Jacques Darriulat

 

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1- Hegel et l'art symbolique

Art symbolique (1)

Art symbolique (2)

Art symbolique (3)

2- Hegel et l'art classique

3- Hegel et l'Art Romantique

4- L'Idée du Beau

5- La Fin de l'Art

6- La Tragédie

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Mis en ligne le 2 juin 2008
Licence, troisième année, 2006

 

Commentaire de Hegel
«  L’art symbolique »
(deuxième partie)



II- La Symbolique du sublime (Die Symbolik der Erhabenheit)

            Du sphinx grec au sphinx égyptien, par l’allusion à Œdipe qui termine l’évocation du monument de l’énigme érigé au seuil du désert, on s’attendrait à ce que Hegel passe de l’art égyptien, dont il vient de déterminer l’esprit, à l’art grec, qu’il semblait annoncer. Il n’en est rien. Le domaine propre du symbolisme est en effet loin d’être épuisé, et son dépassement dans l’art classique doit être repoussé à plus tard. L’Egypte incarne la plénitude du symbolisme, elle ne permet pas encore d’en comprendre le nécessaire dépassement.  Pour que le symbolisme en vienne à se nier lui-même, il faut qu’il s’élève, de la forme inconsciente qui fut la sienne dans la religion de Zoroastre, comme dans les arts indiens et égyptiens, à une forme consciente de ses propres contradictions. Gît en effet, au cœur même du symbolisme, l’opposition du matériel et de l’idéal, du sensible et de l’intelligible, qui, devenue consciente d’elle-même, doit conduire à la négation du symbolisme lui-même. Le symbole est une figure qui prétend incarner l’idée, un sensible qui exprime un intelligible. La contradiction qui le travaille est l’imagination même de cette incarnation, qui méconnaît de la finitude empirique et de l’infinité du développement du concept. Quelle que soit la grandeur du sphinx égyptien, il faut bien qu’il en arrive à reconnaître qu’en tant que figure matérielle, il sera toujours inadéquat à l’absolu qu’il ne sait exprimer, pour cette raison même, que dans la métaphore de l’inconscience symbolique. Ce moment du symbolisme qui comprend que rien dans le sensible n’est digne d’incarner l’infini qui est dans l’esprit, c’est ce que Hegel nomme le « sublime ». Ce moment est donc celui de « la première purification de l’esprit et sa séparation expresse du monde sensible dans le sublime qui élève l’absolu au-dessus de toute existence visible » (469). Cependant, à l’inverse du sublime kantien, qui est un sentiment et demeure donc en ce sens inscrit dans la pure subjectivité (Hegel nomme ici la pauvreté de cet a priori selon lequel « tout est ramené au point de vue subjectif », 469), le sublime hégélien n’a d’essentialité que dans la mesure où il se réalise effectivement dans le monde, c'est-à-dire dans une œuvre de l’art en laquelle il puisse réfléchir adéquatement l’exigence d’infini dont il sent en lui la nécessité. Toute forme extérieure, objectivement donnée à l’expérience, ne saurait satisfaire une telle exigence, puisque seul le fini, comme l’a enseigné Kant, peut être appréhendé dans l’horizon de l’expérience humainement possible. L’œuvre d’art sublime, qui préfigure dès le premier moment du développement de l’idée du beau la dissolution de l’œuvre d’art qui trouvera sa nécessité dans le troisième et dernier moment, celui de l’art romantique, ne peut donc parvenir à l’existence qu’en se niant elle-même en tant qu’elle est une chose singulière. Cette négation peut s’accomplir alors en un double sens, positif ou négatif. La négation affirmative de l’œuvre d’art en tant qu’objet déterminé s’accomplit dans la figure du panthéisme : l’expression de l’absolu ne s’inscrit pas dans la seule œuvre de l’art, mais dans la totalité de l’étant, ou plutôt dans l’étant en sa totalité, c'est-à-dire non dans l'existence d'une chose particulière, mais dans toutes les existences envisagées dans leur ensemble. L’absolu s’identifie alors à la totalité du monde sensible. Ce moment du panthéisme, qui ne correspond pas à une période historique déterminée mais qui, à en croire Hegel, accompagne l’accomplissement esthétique de la beauté tout au long de son parcours, se réalise successivement dans la poésie et dans la mystique des Indiens, puis dans celle des Arabes et enfin dans celle des chrétiens. Mais la négation de l’œuvre d’art en tant que chose finie et déterminée peut encore s’accomplir d’un point de vue négatif. L’œuvre d’art ne s’élève alors au sublime qu’en niant toute valeur au sensible, en opposant l’infinité irreprésentable de l’absolu au néant de toute existence sensible, nécessairement finie et périssable. Telle est la poésie des psaumes, qui exalte le dieu tout-puissant et humilie la richesse du monde et la vanité de la créature. Le peuple juif est en effet le premier qui s’élève à la pensée d’un absolu au-delà du sensible, un dieu qu’aucun être matériel, fût-ce la totalité panthéistique de ce monde, ne saurait dignement représenter. Que le moment négatif de la symbolique du sublime (en ce sens que l’intelligible nie et dépasse le sensible) soit lui-même positif dans le panthéisme, ou négatif dans la poésie hébraïque, il garde pour trait propre de ne pouvoir s’incarner en aucune façon dans un objet matériel déterminé. C’est pourquoi le sublime symbolique n’appartient qu’au domaine de la poésie : l’absolu s’incarne dans le souffle du verbe, expression immatérielle de l’esprit, et ne saurait se réifier dans la matérialité de la chose. Tout le chapitre sur le symbolisme du sublime porte ainsi sur la seule poésie, anticipant, dès le premier moment du développement de l’idée du beau, c'est-à-dire dès le moment de l’art symbolique, sur le plus haut et le plus spirituel des arts, s’il faut en croire la hiérarchie des genres qui est longuement exposée dans la troisième partie de l’Esthétique (architecture, sculpture, peinture, musique et poésie). Hegel rattachera pourtant explicitement l’architecture à l’art symbolique (il pense alors à l’architecture de l’Egypte pharaonique), la sculpture à l’art classique (la statuaire de la Grèce antique), et la peinture, la musique puis la poésie à l’art romantique, c'est-à-dire à l’art chrétien. On comprend toutefois que ces classifications ne doivent pas être interprétées de façon trop mécanique : la poésie appartient tout autant au symbolisme qu’au romantisme, comme le montre le chapitre que nous commentons présentement, elle appartient encore, bien entendu, à l’art classique avec le chef-d’œuvre de la poésie épique qu’est aux yeux de Hegel l’Iliade d’Homère. Ainsi la poésie n’est pas le genre le plus spirituel de tous les arts, elle accompagne le développement de l’idée du beau en chacun de ses moments, elle est toujours présente dans l’accomplissement de cette phénoménologie de l’absolu. Peut-être faut-il comprendre que la poésie n’est pas un art parmi d’autres, mais qu’elle est l’essence de l’art en général, l’expression permanente de son élan vers le purement spirituel.

Le panthéisme

            A l’époque de Hegel le mot « panthéisme » est lourd de connotations. A la suite de ce qu’on a nommé « la querelle du panthéisme », le Pantheismusstreit, qui a vu s’opposer Jacobi à Mendelssohn par Lessing interposé, et dans laquelle Kant lui-même est intervenu avec son Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? (1786), dire d’une philosophie qu’elle est « panthéiste » revient à l’accuser de façon détournée d’être athée. Au paragraphe 573 de son Encyclopédie, Hegel affirme, en pensant au fidéisme subjectif de Jacobi : « L’accusation de panthéisme substituée à celle d’athéisme portée contre la philosophie émane surtout de la culture nouvelle, du nouveau piétisme et de la nouvelle théologie pour qui la philosophie fait à Dieu la part trop grande, tellement grande même qu’elle assure que Dieu doit être tout et que tout doit être Dieu. Car cette théologie nouvelle, pour laquelle la religion n’est qu’un sentiment subjectif et qui nie qu’on puisse connaître la nature de Dieu, ne conserve rien de plus pour elle qu’un dieu en général, sans déterminations objectives » (Gibelin, p. 509). Dans les dernières années du XVIIIe siècle, « panthéisme » désigne surtout en Allemagne la philosophie de Spinoza, qui identifie, s’il faut en croire Jacobi, Dieu au monde matériel, l’enchaîne ainsi à la loi de la causalité, et finit par le supprimer dans la pure rationalité, refoulant le dieu de la foi qui parle au cœur, non à la raison. Dans l’Encyclopédie, Hegel rappelle à ce propos que le spinozisme n’est nullement un athéisme, puisque la substance s’exprime tout aussi bien sous l’attribut de la pensée que sous l’attribut de l’étendue : loin d’identifier Dieu au monde, le spinozisme, qui doit pour cette raison être dit « acosmisme » et non « panthéisme »,  fait du monde le simple phénomène de la puissance divine, seule réelle et seule existante : « Dans le système spinoziste, le monde est déterminé comme phénomène seulement, auquel ne revient pas une véritable réalité, en sorte que ce système doit être considéré plutôt comme un acosmisme » (§ 50, Gibelin p. 58).
            Dans ce chapitre de l’Esthétique, c’est en revanche du panthéisme en tant que tel qu’il sera question. Hegel distingue trois moments dans son exposé, selon les degrés de la progression du panthéisme matériel vers le panthéisme purement spirituel. Mais il marque toutefois comment le « panthéisme », en tant que tel, est déjà l’expression d’une évidente spiritualité : car, comme le laisse entendre le préfixe pan, ce n’est pas la collection des existences singulières qui peut prétendre à incarner Dieu, comme si l’absolu gisait dans le moindre grain de poussière, puisque l’inventaire indéfinie des choses rencontrées dans l’expérience constitue une série toujours inachevée, mais nullement un « tout ». Aussi bien, précise aussitôt Hegel, aucun peuple n’a pu adhérer à une croyance aussi parfaitement démente : « Une pareille manière de concevoir le panthéisme ne peut naître que dans des cerveaux dérangés ; elle ne se trouve dans aucune religion, pas même chez les Iroquois et les Esquimaux, et dans aucune philosophie » (472). Le panthéisme n’affirme donc nullement que l’absolu réside en chaque chose considérée en sa singularité, mais qu’il réside plutôt dans le « tout » dont chaque chose existante est un membre ; il affirme, non que le monde est Dieu, mais que le monde est uni en Dieu, qu’il se rassemble en son sein : « Le tout, dans ce qu’on a nommé panthéisme, n’est donc pas la collection des existences particulières, mais bien plutôt le tout dans le sens de celui qui est tout ; c'est-à-dire d’un être unique, d’une substance immanente, il est vrai, aux individus, mais à condition que l’on fasse abstraction de leur individualité » (472).
C’est donc par la contemplation du monde en sa totalité, et envisagé par delà les choses déterminées qui le composent, que l’individu peut pressentir son absorption dans la totalité indéterminée dont le monde déterminé de l’expérience est une émanation passagère et contingente. Cette expansion de l’individualité dans l’unité du tout, fort proche de ce qu’à la même époque Schopenhauer définissait comme le mode d’appréhension esthétique du monde, considérée alors comme pure représentation et non comme un champ d’action pour la volonté, « appartient, précise ici Hegel, principalement à l’Orient qui conçoit la pensée d’une unité absolue comme Dieu, et de toutes choses comme renfermées dans cette unité » (473). Toutefois, cette inspiration orientale, qui est aussi celle de Schopenhauer, peut également être rapprochée des extases de Jean-Jacques dans la troisième lettre à Malesherbes et surtout dans Les Rêveries du promeneur solitaire. Mais il est vrai que Jean-Jacques lui-même reconnaît sa parenté avec l’inspiration orientale : « Un cœur actif et un naturel paresseux doivent inspirer le goût de la rêverie. Ce goût perce et devient une passion très vive, pour peu qu’il soit secondé par l’imagination. C’est ce qui arrive très fréquemment aux Orientaux ; c’est ce qui est arrivé à Jean-Jacques qui leur ressemble à bien des égards » (1). L’orient se constitue ainsi, dès le dernier tiers du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle, comme la patrie spirituelle de l’extase, le site privilégié de la dissolution de l’individualité dans l’immensité indifférenciée.
            Ce panthéisme oriental, c’est d’abord dans la poésie indienne que, selon Hegel, il doit s’incarner : tout s’anéantit, par delà la diversité infinie des phénomènes imaginés plus encore que réels, dans l’unité du dieu suprême, supérieur à la Trimourti elle-même : Brahman. Si bien que tout ce qui parait est un membre vivant du dieu toujours un, toujours semblable à lui-même. Hegel en trouve l’expression la plus poétique dans un magnifique texte de la Bhagavad Gita, qu’il cite encore, tant sans doute il est sensible à sa beauté, au § 573 de son Encyclopédie (Gibelin, p. 310). Toutefois, dans ce texte ce n’est pas Brahma qui s’exprime, mais Krishna le dieu de la sexualité et de la force vitale : « La terre, l’eau, le vent, l’air et le feu, l’esprit, la raison et la personnalité sont les huit éléments constitutifs de ma puissance naturelle. Cependant, tu reconnais en moi une essence plus haute qui vivifie la terre et soutient le monde. En elle, tous les êtres ont leur origine. Ainsi, sache-le bien, je suis l’origine de cet univers et sa destruction. En dehors de moi, il n’y a rien au-dessus de moi. Tout ce vaste ensemble d’êtres se rattache à moi comme une rangée de perles au fil qui les retient. Je suis la vapeur dans l’eau, la lumière dans le soleil et dans la lune, le mot mystique dans les saintes écritures, le doux parfum dans la terre, l’éclat dans la flamme, la vie dans tous les êtres, la contemplation dans les solitaires. Dans les êtres vivants, je suis la force vitale, dans le sage la sagesse, la gloire dans les hommes illustres. Toutes les existences véritables, visibles ou invisibles, procèdent de moi. L’univers entier est ébloui de mes trois attributs, et connais-moi bien : je suis immuable. Il est vrai que l’illusion divine, Maya, me séduit moi-même. Il est difficile de la surmonter ; elle me suit, mais je triomphe d’elle » (474-475). L’absolu n’est en aucune de ces choses, mais il est en chacune également. Le divin est l’excellence en toutes choses. Hegel cite encore, séduit par le lyrisme de l’énumération infinie, qui a la valeur d’une action de grâces qui est aussi un hymne à la beauté du monde : « Parmi les étoiles je suis le soleil qui darde ses rayons ; parmi les planètes, la lune ; parmi les livres saints, le livre des cantiques ; parmi les sens, le sens intérieur ; le Mérou parmi les montagnes ; parmi les animaux le lion ; parmi les lettres de l’alphabet, la voyelle a ; parmi les saisons, la saison des fleurs » (475).
            Le panthéisme de la poésie indienne anime et transfigure la totalité du monde. Dans la poésie comme dans la mystique arabe, le divin s’intériorise davantage, et s’identifie à l’expansion de l’âme comme à l’ivresse de l’extase que chante le poète. Il atteint ainsi à une sorte de béatitude poétique qui est indissociablement religieuse et amoureuse. C’est surtout au Divan occidental-oriental (Westöstlicher Diwan), rédigé par Goethe en 1814-1815 et publié en 1819, que Hegel doit sa connaissance de la poésie arabe. Il s’y réfère en effet explicitement dans ce même chapitre (2). Dans cet admirable recueil de poèmes (Diwan est en effet un mot arabe qui désigne un recueil de poésies), toujours amoureux (il s’agit d’un hymne toujours renouvelé à la beauté de la divine Souleika), Goethe s’affranchit avec humour de l’esprit de sérieux du Sturm und Drang, et joue avec la séduction poétique en s’inspirant du lyrisme persan. Les poètes auxquels vont sa préférence, et dont il présente ici une sorte de pastiche enjoué mais empreint d’une profonde sensualité, sont Djalal Al Din Roumi, fondateur au XIIIe siècle de la secte des derviches tourneurs, admirable poète lyrique et mystique qu’on a souvent comparé à Dante (on s’étonne à ce propos de l’absence du grand Toscan dans ce chapitre réservé à la poésie symbolique), et Hafiz de Chiraz, poète du XIVe siècle dont le lyrisme est indissociablement mystique et amoureux, un hédonisme de l’extase, dont on a pu discuter sur la question de savoir s’il était vraiment croyant, ou bien simplement un sceptique qui se dévouerait tout entier à l’infini de la jouissance. Le recueil de Goethe, absolument original et d’une puissante poésie, a joué un rôle fondamental dans l’évolution de l’inspiration poétique au cours du XIXe siècle, et se trouve à l’origine de ce qu’on nommera pus tard « l’orientalisme », dont le recueil de poésie publié par Hugo en 1829, Les Orientales, n’est pas le moindre témoin. Un Orient mythique et poétique se constitue dans l’imaginaire européen, coloré d’une sensualité lascive et fascinante, irradié par une lumière magique qui transfigure le monde, et qui convaincra de nombreux peintes de la nécessité de faire le voyage. Les deux poètes célébrés par Goethe, Roumi et Hafiz, sont précisément les deux qui sont aussi cités par Hegel. Par rapport au lyrisme de la poésie indienne, le progrès de l’esprit consiste en ceci que le panthéisme ne s’exprime plus dans la célébration des diverses beautés du monde phénoménal, mais dans la félicité de l’ivresse et dans l’enthousiasme de l’extase. L’expression de l’absolu est ainsi plus spirituelle et plus subjective, plus intériorisée que dans la poésie indienne. On devine, dans ces pages de Hegel, la fascination exercée par le mirage de l’Orient : le poète persan, « son cœur pénétré et rempli de la présence divine, dans un calme inaltérable et dans une harmonie parfaite, se sent dilaté, agrandi. Il s’identifie en imagination avec l’âme des choses [non avec les choses elles-mêmes], avec les objets de la nature qui le frappent par leur magnificence, avec tout ce qui lui paraît digne de louange et d’amour ; il goûte ainsi une félicité intérieure, plongé qu’il est dans l’extase et le ravissement » (476). L’Orient est la patrie de la béatitude. En revanche, l’Occident (le titre de Goethe, composé, tentait de jeter un pont entre les deux points cardinaux, et reconnaissait avec humour que ses poèmes n’étaient « orientaux » que du point de vue « occidental »), prisonnier du froid et des brumes, exilé de la pure lumière, rentre mélancoliquement en lui-même, se détourne du monde et ne se préoccupe que de soi : « Dans la poésie du nord, l’âme est plus malheureuse et moins libre, écrit Hegel ; elle renferme plus de désirs et d’aspirations ; ou bien elle reste concentrée en elle-même, entièrement occupée de soi ; elle est d’une sensibilité susceptible que tout blesse et irrite. Une pareille sentimentalité comprimée, obscure et vague, se fait remarquer dans les chants populaires des nations barbares » (477). Sans doute Hegel songe-t-il ici aux farouches poèmes des Nibelungen, le pays du brouillard et de la détresse, dont Hegel n’avait pas une très haute idée (3). A cette âme morose, repliée dans l’intériorité, Hegel oppose le génie expansif et ivre de félicité de l’Orient : « Ainsi, dans l’ardeur brûlante de la passion, nous voyons apparaître la félicité la plus expansive et la béatitude du sentiment révélée dans une richesse inépuisable d’images brillantes et pompeuses. Partout, résonne l’accent de la joie, du bonheur et de la beauté » (477).
            On sent dans ces pages la sympathie de Hegel pour le lyrisme persan tel qu’il a pu le connaître par l’hédonisme enjoué de Goethe. Il lui faut pourtant reconnaître que l’ascétisme chrétien, qui meurt au sensible et ressuscite dans le purement spirituel, lui est spéculativement bien supérieur. Aussi fait-il une rapide allusion à Angelus Silesius, « l’Ange de Silésie », de son nom civil Johann Scheffler (1624-1677), auteur d’un étonnant voyage mystique intitulé Le Pèlerin chérubinique, poésie à la fois mystique et philosophique qui célèbre l’insondable mystère de la divinité. Il est toutefois remarquable que Hegel , qui cite avec enthousiasme la Bhagavad Gita, qui cite encore ici avec une frémissante sensibilité un poème de Hafiz, avec exaltation un chant à Souleika emprunté au recueil de Goethe, qui récite encore, dans une longue note du § 573 de son Encyclopédie (Gibelin p. 312), plus de quarante vers de Roumi, dont n’apparaît que le seul nom dans l’Esthétique, se contente d’une rapide allusion à Angelus Silesius, sans se donner la peine de rapporter un seul de ses vers. C’est sans doute que l’ascétisme chrétien est trop spéculatif pour être vraiment poétique, et que l’épanouissement du lyrisme poétique ne s’accomplit pleinement que dans la félicité orientale, l’austère sagesse de la croix insinuant le poison du remords dans l’infini de l’ivresse amoureuse. Il y a bien en effet une contradiction entre l’hédonisme oriental, seul vraiment poétique, et le moralisme chrétien. Goethe en était fort conscient qui dénonçait, dans Le Divan, les « abraxas » qui sont les talismans de la superstition et de l’angoisse, et surtout le plus redoutables d’entre eux, « ces deux baguettes raidement croisées », « cette lamentable effigie sur du bois », en laquelle on reconnaît l’effigie du Crucifié. C’est ainsi, continue Goethe, que « Salomon abjura son dieu/Et moi j’ai renié le mien » (Le Divan, Gallimard, « Poésies », 1984, p. 18-19). L’esprit du christianisme est trop spéculatif, trop proche de la conceptualisation philosophique pour être encore pleinement poétique. Les quelques lignes bâclées que Hegel consacre ici à la poésie du symbolisme chrétien le disent avec évidence. Ce qui ne fait paraître qu’avec plus de force l’importance stratégique de la thématique occidentale-orientale, préfigure en ce début du siècle de ce qui deviendra chez Nietzsche l’irréductible inimitié de l’ascétisme chrétien et de l’ivresse dionysiaque.

            Le sublime des psaumes
            Pourtant si l’esprit du christianisme, aux yeux de Hegel et à l’inverse de la thèse soutenue par Chateaubriand (1802), est anti-poétique, il n’en va pas de même pour l’Ancien Testament. La sublime poésie des psaumes – hymnes à Yahvé que la tradition attribue au roi David – se situe à l’extrême opposé du panthéisme oriental. Celui-ci chante l’universelle sensualité du monde, et la jouissance de l’extase ; celle-là au contraire réduit le monde à néant, humilie la sensibilité toujours fascinée par l’idolâtrie de la présence et célèbre un dieu tout-puissant bien au-delà du monde et de ses fastes, une pure transcendance qui ne saurait en aucune façon se présenter ni même se représenter : « Pour la première fois, Dieu apparaît véritablement comme esprit, comme l’être invisible, par opposition au monde et à la nature » (479). La poésie sacrée du peuple juif exprime donc, pour la première fois, l’accession de l’esprit à la conscience de l’absolu qui est en lui ; pourtant l’infinité qui se manifeste alors n’est encore pensée que de façon négative, par le mépris du monde sensible, et non de façon affirmative, par la puissance de la pensée : « Ce rapport présente le côté négatif, en ce que l’univers entier, malgré sa richesse, la grandeur et la magnificence de ses phénomènes, est expressément conçu comme une existence qui n’est rien par elle-même » (480). En se posant comme seul Absolu, dans l’immédiateté de sa toute-puissance, l’esprit refuse la possibilité même de sa phénoménologie : rien ne saurait l’incarner sensiblement, sinon la profération du souffle poétique, le verbe étant cette puissance qui ne désigne pas l’objet, mais le nie au contraire en son immédiate présence, en son évidence sensible. Le mot fait en effet signe vers le sens, ou l’idée, qui est universel, et non vers la chose sensible, qui est singulière : « C’est comme universel que nous prononçons le sensible. Ce que nous disons, c’est ceci, c'est-à-dire le ceci universel, ou encore il est, c'est-à-dire l’être, en général. Nous ne nous représentons pas assurément le ceci universel ou l’être en général, mais nous prononçons l’universel. En d’autres termes, nous ne parlons absolument pas de la même façon que nous visons dans la certitude sensible. Mais c’est le langage qui est le plus vrai » (Phénoménologie, I, 84). Cette universelle négativité (l’universalité de l’idée niant la singularité sensible de la chose) qui anime intimement la parole, qui s’approprie le monde en le soumettant à la loi de sa nomination, n’est-ce pas celle que le Dieu de la Bible enseigne à la créature, aux premières lignes de la Genèse ? « Yahvé Dieu modela encore du sol toutes les bêtes sauvages et tous les oiseaux du ciel, et il les amena à l’homme pour voir comment celui-ci les appellerait : chacun devait porter le nom que l’homme lui aurait donné » (Genèse, 2, 19). Ainsi la chose doit-elle passer sous le joug du mot. Et c’est bien à ce verset que pense Hegel quand, dans la troisième année de sa Propédeutique philosophique, il évoque à nouveau la suppression du sensible par l’acte de parole : « Absolument parlant, le signe verbal fait de la représentation concrète une réalité sans image, laquelle s’identifie au signe. (L’image est détruite et le mot la remplace. Ceci est un lion : le nom vaut pour la chose. – Logos ; Dieu dit…etc. – Le langage est la suprême puissance chez les hommes. – Adam, dit-on, donna leur nom à toutes choses (aux animaux). – Le langage est la disparition du monde sensible en son immédiate présence, la suppression de ce monde, dès lors transformé en une présence qui est un appel apte à éveiller un écho chez toute personne capable de représentation.) » (Gonthier, « Médiations », 1963, p. 164). C’est pourquoi le sublime des psaumes, qui est la sanctification de l’Absolu (« l’art du sublime doit être appelé l’art saint par excellence, l’art exclusivement saint, parce que son unique destination est de célébrer la gloire de Dieu », 481), ne peut s’accomplir que dans l’incantation poétique, et non dans les arts plastiques : « Nous trouvons cette espèce du sublime, avec son caractère original et primitif, particulièrement dans la pensée religieuse du peuple juif et dans sa poésie sacrée ; car les arts figuratifs, là où il est impossible de trouver une image visible digne de Dieu, ne peuvent se développer » (481).
            Dans la première partie d’un texte de jeunesse, composé pendant la période du préceptorat de Francfort (1797-1800), et L’esprit du christianisme et son destin, Hegel avait tenté de définir ce qu’il nommait « l’esprit du judaïsme ». Ce qui le définit, c’est la négation du sensible, qui le rend à jamais errant sur la terre, sans jamais y trouver sa résidence : « … un esprit qui consiste à se maintenir fermement dans une opposition farouche contre toute chose, l’être-pensé étant élevé à une unité dominant la nature hostile infinie, car l’hostilité ne peut apparaître que dans la relation de la domination. Abraham erra avec ses troupeaux sur un sol sans frontières, sans qu’il en ait fait sienne la moindre parcelle en la cultivant et en l’embellissant, sans prendre ce sol en affection ni en faire une partie de son monde » (Presses Pocket, éd. Fischbach, p. 52). En se donnant une terre où se fixer et habiter, Israël, qui est la conscience de la sainteté suprasensible de l’absolu, renie son propre génie. Et c’est pourquoi selon Hegel, l’absolu du peuple juif ne peut se manifester dans le monde sensible que par son absence : « Pompée a dû être bien étonné lorsqu’il s’est approché du lieu le plus intime du Temple, du foyer de la prière en espérant y connaître, concentrée en un point, la racine de l’esprit national, l’âme vivante de ce peuple remarquable, et en espérant en même temps y apercevoir un être pour sa dévotion, quelque chose de significatif pour son respect, et qu’il vit son attente déçue en pénétrant dans le secret du Temple où il trouva, en lieu et place de cet être, un espace vide » (ibid. p. 57). Dans ces curieuses pages, qui disent la grandeur de la sagesse juive mais qui ne sont pourtant pas exemptes d’antisémitisme (4), Hegel fait de ce peuple un peuple damné, condamné à l’errance et qui s’est lui-même exclu du monde en posant le monde comme son opposé. Pages inquiétantes, qui s’achèvent sur l’étrange parallèle du destin du peuple juif et de celui de l’usurpateur Macbeth dans la tragédie de Shakespeare : « Le destin du peuple juif n’est pas une tragédie grecque : elle ne peut susciter ni la peur ni la pitié, car toutes deux naissent seulement du destin d’un faux-pas (Fehltritt) nécessaire auquel se laisse entraîner un être beau ; elle ne peut susciter que le dégoût. Le destin du peuple juif est celui de Macbeth qui sortit de la nature elle-même, s’attacha à des êtres étrangers, foulant aux pieds et détruisant à leur service tout ce qu’il y a de sacré dans la nature humaine, et qui dut finalement être abandonné de ses dieux (car c’étaient des objets et il était leur serviteur) et nécessairement anéanti jusque dans sa foi elle-même » (p. 68). On se souvient comment le monstre Macbeth est exterminé par Macduff, qui n’est pas né d’une femme, juste avant que le rideau ne tombe. On peut se demander si c’est bien là le destin que Hegel prophétise ici au peuple juif.
            Esthétiquement parlant, le dieu des Juifs se détermine par la négation sans négativité qui réduit le monde sensible à néant. Hegel développe les moments de cette détermination : elle concerne en premier lieu Dieu lui-même, puis le monde qui est son opposé, enfin la poésie, ainsi que l’écriture et la Loi, qui sont la manifestation spirituelle, non sensible, de la divinité à son peuple.
            La divinité, exprimant l’absolu du pur suprasensible, ne saurait se manifester dans le monde visible : « Dieu lui-même, comme l’être absolu et unique, est sans forme visible, et considéré dans cette abstraction il ne peut être manifesté aux sens » (481-482). Sa relation au monde sensible ne saurait donc qu’être celle du maître à l’esclave, et de façon plus radicale encore (puisqu’elle implique non seulement la condition mais l’existence), du créateur à la créature, la créature étant privée de détermination propre et n’existant que dans sa relation à son auteur. A l’inverse du langage concédé à la créature, qui donne pouvoir sur la chose à la condition d’en nier la présence sensible, la parole de Dieu est créatrice, elle suscite l’existence même dans sa détermination sensible, elle est l’activité spirituelle qui donne la vie : « Ces idées grossières [les idées de génération] font place à celle de création qui a pour auteur une puissance et une activité spirituelles. Dieu dit : "Que la lumière soit, et la lumière fut". Longin donne cette expression comme l’exemple le plus frappant du sublime » (482). C’est en effet la première mention (premier siècle de notre ère), dans la littérature païenne, du texte biblique. Il convient cependant de préciser que « sublime » ne vaut pas ici, dans l’esprit de Hegel, comme un superlatif de la beauté, mais comme la valeur esthétique qui ne peut s’affirmer que par la négation du sensible, donc de l’esthétique même. Enfin, il faut ajouter que le dieu créateur du monde matériel n’est en rien impliqué dans sa création : le maître absolu est incommensurable à sa créature, et le monde ne saurait représenter la divinité qui lui a donné l’existence : « Dieu ne passe pas dans le monde créé comme dans sa réalisation visible ; il reste, au contraire, retiré en lui-même » (482). Remarquons que Hegel commet ici un véritable contresens : il oublie que, si le monde est indigne de Dieu, l’homme du moins est à son image, en ce sens qu’il est seul qui soit habité par l’esprit, dont le pouvoir se manifeste en lui par la puissance de la parole. « Les êtres de la nature » ne sont, selon Hegel, que « des accidents dépourvus de puissance » : ce n’est pourtant pas le cas de l’homme lui-même. Hegel veut absolument poser la Grèce comme ce moment où l’homme reconnaît enfin en lui-même la puissance de l’absolu, comme faculté que l’esprit a de se connaître lui-même. Certes, ce n’est pas par l’absoluité de la conscience de soi, comme rationalité, que la théologie juive accorde à l’homme la dignité de représenter le divin. Mais elle est bien la première à discerner dans le visage de l’homme, c'est-à-dire en cet autrui qui se tourne vers moi et m’adresse sa demande, quelque chose comme l’incompréhensible épiphanie du divin. Il est vrai que Hegel répondrait sans doute que, dans ce mystère, l’homme ne vaut que comme le reflet d’un absolu qui le dépasse infiniment, mais nullement comme affirmation de l’autonomie de l’esprit, ni comme liberté. Une telle prétention serait au contraire le mal absolu, en tant qu’elle opposerait son propre absolu à l’absolu divin, qui doit demeurer unique : « Si l’homme, dans sa faiblesse, ose se poser en face de Dieu et lui résister, l’orgueil de cette créature finie qui se prend elle-même pour objet et pour but, devient le mal » (485).
            A la séparation rigoureuse de l’absolu, correspond alors la dépendance tout aussi rigoureuse du monde créé. A l’esprit de Dieu s’oppose la pure matérialité du monde, à la vie de l’esprit qui est en Dieu s’oppose la matière morte et sans âme du monde, à l’infini de la transcendance absolue de la divinité s’oppose la finitude d’un monde déterminé de part en part. Dans la poésie indienne, le monde en proie à la magie perpétuelle de la métamorphose, est le théâtre d’un miracle sans fin, d’un prodige toujours renouvelé. Inversement, le monde où le peuple juif est en quête de son salut est un monde désert, à jamais déterminé par le décret divin, « fixé » comme le furent les rochers du détroit de l’Hellespont au passage des Argonautes (483), incapable de vie propre quand on le considère sans le dieu qui lui a donné l’existence : « la création tout entière apparaît comme une existence finie, bornée, qui ne se conserve pas, ne se supporte pas par elle-même, et doit être, dès lors, considérée comme une œuvre destinée uniquement à servir d’instrument à la glorification et à la louange de Dieu » (484). C'est pourquoi c’est seulement dans la Bible que le miracle trouve sa justification : dans le monde enchanté de la fable indienne, tout est miracle et, par conséquent, rien n’est miracle. Dans le monde stérilisé, déserté de Dieu, de la Bible, le miracle apparaît comme la prodigieuse interruption d’un ordre mécanique et répétitif qui gouverne ordinairement le monde, privé par lui-même de spiritualité : « Car un événement miraculeux suppose une succession régulière et en même temps l’intelligence éclairée de ces lois invariables. L’esprit alors nomme prodige une interruption à cet ordre par une puissance supérieure » (483).
            Entre Dieu et le monde, la parole que Dieu donne à son peuple, et son témoignage écrit, le testament biblique, établissent un lien. La poésie des psaumes est alors la poésie la plus haute que revêt, aux yeux de Hegel, cette parole qui est appel : « Ecoute, Israël », et non « Vois » et moins encore « Touche ». Les psaumes de David sont un hymne à la transcendance qui élève d’autant plus haut la toute-puissance du divin qu’il rabaisse plus bas le néant de l’homme. Et le chant est comme une émanation de l’esprit qui tend à s’arracher de sa prison terrestre pour rejoindre le créateur qui est seul source de vie. C’est donc dans la crainte et le tremblement que la créature ose entonner un cantique à la gloire de son créateur : elle s’exalte d’autant plus par le chant qu’elle approfondit en même temps la conscience de son néant propre. Le psaume dira donc la détresse de l’homme dans les ténèbres, la plainte inoubliable qui s’élève du de profundis, et la grandeur de ce Dieu qui est l’unique point de lumière dans un monde par lui-même voué à la mort. C’est pourquoi l’idée de l’immortalité de l’âme, qui était venue au jour de la conscience avec le moment égyptien, est ici refoulée dans l’oubli : ce serait trop accorder à la créature, et induire en elle la tentation de l’orgueil, ou de l’autonomie : « La conception de l’immortalité ne se présente pas encore dans cette sphère ; car elle implique cette idée que le moi, la personne individuelle, l’âme, l’esprit de l’homme ont une existence absolue, existent en soi et pour soi. Dans le sublime, l’être unique est seul considéré comme impérissable » (485) (5). Cependant, en posant ainsi une distance infinie entre l’homme et son dieu, entre la créature et le créateur, entre l’existence finie et la vie de l’absolu, le génie du judaïsme a paradoxalement préparé le terrain à l’autonomie et à la liberté qui sont le propre de l’homme. Dans la fantasmagorie indienne, l’homme est à chaque instant immergé dans le divin et le prodigieux. Il n’a pour ainsi dire pas de territoire qui lui soit propre, où il pourrait exercer pleinement sa juridiction ; il se trouve sans cesse dans le voisinage du divin, dans la proximité du miracle permanent. La théologie juive au contraire l’abandonne à lui-même sur une terre vouée à la finitude, ou plutôt le condamne à cet abandon s’il entreprend de se rendre indépendant de son Dieu, s’il se révolte de son créateur. Telle est l’essence du Mal, personnifiée par Lucifer. Ce faisant elle met l’homme en demeure de prouver sa liberté, elle fait le vide sur le théâtre où il sera appelé à faire ses preuves. C’est ainsi que le monde fini peut désormais être soumis à des lois invariables ; et d’autre part que l’homme se trouve placé à la croisée des chemins, entre le diable et le bon dieu, entre la bénédiction de la prière et la malédiction de la révolte. C’est alors seulement qu’il est en mesure de démontrer sa liberté : « Dans le sentiment du sublime, réside la distinction claire et parfaite de l’humain et du divin, du fini et de l’infini, et, en même temps, est entrée dans la conscience du sujet la notion distincte du bien et du mal, et celle du libre choix par lequel il se décide pour l’un comme pour l’autre » (486).

NOTES

1- Rousseau juge de Jean-Jacques, « deuxième dialogue », Pléiade, I, p. 816. On peut joindre à ce texte ce fragment contemporain des lettres à Malesherbes : « Chez nous, c’est le corps qui marche, chez les Orientaux, c’est l’imagination ; nos promenades viennent du besoin d’agiter nos fibres trop raides, et d’aller chercher de nouveaux objets. Chez eux le mouvement du cerveau supplée à celui de la personne, ils restent immobiles et l’univers se promène devant eux » (Pléiade, I, 1678, note 1 de la p. 816).
2- « Même dans sa vieillesse, comme pénétrée du souffle de l’Orient, l’âme remplie d’une immense félicité, Goethe s’est abandonné, dans la chaleur de l’inspiration poétique, à cette liberté de sentiment qui conserve une charmante insouciance même dans la polémique. Les divers chants dont se compose son Divan occidental-oriental, ne sont ni des jeux d’esprit, ni d’insignifiantes poésies d’agrément, ni des vers de société ; ils ont été inspirés par un libre sentiment plein de grâce et d’abandon » (478)
3- « Une histoire que le vent aurait balayée » ; un poème « rigide et fermé », écrit-il dans la partie de l’Esthétique consacrée à la poésie : Jankélévitch IV, p. 116 et 131.
4- Par exemple, lorsqu’il définit « l’âme de la nationalité juive » par « l’odium generis humanum » (p. 65) ; ou bien encore lorsqu’il prétend que les Juifs « ne connaissent eux-mêmes que la joie maligne du lâche dont l’ennemi est jeté au sol par un autre que lui : ils n’ont que la conscience du mal qu’on a fait pour eux, et non pas la conscience de la bravoure qui peut aller jusqu’à verser une larme sur la misère qu’elle doit engendrer » (p. 56).
5- C’est seulement après le retour d’exil, et plus tardivement encore, qu’apparaît, sans doute sous l’influence des idées iraniennes, l’idée d’une résurrection des morts et d’une survie de l’âme après un jugement personnel. Avant l’exil, la religion n’enseigne que la justice immanente à ce monde, et ne connaît l’immortalité que par la restauration de la grandeur d’Israël annoncée par les  premiers prophètes.

 

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