Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

Accueil

Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

 

ANTIQUITE

ANTIQUITE TARDIVE

MOYEN AGE

RENAISSANCE

PHILOSOPHIE MODERNE

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

1- Hegel

2- Schopenhauer

3- Kierkegaard

4- Nietzsche

a- Nietzsche, Schopenhauer et Wagner

b- Nietzsche et la tragédie

5- Heidegger


Mis en ligne le 29 octobre 2007


Nietzsche et l’esthétique de la tragédie

 

            Nietzsche, La Naissance de la tragédie ; Fragments posthumes, automne 1869-printemps 1872, « Œuvres philosophiques complètes », Gallimard, 1977 : La Naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, « Idées », Gallimard, 1969. Sur la philosophie nietzschéenne de la musique, lire Nietzsche, Lettres à Peter Gast, Christian Bourgois, 1981, avec une remarquable introduction d’André Scheffner.

            Heidegger, Nietzsche I, Gallimard, 1971, « La volonté de puissance en tant qu’art », p. 11-199 ; Charles Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée ; I : les précurseurs de Nietzsche ; la jeunesse de Nietzsche, Gallimard, 1958, « La préparation du livre sur la tragédie », p. 325-346 ; Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Presses universitaires de France, 1967 ; Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, Gallimard, « tel », 1993 ; Querelle autour de “La Naissance de la tragédie”, écrits et lettres de F. Nietzsche, F. Ritschl, E. Rohde, U. von Wilamowitz-Möllendorf, R. et C. Wagner, Vrin, 1995. Georges Liébert, Nietzsche et la musique, « Quadrige », PUF, 1995. Un excellent petit essai sur une question essentielle et rarement traitée : Barbara Stiegler, Nietzsche et la biologie, PUF, « Philosophies », 2001.

            Alors qu’il est professeur de philologie depuis trois ans à l’Université de Bâle (il y enseignera jusqu’en 1879), Friedrich Nietzsche publie en 1872 (il a 28 ans) La Naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique. Cet ouvrage, qui polémique avec l’interprétation traditionnelle en Allemagne de la Grèce antique, rend aussitôt son auteur célèbre. Comme Nietzsche le précisera lui-même dans une postface rédigée plus tard en 1886, et intitulée : « Essai d’autocritique », il n’est pas encore, à l’époque de La Naissance de la tragédie, « devenu qui il est » (cf Ecce Homo, ou comment on devient qui on est, 1888) : Nietzsche est alors un disciple zélé de Wagner et de Schopenhauer. Cependant, La Naissance de la tragédie demeure un livre fondamental pour l’intelligence de sa philosophie : l’interprétation de la tragédie grecque est en effet un enjeu essentiel de son esthétique. Le premier texte qui annonce Ainsi parlait Zarathoustra se lit en effet à la fin du quatrième livre du Gai Savoir (1882 ; il y aura un cinquième livre rédigé en octobre 1886) et s’intitule : Incipit tragœdia. Selon Nietzsche en effet, l’au-delà du nihilisme, lui-même fruit ultime du christianisme, annonce un retour de l’antique dieu Dionysos et de la fête qui lui était consacrée : la tragédie.

            Si l’ouvrage obtient surtout un succès de scandale, c’est sans doute parce que, présenté comme une thèse de doctorat, il ne se conforme guère aux normes universitaires, mais c’est plus encore parce qu’il remet violemment en question l’image de la Grèce olympienne qui dominait les études helléniques en Allemagne depuis Winckelmann et Gœthe. L’interprétation idéalisante et allégorisante du néo-classicisme avait imposé la vision d’une Grèce exclusivement apollinienne (l’Apollon du Belvédère passait aux yeux de Winckelmann non seulement pour la plus réussie des statues antiques, mais aussi celle qui incarnait le mieux l’esprit grec) : perfection et équilibre des formes classiques (Hegel), calme sérénité des dieux que ne trouble pas encore le tourment intérieur de la subjectivité romantique, beauté surhumaine de l’Idéal (Schopenhauer). Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’image des dieux de la Grèce s’était peu à peu figée en un académisme stérile. En montrant que la source d’inspiration du génie grec était non seulement apollinienne, mais encore dionysiaque, Nietzsche détruisait l’idéal classicisant de l’hellénisme allemand : si l’esthétique apollinienne reprenait les caractéristiques du Beau (perfection formelle, proportion et équilibre), l’esthétique dionysiaque faisait apparaître, au sein de la Grèce classique, les caractéristiques romantiques du Sublime : extase, ivresse, dépassement, irrationalité, démesure, toutes dimensions qu’un Winckelmann ou qu’un Gœthe n’auraient jamais accepté de reconnaître pour grecques : « Quand nous examinons l’idée “grecque” que s’étaient formée Winckelmann et Gœthe, nous reconnaissons son incompatibilité avec cet élément d’où naît l’art dionysien — avec l’orgiasme » ( CI, « Ce que je dois aux Anciens », § 4, p. 133) (1). Pourtant, Nietzsche n’est pas ici absolument novateur : il avait été précédé sur cette voie par Hölderlin. Dans un fragment intitulé Fondement d’Empédocle (rédigé en août 1799 au sujet de la tragédie Empédocle que le poète était alors en train de composer), Hölderlin oppose deux principes, dont l’hostilité se résout en réconciliation au point crucial de la crise tragique : l’organique — individualisé, achevé, proportionné — et l’aorgique — universel et illimité (2). De la même façon, Nietzsche conçoit la scène tragique comme le lieu où apparaît la liaison essentielle du rêve apollinien — qui donne forme à l’Idée et l’individualise dans le personnage — et de l’ivresse dionysiaque — qui dissout l’individualité dans l’universel et, supprimant les limites, abolit la forme dans l’indifférencié. En introduisant la démesure dionysiaque au sein même de la tragédie, Nietzsche contredisait l’interprétation winckelmanienne : pour les tenants du classicisme en effet, la tragédie est le refoulement, et non l’expression, de la démesure (ou ubriV) : l’imprudent qui a transgressé la limite est châtié, au terme de la péripétie, par la venue violente du divin. Pour Nietzsche au contraire, la tragédie met en lumière ce qu’il peut y avoir d’essentiellement démesuré dans la vérité divine elle-même, et de surhumain dans l’homme lui-même : la démesure n’est plus alors une faute qu’il faut expier, mais au contraire la vérité terrible de notre condition : le surhumain. C’est ainsi que pour Nietzsche, le Prométhée d’Eschyle (§ 9) incarne la nécessaire transgression de l’invention poétique, et non une imprudence qu’il est juste de châtier. Mais l’interprétation nietzschéenne s’opposait également à celle, romantique cette fois et non classique, de Schopenhauer : pour celui-ci, la tragédie représente « la volonté luttant avec elle-même, dans toute l’épouvante d’un pareil conflit » (Le Monde 323). Il apparaît alors que le héros doit mourir, non par suite d’une quelconque faute, mais plus radicalement pour expier le péché d’être né, puisque la volonté ne “caractérise” l’individu que pour mieux le détruire : « Quelle est donc la véritable signification de la tragédie? C’est que le héros n’expie pas ses péchés individuels, mais le péché originel, c'est-à-dire le crime de l’existence elle-même » (Le Monde 325). Et Schopenhauer de citer Calderon (Vida es sueño) :

Car le plus grand crime de l’homme, c’est d’être né

            Mais le pessimisme de Schopenhauer interprète la tragédie grecque dans la perspective du nihilisme qui domine la seconde moitié du XIXe siècle. L’ivresse dionysiaque, par la musique, par le rythme et par la danse, est au contraire une affirmation joyeuse de la vie, et non dégoût ni expiation. La tragédie est une fête “enthousiasmante”, et si les modernes nomment volontiers “tragédie” toute catastrophe malheureuse, c’est précisément parce qu’ils ne savent plus ce qu’est une véritable tragédie. La tragédie est en effet pour Nietzsche la représentation symbolique de toute création poétique : le génie apollinien dessine la forme, le génie dionysiaque la détruit pour laisser la place à une invention nouvelle. Toute création de valeurs nouvelles suppose en effet une destruction préalable : « Pour pouvoir ériger un sanctuaire, il faut briser un sanctuaire : c’est la loi » (GM, II § 24, OC, VII 285). La tragédie montre ainsi, de part et d’autre de la catastrophe qui fait suite à l’acte accompli, la fin de l’ancien monde et la naissance d’un nouveau monde. Sa violence est donc bénéfique, et non absurde comme le laisse entendre l’interprétation de Schopenhauer. Le dionysisme tragique justifie, selon Nietzsche, la souffrance, car la souffrance est la condition de toute création véritable, et il n’est d’enfantement que dans la douleur : « Pour qu’il y ait la joie éternelle de la création, pour que la volonté de vie s’affirme éternellement par elle-même il faut aussi qu’il y ait les “douleurs de l’enfantement”... Le mot Dionysos signifie tout cela » (CI, « Ce que je dois aux Anciens » § 4, p; 133). La tragédie nous montre ainsi que la vie, pour être exaltée, ne doit pas être préservée mais exposée au contraire : c’est au point de la plus haute tension que l’héroïsme du surhumain apparaît dans toute sa grandeur. La philosophie de Schopenhauer exprime le dégoût de la vie : aussi fait-elle grand cas de la pitié (Le Monde IV § 67 p. 472 sq) qui apaise la volonté par sympathie envers la souffrance qui se représente à elle (dans cet éloge de la pitié, Schopenhauer s’inspire de Rousseau qui fait de la pitié le principe de la contemplation et de la rêverie). Toute pitié est pitié pour l’universelle souffrance de la vie en proie à la torture du devenir. La morale schopenhauérienne de la pitié est donc l’expression d’une vie qui a peur de la vie, expression d’un « nihilisme » ou « nouveau bouddhisme européen » (GM, avant-propos, § 5, OC, VII 219). Pour Nietzsche, la pitié est nécessairement l’expression d’une vie faible qui se complaît dans l’être et refuse le devenir, qui refuse la souffrance et renonce par conséquent à la création : « Comprenez-vous que votre pitié à vous s’adresse à la créature dans l’homme, à ce qui doit être pétri, brisé, forgé, buriné, brûlé, fondu, purifié de ses scories, à tout ce qui nécessairement souffrira et doit souffrir? » (BM, § 225). La souffrance tragique est ainsi une souffrance joyeuse, et non attristée ni apitoyée sur elle-même, parce qu’elle se sait créatrice de valeurs nouvelles.

            La philosophie nietzschéenne de la tragédie est alors bien davantage qu’une simple réflexion esthétique : elle est une véritable métaphysique de la vie, une « biodicée » qui entreprend de réfuter le pessimisme schopenhauérien. Les Anciens vivaient plus intensément que nous, et la vie est aujourd’hui étouffée par le carcan du métier et de l’emploi du temps. Nietzsche contre Darwin : ce n’est pas parce qu’elle est adaptée à son milieu que la vie se développe et s’affirme, mais au contraire parce qu’elle en transgresse les règles ; ce n’est pas la sécurité qui est favorable à l’épanouissement de la vie, mais au contraire le danger, le risque et l’aventure. Ce n’est pas l’économie ni l’épargne qui la caractérisent, mais au contraire le gaspillage et l’excès (3). C’est ainsi que la crise tragique, qui met la vie en péril, l’exalte pourtant davantage que la paix monotone qui la confine dans l’habitude et progressivement l’automatise (le “Chinois”, mécanisé par excès de civilisation et de politesse, figure inverse de celle du sauvage, naïf et innocent, et plus encore du barbare, qui a conservé intacte la force de l’instinct). Les Grecs, de tous les hommes, furent les plus prodigieusement vivants, et la fête dionysiaque de la tragédie témoigne encore de cette grande santé de la vie, c'est-à-dire de la volonté de puissance, alors capable d’une perpétuelle création de valeurs, d’une invention poétique toujours renouvelée. Selon Nietzsche, c’est le génie logique et dialectique de Socrate, qui privilégie la négation au détriment de l’affirmation, qui est responsable du tarissement de la source tragique : « C’est en Socrate lui-même que nous reconnaissons l’adversaire de Dionysos » (NT § 12, OC I p. 97). Mais Socrate met également fin à l’innocence de la fête tragique en inventant la conscience de soi : le « Connais-toi toi-même » apollinien met fin à l’ivresse dionysiaque (dans l’ivresse, le sentiment du moi diffuse dans le monde) et retourne l’énergie vitale contre elle-même : au lieu d’interpréter le monde par des valeurs nouvelles, elle s’épuisera désormais en un interminable examen de conscience. Socrate en ce sens prépare au christianisme, qui célèbre la mort de la « religion esthétique » (Hegel) des Grecs et incarne le divin en le spiritualisant dans l’intériorité et la réflexion : l’absolu est désormais dans le sanctuaire intérieur de la conscience de soi, et non plus dans la splendeur phénoménale du cosmos. Le Beau n’est plus le Vrai. Dès lors la vie dionysiaque du désir et de l’ivresse, qui s’extériorisent et sympathisent avec le monde, devient péché et maladie de l’âme : avec Socrate, c’est donc la vie même, qui est interprétation du monde et création de valeurs esthétiques nouvelles, qui est une maladie. C’est ainsi que Nietzsche comprend le dernier mot de Socrate dans le Phédon de Platon, qui demande à Criton de sacrifier un coq à Esculape : « Ce “dernier mot” ridicule et terrible signifie pour qui sait entendre : “Criton, la vie est une maladie!” Est-ce possible, un homme tel que lui, un homme qui avait vécu joyeux et aux yeux de tous, comme un soldat, cet homme était un pessimiste! » (GS § 340). C’est ainsi que le christianisme met durablement fin à la fête tragique (une tragédie chrétienne est aux yeux de Nietzsche une chose impossible), et cela en en empoisonnant la source même : par une atroce inversion des valeurs, le christianisme ne veut considérer en la tragédie non la joyeuse création des valeurs, mais au contraire un rituel de la haine qui attise la curiosité par la mise à mort du bouc émissaire. On se souvient en effet qu’Augustin ne considérait dans le représentation tragique que la perversion de la pitié en haine (Confessions, III, 2). La Passion du Christ rend alors manifeste le sens latent du transfert qui s’effectue sur la scène tragique, mettant sur les épaules d’un innocent le poids de tous les péchés du monde. Le christianisme rend ainsi conscient le transfert inconscient du bourreau sur la victime : « Le christianisme est une métaphysique du bourreau » (CI, « Les quatre grandes erreurs », § 7, p. 56) (4). Pour le christianisme, la tragédie sera toujours cruauté et non création, négation et non affirmation, ressentiment et non libération. Le Crucifié contre Dionysos.

            Il faut donc opposer radicalement, selon Nietzsche, la perspective introvertie du socratisme, qui est également celle du christianisme et de cet idéal de la réflexion que cultivent la philosophie et la science, à la perspective extravertie de l’ivresse dionysiaque, qui est interprétation esthétique du monde, invention poétique toujours renouvelée. La perspective introvertie de la conscience de soi admet pour valeur suprême la vérité, qui est la parfaite adéquation de la pensée à elle-même (ce qu’un Descartes, par exemple, nomme le sentiment de l’évidence) ; la perspective extravertie de la création dionysiaque admet au contraire pour valeur suprême le génie artiste, qui réinvente et réenchante le monde en y faisant surgir des valeurs nouvelles (5). Il faut toujours comprendre en effet le mot “valeur” chez Nietzsche au sens esthétique plutôt qu’au sens moral ; par exemple ce fragment posthume d’août septembre 1885 : « Si vous posiez la question : “Il y a 50 000 ans, les arbres donnaient-ils l’apparence d’être verts?”, je répondrais : “pas encore sans doute” : on peut supposer qu’à l’époque seule existait l’opposition élémentaire des valeurs : masses plus sombres, masses plus claires : — et peu à peu les différentes couleurs s’en sont dégagées » (OC, XI 281). La tragédie représente donc la fête de la création esthétique, qui détruit l’ancien monde et en enfante un nouveau. C’est ainsi qu’un artiste réussit à nous faire voir le monde avec un œil neuf, renouvelant ainsi l’émerveillement et l’innocence de la première fois. Aussi le monde ne paraît-il vieux qu’à des yeux fatigués, lassés de vivre, accablés par le pessimisme et le nihilisme dont Schopenhauer, en cette seconde moitié du XIXe siècle, passe pour être le maître. Telle est bien l’œuvre de la volonté de puissance, non de la volonté de pouvoir : tout maître est l’esclave de son esclave, mais l’artiste qui intensifie le désir de vivre en faisant naître des valeurs nouvelles qui sont autant d’appâts pour la volonté, obéit, plus qu’il ne lui commande, au soulèvement de la vie qui le détermine à agir. Le surhomme nietzschéen n’est certes pas je ne sais quel despote inflexible, mais au contraire un artiste humble qui se met à l’écoute de l’être, qui s’efface pour que la vie s’exprime librement en lui. L’autorité est sans effet sur l’invention esthétique, le génie ne l’est pas par un décret arbitraire de sa volonté et nul n’a enfanté un chef-d’œuvre par la simple détermination de sa volonté. C’est plutôt le contraire qui est vrai, et l’on comprend aisément que le projet délibéré d’exécuter une œuvre grande est le plus court chemin pour gâcher le travail et tomber dans l’emphase vaine. La volonté de vouloir n’est pas encore la volonté de puissance. En art, la réussite vient toujours de surcroît, et la part du hasard n’est pas indéfiniment réductible. Ce n’est donc pas chez les dominateurs, mais plutôt chez les humbles et les doux qu’on a quelque chance de trouver des créateurs authentiques : « J’ai trouvé la force où on ne la cherche pas, chez des hommes simples, doux et obligeants, sans le moindre penchant à al domination — et inversement le goût de dominer m’est souvent apparu comme un signe de faiblesse intime ; ils craignent leur âme d’esclave et la drapent d’un manteau royal (ils finissent pas devenir les esclaves de leurs partisans, de leur réputation, etc). Les natures puissantes règnent, c’est une nécessité, sans même avoir besoin de lever le doigt, dussent-elles, de leur vivant, s’enterrer dans une chaumière » (VdP, § 161, in Granier p. 402).

            Dès lors, l’affirmation tragique de la vie trouve son expression la mieux adéquate dans la musique, et dans l’ivresse dionysiaque qu’elle inspire. Apollinisme et dionysisme ne sont pas en effet deux principes contraires qui s’excluent l’un l’autre (comme beau et sublime, ou classique et romantique), mais plutôt les deux temps d’un même rythme, la mesure à deux temps du cœur battant de la vie : toute forme nouvelle est créée à seule fin d’être détruite, et toute destruction est le prélude d’une nouvelle création. Le devenir, tel que tout être vivant le ressent quand il se met à l’écoute de la force qui le fait vivre, n’est pas continuité monotone, ni répétition mécanique, mais rythme au contraire, pulsation toujours renaissante, rebond du “marteau” (« philosopher à coups de marteau ») qui marque par le choc l’empreinte de la forme (moment apollinien), puis détruit son œuvre pour en façonner une nouvelle (moment dionysiaque). Ainsi le danseur, qui ne retombe sur le sol qu’à seule fin de reprendre son élan pour un nouveau saut. Par l’opposition rythmique de l’apollinien et du dionysiaque, Nietzsche se souvient de ce que Gœthe nommait déjà la diastole et la systole de l’Esprit, et dont on trouverait peut-être l’origine dans le flux et le reflux du lac de Bienne, souffle primordial et unique respiration qui se fait entendre au rêveur de la cinquième Promenade. La vie est rythme, et la musique fait entendre cette perpétuelle reprise, qui est le contraire d’une répétition.

            Tel est peut-être le secret de l’une des plus énigmatiques pensées de Nietzsche, celle de l’Éternel Retour : la vie est le retour rythmique du rêve et de l’ivresse, de la forme et de la dissolution, le pas de deux tragique d’Apollon et de Dionysos. C’est ainsi que la musique nous redonne le goût de vivre en nous faisant entendre la danse divine qui toujours la renouvelle. Nietzsche contre Schopenhauer : la musique n’apaise pas le vouloir-vivre en en représentant le jeu perpétuel, source de toute souffrance ; elle l’exalte au contraire, et donne la mesure à celui qui sait danser, c'est-à-dire créer des valeurs nouvelles. L’art, selon Nietzsche, ne doit pas être le calmant de la volonté, mais au contraire son stimulant.

            Ecce Homo (« Pourquoi j’écris d’aussi bons livres », les deux chapitres précédents s’intitulant : « Pourquoi je suis si sage » et « Pourquoi je suis si malin ») : « Je veux maintenant raconter l’histoire de Zarathoustra. la conception fondamentale de l’œuvre, l’idée de l’Éternel Retour, cette formule suprême de l’affirmation, la plus haute qui se puisse concevoir, date du mois d’août de 1881. Elle est jetée sur une feuille de papier avec cette inscription : “A 6000 pieds par-delà l’homme et le temps”. Je parcourais ce jour-là la forêt, le long du lac de Silvaplana ; près d’un formidable bloc de rocher qui se dressait en pyramide, non loin de Surlei, je fis halte. C’est là que cette idée m’est venue » (p. 113). Le thème de l’éternel retour est en effet surtout développé dans les quatre derniers chants de la troisième partie du Zarathoustra (« Le convalescent », « Du grand désir », « L’autre chant de la danse » et « Les sept sceaux »). On trouve également de longs fragments posthumes sur ce thème, tout particulièrement ceux de l’année 1887 (XII, 206-216 et 302).

            Deux interprétations sont traditionnellement avancées : une interprétation physique, une interprétation morale. Toutes deux peuvent s’appuyer sur des textes de Nietzsche, tant la pensée de l’éternel retour semble indécise et énigmatique à ses propres yeux : « Peut-être n’est-elle pas vraie, la doctrine de l’éternel retour — puissent d’autres s’expliquer avec elle! » (cité in Jaspers p. 362). Cependant, ni l’une ni l’autre ne semble recevable, et c’est en dernier terme une interprétation esthétique que nous retiendrons.

            L’interprétation physique pose en principe que le monde est à la fois fois fini et éternel : il est donc nécessaire que le devenir soit cyclique, et que tout revienne éternellement une fois épuisé le cycle des combinaisons possibles. « Le principe de la conservation de l’énergie exige l’éternel retour » (frgt été 86 automne 87, XII, p. 206). Et ce frgt de juin-juillet 85 : « Et savez-vous ce qu’est “le monde” pour moi? [...] Une somme fixe de force, sans commencement ni fin, dure comme l’airain, qui n’augmente ni ne diminue, qui ne s’use pas mais se transforme, dont la totalité est une grandeur invariable, une économie où il n’y a ni dépenses ni pertes, mais pas d’accroissement non plus ni de bénéfice [...] Voilà mon univers dionysiaque qui se crée et se détruit éternellement lui-même, ce monde mystérieux des voluptés doubles, voilà mon par-delà bien et mal, sans but, à moins que le bonheur d’avoir accompli le cycle ne soit un but, sans vouloir, à moins qu’un anneau n’ait la bonne volonté de tourner éternellement sur soi-même » (XI, p. 343-344). Cependant, si la doctrine de l’éternel retour n’est qu’un thèse physicaliste, elle n’est pas absolument nouvelle, et il est possible d’en trouver de nombreux antécédents depuis l’Antiquité, et cela de l’aveu de Nietzsche lui-même : « La doctrine de “l’éternel retour”, c'est-à-dire de la répétition absolue et infinie de toutes choses — cette doctrine de Zarathoustra pourrait, en fin de compte, déjà avoir été enseignée autrefois. Les Stoïciens du moins, qui ont hérité d’Héraclite presque toutes leurs idées fondamentales, en présentent des traces » (Ecce Homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », § 3, p. 87). Plutôt qu’à la physique stoïcienne, qui accorde finalement moins d’importance au thème de al palingénésie qu’on ne le croit ordinairement, il faudrait penser au néoplatonisme de la Renaissance italienne qui prend parfois un accent matérialiste et athée. Ainsi Gémisthe Pléthon qui écrit vers 1440 : « C’est qu’en effet les périodes du temps amènent et amèneront toujours, à des époques réglées, des vies et des actions identiques, en sorte que jamais rien n’est arrivé de véritablement nouveau, rien n’arrive qui ne soit déjà arrivé dans son espèce et ne doive se reproduire un jour » (cité par Garin, Le Zodiaque de la vie, p. 79). On trouvait déjà ce thème chez les averroïstes du Moyen Age, tels Siger de Brabant qui posaient en principe l’éternité du monde (Gilson, La philosophie du MA, II, 564), et on le trouvera encore chez un penseur italien du XVIIIe siècle, Giambattista Vico (livre cinquième de la Science nouvelle). On voit qu’interprété en ce sens, le thème de l’éternel retour n’a rien de bien nouveau. Nietzsche le dit pourtant inouï ; il doit donc l’entendre en un autre sens. En outre, Nietzsche, qui pense après Kant et Schopenhauer, sait que le monde n’existe pas comme chose en soi, mais seulement comme phénomène, c'est-à-dire que le monde est ma représentation, le fruit des diverses évaluations de la volonté de puissance. Le retour cyclique du phénomène ne renvoie donc pas au mnde lui-même, ni au principe de la conservation de l’énergie, mais plutôt à un recommencement qui trouve dan sle sujet, et non dans l’objet, sa source et son origine.

            On est ainsi conduit à une interprétation morale de la doctrine de l’éternel retour : c’est au sujet libre que cette doctrine s’adresse, à son acceptation du devenir, à son affirmation de l’existence, dût-elle toujours recommencer semblable à elle-même. On est alors conduit à formuler ainsi l’impératif catégorique nietzschéen : aimes-tu assez la vie pour désirer qu’elle se recommence toujours identique à elle-même, affirmes-tu assez chaque instant de ton existence pour souhaiter qu’il se reproduise indéfiniment? Ou bien encore : agis de telle façon que tu puisses vouloir à nouveau, indéfiniment, la maxime de l’action que tu accomplis à présent. Ici encore, certains textes de Nietzsche semblent suggérer une semblable interprétation : « Demandez à ceux que vous connaissez s’ils aimeraient revivre leurs dix ou vingt dernières années, vous distinguerez vite lesquels sont prédestinés à adopter ce point de vue suprahistorique » (Cons. Int. II, p. 215). « Et si, un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans ta suprême solitude et te disait : “Cette existence, telle que tu la mènes, et l’as menée jusqu’ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse ; sans rien de nouveau ; tout au contraire! La moindre douleur, le moindre plaisir, la moindre parole, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore, tout de qu’il y a en elle d’indiciblement grand et d’indiciblement petit, tout reviendra, et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession, ... cette araignée reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres, et cet instant, et moi aussi! L’éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des poussières!” » (Gai Savoir, § 341, p. 281-282, avant-dernier paragraphe du livre IV, juste avant « Incipit tragœdia »). Nietzsche pense peut-être ici à un argument qu’il avait lu chez Kant, et que celui-ci avait lui-même emprunté à La Mothe le Vayer, ou du moins à l’article consacré à ce penseur libertin et athée dans le Dictionnaire philosophique et critique de Pierre Bayle : nul homme de bon sens ne « se sentirait d’humeur à jouer encore une fois tout au long le jeu de la vie, je ne dis pas dans les mêmes conditions, mais dans toutes autres conditions qui seraient à sa convenance (pourvu qu’elles n’appartiennent pas à un monde fées, mais à ce monde qui est le nôtre) » (Sur l’insuccès de toutes les tentatives philosophiques en matière de théodicée, II, p. 1399 ; on trouve le même argument dans une note du § 83 de FdJ, p. 243). Mais on peut penser aussi que Nietzsche a trouvé l’idée de l’éternel retour dans Schopenhauer, qui en fait un argument nihiliste : l’histoire recommence perpétuellement les mêmes massacres, et l’absurdité se répète indéfiniment sans progrès ni finalité : « La devise générale de l’histoire devrait être : Eadem, sed aliter [ les mêmes choses, mais autrement ] (Le Monde, « Suppléments au livre troisième », p. 1184). En effet, la doctrine de l’éternel retour est bien souvent présentée comme un test nihiliste pour discerner entre ceux qui sont prêts à affirmer indéfiniment la vie, et ceux qui reculent devant cette hypothèse : « Le grand dégoût de l’homme — c’est là ce qui m’a étouffé et qui m’était entré dans le gosier ; et aussi ce qu’avait prédit le devin : “Tout est égal, rien ne vaut la peine, le savoir étouffe”. Un long crépuscule se traînait péniblement devant moi, une tristesse fatiguée et ivre jusqu’à la mort, qui disait en bâillant : “Il reviendra éternellement, l’homme dont tu es fatigué, l’homme” » (Zarathoustra, « Le convalescent », p. 253). Et encore : « Pensons cette pensée sous sa plus terrible forme : l’existence, telle qu’elle est, privée de sens et de but mais se répétant inéluctablement, sans final dans le néant : “l’éternel retour”. C’est la forme la plus extrême du nihilisme : le néant (l’absence de sens) éternel! Forme européenne du bouddhisme... » (frgt été 86 automne 87, XII, p. 213). Cependant, l’interprétation morale de l’éternel retour ne saurait valoir pour un penseur qui se prétend par-delà bien et mal. La philosophie de Nietzsche est en effet immoraliste et non morale, et ne saurait admettre aucun impératif catégorique, quel qu’il soit. La moralité n’est autre que la volonté se contraignant elle-même, et se chargeant de fardeaux, telle le chameau, pour éprouver sa force. La moralité n’est pas encore la volonté de puissance, mais seulement la volonté de vouloir. La véritable volonté, celle qui crée artistement des valeurs nouvelles, vient de surcroît, non pas par dessein, mais à l’improviste : amor fati. Ce que les poètes nomment l’inspiration n’est jamais le fruit d’un effort délibéré. En dictant des impératifs à la volonté, on ne peut que l’aliéner et nullement l’élever jusqu’à la puissance de son autonomie.

            Pourtant, la crise nihiliste est peut-être une sorte d’épreuve imposée à la vie qui la conduirait à prendre appui sur son propre centre, c'est-à-dire à trouver en elle seule son unique justification. Au-delà de la répétition nihiliste, commencerait la reprise dionysiaque. Si le monde est sans finalité, il faut comprendre qu’il est achevé en chacun des instants qui se succèdent : pas de progrès, pas d’au-delà, mais à chaque instant la perfection d’un éternel présent, un accomplissement de toutes choses qu’il nous appartient de savoir entendre. Deviens ce que tu es, et non deviens ce que tu seras : à chaque instant, à chaque présent, tu es accompli et parfait, et le secret du bonheur consiste à savoir capter cet instant d’éternelle perfection. L’éternel retour nous rend sensible au perpétuel présent du présent, au don irremplaçable et unique de chacun des instants qui se succèdent : « Dans le plus petit comme dans le plus grand bonheur, il y a toujours quelque chose qui fait que le bonheur est un bonheur : la possibilité d’oublier, ou pour le dire en termes plus savants, la faculté de se sentir pour un temps en dehors de l’histoire. L’homme qui est incapable de s’asseoir au seuil de l’instant en oubliant tous les événements passés, celui qui ne peut pas, sans vertige et sans peur, se dresser un instant tout debout, comme une victoire, ne saura jamais ce qu’est un bonheur et, ce qui est pire, il ne fera jamais rien pour donner du bonheur aux autres » (Deuxième considération intempestive, p. 205). L’éternel retour devient alors reprise musicale, renouvellement indéfini du miracle de l’instant, perpétuel étonnement devant l’éternel matin du monde. A chaque instant, le monde est recréé dans le mystère du temps et dans la perfection du présent. L’éternité est ainsi inscrite au cœur même de la temporalité et l’être au cœur du devenir : « Imprimer au devenir le caractère de l’être — c’est la suprême volonté de puissance [...] Que tout revienne, c’est le plus extrême rapprochement d’un monde du devenir avec celui de l’être : sommet de la contemplation » (frgt fin 86-printemps 87, XII, 302). « Alors, sans le vouloir, on ouvrira peut-être les yeux sur l’idéal opposé, celui de l’homme le plus impulsif, le plus vivant, le plus consentant à l’univers, qui non seulement a appris à s’accommoder à tout ce qui a été et de tout ce qui est, et à le supporter, mais qui souhaite revoir toutes choses telles qu’elles ont été et telles qu’elles sont, pour toute l’éternité ; celui qui insatiablement adresse un da capo non seulement à lui-même, mais à la pièce et au spectacle entier, non seulement au spectacle mais au fond à l’Etre qui a besoin de ce spectacle et le rend nécessaire... Hé quoi? Ne serait-ce point là le circulus vitiosus deus ? » (BM § 56, p. 80). Dans Ecce Homo (p. 113), Nietzsche nous confie que la doctrine de l’éternel retour a provoqué en lui  « une transformation soudaine, profonde et décisive de mes goûts, surtout en musique ». Il faut comprendre que la doctrine de l’éternel retour réfute l’idolâtrie wagnérienne et retrouve la précision rythmique qui fait le « grand style ». « Philosopher à coups de marteau », non le gourdin de l’iconoclaste, mais le marteau de la montre, ou celui du piano. L’éternel retour se rend attentif à un rythme musical qui pulse au cœur du devenir, et recommence éternellement la danse dionysiaque de la vie. La musique fait entendre le cœur battant de Dionysos, la création renouvelée et le perpétuel présent de l’instant. Et tandis que la musique de Wagner établit une ligne téléphonique avec l’au-delà, le rythme de l’éternel retour donne sens à la terre, en en recommençant éternellement l’interprétation, en se maintenant dans l’ivresse de la création des valeurs.

_____________________________

NOTES

1- « Avec combien de déguisements j’avais exposé ce que j’avais appréhendé en tant que “dionysiaque”! [...] Cet accès à l’Antiquité est en effet le mieux enseveli ; et ceux qui se sont imaginé être particulièrement renseignés sur les Grecs, Gœthe et Winckelmann par exemple, n’ont rien flairé de ce monde » (fragments posthumes avril-juin 1885, OC t. XI p. 152).

2- Hölderlin, Œuvres, “Pléiade”, 1967, p. 659 sq ; G. Steiner, Les Antigones, Gallimard 1986, p. 84 sq.

3- « Ce qui règne dans la nature ce n’est pas la disette, l’étroitesse, c’est l’excès, le gaspillage, une folie de gaspillage. La lutte pour la vie n’y est qu’une exception, une restriction momentanée du vouloir-vivre » (GS § 349, p. 299).

4- La métaphysique du bourreau, c’est surtout chez Schopenhauer que Nietzsche l’a trouvée : « Celui qui sait voit que la distinction entre l’individu qui fait le mal et celui qui le souffre est une simple apparence, qu’elle n’atteint point la chose en soi, que celle-ci, la volonté, est à la fois vivante chez tous les deux ; seulement, dupée par l’entendement, son serviteur naturel, cette volonté se méconnaît elle-même ; dans l’un des individus qui la manifestent, elle cherche un accroissement de son bien-être, et en même temps chez l’autre, elle produit une cuisante souffrance ; dans sa violence, elle enfonce en sa propre chair ses dents, sans voir que c’est encore elle qu’elle déchire ; et par là, grâce à l’individuation, elle met au jour cette hostilité intérieure qu’elle porte dans son essence. Le bourreau et le patient ne font qu’un. Celui-là se trompe en croyant qu’il n’a pas sa part de la torture ; et celui-ci, en croyant qu’il n’a pas sa part de la cruauté » MVR, § 63, p. 446 ; sur le même thème, § 65 p. 460.

5- Lorsque Nietzsche, dans une formule trop souvent citée, affirme que nous avons l’art pour ne pas périr de la vérité, il ne faut toutefois pas comprendre que l’artiste renonce à la vérité et se satisfait de l’illusion salvatrice. L’art est détenteur d’une vérité, celle, sensible et vivante, que connaît un « gai savoir », et s’il se détourne d’une autre vérité, c’est de celle, objective et désintéressée, que construit le triste savoir de la science. La formule de Nietzsche ne fait donc que rappeler l’hétérogénéité des domaines de l’art et de la science, ce que Kant avait déjà fortement posé en opposant les jugements réfléchissants aux jugements déterminants (et, avant lui, Baumgarten, en opposant la connaissance esthétique à la connaissance logique).