Jacques Darriulat

 

GIORGIO VASARI

 

 

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Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

 

ANTIQUITE

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RENAISSANCE

1- Naissance de la critique d'art

2- Imitation de la nature

3- Perspective

4- Alberti

5- Ficin

6- Pic

7- Léonard

8- Michel-Ange

9- Vasari

PHILOSOPHIE MODERNE

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 


Mis en ligne le 29 octobre 2007


Giorgio Vasari (1511 à Arezzo-1574)

           Le Vite dei più eccellenti pittori, scultori e architetti ont été traduites, commentées et abondamment annotées, sous la direction d'André Chastel, en onze volumes (le dernier étant un volume d'index), chez Berger-Levrault, Paris, de 1981 à 1987. Dès 1966, Chastel avait publié chez Hermann, avec préface et chronologie, la traduction de quelques-unes de ces vies, de Cimabue au Pérugin, sous le titre Les Peintres toscans. En 2005, les onze volumes de Berger-Levrault ont été rassemblés en deux gros volumes sur papier bible, chez Actes Sud. Le texte italien est aisément accessible sous la forme d'un gros volume broché (1400 p.), avec une introduction de Maurizio Marini, chez Newton Compton Editori, Rome, 1991.
           Un catalogue complet de l'oeuvre peint de Vasari, par Laura Corti, a été publié à Florence (Cantini Editore) en 1990, et traduit en français chez Bordas en 1991. Sur Vasari lui-même, on lira la biographie de Roland Le Mollé, Giorgio Vasari, l'homme des Médicis, Paris, Grasset, 1995. Parmi les travaux récents : Marco Cardisco, Giorgio Vasari : pittura, umanesimo religioso, imagini di culto, présentation Riccardo Naldi, Naples, Arte'm, 2009 ; David Cast, The Delight of Art : Giorgio Vasari and the traditions of humanist discourses, Pennsylvania State University Press, 2009 ; Claudia Conforti, Giorgio Vasari, Milano, Mondadori Electa, 2010 ; le catalogue de l'exposition des Offices, Florence, 14 juin - 30 octobre 2011, Vasari, gli Uffizi e il Duca, édition de Claudia Conforti ; et Antonella Fenech Kroke, Giorgio Vasari : la Fabrique de l'allégorie ; culture et fonction de la personnification au Cinquecento, avec une préface de Philippe Morel, Florence, Olschki, 2011.

***

            En 1550, Giorgio Vasari, peintre et architecte arétin, de modeste extraction – son père était potier, et le nom de la famille se dérive de ce métier : Vasari de vaso – publie à Florence deux volumes qui font près de mille pages, sous le titre : Les vies des plus excellents architectes, peintres et sculpteurs italiens de Cimabue jusqu’à notre temps décrites en langue toscane par Giorgio Vasari, peintre arétin avec une introduction utile et indispensable aux différents arts. Une seconde édition, avec de considérables additions (une centaine de pages), verra le jour en 1568. Cet ouvrage rassemble une quantité considérable d’informations sur les biographies des artistes, et reste encore, malgré ses imprécisions et parfois mêmes ses anecdotes fantaisistes, l’une de nos principales sources d’information sur l’art – essentiellement italien, il est vrai – de la Renaissance. Aussi les historiens d’art reconnaissent-ils à Vasari l’honneur d’avoir fondé leur discipline (même si cet honneur est partagé avec Johann Joachim Winckelmann, auteur d’une Histoire de l’art dans l’antiquité, 1764, qui le premier s’efforce d’établir une chronologie vraiment scientifique des œuvres d’art grecques et romaines), et Germain Bazin, ancien conservateur du musée du Louvre, auteur d’un passionnant ouvrage sur l’Histoire de l’histoire de l’art (1986), intitule « Le père fondateur » le chapitre qu’il consacre à Vasari. Il est vrai que l’histoire de l’art selon Vasari est essentiellement une histoire des artistes, c'est-à-dire une succession de biographies, et non une histoire des œuvres, ou des styles, telle celle qu’entreprendra Winckelmann. Pourtant, et même s’il est possible de trouver des prédécesseurs à Vasari (Villani, Ghiberti, Manetti), les Vite, par l’extraordinaire richesse de la documentation et par l’ampleur remarquable des œuvres étudiées, restent sans précédent et témoignent d’un sentiment tout à fait nouveau de la très haute valeur de l’art. Cet acte de naissance n’est pourtant pas spontané, et répond à une nécessité politique du temps.
            Après l’assassinat d’Alexandre de Médicis, poignardé par son cousin Lorenzo dei Medici, dit Lorenzino (le Lorenzaccio de Musset), Cosme 1er est reconnu prince légitime de Florence en septembre 1537. Il va régner sur la cité pendant 27 ans (jusqu’à sa mort le 21 avril 1564) et lui donner le rayonnement qui est encore le sien de nos jours. Son règne marque en effet un tournant : l’époque de Machiavel, républicain et adversaire des Médicis, est définitivement révolue. Le rêve du secrétaire de Florence, faire l’unité de la nation et chasser les étrangers qui la pillent, l’Italie étant devenue le champ de bataille où s’affrontent les rois de France et d’Espagne, paraît définitivement hors d’atteinte. La politique italienne, dominée par le jeu des grandes monarchies, ne peut donc plus être de conquête ni d’annexion, et nul n’attend plus un nouveau « duce », tel qu’apparut un moment César Borgia aux yeux de Machiavel, pour soumettre les rivalités régionales à un pouvoir central, monarchique et puissant. Cosme en tire les conséquences : il se contentera de régner sur la Toscane, la seule grande affaire militaire, mais aussi diplomatique, de son règne est l’annexion de Sienne en 1555 (en fait, la ville restait sous la protection de Charles Quint, qui ne la lui concèdera qu’en 1557, et il faudra attendre le traité de Cateau-Cambrésis en 1559 pour que Philippe II donne définitivement Sienne à Cosme 1er pour prix de l’énorme dette accumulée par les rois d’Espagne envers la maison des Médicis). Aussi bien, le seul titre honorifique auquel aspirait Cosme était celui de grand-duc de Toscane, titre que lui reconnaissaient tous ses sujets mais que lui refusera l’empereur, et qui ne fut accordé qu’à son fils Francesco en 1576. Comment alors augmenter la puissance d’un Etat, quand on ne peut plus compter sur une politique de conquête et qu’on se trouve, par le rapport des forces armées, en situation de dépendance ? Telle est la question qui se pose à Cosme, et à laquelle il va donner une réponse originale et géniale : Florence, faute de devenir une puissance dominante sur le plan politique, le deviendra sur le plan culturel. Cosme invente la Florence que célèbrent aujourd’hui chaque année des millions de touristes, la capitale de l’art et des lettres. Sur le modèle des grandes villes qui constituaient des étapes obligées sur le parcours des pèlerinages médiévaux, avec les églises et leurs reliques devant lesquelles tout pèlerin devait se recueillir, Cosme va faire de Florence la capitale du pèlerinage artistique et culturel que tout homme cultivé qui se respecte ne doit pas manquer d’accomplir. Il encourage les artistes et finance largement leurs entreprises (il a particulièrement aidé Bronzino, Pontormo, Cellini), il crée une Académie des belles Lettres, l’Academia fiorentina, ainsi qu’une Académie des beaux-arts, présidée par Vasari, l’Academia del disegno. Il met la main sur l’édition, en finançant un éditeur officiel, Lorenzo Torrentino, l’éditeur de la première édition des Vite. C’est sous son règne que son épouse, Eléonore de Tolède, fait considérablement embellir le palais Pitti et réaliser les jardins Boboli. Il fait du vieux palais la résidence princière, et charge Vasari des travaux de réfection et de décoration. Il fait construire par le même Vasari un corridor qui passe sur le Ponte Vecchio et qui permet de rejoindre, du Palazzo Vecchio, le palais Pitti. Enfin et surtout, il fait construire les Offices, toujours par Vasari, pour abriter l’administration de la principauté, mais qui deviendra l’un des plus célèbres musées du monde, dont la collection est due en majeure partie aux efforts de Cosme lui-même. Mais le chef d’œuvre de la politique de Cosme est sans doute l’organisation à Florence des funérailles de Michel Ange en 1564. Le grand florentin, âgé de 89 ans, est mort à Rome, où il demeurait obstinément, et malgré les invitations généreuses de Cosme, en raison de ses sympathies républicaines et de son hostilité aux Médicis. Quand il apprend sa mort, Cosme fait enlever clandestinement son cadavre dans la ville pontificale et le rapporte en secret à Florence. Là, il fait organiser par Vasari et l’Academia del disegno, de grandioses funérailles dans l’église de Santa Croce, où se trouve le tombeau de Michel-Ange, Santa Croce qui prend sous le règne de Cosme la dimension d’un panthéon florentin, dédié par la patrie reconnaissante à ses grands hommes. L’architecture et la décoration du catafalque de l’artiste, haut de plus de seize mètres et inspiré par la conception première du tombeau de Jules II, donnent lieu, dans les Vite, à une longue description dans la vie de Michel-Ange. Cet apparato est surtout une formidable machine destinée à servir la gloire artistique de Florence, et la magnificence des Médicis. A côté du tombeau de Michel-Ange, à Santa Croce, se trouve le cénotaphe de Dante, que la cité avait pourtant condamné à l’exil. La principauté avait aussi tenté de voler sa dépouille à Ravenne, où il a sa sépulture, mais sans y parvenir (1). C’est ainsi qu’au Moyen Age les cadavres des saints étaient l’objet d’un trafic de reliques, chaque monastère devant son rayonnement aux restes vénérables qu’il se flattait de conserver. Les œuvres d’art sont les reliques sacrées d’une modernité qui ne croit plus guère au sacré. Le rayonnement artistique de Florence supplée ainsi à la pauvreté de sa puissance effective dans le jeu des grandes puissances. L’art et la culture sont les armes idéologiques auxquelles recourt le prince désarmé. Il apparaît ainsi que le souverain règne par l’imaginaire tout autant que par la simple contrainte : c’est avec la Florence de Cosme que naît l’idée d’un art monarchique, tout entier dévoué à la célébration du prince, de sa magnificence et de sa gloire.
            Tel est le contexte dans lequel paraît la première édition des Vite, qui en est en grande partie le fruit. Il s’agit en effet pour Vasari de célébrer – la majeure partie des biographies appartient en effet au genre de l’éloge – les artistes ont fait la gloire de Florence, et par conséquent celle des Médicis eux-mêmes. Dans la dédicace à Cosme de la première édition, Vasari écrit : « J’ai rapporté, les vies, l’activité, les styles et les conditions de tous ceux qui ont ressuscités les arts tombés en léthargie, puis les ont progressivement élevés, enrichis et portés enfin à ce degré de solennelle beauté où ils se trouvent aujourd'hui. Presque tous étaient toscans, la plupart florentins, et beaucoup d’entre eux ont été soutenus et stimulés à l’ouvrage avec toutes sortes d’avantage et d’honneurs par vos illustres aïeux : on peut donc dire que votre pays, et votre maison fortunée ont vu renaître ces arts qui ont rendu au monde noblesse et beauté » (I, 41). On a reproché à Vasari son « campanilismo », son esprit de clocher qui le conduit à faire immanquablement de Florence le centre de la renaissance des arts en Italie, puis dans le monde. Il ne dit mot des artistes flamands : le nom de Jan Van Eyck ne figurait dans la première édition que par l’anecdote plus ou moins imaginaire de l’invention de la technique de l’huile, qui forme une digression dans la vie d’Antonello de Messine. Dans le Proemio de son ouvrage (« La sculpture ») il explique ingénument que les plus grands parmi les artistes du nord doivent au voyage en Italie tout ce qu’ils savent de leur art. Quant à Michel-Ange, auquel il appartiendra d’élever l’art au plus haut degré de sa perfection, c’est Dieu en personne qui tint à lui donner Florence pour lieu de sa naissance : « Comme le maître du ciel voyait  que dans ces exercices et ces arts si étonnants, peinture, sculpture, architecture, les talents ont toujours été en Toscane d’une grandeur tout à fait insigne, en se soumettant aux travaux et aux exercices techniques plus que quiconque en Italie, il tint à lui donner pour patrie Florence, comme la plus digne des cités, pour mettre le comble à la perfection de tous ses mérites à travers l’un de ses citoyens. » Il est vrai que la seconde édition de 1568, dont la documentation est beaucoup plus riche, s’ouvre sur des foyers artistiques étrangers à la Toscane, et l’on y trouve des peintres allemands, flamands, français, espagnols et même anglais. A la suite d’un voyage à Venise, en 1566, où l’avait invité l’Arétin, Vasari reconnaît encore le génie propre aux coloristes vénitiens, et rend au Titien, dans la seconde édition, la place qui lui revient. Il reste que selon les Vite il revient à l’honneur de la Toscane d’avoir donné aux arts une impulsion définitive et d’en demeurer le moteur principal. Thèse d’autant plus paradoxale que Vasari compose son ouvrage alors que commence l’irréversible déclin artistique de la Florence des Médicis. Quant à la raison de l’excellence artistique de la Toscane, sans tenir compte de l’exorde très rhétorique de la vie de Michel-Ange qui l’attribue à une élection divine, il faut la chercher, selon Vasari, dans la qualité de l’air florentin. Il se réfère en cela à une théorie des climats qui trouve son origine dans la médecine antique (chez Hippocrate repris sur ce point par Galien). C’est ainsi qu’à l’air pesant et accablant de Rome, qui n’est pas sans rapport avec le despotisme qui règne dans la ville pontificale, Vasari oppose l’air « vif et subtil, acuta et sottile » de Florence, l’acutezza comme la sottiglieza étant un mélange de subtilité, de finesse et de ténuité (Le Mollé 183). On se moque volontiers aujourd’hui de cette théorie du « climat », mais il n’y a pas grande différence entre ce que Vasari nomme l’aria et ce que Taine nommait le milieu (l’un des trois grands déterminants de l’épanouissement de l’art avec la race et le moment). Dans la vie du Pérugin, Vasari esquisse une véritable sociologie de l’art florentin : à Florence, explique-t-il, les esprits sont stimulés par trois choses : la première est le climat de liberté qui y règne ; la seconde, c’est qu’il faut ici travailler pour vivre et s’enrichir, la Toscane « ne possédant pas de terres vastes et riches, capables de nourrir facilement, comme les pays d’abondance, ceux qui y vivent » ; la troisième, c’est le désir de gloire qui enflamme les esprits, et incite chacun à se montrer supérieur aux autres. Portrait, il est vrai, de la Florence républicaine bien davantage que de la Florence médicéenne. On le voit : la supériorité de Florence est intellectuelle plutôt qu’économique ou politique. Conformément à la propagande des Médicis, Vasari fait de Florence une capitale de l’esprit et des arts.
            « Homme des Médicis », selon le tire de l’ouvrage que Roland Le Mollé lui a consacré, Vasari l’est tout autant comme auteur des Vite que comme artiste, peintre ou architecte. Soucieux d’ennoblir son art (ce fut déjà la grande affaire du Quattrocento que de rattacher la peinture aux arts libéraux et de la détacher des arts mécaniques), Vasari soigne l’image d’un peintre courtisan, familier des grands, érudit en son art progressant avec aisance dans une vie de cour pourtant pleine de pièges et de rivalités.  Peintre de ce qu’il nomme lui-même la bella maniera (on attribuera plus tard à l’art dont il est le contemporain l’étiquette du « maniérisme »), qui est un composé de bienséances, d’élégance et de « grâce » (une notion particulièrement chère à Vasari) qui n’est pas sans rapport avec l’idéal de la sprezzatura, suprême désinvolture qui sait donner paradoxalement l'apparence, dans les situations les plus tendues, du naturel et de l’aisance, idéal défini par Castiglione dans son ouvrage de 1528 Il Libro del Cortegiano. L’artiste, d’origine modeste et écono-miquement dépendant, affiche pourtant les « manières » d’un grand seigneur. L’activité de Vasari, son empressement à répondre aux commandes des princes, sont proprement effarantes. La rédaction des Vite n’est à ses yeux que le moins important des défis qu’il s’efforce de tenir : il réaménage entièrement le Palazzo Vecchio, réalise des cycles de fresques à chaque étage, organise les funérailles solennelles de Michel-Ange, conçoit les décors pour les fêtes célébrant le mariage de Francesco, fils de Cosme, avec Jeanne d’Autriche, dessine le palais des Chevaliers de Saint Etienne, à Pise, et réalise le décor de la façade en grotesques, couvre encore de fresques la grand salle du palais de la Chancellerie, à Rome. Il dirige encore la construction des Offices et réalise le corridor reliant le Palazzo Vecchio au palais Pitti. Le catalogue de son œuvre peint compte aujourd'hui près de cent trente numéros, et beaucoup d’œuvres ont été perdues. Le far presto, la rapidité d’exécution de Vasari était légendaire, il précise toujours, dans l’autobiographie qui termine la seconde édition, le temps mis à réaliser ses ouvrages, et s’étonne lui-même d’avoir pu achever le corridor en cinq mois, car il n’imaginait pas, ajoute-t-il, qu’on puisse le faire en cinq ans. La salle de la Chancellerie se nomme encore aujourd'hui la « Salle des Cent jours », car c’est là le temps qui lui a suffi pour en réaliser la décoration. Il s’en flattera auprès de Michel-Ange : « cela se voit » aurait répondu laconiquement le maître. Benvenuto Cellini, son rival auprès de Cosme, le nommera par dérision Giorgino fa presto. Dans cette extraordinaire rapidité d’exécution, il y a pourtant davantage que le simple empressement servile d’exaucer le moindre souhait des commanditaires. En premier lieu, l’artiste selon Vasari est uomo virtuoso, homme valeureux et homme de valeur, animé par le feu de ce qu’on nomme déjà le génie, soulevé par cette furor poetico, que Marsile Ficin avait théorisé dès la fin du Quattrocento, en commentant la célèbre classification des délires inspirés par les dieux et les Muses qu’on lit dans le Phèdre de Platon. Une exécution trop lente et trop léchée serait sans inspiration, et le véritable artiste travaille sous l’impulsion d’une divine flamme qui ne lui laisse pas de répit. Comme Vasari l’écrit lui-même dans la vie de Luca Robbia, au sujet du célèbre bas-relief de Donatello pour la cantoria de Santa Maria del Fiore : « Dans l’ébauche, l’artiste en proie à l’inspiration exprime souvent sa pensée en quelques traits et ne fera parfois que l’affaiblir par l’effort et l’application […] De même les œuvres inspirées par la fureur poétique sont seules vraies et supérieures à celles qui naissent laborieusement, de même les réalisations des grands dessinateurs sont meilleures jaillissant sous l’élan de l’inspiration qu’engendrées par un long effort et de pénibles rêvasseries ». Dès la fin du Quattrocento, Léonard avait montré la puissance évocatrice du non finito, et les Esclaves inachevés que Michel-Ange avait sculptés pour le tombeau de Jules II en offraient une magnifique démonstration. Mais il y a plus encore dans cette éthique de la virtuosité qui est celle, selon Vasari, de l’artiste de génie : tout se passe comme si la prouesse du chevalier célébrée par la légende dans le roman médiéval se transférait à la Renaissance, alors même que les guerres d’Italie sonnent la fin de l’ère de la chevalerie, sur l’exploit accompli par l’artiste d’exception. Michel-Ange lui-même se trouvait sans doute à l’origine de l’œuvre d’art conçue comme une performance plus qu’humaine. La décoration de la voûte de la Sixtine, sans l’aide d’un atelier, demeure encore à ce jour l’exploit le plus incroyable de l’histoire de l’art occidental. La conception grandiose du premier tombeau de Jules II, qui ne sera finalement jamais réalisée, était également un défi cyclopéen. Quant au Jugement dernier de la Sixtine, achevé bien après la voûte en 1541, il est encore l’enjeu d’un célèbre défi que Michel-Ange se lance à lui-même : son élève Sebastiano, dit Sebastiano del Piombo, avait cru bien faire en préparant le grand mur (vingt mètres en hauteur, treize en largeur) pour qu’il soit peint à l’huile, ce qui permet de prendre son temps et autorise les repentirs, à l’inverse de la peinture à fresque qui exige, comme son nom l’indique, de déposer la peinture pendant que l’enduit est encore frais. Sebastiano avait pensé que l’effort physique de la peinture à fresque outrepassait les forces de Michel-Ange vieillissant (il avait alors soixante six ans). Quand le maître l’apprend, selon le témoignage admiratif de Vasari lui-même, il fait jeter par terre le crépi, et fait recrépir le tout de façon à pouvoir y travailler à fresque, en lançant : « La peinture à l’huile est un art de femmes et de riches fainéants, comme frà Sebastiano ».
            C'est ainsi que si l’aria de Florence a pu faciliter la croissance et l’épanouissement du génie, il reste que l’œuvre est pour l’artiste une épreuve individuelle, un défi  qu’il affronte en solitaire. C’est depuis Vasari peut-être que l’artiste prend la dimension d’un héros moderne, et le genre biographique qui cultivera avec délectation les « vies passionnées » de Vincent Van Gogh ou d’un autre, trouve là son origine surtout romanesque. Vasari reprend une idée chère à Machiavel : toute vie d’homme est le résultat d’un conflit entre Virtù et Fortuna, entre l’énergie de la volonté d’un seul, et les aléas de la conjoncture auxquels tous sont soumis. Vasari a une forte conscience de l’individualité héroïque de chacun des artistes dont il rédige la vie, il définit avec précision le style ou la « manière » qui font l’originalité de son œuvre, chaque fois unique et irremplaçable. Aussi importe-t-il d’en conserver la mémoire, comme le chroniqueur ou l’historiographe conserve la mémoire de l’exploit, et ce n’est pas un hasard si chaque vie se termine par l’épitaphe qui  se trouve sur la tombe de l’artiste : les Vite de Vasari sont des « tombeaux » élevés à la gloire des artistes, des monuments consacrés à leur mémoire, et comme les titres irréfutables de leur noblesse spirituelle. Dans la conclusion de son ouvrage, Vasari se flatte de reconnaître chaque artiste à sa manière, « à la façon d’un chancelier savant et exercé qui sait discerner entre les écritures de ses pairs, et chacun des traits propres à celle de ses proches amis et des membres de sa famille ». Dans un ouvrage célèbre de 1860, La civilisation de la Renaissance en Italie, Jacob Burckhardt avait montré comment la Renaissance avait consacré l’individu en son originalité irréductible, son énergie, son caractère et son génie propres. Et c’est bien ainsi que Vasari conçoit l’identité des artistes dont il commémore l’œuvre et la vie. La Renaissance est aussi le grand âge du portrait, et Vasari lui-même établit une relation entre ce genre de la peinture et celui, littéraire, de la biographie : dans la seconde édition des Vite, il prend soin d’imprimer en tête de chaque chapitre un portrait du peintre évoqué, portrait qu’il a parfois eu les plus grandes peines à obtenir et dont il se flatte de pouvoir assurer l’authenticité. C’est dans cet esprit que Vasari lui-même, dans son autobiographie placée à la fin de l’édition de 1568, rappelle ce qu’il nous donne pour l’origine de son ouvrage : en 1546, rapporte-t-il, il se trouvait en compagnie de grands seigneurs, parmi lesquels Paolo Giovio, évêque de Nocera, grand amateur d’art qui avait rassemblé dans sa villa du lac de Côme une collection, un museo disait-on alors, de bustes de personnages célèbres, répartis en quatre catégories : les savants et les poètes, les humanistes, les artistes, les hommes d’Etat et les guerriers ; pour compléter son « musée », Giovio proposa alors à Vasari de « composer un traité sur les hommes qui se sont illustrés dans les arts du dessin, depuis Cimabue jusqu’à notre temps ». L’allusion aux Vies parallèles des hommes illustres de Plutarque est évidente. En outre, le musée de Giovio mettait à égalité les hommes d’Etat avec les hommes de génie qui se sont fait remarquer par la supériorité dans les lettres (les poètes), la science (les savants), l’érudition (les humanistes) et les arts du dessin (les « artistes »). Le musée de Giovio est ainsi un mausolée qui consacre la gloire immortelle, en ce sens qu’elle doit être célébrée au-delà de la mort, des peintres, sculpteurs et architectes dont Vasari rédigera les vies mémorables. Ce récit de Vasari est historiquement faux, puisqu’on a montré qu’il s’était mis à la tâche bien avant 1546, et au moins depuis 1540 ; toutefois, il est imaginairement vrai, et nous livre le véritable sens de l’entreprise vasarienne : célébrer les individualités héroïques des artistes qui ont mérité de passer à la postérité par l’exploit de leur œuvre (2). C'est ainsi que le musée, tel que l’interprète l’auteur des Vite, qui est aussi l’architecte des Offices, est un monument édifié en l’honneur des grands hommes qui se sont illustrés dans le domaine de l’esprit. S’il faut en croire Vasari, Michel-Ange, dont on disait que le génie était « divin », parlait d’égal à égal avec Jules II, et Titien, dont Charles Quint n’hésita pas à ramasser lui-même le pinceau tombé à terre, fut fait comte par ce même empereur. Vasari admire ces peintres qui, tel encore Giulio Romano à la cour de Mantoue, ont su se faire proches des princes et qui ont fait fortune par la seule force de leur art.
            On le voit : la théorie de l’histoire selon Vasari est partagée entre deux forces contraires : d’une part le déterminisme du milieu, c'est-à-dire la qualité de l’air, et particulièrement de celui, acuta et sottile, « ténu et subtil », de Florence ; d’autre part, le génie propre de l’artiste, et son irréductible originalité. Cette contradiction dynamise en vérité sa théorie de l’histoire : l’événement, qui dans le domaine particulier de l’histoire de l’art est la réalisation de l’œuvre de génie, apparaît au confluent de l’énergie de l’individu et du poids du milieu, qui se résume à la qualité de « l’air ». L’énergie de l’individu, c’est la virtù dont Machiavel a traité de façon mémorable, la virtù qui consiste essentiellement à savoir se saisir de l’occasion, et qui exige pour cela esprit de décision, justesse du coup d’œil, et rapidité dans l’exécution ; Fortuna, ce sont les circonstances qui emportent les individus, favorisent ou détruisent leurs plans, la roue qui, par ses révolutions toujours recommencées, élève à son sommet le roi sur son trône et livre à l’abîme l’âne emporté par le mouvement du déclin. C’est ainsi que le secrétaire de Florence professe volontiers, comme le fera plus tard Vico, une théorie cyclique de l’histoire, en corsi et ricorsi, épanouissement, maturité et déchéance. Vasari, plus optimiste, conçoit l’histoire de l’art, en laquelle s’illustrent les génies, comme un progrès perpétuel, et l’éclosion sans fin d’une beauté toujours plus grande. En comparant Vasari aux grandes philosophies médiévales de l’histoire, qui à la suite de saint Augustin établissent une analogie entre les âges de la vie d’un individu (enfance, adolescence, maturité et vieillesse) et le parcours historique de l’humanité, Panofsky a souligné ce progressisme de Vasari : « Des quatre phases que distinguait Florus [rhétoricien et historien de Rome aux I-IIèmes siècles], infantia, adolescentia, maturitas et senectus, Vasari ne reconnaît que les trois premières, ascendantes ». Cependant, il arrive parfois à Vasari de laisser entendre que nous entrons dans un quatrième âge qui, après la perfection absolue atteinte par Michel-Ange, prend parfois les traits d’un déclin. Il est vrai que Vasari, qui écrit pour la gloire de la Toscane et de son protecteur, Cosme Ier, ne saurait ouvertement admettre qu’il vit un temps de décrépitude, et se voit en quelque sorte contraint, par son rôle de propagandiste du prince et d’impresario de la cour, à prononcer l’éloge des contemporains. Il reste que la perfection antique a bien sombré autrefois dans l’obscurité et la barbarie du Moyen Age, et qu’il se pourrait bien que pareille catastrophe se renouvelle de nos jours.
            Il est bien certain en tous cas que Vasari se refuse à n’être qu’un simple biographe, et son œuvre qu’une pure succession de récits ; il se veut « historien » : « Je me suis inspiré, écrit-il dans la Préface à la seconde partie des Vite, des historiens éminents, et j’ai employé leurs méthodes ». A la manière des « historiens », il distingue donc trois grandes périodes (età ou maniere) dans les progrès de l’art. En évoquant rapidement l’antiquité dans la préface de son œuvre (Giovio avait cherché à le stimuler en lui proposant de rivaliser pour les temps modernes avec ce que Pline l’Ancien avait fait pour l’antiquité), Vasari distingue trois âges : l’enfance, quand le dessin naît en Egypte et en Chaldée ; pendant l’adolescence, la sculpture et la peinture s’épanouissent merveilleusement en Grèce, mais ne parviennent à la perfection qu’avec Rome, qui est le véritable âge de la maturité. Les découvertes de l’Apollon du Belvédère (fin XVe) et du Laocoon (début XVIe) définissent les modèles de la sculpture antique. Quand Vasari cherche à mettre des noms d’artistes sur ces périodes, il reprend la classification déjà établie par Pline, et ne cite que des artistes grecs, qu’il distingue mal des artistes romains (il faudra attendre Winckelmann au milieu du XVIIIe siècle pour que l’appellation incertaine des « Anciens » se dissocie clairement en œuvres grecques et romaines) : c’est ainsi que le premier âge n’est représenté que par les sculpteurs Canachos et Calamis, et par les peintres que Pline dits « monochromes » ; au second âge, s’illustrent le sculpteur Myron et les peintres à quatre couleurs, Zeuxis, Polygnote et Timanthe ; quant au troisième âge, qui est le véritable « âge d’or » de l’art antique, il voit fleurir le sculpteur Polyclète et le peintre Apelle.
            Pourtant, cette époque du « grand style » propre à l’art antique n’échappe pas à la décadence : déjà sous le règne de Constantin, la sculpture est devenue maladroite, et seule l’architecture, qui se contente par ailleurs d’imiter les grands modèles du passé, se maintient à un bon niveau. Les invasions des barbares, que Vasari nomme volontiers « les Goths », vont achever la destruction des chefs d’œuvre de l’antiquité : « La fortune, quand elle a porté au sommet de la roue, soit jeu, soit regret, précipite au bas. C'est alors que survint en divers points du monde, le soulèvement de la plupart des nations contre les Romains. Il en résulta rapidement l’affaiblissement de ce grand empire et sa ruine générale, principalement sensible à Rome même » (I, 224). Dans cette déchéance, la haine que les chrétiens nourrissent contre les païens et leur art, a aussi une grande part de responsabilité : « Ce qui contribua le plus à l’extinction des arts fut le zèle fervent des adeptes de la nouvelle religion chrétienne : après une longue et sanglante lutte, grâce à l’abondance de ses miracles et à la sincérité de son action, elle avait reversé et anéanti l’ancienne foi des païens […] Elle mutila donc ou détruisit dans leur totalité les merveilleuses statues, les sculptures, peintures, mosaïques et ornements des faux dieux païens ; elle s’attaqua à tout ce qui avait été érigé pour rendre hommage à la mémoire d’un grand nombre de personnages illustres et pour célébrer leurs mérites exceptionnels, aux statues et aux ouvrages commémoratifs placés en des lieux publics par la sage Antiquité. En outre, pour édifier les sanctuaires du culte chrétien, la nouvelle religion détruisit les temples païens les plus réputés ; pour enrichir et décorer Saint-Pierre, elle ne se contenta pas des ornements prévus au début, elle dépouilla de ses colonnes le mausolée d’Hadrien, aujourd’hui château Saint-Ange, et beaucoup d’autres que nous voyons mutilés » (I ; 225-226). Texte remarquable qui semble mettre en contradiction le génie païen de l’art et l’iconoclasme chrétien, et qui n’est pas sans rapport avec la crise de la Réforme, le combat de Luther contre le culte des images, et en-deçà, les diatribes de Savonarole contre les licences que les artistes se permettent. On ne s’étonnera donc pas si le grand art chrétien du Moyen Age est méprisé par Vasari : il le met sur le compte de la barbarie tudesque (maniera tedesca), décadence du goût qui se défigure sous la surcharge des ornements ; à l’Est, la maniera greca qui triomphe à Byzance ne vaut guère mieux : rigide et hiératique, elle est dépourvue de grâce et échoue à imiter la nature, ce qui est pourtant le but suprême de l’art.
            Il faut une véritable « renaissance », une rinascità, pour mettre fin à cet âge de ténèbres. Le foyer de cette renaissance sera bien évidemment la cité de Florence. Alors recommence l’histoire heureuse du progrès, qui passe à nouveau par trois étapes : l’enfance, de 1250 jusqu’à la fin du Trecento, où l’artiste se délivre de la manière empesée et raide du gothique et se tourne à nouveau vers l’imitation de la nature. Cette période est dominée par le style, ou la « manière » de Giotto qui, selon le mot de Cennini repris par Vasari, délaisse la maniera greca et inaugure la maniera moderna. Mais l’art de Giotto lui-même a été préparé par celui de son maître Cimabue, auquel Vasari consacre la première des Vite. L’adolescence, qui commence avec le Quattrocento, et se tourne justement vers le modèle antique (qui est avec la nature le but de l’art authentique), mais en conservant une certaine sécheresse et un dessin coupant (maniera secca). L’art de Masaccio, le premier qui sait installer une figure dans l’espace et construire une perspective cohérente, est ici fondamental. Brunelleschi l’est également, pour avoir le premier arraché l’architecture aux ornementations gothiques, et avoir rétabli la pureté des lignes et des formes. Le style cassant de Mantegna, qui pétrifie toute chair en une statue de marbre à la façon des Anciens, est exemplaire de cet âge. Enfin la maturité, qui est l’âge de la perfection, commence avec Léonard de Vinci, qui le premier retrouve le sens de la « grâce » perdue depuis l’Antiquité, et le sentiment de la chair. Ce troisième âge parvient à l’excellence avec Michel-Ange, artiste absolu et divin venu sur terre pour enseigner aux hommes la toute-puissance de l’art. La vie de Michel-Ange constitue ainsi le sommet, à la fois par sa qualité et par sa place dans l’économie du système, de l’œuvre de Vasari, surtout il est vrai en ce qui concerne la première édition ; la seconde, mieux documentée et plus consciente de la complexité de la vie artistique de l’Italie contemporaine, est plus nuancée. Vasari reconnaît en particulier l’excellence de l’école vénitienne, qui prétendait que les Florentins ne savaient pas peindre, comme les Florentins prétendaient que les Vénitiens ne savaient pas dessiner. La longue vie consacrée au Titien semble reconnaître qu’il peut y avoir encore un grand génie après Michel-Ange. N’oublions pas toutefois que Michel-Ange ne meurt qu’en 1564, soit quatorze ans après la première édition des Vite et quatre ans seulement avant la seconde, et qu’il est encore actif dans les dernières années de sa vie ; Titien, quant à lui, meurt douze ans après Michel-Ange, en 1576. Dans l’édition de 1568, on sent Vasari débordé par la richesse d’une documentation que lui fournissaient de toutes parts ses amis, stimulés par le succès de la première édition, et chacun voulant faire une place à l’école qui avait sa préférence. Aussi a-t-on le sentiment que le beau schéma du progrès s’achève dans une confusion au sein de laquelle il n’est pas d’individu ou d’école qui puisse revendiquer l’excellence. Le grand art semble s’égarer dans la multiplicité des styles et des manières.
            C’est peut-être la raison pour laquelle Vasari semble parfois pressentir un quatrième âge, qui serait celui du déclin, et qui ne ferait que renouveler le naufrage de l’Antiquité assaillie par les invasions barbares. C’est cette inquiétude qui l’aurait, entre autres raisons, conduit à la rédaction des Vite : « J’ai encore été poussé par une autre raison : il peut arriver un jour (ce qu’à Dieu ne plaise) que, par l’incurie des hommes, la malignité des temps ou la volonté du ciel qui ne semble pas beaucoup vouloir maintenir l’intégrité des choses d’ici-bas, l’art subisse à nouveau des désordres et une ruine analogue. Je souhaite que tout ce que je viens d’écrire et tout ce que je vais exposer puisse contribuer (si mon travail mérite d’avoir ce rôle heureux) à le maintenir en vie ! » (I, 233). Après la perfection attribuée à l’art de Michel-Ange, il semble en effet que seul le déclin soit désormais possible. Dans la vie de Valerio Vicentino, qui avait su retrouver le secret de l’antique technique de la gemme, ou taille des pierres précieuses, Vasari rapporte cette sentence de Michel-Ange : « Désormais, l’heure de la mort est venue pour l’art, car aucun progrès n’est plus possible » (Schlosser 332-333). C’est peut-être là, comme le suggère Roland Le Mollé, l'une des raisons de la hâte que Vasari met en toutes ses entreprises : tout ce qui est acquis est précaire, et les choses humaines sont vouées à la décrépitude et à la mort. Et Vasari lui-même, dans une lettre du 27 septembre 1569, déclare à Francesco de’ Medici, qui le presse de terminer une décoration du Palazzo Vecchio : « Sachez que je ne perds pas mon temps ; en réalité, retarder le travail de la Salle est grave car Giorgio est en train de vieillir, il perd la vue et ses forces diminuent ; et la mort achève notre aventure. E la morte finisce la storia » (Le Mollé 348). L’artiste, en sa virtù, s’oppose héroïquement à ce destin, et construit pour la postérité un monument qui résistera à l’action dissolvante du temps. Et Vasari, en conservant dans les Vite la trace des exploits de ceux qui ont su édifier une œuvre de grand style, participe à cette lutte qui fait l’essentiel de cette dignitas hominis dont les humanistes ont dit la grandeur. Aussi peut-il ajouter, sans forfanterie excessive, dans l’édition de 1568, le récit de sa propre vie après celles de tous les héros qui ont conduit progressivement l’art à la perfection, pour la plus grande gloire de Florence et de l’Italie.

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Note

1- Vasari lui-même s’efforce d’annexer le poète florentin au grand art du restaurateur, le florentin Giotto. Vasari invente, par exemple, l’amitié entre Dante et Giotto ; il va même jusqu’à affirmer que Dante est l’inspirateur du cycle d’Assise, d’une décoration d’une église de Ferrare et des fresques faites à Naples (du moins dans la première édition ; dans la seconde, il se corrige).

2- Sur l'affinité des Vite de Vasari avec le "Museo" de Paolo Giovio, on lira Edouard Pommier, Comment l'art devient l'art dans l'Italie de la Renaissance, Gallimard, 2007, p. 394 à 401.