se souvient que l’énigme du sphinx était énigme pour les Egyptiens eux-mêmes, et s’élevait pour cette raison à la dignité de l’art. On ne saurait en dire autant de la simple devinette dont la solution se trouve au dos de la page, et qui n’est qu’un jeu sans conséquence. A l’inverse de l’énigme, qui joue à cacher le sens, l’allégorie s’efforce de le représenter en toute clarté, de le transpose en son image. Elle personnifie une idée générale qu’elle ne peut toutefois exprimer que par l’entassement d’attributs symboliques dont le déchiffrement accumule nécessairement les conventions et les arbitraires, tant l’infini de l’Idée est nécessairement inadéquat à la finitude de la représentation. Reprenant un thème déjà développé par Schelling et par Goethe, Hegel oppose alors la vivante mythologie à la morte allégorie, que son intellectualité même prive de toute valeur poétique, mythe factice dépouillé de la chair de l’image et réduit au squelette de l’idée. L’allégorie n’est que le cadavre du mythe, et les qualificatifs qui lui conviennent évoquent l’état cadavérique : « c’est à bon droit qu’on dit de l’allégorie qu’elle est froide et pale » (510). Contre Friedrich Schlegel (511) et surtout contre Winckelmann, auteur d’un Essai sur l’allégorie en 1766 (512), Hegel refuse toute valeur esthétique au fatras allégorique, dont les attributs forment en outre une collection hétéroclite et souvent contradictoire, trahissant l’absence de toute nécessité intérieure à la représentation elle-même (c’set ainsi qu’il n’est pas facile de manier l’épée, comme le fait la Justice, quand on tient une balance de l’autre main, ni la faux, comme le fait la Mort, quand on brandit un sablier de l’autre main). Winckelmann voyait dans le purisme allégorique l’essence de la beauté idéale et sereine que le génie des Grecs a enfantée. Hegel réagit contre l’intellectualisme de l’art néoclassique qui a confondu la l’expression de l’Idée avec la mise en scène pompeuse des lieux communs de l’art officiel : « Winckelmann a écrit aussi sur l’allégorie un ouvrage superficiel, où il a rassemblé beaucoup d’exemples. Presque toujours il confond le symbole et l’allégorie » (512). En cette confusion réside la source de l’échec néoclassique. Il est vain de vouloir faire renaître dans les temps modernes les dieux qui vivaient dans l’antiquité : la nécessité intime de la poésie mythique ne nous appartient plus, et nous ne pouvons réaliser que de pâles et laborieux pastiches de ce qui jadis seulement était vivant. Le dépérissement allégorique de l’œuvre d’art est le signe certain qu’il n’est plus pour nous de « renaissance » possible dans l’art, et que l’œuvre d’art en tant qu’elle se présente comme une expression sensible de l’absolu est désormais « une chose du passé » (1).
            Au bavardage allégorique, tout encombré par l’entassement des attributs, s’oppose alors la concision de la métaphore. Hegel reprend l’idée à Aristote (Poétique, 57 b) : une métaphore est une analogie dont on aurait supprimé les termes moyens : au lieu de dire que le sourire est au visage comme le soleil sur les vagues est à la mer, on évoquera « le sourire innombrable des vagues marines » (Eschyle, Prométhée). On remarque que dans cette partie de son exposé Hegel ne fait que passer en revue les tropes de l’ancienne rhétorique. La métaphore, qui est une des opérations les plus répandues du langage (515) – le sens propre diffusant, par le jeu de l’imagination, dans le sens figuré – donne de la force et de la vivacité à l’expression. C’est en effet ce que répètent les manuels de rhétorique, qui tous soulignent le tour frappant de la métaphore, et distinguent les métaphores d’invention, création de l’art, des métaphores de catachrèse, qui sont passées dans l’usage et qu’on ne remarque plus (« les ailes d’un moulin », « un bras de mer », « la tête d’une épingle »). C'est ainsi que la métaphore par catachrèse n’est qu’une invention poétique devenue lieu commun, un trait de génie tombé dans le domaine public. Selon Hegel, si la métaphore donne vie au génie de la langue, et plus particulièrement à celui des langues orientales (« C'est particulièrement en Orient et surtout dans la poésie mahométane la plus tardive, ensuite dans la poésie moderne, que l’expression propre est fréquemment abandonnée pour la métaphore » 519-520), sans doute parce que ces peuples ont une imagination plus vive que ceux du nord, c'est parce que la pensée ne saurait se limiter à la prose du réel et cherche toujours à s’élever à l’expression poétique de l’infini dont elle ressent en elle la puissance et l’activité. A trop s’éloigner du sens propre, la métaphore court le risque de tomber dans le maniérisme, ou la préciosité d’un langage devenu abscond à force de répugner à appeler les choses par leur nom : « Ce langage peut facilement tomber dans le précieux, la recherche ou le jeu de mots » (517). Pour éviter cet excès, la métaphore s’explicite et se justifie, et devient alors comparaison. Ici, le développement du sens tend à supprimer l’image, et la pensée n’est pas loin de s’appréhender directement elle-même, sans la médiation de la représentation : « Ici, le sujet de la figure étant nommé, la signification commence précisément à être exprimée pour elle-même et sans figure » (522). Dans la comparaison, on ne perçoit plus clairement l’intérêt qu’il y a d’ajouter l’image à l’idée, de redoubler l’idée dans une figure sensible : la comparaison se situe ainsi au seuil critique où l’évocation poétique tend à se supprimer elle-même dans la prose pure : « On se demande ici, bien plutôt encore qu’au sujet de la métaphore et de l’image, quel intérêt peut présenter et à quel but répond l’emploi de ces ressemblances simples ou multipliées » (523). Pourtant Hegel, cédant à la force de suggestion de la comparaison, en commente ici de très nombreux exemples. Il voit en ces figures le symptôme de l’activité toujours vive de l’imagination qui tisse, par ressemblances et associations, mille liens entre les idées : « Cette puissance de l’imagination qui se révèle par la faculté de trouver des ressemblances, de lier ensemble, par des rapports pleins d’intérêt et de sens, des objets hétérogènes, ce qui constitue l’essence de la comparaison » (523-524). La comparaison est ainsi le jeu poétique d’un langage devenu en quelque sorte ivre de lui-même, et de pouvoir d’évocation qui est le sien. Aussi se multiplie-t-elle dans le discours de l’ivresse, et dans le plus ivre de tous, le discours amoureux. La poésie orientale, plus enthousiasmée par le charme des figures extérieures que la poésie du nord, davantage concentrée dans l’intériorité de l’esprit, excelle dans la poétique de la comparaison : « En Orient, l’homme absorbé par la nature extérieure, songe peu à lui-même et ne connaît pas les langueurs et la mélancolie ; ses désirs se bornent à ressentir une joie tout extérieure qu’il trouve dans l’objet de ses comparaisons, dans le plaisir de la contemplation […] En Occident au contraire, l’homme est plus occupé de lui-même, plus disposé à se répandre en plaintes, en lamentations sur ses propres souffrances, à se laisser aller à la langueur et à de vagues désirs » (524-525). Ce qui n’empêche pourtant pas Hegel, qui semble peu conscient de la contradiction, de citer surtout Ossian et plus encore Shakespeare comme maîtres dans l’art de comparer poétiquement. Il faut bien reconnaître que dans ce passage, dans lequel Hegel se laisse aller au charme de la citation, on ne trouve plus la densité spéculative des chapitres précédents.
            Reste enfin, au dernier degré de cette véritable « décadence du symbole » (536), la poésie didactique, leçon laborieusement rimée qui agrémente arbitrairement un contenu quelconque en l’enjolivant dans la forme de la versification. On remarque dans cette esthétique le discrédit systématiquement porté sur l’ornementation, boursouflure superflue que la logique du concept viendra nécessairement éliminer. La faiblesse de l’ornementation tient au divorce qu’elle provoque entre la richesse de la forme et la pauvreté de la signification : l’œuvre d’art ne tendant à exprimer, par la médiation du sensible, que la pure nécessité du concept, il faut qu’elle en vienne à se dépouiller de l’excédent ornemental. Il est toutefois curieux que les exemples donnés ici par Hegel ne soient nullement des poèmes de médiocre valeur, mais au contraire des œuvres considérables, et par tous reconnues : la Théogonie d’Hésiode (philosophie allégorisée dans les figures de la mythologie), le De rerum natura de Lucrèce ou Les Bucoliques de Virgile (selon lui, un simple traité d’agriculture versifié). Hegel est plus convaincant quand il cite à la suite, et sans bien marquer la différence, les poèmes de l’abbé Delille, fastidieux versificateur qui entreprend d’enseigner la physique, le magnétisme et l’électricité. Cette pesante poésie didactique se déprécie encore en devenant simplement descriptive, non pas cependant objectivement mais subjectivement, en associant la composition d’un paysage à la disposition du promeneur qui le contemple. C'est cette poésie que, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, on disait « romantique », lyrisme de l’âme en proie à la vague mélancolie que nous inspire « la succession des heures du jour et des saisons de l’année, ou une colline couverte de bois, un lac, un ruisseau qui murmure, un cimetière, un village agréablement situé, une paisible chaumière » (539). On sent poindre l’ironie de Hegel pour cette poésie languissante, au sujet de laquelle il remarque : « Pour nous autres Allemands, cette forme de poésie a toujours été notre genre de prédilection. Nous aimons extrêmement les descriptions de la nature » (540). Enfin, Hegel conclut ce chapitre de façon plutôt inattendue, sur la poésie de l’épigramme. L’épigramme est un court poème qui imite les inscriptions sur les anciens monuments : sa brièveté le conduit à condenser le sens dans un trait d’esprit, qui peut être aussi bien sentimental que satirique. Hegel connaît l’épigramme antique par l’Anthologie palatine, une compilation byzantine du Xe siècle. On peut se demander ce que vient faire ici ce développent sur l’art de l’épigramme, ultime forme de l’art symbolique ? En vérité, dans les Leçons d’esthétique, les développements sur l’épigramme se retrouvent à plusieurs reprises. L’épigramme est dans l’esprit de Hegel l’équivalent de ce que Friedrich Schlegel, dans ses leçons sur la littérature moderne, nommait le Witz : ce trait d’esprit qui ne s’exprime que sous la forme du fragment ou de l’aphorisme este, pour les romantiques, l’expression de la fulgurance du génie, l’éclair fécond qui est le germe de toute poésie, la synthèse renversante des contradictoires (voir Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire, Seuil, 1978, p. 74-80). Hegel, qui tend plutôt à désacraliser l’aura qui entoure l’éclair de l’inspiration, le rapporte plus simplement à l’art ancien, qui connut son âge d’or à l’époque hellénistique, de l’épigramme. Loin d’être, comme le Witz, la semence mystique de laquelle éclot le poème, l’épigramme moderne trouve plutôt son terrain d’élection dans l’ironie et la poésie satirique : « L’Anthologie grecque renferme plusieurs épigrammes semblables […] Dans les temps modernes, nous trouvons aussi quelque chose de semblable chez les Français, dans les piquants couplets de leurs vaudevilles, et chez nous, Allemands, dans les poésies satiriques, les Xénies (2), etc. » (Bénard, II, 576). L’épigramme est ainsi pour Hegel l’ultime atome poétique qui précède sa dissolution dans le purement spirituel. Aussi est-elle volontiers ironique, l’ironie marquant l’excès de la conscience de soi sur sa représentation artistique, ou bien encore la supériorité de la subjectivité qui se tient ainsi dans le second degré vis-à-vis de sa propre expression poétique. En ce sens l’ironie est moderne, et appartient au déclin du moment romantique, en ce point où l’esprit qui se sait désormais nécessairement supérieur à toute expression sensible de lui-même, ne peut considérer son œuvre qu’avec le recul de l’artiste insatisfait qui ne se retrouve pas entièrement en son œuvre. L’épigramme est donc pour Hegel l’effet de la dissolution ultime de l’œuvre d’art dans l’élément de l’intellect, jeu d’esprit qui se joue de lui-même, formule brillante mais qui s’avoue volontiers superficielle. Il est nécessairement un art de la décadence. C’est ainsi que la poésie grecque meurt avec l’épigramme hellénistique, comme la poésie romantique meurt avec l’ironie et le trait d’esprit. Hegel s’oppose ainsi au cercle du romantisme d’Iéna, Schlegel, Novalis ou Schelling, qui font au contraire du Witz, sous la forme de l’aphorisme ou du fragment, le « grain de pollen » d’où germeront la fleur et le fruit. Epigone donc, et non pas origine. Il ne faut donc pas nous étonner si nous retrouvons l’épigramme au point de dissolution de l’œuvre d’art romantique, au seuil où l’art, premier moment du savoir absolu, accomplit son dépassement dans l’au-delà de la religion et de la philosophie. Après avoir souligné combien l’emphase romantique appelle son contraire, l’humour habile à déceler le ridicule sous le sublime, Hegel compare l’ironie romantique à l’art antique de l’épigramme, qui sait concentrer en quelques vers, comme autrefois les inscriptions sur les monuments (la brièveté est un antidote contre le verbiage de la déclamation romantique) une pensée piquante, une figure qui fait rêver. La grande ambition de l’art, qui avait entrepris de représenter sensiblement l’absolu, prend ainsi fin avec cet art de l’infime, ce presque rien qui est plein d’esprit, cette ultime goutte d’esthétique sur le point ce se diluer dans le purement conceptuel : « Nous pouvons comparer cette dernière fleur de l’art [il s’agit de l’humour romantique, tel qu’on le trouve chez Sterne, Jean-Paul ou Diderot] à l’ancienne épigramme où elle apparaît dans sas première simplicité. Cette forme se montre pour la première fois lorsque l’expression d’un objet ne consiste pas seulement dans le terme qui le nomme, ni dans une inscription ou une épigraphe qui dit simplement ce qu’il est d’une manière générale ; mais lorsqu’il s’y joint un sentiment plus profond, un trait d’esprit, une réflexion pleine de sens, un tour vif et brillant de l’imagination, qui anime et agrandit les plus petites choses par la manière poétique de les saisir et de les représenter. De pareilles poésies dont le sujet ou l’occasion est le premier objet venu, un arbre, un moulin, le printemps, etc., tout ce qui est animé ou inanimé dans la nature, peuvent être d’une variété infinie et naître indistinctement chez tous les peuples. Cependant, c’est toujours un genre inférieur et qui devient facilement banal et fade » (Bénard, I, 746-747).

NOTES

1- « Sous tous ces rapports, l’art reste pour nous, quant à sa suprême destination, une chose du passé. De fait, il a perdu pour nous tout ce qu’il avait d’authentiquement vrai et vivant, sa réalité et sa nécessité de jadis, et se trouve désormais relégué dans notre représentation » (Esthétique, I, 34).

2- Les Xénies sont un recueil d’épigrammes littéraires composé par Goethe et Schiller en 1794.