Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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2- Schopenhauer

3- Kierkegaard

4- Nietzsche

a- Nietzsche, Schopenhauer et Wagner

b- Nietzsche et la tragédie

5- Heidegger



Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

Nietzsche, critique de Schopenhauer et de Wagner

 

         Nietzsche est disponible en éditions de poche ; également Œuvres philosophiques complètes chez Gallimard, avec les fragments posthumes (éd. Giorgio Colli et Mazzimo Montinari). Pour La Volonté de puissance, réédition de l’ancienne et discutée édition en “Tel” chez Gallimard (deux volumes). Bonne édition des principaux ouvrages publiés de Nietzsche en deux volumes dans la collection « Bouquins », avec un index précieux, postfaces de Jean Lacoste et Georges Liébert. Pour ce qui est de la philosophie de la musique, il faut lire Nietzsche, Lettres à Peter Gast, introduction importante par André Schaeffner, chez Christian Bourgois, 1981 [1957]

         Pour l’œuvre musicale de Nietzsche, Les Compositions de Friedrich Nietzsche, deux CD distribués par Productions Concordia. Concordia University, Department of Music. Montréal, Canada.

         Sur Nietzsche, le « Que sais-je? » de Jean Granier, ainsi que sa volumineuse thèse : Le Problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Seuil 1966. Karl Jaspers, Nietzsche. Introduction à sa philosophie, “Tel”. Karl Löwith, Nietzsche, philosophie de l’éternel retour du même, « Pluriel » Hachette. Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF. Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, “Tel”. L’ancienne étude de Charles Andler, Nietzsche, sa vie, sa pensée, en trois volumes chez Gallimard, reste riche de nombreux rapprochements et informations. Sur la question plus particulière de la musique, l’excellent et passionnant travail de Georges Liébert, Nietzsche et la musique, « Quadrige » PUF.  Mais l’ouvrage le plus remarquable reste celui de Martin Heidegger, Nietzsche, deux volumes, traduction Klossowski, Gallimard, 1971.

         Wagner, Schopenhauer, deux grands romantiques : « Qu’est-ce que le romantisme? » demande Nietzsche au § 370 du Gai Savoir (p. 342). Il est le remède à “l’appauvrissement de la vie”, remède qu’on cherche dans l’apaisement (“le repos, le silence, la mer d’huile, l’oubli de soi”) ou dans l’excitation (“l’ivresse, les frénésies, l’étourdissement et la folie”) : « C’est à ce double besoin que tout romantisme répond dans les arts et dans la connaissance ; c’est à lui que répondirent — et que répondent encore — et Schopenhauer et Wagner, pour nommer les deux romantiques les plus fameux et les plus excessifs au sens desquels je me sois mépris, tout à leur avantage, d’ailleurs, on me l’accordera sans peine ». Ainsi le calmant de l’idéal ascétique ou le narcotique de l’hystérie religieuse sont les deux artifices auxquels le romantisme a recours pour tromper l’ennui d’une existence dont la valeur est désormais dépréciée. Le romantisme est un théâtre, un idéal d’histrion ou de comédien qui s’efforce de suppléer à la disparition du dieu mort en fabriquant des alcools factices, en inventant des faux dieux, des idoles. “Névrose religieuse”, “épilepsie larvée”, écrit encore Nietzsche dans BM § 47, évoquant alors Schopenhauer et « son partisan le plus convaincu (et peut-être aussi le dernier, du moins en Allemagne), Richard Wagner » (p. 74). Dans le paragraphe plus haut cité du Gai Savoir, Nietzsche fait allusion à son amour de jeunesse pour l’un et l’autre de ces deux héros du romantisme : c’est en effet par Schopenhauer qu’il s’est orienté vers la philosophie, et Nietzsche est grand ami de Wagner dans les années de son professorat à Bâle, quand il compose La Naissance de la tragédie. En 1876, Nietzsche consacre à ses deux maîtres la troisième et la quatrième de ses Considérations intempestives : « Schopenhauer éducateur » et « Richard Wagner à Bayreuth ». Trois ans plus tard, il est relevé de ses fonctions de professeur et commence sa vie errante. C’est alors qu’il va progressivement briser ce double lien et s’affranchir de ses éducateurs “romantiques”.

         « Vers 1876 la terreur me saisit de voir tout mon vouloir jusqu’alors compromis, quand j’eus compris à quoi désormais Wagner voulait en venir : et j’étais fort solidement lié à lui, par tous les liens d’une profonde unité des besoins, par de la reconnaissance, par son caractère irremplaçable et le dénuement absolu que je voyais devant moi.

         Vers la même époque, il me semblait être comme irrémédiablement incarcéré dans ma philologie et dans mon activité professorale — fortuit pis-aller de ma vie — : ne sachant plus par quel biais m’en sortir, las, épuisé, usé.

         Vers la même époque, je compris que mon instinct aspirait à l’opposé de celui de Schopenhauer : à une justification de la vie, même dans ce qu’elle a de plus effrayant, de plus équivoque et de plus mensonger : — pour cela je disposais de ma formule "dionysiaque" » (fragment de l’automne 1887, XIII, p. 31).

         Critique de Wagner

         De La Naissance de la tragédie (1872) au Cas Wagner et à Nietzsche contre Wagner (deux pamphlets rédigés en 1888, pour le second peu de temps avant l’effondrement de janvier 1889, à Turin).

         Avec Bayreuth, temple de la musique wagnérienne, cette musique devient religieuse d’iconoclaste qu’elle était (de Siegfrid à Parsifal), patriotique et germanophile (alors que Wagner entretenait dans sa jeunesse des sympathies anarchistes). La Naissance de la tragédie n’est pas sans évoquer cet enthousiasme nationaliste : la musique de Wagner, écrit Nietzsche, doit réveille le “chevalier allemand” : « Un jour il s’éveillera dans toute la force matinale de ce formidable sommeil : alors il tuera les dragons, il anéantira les nains perfides et réveillera Brunehilde — et la lance même de Wotan ne pourra lui barrer la route » (§ 24, I 154). Plus tard, Nietzsche, ayant viré sa cuti nationaliste, dénoncera le culte de l’État germanique, et fera l’éloge de la musique française de Bizet pour déprécier celle de Wagner : « Ce n’est par pure méchanceté que, dans cet écrit, je loue Bizet aux dépens de Wagner. J’avance, au milieu de beaucoup de plaisanteries, une chose avec quoi il n’y a pas à plaisanter » (avant-propos du Cas Wagner, in CI p. 141). Lettre à Fuchs du 27-12-1888 : « Vous ne devez pas prendre au sérieux ce que je dis de Bizet, aussi vrai que je suis, Bizet n’entre mille fois pas en ligne de compte pour moi. Mais comme antithèse ironique contre Wagner, il produit un très grand effet » (Jaspers 42).

         Le mensonge romantique : la libération romantique est en effet aux yeux de Nietzsche un mensonge, un décor de théâtre. Elle est une ivresse artificielle provoquée par un comédien — Wagner — qui dissimule sa volonté de pouvoir et veut régner en tyran sur ses adorateurs, en chef de secte sur ses disciples. L’artiste romantique détourne à son profit les moyens jadis utilisés pour invoquer le sacré. Crépuscule des faux-dieux, des idoles, faire croire au retour du divin. GM, III § 5 (VII 294) : « Le musicien devient maintenant un oracle, un prêtre, plus qu’un prêtre, une sorte de porte-parole de “l’en-soi” des choses, un téléphone de l’au-delà — désormais il ne profère plus seulement de la musique, ce ventriloque de Dieu — il profère de la métaphysique : quoi d’étonnant s’il finit par proférer un jour des idéaux ascétiques? » (allusion à Parsifal). Wotan est grand et Wagner est son prophète. Dieux de paccotille : Bayreuth (la colline sacrée) annonce Hollywood. L’illusion artiste se présente sous l’aspect de la vérité. Le mensonge esthétique : l’art est jeu et non révélation, il est invention des formes. L’artiste romantique se fait comédien, histrion. Il prend la pose du prophète, de l’élu de Dieu.

         Distinguer entre l’ivresse dionysiaque et l’ivresse romantique : première est épanouissement de la volonté de puissance, elle réenchante l’existence en inventant de nouvelles valeurs, qui motivent la volonté de vivre ; la seconde est expression de la volonté de pouvoir, qui cherche à subjuguer ses victimes, à les fasciner. La première est extase active ; la seconde est extase passive. L’art authentique suscite des créateurs ; l’ivresse romantique n’est qu’une hystérie qui hypnotise et fanatise le spectateur par le culte de l’idole, du génie surhumain, de l’artiste divinisé. Avec Wagner commence le règne de la musique qu’on écoute, la musique-spectacle, et s’achève l’époque féconde de la musique qu’on joue. La musique de Wagner agit comme un narcotique : elle est la drogue que l’humanité impuissante utilise dans l’espoir de retrouver les excitations qu’elle est incapable de provoquer par elle-même. L’art romantique est un art qui s’adresse aux malades, un art malade lui-même. Nietzsche se ressouvient de Gœthe (Conversations avec Eckermann, 2-4-1829) : « J’appelle classique ce qui est sain et romantique ce qui est malade ». « Un romantique est un artiste qu’un grand malaise en soi rend créateur — qui se détourne loin de lui-même et de son ambiance, pour regarder en arrière » (Nietzsche cité par Heidegger, I 123). « Je suis loin de demeurer spectateur inoffensif quand ce décadent nous ruine la santé — et, avec la santé, la musique? D’ailleurs, Wagner est-il vraiment un homme? N’est-il pas plutôt une maladie? Il rend malade tout ce qu’il touche — il a rendu la musique malade » (Le Cas Wagner, in CI p. 153).

         Cette maladie dont le romantisme est le symptôme, c’est, selon Nietzsche, le nihilisme. Distinguer entre « Dieu est mort », proposition existentielle et affective, et « Dieu n’existe pas », proposition théorique et démonstrative. GS, § 125 : l’Insensé, qui s’écrie « Dieu est mort » sur la place du marché, fait rire beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu. Ceux-là sont les athées rationalistes du siècle des Lumières. Selon eux, Dieu n’est qu’une vieille superstition que la Science a mise au rebut, et dont la modernité n’a plus à se soucier. Pour l’Insensé en revanche, le dieu mort n’est nullement inexistant : bien au contraire, les morts existent d’une certaine façon plus encore que les vivants. Je peux en effet oublier les vivants, car il m’est toujours possible de m’acquitter des dettes que j’ai contractées envers eux, mais je ne peux oublier les morts, car il n’est plus temps de demander pardon pour les fautes que j’ai commises à leur égard. La mort éternise la faute, et il n’est pas de mort sans remords. La mort de Dieu pèse ainsi sur la conscience européenne comme le remords d’une culpabilité diffuse : le rationalisme scientifique des Lumières a tué les représentations imaginaires, superstitieuses, de la divinité, mais le nihilisme européen, dont le pessimisme schopenhauérien est le symptôme le plus manifeste, exprime le remords de la mort de Dieu : nous manquons de valeur pour justifier l’existence, la vie, privée du patronage divin, paraît désormais absurde. Romantisme et nihilisme : l’existence, exilée de l’Idéal, est sans valeur. La maladie romantique est le travail du deuil que l’esprit doit effectuer pour surmonter le remords de la mort de Dieu. Avant 1848 : romantisme réformateur, qui veut façonner le réel sur le modèle de l’Idéal. Après 1848 : pessimisme romantique qui porte le deuil de l’Idéal et considère avec dégoût le réel. Dans l’Essai d’autocritique de 1886, qui précède la seconde édition de La Naissance de la tragédie, Nietzsche ironise son wagnérisme de 1872 : « N’est-ce pas pure et authentique profession de foi romantique de 1830 sous le masque du pessimisme des années 50? Derrière quoi prélude déjà l’habituel final romantique, — rupture, effondrement, retour et chute aux pieds de l’ancienne croyance, de l’ancien dieu » (I 34).

         Le romantisme est ainsi la convalescence, ou le travail du deuil, qui annonce la naissance de l’athéisme moderne, celle des esprits libres, qui saura justifier la vie en faisant l’économie de la transcendance. Le romantisme est une maladie, mais une maladie nécessaire parce qu’elle réduit le réel à n’être plus que le rêve. La maladie wagnerienne (la « wagnérie ») est un nihilisme actif, qui détruit l’harmonie classique, qui tend à devenir un académisme et prépare ainsi l’oreille à une musique véritablement moderne. La décadence n’est pas dégénérescence, mais activité de la négation qui travaille à la dissolution des formes anciennes pour faire place nette aux valeurs nouvelles : « L’homme aime mieux vouloir le néant que ne pas vouloir » (derniers mots de GM, III, § 28). Convalescence : le mensonge en un sens extra-moral, sa valeur esthétique (Le livre du philosophe, III). L’art de mentir, la fabulation esthétique, le mensonge, dans sa polysémie, est un artiste supérieur à l’univocité de la vérité. Richesse heuristique du mensonge, pauvreté herméneutique de la vérité. L’art pour ne pas périr de la vérité. L’immanence de toute vie au monde qu’elle interprète fait de ce monde une pure apparence, fruit des appréciations et des estimations inconscientes de la volonté de puissance. La vie ne cesse de broder sur le voile de Maya, de défaire les vieux motifs et d’en tisser de nouveaux. Pas de monde en soi, moins encore d’arrière-monde, mais seulement la définition esthétique du phénomène selon le degré d’affirmation et de raffinement de la volonté de puissance : le monde de l’artiste est plus subtil, plus excitant que celui du bourgeois, et la perspective du bourgeois est plus élaborée que la perspective de la grenouille. Le rêve nous livre à l’état pur le secret de l’invention artiste de la volonté de puissance, capable par sa seule force de faire surgir la forme apollinienne et de la dissoudre dans le devenir dionysiaque. La réalité n’est qu’un rêve plus élaboré, elle est illusion savante et artiste, et l’art est l’art de fabriquer les illusions qui seront les meilleurs stimulants de la vie. Socrate, c’est Apollon contre Dionysos, le rationnel contre l’irrationnel ; le romantisme, c’est Dionysos contre Apollon, la dissolution de la forme dans l’informe, l’illimité du sublime. Le « grand style » c’est le jeu créateur d’un art qui est à lui-même sa propre fin, qui exprime le perpétuel renouvellement de l’interprétation du monde par la volonté de puissance, expression de la pure joie de créer.

         Critique de Schopenhauer

         La vie est affirmation, et non souffrance. L’art comme stimulant, et non comme calmant, de la vie. Contre le bouddhisme de Schopenhauer. Idéal ascétique : tuer la volonté, conduire la volonté à ce stade suprême où elle se nie elle-même : « La dernière venue d’entre les philosophies, celle de Schopenhauer, garde encore à l’arrière-plan, presque comme son problème essentiel, cette question effrayante de la crise et du réveil de la religion. Comment peut-on tuer le vouloir? Comment peut-il y avoir des saints? Il semble que ce soit là le problème qui a fait de Schopenhauer un philosophe et qui lui a donné son point de départ » (BM § 47).  « Vive la mort » (« Le délire collectif de ces enragés de la mort dont le cri atroce “Evviva la morte” se fit entendre à travers toute l’Europe », GM III § 21, OC, VII 311. Allusion à “l’hystérie des sorcières” qui sévit en Europe du XVe au XVIIe siècles). Extinction de toute vie. Mauvaise foi de Schopenhauer : la volonté prend sa revanche dans la raillerie du pessimisme : « Schopenhauer [...] avait besoin d’ennemis pour garder sa bonne humeur ; il aimait les paroles de fureur, de hargne et de fiel ; il se mettait en colère pour se mettre en colère, par passion ; il serait tombé malade, devenu pessimiste (car si fort qu’il désirât l’être, il ne l’était pas) sans ses ennemis, sans Hegel, sans la femme, sans la sensualité, sans la volonté d’exister, de rester en ce monde » (GM III § 7). Le nihilisme (1), ruse du vouloir. Plutôt que de ne rien vouloir, vouloir le rien (dernière phrase de GM). La négation absolue comme forme ultime de l’affirmation. Critique de la pitié (BM § 225). Le nihilisme conduit ainsi à son propre renversement : sa véritable valeur n’est pas dans le contenu de son discours proclamé, mais comme le symptôme d’un avenir inouï. De même que la décadence est le symptôme d’un progrès souterrain, de même les tourments du nihilisme préparent la voie de la libération : « Vue d’ensemble — il est de fait que toute croissance amène aussi avec elle un immense effritement et une immense destruction ; la souffrance, les symptômes de décadence appartiennent aux époques d’immenses progrès ; tout mouvement puissant et fécond de l’humanité crée en même temps un mouvement nihiliste ; si l’on voyait apparaître la forme extrême du pessimisme, le nihilisme proprement dit, ce pourrait être le signe d’une croissance décisive et essentielle, d’un passage à de nouvelles conditions d’existence » (VdP, § 271, cité par Granier p. 285).

         Le nihilisme prépare ainsi sans le savoir le renversement de toutes les valeurs. Le radicalisme même de Schopenhauer est nécessaire pour son propre dépassement. C’est ainsi que le nihilisme conduit à la négation de l’individu (en ce sens, NT est encore schopenhaurienne, l’ivresse du chœur fusionnant l’individu dans la communauté dionysiaque) ; mais la volonté de puissance, exaltée par la création esthétique de valeurs nouvelles, affirme au contraire le caractère propre de l’individu par l’unicité de l’œuvre accomplie. La valeur esthétique se mesure à l’originalité de la création, c'est-à-dire à son degré d’individuation. Le principe d’individuation, source de toute souffrance selon Schopenhauer ; principe actif de toute joie créatrice selon Nietzsche. L’artiste n’est pas une existence absorbée dans la contemplation de l’Idée qui vaut universellement, mais au contraire l’affirmation la plus intense et la plus lucide de ce qu’il y a de plus créateur, c'est-à-dire de plus individuel, dans l’activité de la vie, ou volonté de puissance. L’esthétique de Schopenhauer est une esthétique de spectateur, celle de Nietzsche se présente au contraire comme l’esthétique du créateur. On ne sait pas encore selon Nietzsche ce qu’est un individu. Paradoxe de l’individualité : l’individualisme moderne n’est qu’un conformisme, l’isolement contribuant à faire de chacun la copie conforme d’un même modèle standard. Ce que nous nommons notre individualité, notre personnalité, n’est le plus souvent que la résultante de nos aliénations, le fruit de notre éducation, de nos identifications (Schopenhauer, Wagner). Nous ne sommes pas ce que nous sommes, nous le devenons si du moins nous soumettons la vie qui est en nous à la difficile école de la création des valeurs, si nous travaillons activement à l’affirmation de notre moi authentique. Nul ne naît individu, il le devient par l’originalité de l’invention esthétique.

 

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NOTE

1- Jean-Paul Richter, dans son Cours préparatoire d’esthétique (1804), nomme « poètes nihilistes » les poètes romantiques qui sacrifient au « culte maladif du Moi », comme Novalis (L’Age d’homme, 1979, p. 35-38). Jacobi employait déjà ce mot dans sa lettre à Fichte publiée en automne 1799 : le nihilisme s’identifie pour lui à l’athéisme qu’il croit discerner dans la doctrine de Fichte, et dont l’origine est à ses yeux le strict déterminisme de Spinoza (Œuvres philosophiques, Aubier-Montaigne, 1946, p. 328). En français, nihiliste apparaît dès 1761, et signifie celui qui ne croit pas en l’existence humaine de Jésus, puis en 1793, celui qui n’appartient à aucun parti, avant de prendre (selon Wartburg) un sens philosophique en 1797. Dans les Mémoires d’Outre-tombe, Chateaubriand évoque, pour les réfuter, les « Néantistes » : « L'aveugle-né ne se dépeint point la vue ; le sourd-muet n'a aucune donnée pour apprécier l'ouïe ; l'enfant est inapte à la passion la plus vive de l'homme : comment donc dans la nuit, le silence, la puérilité où nous vivons, comprendrions-nous la lumière, l'harmonie et la volupté du ciel ? Mais vous, Néantistes qui avez la superbe de votre rien, me l'expliquerez-vous ? Je l'adopte, quoiqu'il m'en coûte, si vous me le faites toucher au doigt et à l'oeil. Grâces à Dieu cela n'est pas dans votre puissance ! J'ai peur qu'à l'heure du naufrage, vous n'ayez plus vous-mêmes votre négative conviction ; vous implorerez le port de salut dans ces régions de la mort où vous n'apercevez aujourd'hui qu'une côte inhospitalière et désolée. »