Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

Heidegger et l’origine de l’œuvre d’art

 

            « L’Origine de l’œuvre d’art », in Chemins qui ne mènent nulle part, « Idées/Gallimard », 1980, p. 13-98 ; « Pourquoi des poètes? », in Chemins qui ne mènent nulle part, « Idées/Gallimard », 1980, p. 323-385 ; « La question de la technique », in Essais et  Conférences, Gallimard, « tel », 1980, p. 9-48 ; « Ce qu’est et comment se détermine la phusis », in Questions I et II, Gallimard, « tel », 1998, 471-582 ; « La Chose », in Essais et  Conférences, Gallimard, « tel », 1980, p. 194-223 ; Qu’appelle-t-on penser?, Presses Universitaires de France, 1973 ; « La parole », in Acheminement vers la parole, Gallimard, « tel », 1981, p. 13-37.

            Meyer Schapiro, « L’objet personnel, sujet de nature morte. A propos d’une notation de Heidegger sur Van Gogh », dans Style, artiste et société, Gallimard, « tel », 1982, p. 349-360 ; Jacques Derrida, « Restitutions de la vérité en pointure », dans La Vérité en peinture, Flammarion, « Champs », 1978, p.  291-436. Jean-Louis Chrétien, « La réserve de l’Etre », in Heidegger, Cahier de l’Herne, Livre de Poche, p. 233 sq.

***

            La philosophie se fonde par la dénonciation d’un oubli : l’oubli de la pensée. L’ironie socratique a ainsi pour fonction de révéler, à celui qui croit penser, qu’il ne pense pas encore : c’est ainsi que Ménon ne pense pas la vertu, il ne fait que répéter la leçon de Gorgias. Cet oubli de la pensée est nécessaire, non accidentel : de même que la lumière se fait oublier par l’objet qu’elle révèle et manifeste, de même l’acte propre de la pensée (cette lumière intelligible) se fait oublier par l’objet qu’il fait connaître. C’est ainsi qu’il est aisé de penser à cet arbre, à cette rose, à cette femme, mais qu’il est beaucoup plus difficile de penser à la pensée elle-même, c'est-à-dire de nous ressouvenir de la pensée, par laquelle seulement nous accédons à la connaissance de tel ou tel objet. Cet acte du ressouvenir, qui est l’acte propre de la philosophie, Platon le nomme réminiscence, en grec : anamnésis. La philosophie se veut alors enseignante, non pas cependant à la façon des sciences traditionnelles dont le domaine est nécessairement limité par la nature de l’objet dont elles élaborent la connaissance, mais par la réminiscence qui fait se réfléchir la pensée sur elle-même, qui convertit la pensée en son intériorité méditante. C’est ainsi que, selon Platon, l’acte fondamental de la paideia philosophique consiste moins à apprendre une leçon qu’à apprendre à apprendre, c'est-à-dire à convertir le regard de l’esprit, de l’objet extérieur qui l’accapare, à la lumière intérieure, ou soleil intelligible, qui la fait pensante. C’est ainsi qu’il n’y a de véritable connaissance que sur le fondement de cette connaissance qui se connaît elle-même. Désormais tout savoir se conçoit dans le lieu métaphysique de la conscience de soi, c'est-à-dire de la pensée qui fait réflexion sur elle-même. La subjectivité, c'est-à-dire cette aperception première qui fait du sujet une personne responsable et autonome, est désormais le lieu originaire de la vérité, l’horizon transcendantal de toute connaissance possible.

            Tel est, selon Heidegger, l’acte fondateur de la pensée occidentale, celui-là même qu’inaugure le renversement platonicien : l’esprit désormais se détourne de la contemplation du monde et des choses et se replie en son intériorité, interrogeant sans fin l’abîme de la subjectivité. Et quand l’esprit se tourne vers le monde et les choses, il ne les considère qu’en relation qu’avec les besoins qui lui sont propres, avec les fins qu’il s’est assignées à lui-même. Depuis la naissance de la philosophie occidentale, nous ne considérons plus le monde selon son être propre, mais assujetti aux buts que nous entendons poursuivre dans le monde, soumis à notre évaluation et à notre maîtrise. Depuis Platon, c'est-à-dire de puis la fondation de la métaphysique, l’étant se définit comme idea, c'est-à-dire par l’aspect visible qu’il offre au sujet qui s’en saisit et l’utilise à son profit : désormais l’homme se place au centre de l’étant, et le destin de la métaphysique est aussi celui de l’humanisme. Toute chose devient ainsi ustensile pour l’homme, ce que Heidegger nomme « l’être-à-portée-de--la-main » (Zuhandenheit). Or, il se trouve que nous parvenons au terme ultime de cette histoire plus de deux fois millénaire : déjà, Nietzsche avait dénoncé le retournement de la perspective extravertie du dionysisme dans la perspective introvertie du christianisme, dont Platon prépare l’avènement. Pour comprendre l’origine occidentale de ce que nous appelons penser, il avait procédé à une « généalogie de la morale » : l’essence de la moralité réside en effet dans le réaction plutôt que dans l’action, dans la conscience de soi plutôt que dans l’ivresse, dans le ressentiment plutôt que dans la création. La morale apparaît ainsi comme ayant partie liée avec la réflexion philosophique, et ressassant indéfiniment comme elle un impossible examen de conscience. A l’autonomie et à la responsabilité du sujet conscient de lui-même, donc à la faute et à la culpabilité, Nietzsche avait donc opposé l’innocence  et le jeu qui font, de tout créateur, un enfant. En dénonçant la tyrannie de la conscience, formation superficielle de l’instinct en vue de communiquer (donc expression extérieure et sociale de la volonté de puissance, par ex. § 351 du Gai Savoir, et § 3 de Par-delà Bien et Mal), Nietzsche, comme le poète de la lettre du voyant, son contemporain, affirme que le sujet véritable, le seul créateur, est celui de la volonté plutôt que celui de la conscience. Cependant, et malgré cette rupture déclarée avec la tradition philosophique, Nietzsche, selon Heidegger, reste un philosophe de la subjectivité : le désir inconscient creuse, dans le sujet de la conscience de soi, un abîme inconnaissable, il enrichit donc le sujet plutôt qu’il ne le dépasse. Le retournement platonicien n’est donc pas radicalement mis en question, et la sagesse dionysiaque veut l’expression de la plus profonde subjectivité, c'est-à-dire de la volonté de puissance. La Terre, qui ne prend sens que par l’évaluation de la volonté (« l’homme est l’animal estimateur par excellence »), est par elle-même oubliée et ne vaut que par la création de l’artiste qui lui donne sens : « Il nous faut comprendre la philosophie de Nietzsche en tant que métaphysique de la subjectivité », et même, ajoute Heidegger, « en tant que métaphysique de l’absolue subjectivité de la volonté de puissance » (Nietzsche, II 160). C’est ainsi que Nietzsche, quoiqu’il en dise, ne remet nullement en question le primat du sujet fondé par le renversement platonicien, il le porte au contraire à sa forme la plus extrême. Il n’y a pas de subjectivisme plus exacerbé que la doctrine de Zarathoustra. Aussi, selon Heidegger, sera-t-il incapable de dépasser le nihilisme qu’il dénonce pourtant, puisqu’il ne peut fonder la valeur que dans le perspectivisme qui n’est en fin de compte qu’un subjectivisme. Seule demeure constante et véritable l’hégémonie de la volonté sur le monde.

            Heidegger reprend donc la tentative avortée de Nietzsche, et médite sur les commencements de la métaphysique occidentale. La philosophie dénonçait l’oubli de la pensée et se détournait du monde et réfléchissant l’esprit en son intériorité. Heidegger, inversement, dénonce l’oubli de l’Etre et entreprend de se tourner vers le monde en se détournant de la subjectivité. Que signifie ici l’oubli de l’Etre? De l’Etre (Sein), selon Heidegger, la pensée occidentale ne connaît plus que l’étant (Seiende) : l’étant est l’objet défini, déterminé par le Dasein, l’être-là, c'est-à-dire l’homme en tant qu’il est le seul vivant qui ait souci de la facticité de sa situation dans le monde (l’animal ne s’angoisse pas d’être là : il est au monde, tout simplement) et de son être-pour-la-mort (Sein zum Tode : « Seul l’homme meurt, l’animal périt », « La Chose », in Essais et conférences p. 212). Par ce souci, l’homme apparaît comme l’unique « berger de l’Etre », celui qui questionne et s’étonne de la pure présence du monde, de son incompréhensible facticité. Il faut dire en ce sens que seul le Dasein existe, car seul il peut s’élever à un engagement ek-statique dans l’ouvert de l’Etre. Mais ek-stase est ici souci et angoisse, non ivresse. C’est alors pour échapper à cette angoisse, qui préserve pourtant cela seul qui est proprement humain en l’homme, que le Dasein détermine le sens de l’étant en soumettant l’Etre à son évaluation, à sa volonté, à sa raison : il arraisonne la nature, il oublie l’Etre par son assujettissement dans la domination technique. L’homme est ainsi le gardien de l’Etre, mais aussi celui qui peut lui faire la plus grande violence : nous vivons selon Heidegger l’époque de la Technique planétaire, où la Terre entière est soumise à l’objectivité de nos concepts. Cette époque est aussi celle du plus grand péril pour l’homme, car l’homme ne demeure humain que dans la mesure où il se tient dans l’effroi de l’Etre, dans cette inquiétude originaire qui le fait s’étonner qu’il y ait de l’Etre, et non pas plutôt rien. C’est ainsi que la centrale électrique mise en place dans le Rhin (« La question de la technique », 1953, in Essais et  Conférences) somme le Rhin de faire tourner les turbines et de produire de l’énergie ; le fleuve se trouve ainsi comme instrumentalisé, « arraisonné » (Gestell), et l’énigme de son Etre, c'est-à-dire le mouvement de son apparition, de son éclosion phénoménale, telle que la célèbre Hölderlin dans l’hymne intitulé Le Rhin, est occultée.

            Les choses sont ainsi déchues en outils, et ne valent que par l’utilité que nous leur attribuons. En tant qu’elles ne sont que des outils, elles diffèrent entre elles par l’usage auquel nous les destinons. Pourtant, nous disons que toutes ces choses sont, avant même de dire ce qu’elles sont, et nous signifions par là un sens — le sens, précisément, de l’Etre. Ainsi apparaît la question de l’Etre : quand je détermine l’étant par ses attributs, j’occulte l’Etre qui n’est plus alors que la copule, ou liaison logique entre le sujet et l’attribut. En revanche, lorsque je suspends l’acte de l’attribution, c'est-à-dire de la détermination de l’étant considéré comme un ustensile, la question de l’Etre se fait à nouveau entendre dans toute sa grandeur : « Dans le jardin, il y a un arbre. Nous disons de lui : l’arbre est d’une belle taille. C’est un pommier. Il est peu riche de fruits cette année. Les oiseaux chanteurs aiment le visiter. L’arboriculteur pourrait encore en dire d’autres. Le savant botaniste qui se représente l’arbre comme un végétal peut établir quantité de choses sur l’arbre. Finalement, un homme étrange arrive par là-dessus, et dit : “L’arbre est. Que l’arbre ne soit pas, cela n’est pas” » (Qu’appelle-t-on penser?, p. 166). L’homme étrange en question, c’est Parménide, auteur de la formule ancienne qui nous oriente vers le ressouvenir du sens de l’Etre : « L’Etre est, le Non-Etre n’est pas ; que l’Etre ne soit pas, cela n’est pas ». Ce qui permet alors à Heidegger d’avancer que la parole des Présocratiques, indissociablement poétique et philosophique, parole qui précède le renversement platonicien, est encore proche de la question de l’Etre dont ne se détournait pas alors la pensée, en un temps où la pensée ne s’était pas encore convertie en son intériorité réfléchissante.

            Penser, c’est alors tenter de revenir, par-delà l’oubli de l’Etre, à la parole qui sait accueillir l’éclosion de l’étant dans la lumière de l’Etre. Le regard de la Grèce archaïque, c'est-à-dire pré-philosophique, peut nous aider à retrouver cet étonnement qu’ouvre en nous le jour qui se lève, cet émerveillement premier qui nous saisit devant la perpétuité de la donation phénoménale, devant l’avènement du monde. Dans les textes de la dernière période, Heidegger aime à répéter que l’Etre est événement (Ereignis) : l’événement de l’Etre est l’avènement de la présence dans l’horizon du monde, il est le mouvement de la manifestation qui est l’acte propre de ce lieu que les Grecs, avec Aristote, nommaient phusis (Questions II). Si je considère l’étant comme un ustensile, si je le soumets donc à la grille de mes catégories, je m’en rends maître et ne m’étonne plus de sa présence, mais si je le considère dans l’événement de son apparition phénoménale, alors je me ressouviens de l’Etre qui le porte et le maintient dans la présence. Si l’Etre est événement, alors il faut dire avec Heidegger qu’il est à la fois l’événement d’une manifestation et d’une dissimulation : l’Etre se manifeste par l’éclosion de l’étant, mais l’étant lui-même, par son caractère propre, par ses déterminations, incite à l’oubli de l’Etre. L’Etre est alors pensé comme vérité — ?λ?ϑεια — ce qui sort de la dissimulation, mais pour retourner aussitôt en l’oubli, ou Léthé, en lequel l’ensevelit sa manifestation même. Le véritable secret de l’Etre, c’est ainsi le perpétuel mouvement de l’offrande phénoménale. Rien n’est plus énigmatique que l’évidence. On comprend ainsi que ce n’est pas par une quelconque négligence de la pensée que la pensée en est venue à oublier l’Etre, mais par le nécessaire retrait de l’Etre lui-même qui se dissimule en se montrant.

            Comment dire alors cette présence absente, origine de toute présence phénoménale, sans la profaner dans l’instrumentalité, sans l’assujettir aux fins instrumentales de la subjectivité? C’est sans doute la tâche du philosophe que de méditer la perdurance de cette origine, et qui toujours précède tout discours. Mais c’est encore et peut-être surtout la tâche de l’art que de faire paraître l’étant dans la clarté révélante de l’Etre. L’art apparaît ainsi, aux yeux de Heidegger, comme une sorte d’anti-technique : tandis que la technique soumet le monde aux déterminations objectives de l’intelligence humaine, l’art soumet inversement l’homme à l’avènement originaire de l’Etre, le maintenant ainsi dans le souci qui le fait proprement humain. L’image du peintre, la parole du poète nous font nous ressouvenir de la clarté originaire de l’Etre, cette clarté dont, en tant que nous sommes humains, nous avons la garde. Le poète, et Hölderlin tout particulièrement, dont Heidegger écrit qu’il est « en un sens privilégié, le poète du poète », nomme le « Sacré », et se ressouvient du monde dans l’étonnement matinal de son apparition originaire. C’est pourquoi le langage poétique, qui est la vérité de la parole, ne qualifie pas le monde, il ne distribue pas des qualités ou des attributions aux étants qui, en tant qu’étants sont différents les uns des autres ; il ne fait pas davantage du langage un simple moyen de communication, instrumentalisant ainsi les mots eux-mêmes qui deviennent alors monnaies d’échange dans l’économie du lieu commun. Non : le mot du poète révèle au contraire la chose dans la clarté originaire de l’Etre, la parole poétique nous enseigne à dévisager le monde dans l’énigme de son éclosion phénoménale ; elle appelle la chose et par cet appel la met au monde, la révèle dans le secret de son évidente présence (« La parole », 1950, in Acheminement vers la parole, mais aussi « L’homme habite en poète… », in Essais et conférences). C’est ainsi que Hölderlin nous enseigne à voir le Rhin, à habiter le monde en poète et non à le dominer en technicien, à considérer le fleuve dans le pur mystère de son scintillement phénoménal, dans l’événement originaire de son incompréhensible et muette apparition (« Pourquoi des poètes? », 1926, in Chemins qui ne mènent nulle part).

            Cet appel poétique à l’avènement de l’Etre définit également l’orientation du peintre. Dans un texte de 1935, « L’Origine de l’œuvre d’art » (in Chemins qui ne mènent nulle part), c'est-à-dire l’œuvre d’art considérée comme appel et convocation à l’originaire rayonnement de l’Etre, Heidegger médite longuement sur un tableau de Van Gogh. Le motif en est une paire de chaussures, ou plutôt de gros godillots, abandonnés sur le sol. En tant que la chaussure est un étant déterminé, elle est un ustensile et, comme tout ustensile, s’intègre dans un monde, ou ensemble d’étants qui lui sont reliés par l’usage. Le propre d’un outil, c’est en effet qu’il ne vaut jamais par lui-même, mais toujours en relation avec d’autres objets : ainsi le marteau appelle la main et le clou, mais aussi la tenaille, le bois, la colle, etc., de même que la chaussure appelle le pied, invite à la marche qui se met en route, etc. Ce qui est remarquable en revanche dans ce tableau de van Gogh, selon Heidegger, c’est que la chaussure est présentée comme un absolu, isolée de tout contexte utilitaire qui permettrait de l’assujettir à une quelconque maîtrise : « D’après la toile de van Gogh, nous ne pouvons pas même établir où se trouvent ces souliers. Autour de cette paire de souliers de paysan, il n’y a rigoureusement rien où ils puissent prendre place : rien qu’un espace vague » (Chemins, 33-34). Est-ce à dire que la chose, telle que l’œuvre d’art la fait advenir dans la présence, est dépourvue de toute signification et ne renvoie qu’à elle-même? Bien au contraire, c’est seulement par la présentation propre à l’œuvre d’art que la chose cesse de se référer à d’autres choses, ou d’autres étants, selon le système de corrélations qui détermine l’outil intra-mondain, pour pratiquer ou ouverture ou éclaircie vers l’Etre, pour dévoiler l’Etre dont elle provient. C’est ainsi que, selon Heidegger, les souliers fatigués de Van Gogh nous font nous ressouvenir de « la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. A travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal. A travers ce produit, repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, il est à l’abri dans le monde de la paysanne » (Chemins, 34).

            Tout œuvre appartient ainsi à une Terre, dont elle provient et vers laquelle elle fait retour, dont elle nous fait nous ressouvenir. Soit encore, ajoute Heidegger, « le » temple grec : le temple ne vaut pas par lui-même, mais plutôt par le paysage dans lequel il s’élève, et dont il révèle la grandeur. « Sur le roc, le temple repose sa constance [...] Sa sûre émergence rend visible l’espace invisible de l’air. La rigidité inébranlable de l’œuvre fait contraste avec la houle des flots de la mer, faisant apparaître, par son calme, le déchaînement de l’eau. L’arbre et l’herbe, l’aigle et le taureau, le serpent et la cigale ne trouvent qu’ainsi leur figure d’évidence, apparaissant comme ce qu’ils sont. Cette apparitions et cet épanouissement mêmes, et dans leur totalité, les Grecs les ont nommés très tôt phusis » (Chemins, 44-45). On comprend ainsi que pour Heidegger, l’œuvre d’art n’exprime nullement la subjectivité de l’artiste, son sentiment personnel, son impression sensible — c’est l’erreur originaire de toute philosophie esthétique que de s’orienter en ce sens — mais au contraire l’Etre, qui n’est pas l’homme mais ce devant quoi le Dasein se tient, si du moins il demeure fidèle à sa destination historiale. Il faut donc distinguer la philosophie esthétique, qui n’est en fin de compte qu’un humanisme, de la philosophie de l’art, ou plus exactement de l’œuvre d’art, telle que Heidegger en conçoit le projet, et qui est une ontologie, c'est-à-dire une méditation sur la question de l’Etre. On peut remarquer à ce propos que l’exemple du tableau de van Gogh est peut-être mal choisi, car il est peu d’œuvre qui exprime avec autant d’intensité les souffrances d’une subjectivité : rien, en effet, ne s’oppose davantage à la beauté du temple grec, selon l’idéal classique ou néoclassique, que l’art violemment expressionniste d’un Van Gogh. Mais peut-être faut-il comprendre en un sens presque polémique le choix de Heidegger : même un art aussi puissamment subjectif que celui de van Gogh n’exprime pourtant pas la subjectivité elle-même, mais dévoile plutôt l’Etre dont le Dasein a la garde.

            Nous pouvons de même nous interroger sur ce choix du temple grec. Il paraît peu discutable que nous retrouvions ici ce qui est peut-être l’un des derniers avatars du mythe de la Grèce dans le romantisme allemand, mythe auquel Heidegger participe au moins par son admiration passionnée pour Hölderlin : la Grèce est le pays de l’origine, elle est l’enfance heureuse de l’Occident, la parfaite beauté en laquelle la tradition de l’occident, de l’Hespéride selon le mot que Hölderlin affectionne, et qui fait de nous des tard-venus, les héritiers d’une origine perdue, trouve son fondement et son principe. Il est vrai cependant que le temple grec semble plus approprié que les souliers de van Gogh pour cette ontologie de l’œuvre d’art que Heidegger veut mettre en lumière. Dans un essai remarquable, Michel Butor a montré en effet combien le temple n’est, en Grèce, que le révélateur du site, le signal que, depuis la totalité du paysage qui se trouve comme rassemblée autour de ce centre que marquent la colonne et le temple, un dieu nous regarde. Paradoxe : les temples romains sont infiniment mieux conservés que les temples grecs, dont il ne reste le plus souvent que le rectangle de la fondation et quelques débris de colonnes ; cependant, les ruines romaines nous inspirent un sentiment de vieillesse et de caducité, tandis que les décombres de la Grèce nous donnent curieusement l’impression d’une inaltérable jeunesse. C’est que le temple romain s’élève dans l’Urbs, c'est-à-dire la cité des hommes, il est le centre d’une religion civile comme le forum est un carrefour à la fois politique et économique ; or, la Rome ancienne qui donnait sens au temple n’est plus, et le temple demeure parmi les bâtiments de la Rome moderne. Aussi nous parle-t-il moins du dieu lui-même, que du monde ancien qu’il fondait, et qui est aujourd’hui tombé en poussière. Mais le temple grec s’élève dans le paysage, dont il dévoile le caractère sacré : Delphes, Olympie, Épidaure, Délos, sont en premier lieu des sites naturels qui s’imposent de nos jours avec la même évidence qu’ils s’imposaient aux anciens Grecs. Le délabrement du temple lui-même est alors de moindre importance, puisque la permanence, la perdurance du paysage conserve encore de nos jours l’empreinte du sacré. Encore faut-il s’interroger sur ce qu’il faut entendre, ici, par « site ». Ce qui définit le site, c’est en premier lieu, et bien évidemment, l’horizon du paysage, les environs du temple qui suscitent le temple, ce que Heidegger nomme « la Terre ». Mais définit encore le site, et tout particulièrement le site grec, le Ciel, dont on dit assez qu’il est plus pur et plus clair en Grèce que partout ailleurs, ce qui est surtout une vue de l’esprit, et qui trouve en l’esprit sa nécessité plutôt qu’en la météorologie : « Si le souvenir du voyage en Grèce est tellement lié à la clarté du ciel, c’est qu’il faut que le ciel y soit clair pour que le site puisse déployer à nos yeux toute sa puissance toute sa puissance. On peut très bien visiter les cathédrales gothiques par temps gris ; peut-être aurait-on préféré un soleil éclatant pour Chartres ou Reims, mais, sous la pluie battante, nous ne les avons pas moins vues, tandis que si le ciel est couvert lors de notre arrivée à Delphes, pour peu que nous ayons le moindre loisir, nous resterons jusqu’à ce qu’il se purifie, car nous savons très bien que Delphes ne peut se montrer à nous comme Delphes que par beau temps » (Butor, introduction à Richier, Géographie sacrée du monde grec, 1967, p. 17). Ceci indique assez bien l’orientation de la pensée de Heidegger : l’Etre dont provient cet étant déterminé qu’est le temple, et que le temple dévoile, dont il nous révèle le regard, est à la fois la Terre et le Ciel et, dans cette clarté originaire, les Dieux et les mortels, le Sacré et le Dasein dont l’affrontement dans la création de l’œuvre d’art redécouvre le sens de l’Etre. C’est dans un texte de 1950, « La Chose » (in Essais et Conférences, p. 194 sq) que Heidegger avance pour la première fois le thème du « Quadriparti » (Geviert, ce qui se traduit simplement par « carré ») de la Terre et du Ciel, des Dieux et des mortels : « La terre et le ciel, les divins et les mortels se tiennent, unis d’eux-mêmes les uns aux autres, à partir de la simplicité du Quadriparti uni. Chacun des Quatre reflète à sa manière l’être des autres [...] Ce jeu qui fait paraître, le jeu de miroir de la simplicité de la terre et du ciel, des divins et des mortels, nous le nommons “le monde”. Le monde est en tant qu’il joue ce jeu. Ceci veut dire : le jeu du monde ne peut être, ni expliqué par quelque chose d’autre, ni appréhendé dans son fond à partir de quelque chose d’autre » (Essais et Conférences, 213-214).

            On peut alors comprendre en quel sens Heidegger considère l’élaboration de l’œuvre d’art, qu’il ne répugne nullement à nommer « création » (pour l’opposer à « production » qui insulte le sens de l’Etre et fait violence à l’étant qu’il profane en outil), comme un combat entre la réserve de la Terre et l’éclaircie du Monde : « La vérité s’institue dans l’œuvre. La vérité ne déploie son être que comme combat entre éclaircie et réserve, dans l’adversité du monde et de la terre. la vérité veut être érigée dans l’œuvre, en tant que combat entre monde et terre » (« L’Origine de l’œuvre d’art », in Chemins, 71). La vérité — alhqeia — est le dévoilement de l’Etre par l’éclosion de l’étant, qui manifeste en dissimulant. L’ontologie de Heidegger est donc essentiellement une méditation sur la beauté : « La lumière du paraître ordonnée en l’œuvre, c’est la beauté. La beauté est un mode d’éclosion de la vérité » (« L’Origine de l’œuvre d’art », in Chemins, 62). Or, la beauté-vérité de l’œuvre d’art provient de la clarté de l’Etre qu’elle réussit à arracher à son occultation — la « réserve de la Terre » — en faisant paraître un étant dans le Monde, le Monde désignant, on s’en souvient, l’ensemble des étants qui s’offrent à la désignation de la parole. Parmi les étants, il en est, simples ustensiles, qui renvoient à d’autres étant, et n’ont de valeur qu’utilitaire ; mais il en est encore qui font voir l’Etre, qui révèle l’horizon de la « Terre » dont ils proviennent : ceux-là seuls sont des œuvres d’art. Ainsi les souliers de van Gogh, qui sont au Monde, révèlent-ils la Terre, c'est-à-dire la glaise des champs labourés ; ainsi le temple grec, en évidence sur le roc, le temple qui est au Monde et marque la demeure d’un dieu, à la différence de tous les autres, où se célèbre un rite spécifique, révèle-t-il la Terre et le Ciel qui le regardent, et dont il est comme le produit accompli. En quoi consiste donc le projet créateur de l’artiste? Il s’agit d’arracher l’étant à la banalité ontique de l’usage et révéler l’origine ontologique dont il provient. L’art dévoile la dissimulation de l’Etre par l’éclosion originaire de l’étant. Il emporte une victoire dans le combat toujours inachevé du monde et de la terre.

            Les méditations poétiques de Heidegger sur la beauté-vérité du temple grec ont laissé plutôt indifférents les hellénistes. Il n’en va de même pour les historiens de l’art, et tout particulièrement de celui de la peinture, qui se sont penchés sur cette peu habituelle analyse d’un tableau de van Gogh. En 1968, Meyer Schapiro, historien américain de la peinture surtout française du XIXe siècle, et qui s’était déjà fait remarqué en dehors du cercle des historiens d’art par une critique extrêmement pertinente de l’essai de Freud sur Léonard, publie un article intitulé : « L’objet personnel, sujet de la nature morte. A propos d’une notation de Heidegger sur Van Gogh » (traduit en français dans Meyer Schapiro, Art, Style, Société, p. 349-360, “TEL”). Après avoir demandé à Heidegger lui-même (en 1965 : La Vérité en peinture, p. 310) le tableau auquel il pensait précisément, il remarque qu’il s’agit d’une toile peinte à Paris vers la fin de l’année 1886. Van Gogh a en vérité peint une dizaine de fois une paire de chaussures : il s’agit chaque fois de ses propres chaussures, donc non pas ceux d’une paysanne, mais au contraire ceux d’un vagabond qui a fui sa patrie et qui erre, encore solitaire, dans la grande ville. On remarquera à ce propos que Heidegger commence par parler d’une « paire de souliers de paysan » (p. 32 et 33), pour ensuite évoquer lyriquement les souliers d’une paysanne : « La paysanne, par contre, porte tout simplement les souliers » (p. 34), le paysan devenant sans doute paysanne par l’attraction de la « Terre », qu’on peut bien dire maternelle, puisqu’elle est, en tant qu’Etre, l’origine de la provenance de l’étant. Ce glissement est d’autant plus remarquable qu’on perçoit mal, dans le cas des godillots de Van Gogh, ce qui permet d’identifier le sexe du propriétaire... En outre, Schapiro apporte quelques témoignages au sujet de ce motif, dont un surtout, de Gauguin, qui nous apprend que ces chaussures étaient celles du peintre quand il quitta sa famille pour se rendre en Belgique pour prêcher l’Évangile auprès des ouvriers de la mine, qui montrent avec évidence que ces souliers étaient aux yeux de Van Gogh une façon d’exprimer cette longue et douloureuse marche qu’était pour lui la vie, c'est-à-dire sa vie. En ce sens, l’œuvre de Van Gogh ne renvoie nullement à une prétendue matinale clarté de l’Etre, mais au contraire au sujet lui-même qui exprime ce qu’il y a de pathétique dans son existence en représentant ses vieilles chaussures usées. Dans son désir de se détourner du sujet pour en revenir à l’Etre, Heidegger écrivait : « Nous n’avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de van Gogh. C’est lui qui a parlé [...] L’œuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers. Ce serait la pire des illusions que de croire que c’est notre description, en tant qu’activité subjective, qui a tout dépeint ainsi pour l’introduire ensuite dans le tableau » (Chemins, 36). On peut alors se demander si l’illusion de Heidegger n’est pas l’illusion de n’être pas tombé dans la pire des illusions. Cette illusion n’est pas innocente, et sa dénonciation par Schapiro ne l’est pas davantage. Schapiro enseignait à la Columbia University de New York. Son article sur l’essai de Heidegger fait partie d’un recueil dédié à Kurt Goldstein, comme lui d’origine juive, qui avait dû fuir l’Allemagne nazie dès 1933 et qui, en 1936, était le collègue de Schapiro à Columbia University. C’est Kurt Goldstein qui avait signalé à Schapiro le détournement de sens opéré par Heidegger dans sa conférence L’origine de l’œuvre d’art, prononcé précisément en 1935. C’est donc en mémoire à Goldstein que Schapiro, trente ans plus tard, en 1965 donc, revient sur cette affaire. On comprend alors que dans ce contexte, les souliers de van Gogh deviennent l’enjeu d’un tout autre débat : sans doute évoquent-ils les millions de souliers anonymes entassés dans les baraquements des camps d’extermination tels qu’on les retrouvera à la fin de la guerre. Soulier d’un émigré citadin pour Schapiro, soulier du paysan, ou plutôt de la paysanne allemande attachée à la terre pour Heidegger, chacun s’efforce d’enrôler le tableau dans son parti. Et il est bien vrai qu’on ne peut pas ne pas voir combien l’hymne à la terre entonné par Heidegger reprend en 1935 le thème de l’appel de la terre, l’un des thèmes favoris de la propagande nazie. Emigré ou paysan, nomade ou sédentaire, déraciné ou enracinement : l’art selon Heidegger édifie une demeure que l’homme peut habiter en poète ; l’art au contraire, pourrait-on dire en prolongeant l’intuition de Schapiro, nous enseigne combien nous sommes en exil sur la terre, sans feu ni lieu. Il n’est pas interdit de penser, en lisant le texte de Heidegger, au discours de Pétain du 20 juin 1940 : « Le paysan de France a longtemps été à la peine, qu’il soit aujourd’hui à l’honneur. La terre, elle, ne ment pas. Elle demeure votre recours. Elle est la patrie elle-même. Un champ qui tombe en friche, c’est une portion de France qui meurt. Une jachère de nouveau emblavée, c’est une portion de France qui renaît » (Histoire de la France rurale, IV, p. 443). Dans Introduction à la métaphysique, cours prononcé à Fribourg la même année 1935, Heidegger déclamait, à propos des « gros godillots de paysan » de van Gogh : « On se trouve tout de suite seul avec ce qui est là, comme si soi-même, tard un soir d’automne, quand charbonnent les derniers feux de pieds de pommes de terre, on rentrait fatigué des champs avec la pioche sur l’épaule » (Gallimard 1952, p. 46). Il n’est pas interdit de sourire ni de douter que Martin Heidegger ne soit jamais ainsi rentré chez lui, « fatigué des champs avec la pioche sur l’épaule ». Comment ne pas donner raison à Schapiro lorsqu’il écrit : « Le philosophe s’est malheureusement illusionné lui-même : de sa rencontre avec la toile de van Gogh, il a tiré une émouvante série d’images, associant le paysan à la terre, mais il est évident que celles-ci n’expriment pas le sentiment intime extériorisé par le tableau, mais proviennent d’une projection perspective de Heidegger et qui lui est propre, où s’exprime sa sensibilisation à ce qui se rattache à la glèbe, élément primordial de l’assise de la société » (op. cit. p. 354). Dès lors, le « Poème de l’Etre » se révèle n’être, en fin de compte, que la fantasme du sujet.

            Certes, ce n’est pas parce que Heidegger a adhéré publiquement au parti nazi le 1er mai 1933, en même qu’il acceptait le poste de recteur à l’université de Fribourg (en février 1934, il démissionnera de son poste et quittera le parti nazi), que sa pensée est nécessairement sans valeur. On peut toutefois s’interroger sur ce que vaut une philosophie qui est demeurée aveugle devant l’une des perversions les plus radicales de notre siècle. Reste à se demander si cet égarement politique fut passager, ou bien au contraire si la pensée de Heidegger, comme L’origine de l’œuvre d’art dont la lecture de Schapiro a mis en valeur les ambiguïtés, ne reste pas essentiellement tributaire d’une idéologie profondément hostile à la philosophie des Lumières comme à la métaphysique de la liberté (l’interprétation que Heidegger propose de Kant, dans Kant et le problème de la métaphysique, consiste précisément à nier cette orientation qui est pourtant, de l’aveu même de Kant, déterminante pour le projet philosophique) et que travaille en outre le désir d’un retour du sacré.