Jacques Darriulat

 

INITIATION A LA THEORIE DU BEAU

ET A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

Accueil

Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

 

ANTIQUITE

ANTIQUITE TARDIVE

MOYEN AGE

RENAISSANCE

1- Naissance de la critique d'art

2- Imitation de la nature

3- Perspective

4- Alberti

5- Ficin

6- Pic

7- Léonard

8- Michel-Ange

9- Vasari

PHILOSOPHIE MODERNE

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 



Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

Naissance de la critique d’art

 

 

         Biblio : Julius von Schlosser, La Littérature artistique, Manuel des sources de l’histoire de l’art moderne, Flammarion 1984 (du MA au début du XVIIIe siècle) ; Anthony Blunt, La Théorie des arts en Italie de 1450 à 1600, Gallimard, 1956 (plus récemment Gérard Montfort, « Imago mundi ») ; Lionello Venturi, Histoire de la critique d’art, Flammarion, 1969 (chap. III et IV, MA et Renaissance) ; Erwin Panofsky, Idea, Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art, Gallimard, « Idées », 1983 (chap. II à IV, MA, Renaissance, Maniérisme). Michael Baxandall, Les Humanistes à la découverte de la composition en peinture, 1340-1450, Seuil, 1989.

***

         Dans l’Antiquité, le discours sur l’art est surtout philosophique (Platon et Aristote) ou rhétorique (Aristote, Cicéron et Quintillien). Au Moyen Age, il est essentiellement théologique, et s’inspire d’Augustin et du Pseudo-Denys l’Aréopagite. Ce que nous nommons la critique d’art, c'est-à-dire le jugement critique sur les œuvres d’art, ne se développe vraiment qu’au seizième siècle.

         Certes, les Anciens connaissaient les descriptions d’œuvres d’art, dont témoignent par exemple les Imagines, ou La Galerie de tableaux, de Philostrate l’Ancien (II-IIIe siècles). Mais il s’agissait d’un exercice alors plus sophistique que critique : montrer que la seule force de la parole peut évoquer une scène peinte et la rendre comme présente aux yeux des auditeurs. L’orateur montre alors sa virtuosité dans l’art de la description, il ne se préoccupe guère d’apprécier la valeur esthétique de l’œuvre mais plutôt de substituer, à l’image peinte, un discours persuasif. Certaines de ces descriptions sont demeurées célèbres : c’est ainsi que Lucien (IIe siècle) fit une description d’un tableau d’Apelle représentant une allégorie de la Calomnie. Par un remarquable effet rétroactif, de très nombreux peintres de la Renaissance essaieront de reconstituer le tableau en s’aidant de la description de Lucien, reprise par Alberti dans son Traité de la peinture (1435), la tentative la plus célèbre étant celle de Botticelli (1495, Offices). On trouve encore dans l’Antiquité, chez Pline l’Ancien (Ier siècle), au livre XXXV des Histoires naturelles, de précieux renseignements sur la peinture grecque et romaine. Mais il s’agit alors d’une sorte d’inventaire des différents genres de tableaux, et qui prend place dans une encyclopédie générale qui s’intéresse indistinctement à toutes les curiosités de la nature, l’œuvre d’art ne constituant aux yeux de Pline l’Ancien qu’une curiosité parmi d’autres dans un immense et hétéroclite « cabinet de curiosités » avant la lettre, où s’accumulent les raretés de toutes sortes : c’est ainsi que Pline l’Ancien parle indifféremment des pierres taillées par les hommes ou bien des pierres qui suggèrent certaines formes par le seul caprice de la nature. Pour Pline, l’œuvre d’art est un objet rare et précieux, semblable aux pièces diverses qui composent un trésor, elle n’est pas encore l’occasion d’un jugement de goût spécifique.

         C’est dans les cercles italiens de la proto-Renaissance que commence de s’affirmer l’autonomie de la conscience esthétique. Les lettrés et les savants reconnaissent alors aux arts une dignité qui fait de l’artiste un créateur bien supérieur à l’artisan. Giotto réalise l’ensemble des fresques de la basilique supérieure d’Assise, consacrées à la vie de saint François, dans les dernières années du XIIIe siècle, et la chapelle des Scrovegni à Padoue dans la première décennie du XIVe siècle. Dante cite son contemporain Giotto dans La Divine Comédie (Purg. XI, 95) pour le louer d’avoir supplanté l’art de son maître Cimabue. Boccace, qui écrit un peu plus tard, au milieu du XIVe siècle, fait l’éloge de Giotto dans le Décaméron (VI, 5), affirmant, de façon assez traditionnelle, que « très souvent ses œuvres ont trompé le sens de la vue, et qu’on a pris pour réalité ce qui était une peinture ». Quant à Pétrarque, contemporain de Boccace, il a composé un sonnet en l’honneur de son ami Simone Martini, dans lequel il le compare à Virgile, le croit supérieur à Zeuxis et imagine une ascension du peintre au Paradis où il retrouverait Laure et ferait son portrait. Pétrarque tenait par ailleurs en haute estime l’art d’un Giotto puisqu’il ne s’est jamais séparé d’une Madone de ce peintre, qu’il lègue dans son testament à son protecteur princier, Francesco da Carrara. Une complicité, le sentiment d’œuvrer à une semblable révolution, ou rupture d’avec la culture médiévale, rapproche ainsi l’art noble ou libéral de la poésie de l’art autrefois réputé mécanique et servile de la peinture, selon une opposition courante au moyen âge.

         Cependant, ces mentions demeurent simplement allusives et ne donnent jamais lieu à une véritable analyse. A ces éloges très littéraires et généraux s’opposent alors les traités encore techniques que rédigent les artistes eux-mêmes, comme des livres de recettes que se transmet la tradition. L’un des plus célèbres est celui que rédige Cennino Cennini, élève d’Agnolo Gaddi, lui-même élève de Giotto, à la fin du XIVe siècle (vers 1390). Il fait l’éloge de Giotto, qui a su faire passer l’art de peinture « de la manière grecque à la manière latine », mais en dehors de cette appréciation portant sur le nouveau style, on lit surtout dans son traité des recettes d’atelier pour la préparation du panneau de bois, le broyage des couleurs, la fabrication des vernis, le moulage des sculptures, etc. Il semble donc que le discours esthétique n’ait pas encore sa place, écartelé qu’il se trouve entre l’allusion du poète, plus soucieux de virtuosité littéraire que d’exactitude critique, et le répertoire technique, qui ne s’intéresse qu’à la fabrication de l’œuvre, et non à l’appréciation de sa qualité esthétique.

         On peut dire alors que la critique d’art va devenir un  genre autonome sous l’influence de trois facteurs : en premier lieu, l’indépendance des cités, fières de leurs traditons et de leurs cultures, va inciter les chroniqueurs à vanter les mérites des artistes locaux. C’est donc par l’effet d’un certain esprit de clocher, ou du moins d’une fierté civique, que certains artistes ou certaines œuvres font faire l’objet de commentaires et d’éloges de plus en plus approfondis. Déjà au moyen âge les guides pour les pélerins, origines de nos actuels guides touristiques, vantaient les mirabilia des villes d’accueil et dénombraient les hauts lieux de chacune des cités qui se trouvaient sur le chemin du pélerinage, hauts lieux il est vrai surtout religieux et fort peu artistiques. En second lieu, les rivalités qui opposent les artistes entre eux dans la course au mécénat princier vont les conduire à mieux définir les mérites propres de leurs arts, et à les distinguer de ceux des autres ; en outre, cette recherche d’une reconnaissance sociale va conduire les Beaux-Arts à se distinguer des arts mécaniques, où ils se trouvaient cantonnés au moyen âge, l’artiste étant alors assimilé à l’artisan. En troisième et dernier lieu, la censure de l’Église, après une période de tolérance, va conduire à une définition plus rigoureuse des règles de l’art, et à préciser les limites du convenable et de l’inconvenant dans les arts. C’est cette mise à l’Index des œuvres jugées offensantes pour la moralité, ou pour la religion, qui conduira à l’établissement de normes ou règles canoniques, qui se révéleront vite contraignantes, dans les Académies du XVIIe siècle.

         La fierté civique conduit donc en premier lieu les cités à prononcer l’éloge des plus dignes de leurs fils et, parmi eux, les artistes. L’éloge prend alors la forme d’une biographie, qui tend à faire de l’artiste un véritable héros national. C’est là l’origine d’un genre qui se prolonge jusqu’à nos jours, et qui cherche l’explication de l’œuvre dans l’aventure personnelle de sa production. Une telle démarche est, sinon romantique, du moins épique, et tend à transformer l’artiste créateur en un héros valeureux qui ne réussit sa prouesse, à l’image du chevalier des romans courtois, qu’en triomphant de nombreux obstacles. Certaines « vies passionnées de Vincent van Gogh » continuent aujourd’hui cette même veine. Le premier ouvrage de ce genre est composé à la fin du XIVe siècle (1381-82) par un riche marchand de Florence, Filippo Villani, qui se met en tête d’écrire, à la façon de Plutarque, les vies des hommes illustres de la cité de Dante, et qui compte parmi eux les peintres. On remarquera que c’est souvent le nationalisme toscan, qu’il soit florentin ou siennois, qui inspire ce genre d’ouvrage, sans doute en raison de la richesse et de la puissance de ces deux cités. Ce genre, qui nous apporte de précieux renseignements, bien que devant toujours être considérés avec un esprit critique, sur la vie des artistes et les traditions d’atelier, contribue à développer une notion nouvelle, appelée à une grande fortune : celle du génie (ingenio). Chaque artiste est ainsi doué d’un génie propre, et la biographie raconte la difficile mais triomphante éclosion de ce génie contre toutes les forces qui lui font obstacle. Au XVe siècle, le néoplatonisme, qui domine alors dans les cercles humainstes, associera ce génie avec les différentes formes du délire dénombrées par le Socrate du Phèdre : le génie devient « fureur héroïque » ou furor divinus, qui s’empare de l’âme de l’artiste et la transfigure dans les souffrances de la création. Un tableau de Martin Heemskerck (1532, Haarlem) montre Saint Luc peignant le portrait de la Madone : dans le dos du peintre, son génie couronné de lierre l’inspire et guide son pinceau. Le génie, garant surnaturel de la valeur de l’œuvre, est parfois représenté sous la forme d’un ange gardien tenant un flambeau, à la façon de saint Matthieu rédigeant l’Évangile sous la dictée d’un ange. Par ailleurs, l’extraordinaire gravure de Dürer de 1514, La Mélancolie, ange semble-t-il déchu, environné des instruments des vaines sciences, représente lui aussi les affres de la création, le génie artistique étant souvent « mélancolique » et placé, selon les croyances du temps, sous l’influence néfaste de la planète Saturne. Cette vision de l’artiste, proie d’une nécessité surnaturelle qui le transfigure et le détruit à la fois, sera renouvelée par l’esthétique romantique du XIXe siècle : qu’il suffise de rappeler ici Les Poèmes saturniens de Paul Verlaine (1866), dont un chapitre s’intitule précisément « Mélancholia ». C’est ainsi que le mythe romantique de l’artiste maudit trouve peut-être son origine dans l’orgueil civique des cités de la première Renaissance, et sous la double influence de la littérature courtoise et du délire poétique analysé par Platon.

         Le plus célèbre des auteurs de biographies artistiques est Giorgio Vasari qui publie à Florence en 1550 (il y aura une seconde édition, considérablement augmentée, en 1568) les Vite de’ più eccelenti Architetti, Pittori e Scultori Italiani. Il s’agit d’une œuvre remarquable, qui apporte une masse considérable d’informations, et dont la documentation a longtemps dominé, parfois à ses dépens, l’histoire de l’art. Après un préambule général, ou Prœmio, Vasari rapporte dans l’ordre chronologique la vie et les œuvres d’un très grands nombre d’artistes. La dernière traduction française, effectuée sous la direction d’André Chastel, ne compte pas moins de onze volumes ! Vasari écrit à la demande des Médicis, maîtres de Florence, et privilégie sa cité avec une évidente partialité, mais c’est là un défaut indissociable du genre. C’est ainsi que les peintres du Nord sont mal connus et qu’il n’est, par exemple, question du plus grand d’entre eux, Jan van Eyck, qu’à l’occasion du récit de la vie d’un peintre italien, certes considérable, Antonello da Messine. En outre, Vasari, peintre lui-même, donne le premier rang aux peintres, parle moins des graveurs, et moins des sculpteurs, et moins encore des architectes. Malgré son goût pour l’anecdote et le pittoresque, les Vies de Vasari ne forment pas autant d’entités autonomes mais se situent dans une vision plus ample de l’histoire de l’art. Elle n’est d’ailleurs pas sans grande originalité, et Vasari l’emprunte la tradition humaniste : après une extraordinaire efflorescence dans l’Antiquité, qui demeure pour les hommes de ce temps un modèle insurpassable, les arts sont retombés dans l’oubli et dans la barbarie pendant le moyen âge. Ils sont progressivement sortis de ces ténèbres avec Giotto, à l’aube du XIVe siècle, puis avec Masaccio, dès le deuxième quart du XVe siècle. Depuis, les arts ont connu un progrès constant qui culmine avec les œuvres de Léonard, de Raphaël et par-dessus tout, de Michel-Ange, qui est le véritable héros de Vasari. Après ce sommet, il semble que l’art soit entré dans une phase de déclin, ce que Vasari attribue à une sorte de cycle naturel et inévitable, semblable à celui des saisons, et plus encore à la succession des âges, de l’enfance à la maturité, puis à la vieillesse et la décrépitude. Ce sera d’ailleurs un lieu commun de la littérature artistique que le regret sur la décadence des temps présents, comme si les hommes juges de leur temps avaient toujours le sentiment de vivre trop jeunes dans un monde déjà trop vieux.

         Le second motif du développement de la critique d’art, ou de la littérature qui lui est apparentée, est, avons-nous dit, dans les rivalités que le système du mécénat princier entretient entre les artistes, et leur souci de se différencier des simples artisans pour se mettre au rang des arts libéraux, annoblis en quelque sorte par leur « génie » et affranchis de la servilité du métier. Cette ambition sociale n’obéissait pas au seul désir de reconnaissance, le statut des arts libéraux étant, dans les cités de la Renaissance, bien plus enviable, par exemple pour le calcul de l’assiette de l’impôt, que celui des arts mécaniques. Il importait donc que le peintre se distingue du teinturier, et qu’il réussisse à cette fin à se faire admettre dans le cercle des lettrés, ou poètes de cour. C’est cette prétention qui conduira le peintre du XVe siècle italien vers le goût de l’allégorie savante, certains ensemble de fresques, tel par exemple celui des mois au palais Schifanoia de Ferrare (Cosme Tura, Francesco Cossa, Ercole de’ Roberti, 1476-1484), étant exécuté sous le contrôle vigilant d’un savant humaniste, contraignant le peintre à une multitude d’allusions érudites sur le sens desquelles nous nous interrogeons parfois encore.

         C’est encore ce désir de reconnaissance qui conduira les artistes au XVe siècle à accorder une importance peut-être excessive dans les connaissances mathématiques prétendument indispensables à leur art. La théorisation de la perspective, mise en évidence dans le traité d’Alberti (1435), et de plus en plus complexe dans la seconde moitié du Quattrocento, se réfère aux théorèmes de la géométrie qui compte, avec l’arithmétique, la musique et l’astronomie, parmi le Quadrivium, premier groupe des arts libéraux depuis la classification, qui demeure en vigueur pendant tout le moyen âge, de Martianus Capella (Ve siècle). C’est au nom de cette mathématique volontiers pythagoricienne que la littérature artistique prétend alors ennoblir l’art de peinture. L’ouvrage de Piero della Francesca, De prospectiva pingendi (seconde moitié du XVe siècle), ainsi que celui de Luca Pacioli, De divina proportione (1497), sont bien significatifs du souci d’annoblir les arts par leur théorisation mathématique. Il se peut que de nombreux historiens d’art aient été victimes de cet effet de grossissement, et qu’ils aient accordé à la théorie de la perspective une importance plus grande que celle qu’elle eut en réalité.

         Au XVIe siècle, le discours sur l’art est moins inspiré des mathématiques, et davantage proche de la rhétorique qui connaît alors une véritable résurrection en Italie, c'est-à-dire de l’expression des passions de l’âme. Il n’obéit plus alors au souci de reconnaissance, les Beaux-Arts étant désormais admis dans l’élite très étroite des arts libéraux. Le peintre fait maintenant partie de la Cour, et s’exerce à la distinction et à l’élégance de manières qui sont le propre de l’art du courtisan : c’est en 1528 que Baldassare Castiglione publie Le Livre du courtisan, sorte de traité humaniste et lettré de la bienséance et des bonnes manières. Ce qu’on a nommé dès le XVIe siècle « le maniérisme », qui met en premier lieu l’accent sur l’élégance de la manière, n’est pas sans rapport avec l’élévation du statut social de l’artiste de cour. A la corporation médiévale qui, comme tout corps de métier, défendait obstinément ses privilèges professionnels et se souciait assez peu de théorisation, succèdent alors au XVIe siècle les Académies (Accademia del disegno fondée par Vasari à Florence en 1562, la célèbre Académie de Saint-Luc, fondée à Rome en 1577) : peintres et lettrés se réunissent et discutent des principes de leur art. Leurs débats donnent lieu à des actes et publications qui alimentent la littérature critique et contribuent à la formation du goût. Au XVIe siècle, ces académies sont encore privées et ne seront contrôlées par l’État qu’avec l’avènement de la monarchie absolue, au XVIIe siècle. Ainsi, aux syndicats, soucieux de la hiérarchie du travail et des intérêts purement matériels des corps de métier, les Académies (il en est alors de Lettres comme de Sciences) substituent une réflexion théorique qui fait de la création artistique l’enjeu d’un véritable débat.

         Enfin, et dans le même groupe, celui de la littérature artistique née des ambitions des artistes eux-mêmes, il faut faire mention des rivalités qui opposent alors les différents arts dans le but envié de se faire attribuer le premier rang par le prince mécène. On a vu déjà que la peinture prétend s’égaler à la mathématique par la théorie de la perspective, et revendique cette parité pour revendiquer le statut d’art libéral. Un autre lieu commun, abondamment développé autour de 1500, prétend la peinture l’égale de la poésie, le poète étant alors sans doute, parmi les lettrés de la Cour, celui auquel le Prince, qui ne dédaigne pas d’être poète lui-même (Laurent le Magnifique fut un des plus grands de son temps), accorde la plus grande estime. En se réclamant de l’autorité du poète latin Horace (Art poétique, v. 361 : « Ut pictura poesis : un poème est comme un tableau ») et d’une très vieille maxime attribuée par Plutarque à Simonide (poète grec du VI-Ve siècle BC), à savoir : « la poésie est une peinture parlante et la peinture est une poésie muette », les peintres réclamaient une égale dignité pour leur art et pour celui des poètes. C’est en effet le peintre qui, dans la civilisation de la Renaissance italienne, obtient le premier rang entre les arts, légitimant volontiers ce privilège par la supériorité du sens de la vue, le plus intellectuel des cinq sens, disait-on. Ceci conduisit les peintres à se prétendre supérieurs aux sculpteurs, qui travaillent une matière difficile et résistante, et s’apparentent ainsi davantage aux métiers vils. Cette rivalité sera l’occasion d’une querelle connue dans l’histoire de l’art sous le nom de paragone, c'est-à-dire la comparaison entre les arts, principalement la peinture et la sculpture. L’occasion en sera donnée par un humaniste, professeur à l’Académie florentine, Benedetto Varchi, qui prononce en 1547 trois conférences sur cette question, après avoir mené une véritable enquête auprès des artistes, dont nous avons conservé, pour les plus célèbres d’entre eux, les réponses (Pontormo, Bronzino, Vasari, ou le sculpteur Cellini). Mais ce n’est là que l’aboutissement de la rivalité qui opposait depuis le début du siècle le peintre Léonard de Vinci au peintre et sculpteur Michel-Ange. Tandis que le second refuse de reconnaître une quelconque supériorité entre ces deux arts, Léonard montre combien le peintre, plus intellectuel que le sculpteur, le domine : le sculpteur « a le visage tout enduit et enfariné de poudre de marbre, semblable à un boulanger, et il est couvert de petites écailles comme s’il avait neigé sur lui ; son logis est sale et plein d’éclats et de poussières de pierre » ; le peintre, en revanche, est vêtu avec goût et se fait accompagner « de musique ou de lectures variées ». C’est en ce sens que Léonard ajoute une formule qu’on isole souvent de son contexte, s’interdisant par là même de la comprendre : « La pittura è une cosa mentale, l’art de la peinture est un exercice de l’esprit ». Ces rivalités et ces conflits conduisent les artistes à s’interroger sur la possibilité de leur art et, par voie de conséquence, à se remettre perpétuellement en question. Les notes, considérables et passionnantes, que Léonard nous a léguées, témoignent pour cette conscience tourmentée de l’artiste moderne, et les œuvres de Michel-Ange, le plus souvent inachevées, parlent encore pour l’extrême ambition de son art et l’effort qu’il faisait pour réussir l’impossible.

         Enfin, la dernière circonstance qui se trouve à l’origine du développement de la littérature artistique au XVIe siècle est, avons-nous dit, le contrôle que l’Église romaine prétend exercer sur les arts avec le tournant de la Contre Réforme et le Concile de Trente (à partir de 1545 jusqu’à 1563). Les réformés avaient en effet fait le procès de l’imagerie religieuse, s’offusquant de la sensualité trouble de la représentation de certains des saints martyrs (par exemple saint Sébastien), ou de ce que les peintres du XVe siècle n’hésitaient pas, pour représenter la Vierge Marie, à faire poser leur maîtresse, tels Filippo Lippi, ou bien une courtisane, tel Jean Fouquet dans le portrait qu’il fait d’Agnès Sorel, favorite du roi Charles XII. Déjà, à la fin du XVe siècle, le prédicateur dominicain, prieur du couvent Saint-Marc de Florence, Jérôme Savonarole, avait dénoncé les libertés que prenaient les artistes avec les enseignements de l’histoire sainte. Après 1540, l’Église catholique décide de soumettre par la persuasion, mais aussi par la force (on allumera quelques bûchers), l’invention artistique aux impératifs de la propagande religieuse. Il s’ensuit une justification des images, qui sont, disait-on, « la Bible des illettrés », contre l’iconoclasme protestant. Divers traités, tous aussi fastidieux les uns que les autres, s’efforcent alors de définir une sorte de catéchisme iconographique qui pèsera lourdement sur les arts pendant toute la seconde moitié du XVIe siècle. Cette mise à l’Index des images hérétiques provoquera deux épisodes célèbres : le premier a trait au Jugement dernier que peint Michel-Ange dans la chapelle Sixtine (achevé en 1541), le second se rapporte à une Cène que peint Véronèse en 1573. Les fresques de la chapelle Sixtine avaient en effet de quoi offusquer : de jeunes éphèbes nus, surnommés les Ignudi, dans des poses passablement contorsionnées, encadraient les scènes de la voûte ; quant au Jugement dernier, réalisé trente ans plus tard, il pouvait davantage encore choquer, puisque Michel-Ange avait représenté entièrement nus, par admiration pour l’Antiquité, les saintes et les saints qui y figuraient, y compris le Christ lui-même, à l’exception toutefois de la Vierge Marie. Le scandale éclata en 1545, après que l’Arétin, auteur pourtant de poèmes licencieux, ait écrit à Michel-Ange une lettre dans laquelle il affirmait que son Jugement dernier semblait se dérouler davantage dans un bordel que dans l’éternité, et dénonçait la grimace grotesque d’un damné qu’un diable saisit par les organes génitaux. En 1564, la congrégation du Concile de Trente ordonna de faire couvrir ces nudités jugées obscènes, et la tâche en fut confiée à un élève de Michel-Ange, Daniele Ricciarelli de Volterra, connu depuis lors sous le surnom de Braghettone, c'est-à-dire poseur de culottes. Quant au Véronèse, il avait achevé en 1573, pour les dominicains de la basilique Zanipolo de Venise, une étonnante Cène, près de six mètres sur treize (Venise, Academia), dans laquelle on voyait une foule de personnages, très exactement trente cinq étrangers au sujet contre les quinze personnages évangéliques qui devaient y paraître. Le 18 juillet de la même année, l’Inquisition fit comparaître le peintre et lui demanda de se justifier : « Nous, les peintres, répondit-il, à l’instar des poètes et des fous, nous prenons quelques libertés [...] — Qui croyez-vous qu’il y avait à cette Cène? — Il y avait le Christ et les apôtres, mais, comme il restait de la place dans le tableau, moi, j’ai ajouté des figures, selon mon invention ». Ainsi, dans ces conflits, le peintre prenait-il mieux conscience de l’autonomie de son art et affirmait-il sa dignité propre. Peut-être fallait-il ces obstacles pour que l’art en vienne à se poser lui-même comme finalité sans fin, n’obéissant à d’autre nécessité que celle de son invention, et revendiquer ainsi la liberté de la création. La littérature artistique, et plus précisément ce que nous nommons aujourd’hui la critique d’art, trouve son origne dans ces justifications souvent forcées, que les circonstances, plutôt que l’inclination propre des peintres, ont rendues nécessaires.