Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

 

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Mis en ligne le 29 octobre 2007


Kierkegaard et le stade esthétique


             Les textes de Kierkegaard sont publiés en poches, dans la collection « TEL », en quatre volumes : Étapes sur le chemin de la vie (n° 41), Miettes philosophiques ; Le concept de l'angoisse ; Traité du désespoir (n° 164), Ou bien...ou bien (n° 85) et le Post-scriptum aux Miettes philosophiques (n° 149). Ne manquent alors que l'étrange roman de La Reprise, publié en GF dans une édition de Nelly Viallaneix et surtout un des chefs d'œuvre de Kieerkegaard, Crainte et tremblement qu'on ne peut lire en poche, mais dans une vieille édition préfacée par Jean Wahl et réimprimée chez Aubier. On peut aussi se procurer le volume consacré à Kierkegaard dans la collection « Bouquins » chez Laffont, qui contient Ou bien...ou bien (parfois intitulé L'Alternative), La Reprise, Stades sur le chemin de la vie, La Maladie à la mort (parfois intitulée Traité du désespoir). Tous ces textes sont importants, mais ceux qui concernent plus directement la philosophie esthétique se trouvent dans la première partie de Ou bien...ou bien : « Les étapes érotiques spontanées ou l'érotisme musical », « Le reflet du tragique ancien sur le tragique moderne », et enfin « Silhouettes » ou « Tracés d'ombre ». Rappelons enfin que l'œuvre complet de Kierkegaard est publié en vingt volumes aux éditions de l'Orante (1966-86) dans une édition due à Pierre-Henri Tisseau.
            Sur Kierkegaard, on retiendra la présentation succincte mais claire de Marguerite Grimault, Kierkegaard par lui-même au Seuil ; l'essai riche et complexe, mais aussi très – trop ? - personnel de Léon Chestov, Kierkegaard et la philosophie existentielle ; l’essai de Lukács « L’éclatement de la forme au contact de la vie : Sören Kierkegaard et Régine Olsen », in L’Ame et les formes, Gallimard, 1974 [1911], p. 51-72 ; l'étude fondatrice, bien qu'aujourd'hui peut-être dépassée car fort tributaire de l'existentialisme, par Jean Wahl, Études kierkegaardiennes, Aubier 1938 repris chez Vrin en 1949 ; enfin l’excellente introduction de Jacques Colette, Kierkegaard et la non-philosophie, Gallimard, « Tel », 1994 (beaux chapitres sur le temps, la discontinuité et l’instant).

***

            En 1845, Søren Kierkegaard publie Les étapes sur le chemin de la vie. « Le chemin de la vie » ne doit pas être entendu ici dans le sens où Descartes employait cette image, iter vitæ, développement continu, selon la méthode, de l'esprit attentif à la lumière qui lui est innée ; le chemin de la vie, selon Kierkegaard, s'apparente plutôt au calvaire, sa progression n'est pas continue, mais discontinue, marquée par des ruptures successives, des sauts mortels, à la façon des stations du Golgotha, qui commémorent les successives chutes de Dieu. La vie n'est ainsi pas une marche assurée et ferme, à la façon du cavalier Descartes qui marchait, disait Alain, d'un si bon pas, mais un parcours plus incertain, plus titubant, qui ne progresse qu'en surmontant des crises qui mettent chaque fois la vie, et le salut, en péril. Étapes, stades, stations, mais non moments, qui sont, dans le Système hégélien, autant de contradictions destinées à être dépassées par le développement du concept. Chaque stade, selon Kierkegaard, marque la prise de conscience d'un paradoxe, non logique ni dialectique, mais vécu et existentiel, souffrance que seule une conversion de l'être tout entier, et non un simple tour de passe-passe dialectique, est susceptible de dépasser. Aussi Kierkegaard nomme-t-il le paradoxe, ou l'alternative (Ou bien... ou bien..., 1842), pour dire ce choix essentiel qui crucifie la liberté, mais jamais la contradiction dialectique ni le moment, qui laisseraient entendre que le dépassement peut s'effectuer au seul niveau logique. Chaque stade, plus qu'un dépassement, est une conversion : il faut mourir à soi-même pour renaître, abandonner le vieil homme pour ressusciter dans une vie nouvelle. On meurt au passé dans le désespoir, qui est l'angoisse qui se connaît elle-même, et l'on renaît par une commotion, qui est une conversion à une vie supérieure. Le mystère de l'agonie et de la résurrection de Jésus Christ est le paradigme, incompréhensible pour la raison, absurde pour la logique, de cette métamorphose qui régénère le témoin de l'absolu et fonde la richesse infinie de la subjectivité. La vie véritable n'appartient ainsi qu'à ceux qui sont allés au-delà de la mort, et l'espérance n'appartient qu'aux désespérés. Le sujet renaît chaque fois radicalement transformé de l'épreuve du paradoxe qui le fait mourir à lui-même : « Si je continue à me servir de l'expression étape, il ne faut pas en conclure que chacune d'elle subsiste par elle-même, l'une en dehors de l'autre. Il serait peut-être plus juste d'employer l'expression métamorphose » (Ou bien... ou bien, 60-61). Et encore : « Le désespoir apparaît, non comme une rupture, mais comme une métamorphose. Tout revient, mais transfiguré » (Id. 548). En cette crise, dont Kierkegaard dit aussi qu'elle est la découverte, par le sujet, du sérieux éthique, le sujet est seul face à l'absolu, il est absolument seul et absolument responsable du choix qui met à l'épreuve sa liberté. En ce sens encore, les étapes sur le chemin de la vie sont bien différentes des moments de la dialectique hégélienne : elles ont en effet leur vérité dans le secret de la subjectivité, dans l'intériorité infinie en laquelle retentit l'appel de l'absolu, tandis que le moment hégélien se réfère au contraire à l'objectivité de l'histoire mondiale, de la manifestation de l'esprit dans l'extériorité (« phénoménologie »), cet « historico-mondial » en lequel Kierkegaard voit surtout un alibi qui permet à la créature d'esquiver la demande de l'absolu, et de rejeter sur le destin collectif de l'humanité en général la responsabilité infiniment personnelle de la créature devant son Dieu : « L'individu même le plus insignifiant a ainsi une double existence. Lui aussi a une histoire qui n'est pas seulement le produit de ses seuls actes libres. Ses actes intérieurs, par contre, appartiennent à lui-même en toute éternité ; ni l'histoire, ni l'histoire universelle, ne peuvent les lui enlever, ils le suivront, pour son plaisir ou pour son chagrin. Dans ce monde-là règne un "ou bien... ou bien..." absolu ; mais la philosophie n'a rien à faire avec ce monde-là » (Ou bien... ou bien, 478). La philosophie, qui veut comprendre et non croire, n'a rien à faire en effet avec la foi, puisqu'elle se cantonne dans le logique. Ce qui fait ainsi date dans la vie, ce qui a valeur de stades ou de stations, est un saut et non une simple médiation : « C'est là le saut perpétuel dans la vie, qui explique le mouvement, tandis que la médiation est une chimère qui, chez Hegel, doit tout expliquer, et qui est en même temps la seule chose qu'il n'a jamais essayée d'expliquer » (Crainte et tremblement, 60 n.). La médiation n'explique rien parce qu'elle demeure logique, donc extérieure à la subjectivité, tandis que le saut s'enracine dans la foi, qui bouleverse et métamorphose la vérité la plus intérieure de celui que son témoignage régénère. En ce sens, la rupture radicale accomplie par la crise qui fait mourir à un stade et fait renaître à une autre modifie l'identité même du sujet : le sujet kierkegaardien, en proie aux métamorphoses, n'est pas un mais multiple, il est la créature de son Auteur qui le choisit pour témoin de son mystère. Kierkegaard sera donc lui-même un homme multiple, aux multiples pseudonymes, chacun de ses livres étant moins écrits par lui que dictés par la violence d'une conversion dont le principe demeure transcendant à son entendement comme à sa volonté. De toutes les façons, la vérité de la subjectivité n'est nullement communicable de l'homme à l'homme, il n'appartient pas à l'homme de juger l'homme dans le secret de son cœur, et seul un Dieu peut sonder les cœurs et les reins. Ce n'est donc pas Kierkegaard lui-même (seul un dieu peut discerner la vérité de l'individu), mais les différentes créatures de la métamorphose qui marquent les ruptures sur le chemin de la vie qui prennent poétiquement, c'est-à-dire par le biais d'une fiction spéculative ou littéraire, la parole : Enten... Eller... (Ou bien... ou bien, 1843) est l'œuvre de Victor Eremita, l'ermite vainqueur (allusion à la radicale solitude de celui qui se trouve mis en demeure de choisir ; Crainte et tremblement est l'œuvre de Johannes de Silentio, allusion au silence nécessaire du chevalier de la foi dans son absolue obéissance à l'absurde, tel Abraham sacrifiant Isaac ; La Reprise (1843) est l'œuvre de Constantin Constantius, qui médite sur l'impossibilité de revivre un choix qu'on a rencontré, mais esquivé dans le passé ; Le concept de l'angoisse (1844) est l'œuvre de Vigilius Hafniensis, le vigilant de Copenhague ; les Miettes philosophiques et le Post-scriptum final aux Miettes philosophiques (1844 et 1846) sont de Johannes Climacus, du nom d'un moine du VIIe siècle auteur de L'Échelle (« klimakos ») du paradis ; les Étapes sur le chemin de la vie (1845) sont de Frater Taciturnus, proche de Johannes de Silentio, car le secret de la foi est au-delà du langage, et seul ici le silence peut témoigner pour celui qui s'est fait le témoin de l'absolu (mais les Stades comprennent aussi « In vino veritas » par William Afham et « Divers propos sur le mariage » par un époux, le tout rassemblé par Hilarius le relieur) ; enfin la Maladie à la mort (1849), parfois intitulée le Traité du désespoir, est de Anti-Climacus, car le désespoir désespère même d'une « échelle » qui puisse nos sauver du péché et nous élever dans la rédemption. On le voit, au sujet éclaté par la violence des métamorphoses, par l'événement de la conversion, correspond une œuvre éclatée elle-même, et dont l'unité questionne la pensée tout autant que l'identité de son auteur. Kierkegaard n'expose en effet pas sa pensée par un développement conceptuel, mais plutôt en créant, sur la scène d'un théâtre métaphysique, les rôles essentiels que peut que l'homme peut choisir de jouer quand il est mis en présence du scandale de l'existence. Lui-même n'est aucun de ces rôles mais seulement le créateur poétique de ces silhouettes, ou « tracés d'ombres  (1), qui jouent devant nous, et plus encore sous le regard de Dieu, le mystère de la vie : « Dans Enten...Eller..., je suis tout aussi peu le séducteur que l'assesseur, je ne suis pas davantage l'éditeur Victor Eremita [...] Dans Crainte et tremblement, je sui stout aussi peu Johannes de Silentio que le chevalier de la foi [...] Je suis donc l'indifférent, c'est-à-dire que ce que je suis et comment je le suis est indifférent, tout comme encore la question de savoir si dans mon for intérieur ce que je suis et comment je le suis m'est aussi à moi-même si indifférent ne regarde absolument pas cette production » (2) (« Une première et dernière explication », in Post-scriptum, 424-425). Ce que je suis en vérité ne regarde en effet que Dieu, car seul Dieu peut discerner en cet abîme, mais ne regarde pas le lecteur, qui ne doit avoir d'autre but que de se connaître lui-même par le miroir du livre (3).
            Les stades sur le chemin de la vie, les silhouettes de l'existence, les rôles dans le répertoire de l'existence humaine, sont au nombre de trois : « Il y a trois sphères dans l'existence : esthétique, éthique, religieuse [...] la sphère éthique n'est qu'une sphère de passage ; aussi sa plus haute expression est-elle le repentir comme action négative. La sphère esthétique est celle de l'immédiateté ; la sphère de l'éthique celle de l'exigence (et tellement infinie que l'individu fait toujours faillite) ; la sphère religieuse est celle de l'accomplissement » (« Coupable? Non coupable? in Stades sur le chemin de la vie, Bouquins 1177). On peut dire que toute la méditation de Kierkegaard, si dispersée soit-elle en apparence, n'est que le long commentaire de cette citation. Chaque stade est alors dominée par une silhouette, c'est-à-dire un rôle métaphysique, qui l'incarne et en joue le drame : le stade esthétique est incarné par Don Juan ; le stade éthique est incarné par l'homme ordinaire, le bourgeois époux et travailleur, mais dont la vie est transfigurée par l'exigence de la responsabilité, ou bien encore par Socrate lui-même ; enfin le stade religieux est incarné par Abraham, aussi nommé « le chevalier de la foi », figure à laquelle est consacré entièrement le texte capital de 1843 intitulé Crainte et tremblement. Nous nous attarderons plus particulièrement sur le stade esthétique, qui concerne plus particulièrement notre propos ; mais nous évoquerons aussi les deux autres stades, qui nous permettent de comprendre ce qui manque au premier, et pourquoi Kierkegaard soutient que l'esthétique suppose l'angoisse et conduit nécessairement au désespoir.

            Le stade esthétique est nécessairement le premier puisqu'il est celui de l'immédiateté. Immédiateté qui veut être vécue et goûtée absolument, sinon elle ne serait pas un stade sur le chemin de la vie, mais seulement un banc sur les bas côtés, où s'assoient ceux qui se résignent à ne pas vivre. Kierkegaard prend l'esthétique au sens littéral de ce mot qui lui vient du XVIIIe siècle : le stade esthétique est celui de la sensation, ou plutôt de la sensualité, dont l'objet n'est pas simplement matériel, mais spirituel et sexué : l'esthétique est une érotique, volupté de la séduction et de la possession, de l'attente et de la jouissance, dont le cérémonial secret et cruel se déploie tout au long du Journal du séducteur. A l'inverse de Platon, qui rapporte toute beauté à l'Idée immortelle dont elle est l'image dans le temps, l'ironie de Kierkegaard se plaît à érotiser la beauté, c'est-à-dire à la faire descendre du ciel sur la terre, et à souligner la contradiction « comique » de l'infini du désir et de la finitude de la vie du couple. L'érotique platonicienne est philosophique ou mystique, l'érotique kierkegaardienne est ironique et charnelle, et finit par sombrer dans le prosaïsme de la vie bourgeoise. Rien de plus probant de ce point de vue que la mélancolique parodie du Banquet à laquelle se livre Kierkegaard dans « In vino veritas », premier chapitre des Stades.
            Cependant, si l'ivresse esthétique se dissipe à la réflexion, c'est-à-dire en se soumettant à la médiation de la conscience, elle est aussi, dans la mesure où elle reste fidèle à sa nature, où elle est « érotisme spontané », fidèle à son essentielle immédiateté, volupté et béatitude. Le plaisir esthétique consiste à vivre dans l'instant, à être ce que l'on est sans chercher à devenir ce que l'on n'est pas encore, à répondre à toutes les sollicitations de la sensation, qui sont autant d'appâts pour le désir : « A présent, je crois par ces considération avoir tracé assez distinctement pou toi au moins [l'homme de l'esthétique] le terrain de la conception esthétique de la vie. Tous ces stades [qui se différencient dans le stade esthétique lui-même] ont un point commun : c'est que le but de la vie est ce qui fait qu'on est immédiatement ce qu'on est » (« L'équilibre entre l'esthétique et l'éthique », Ou bien... ou bien, 489). La vie esthétique se voue ainsi au service du multiple et de l'accidentel, à ce qu'il y a de plus fugace et de plus inessentiel dans l'apparence. C'est pourquoi, aux yeux de l'esthéticien, ce n'est pas la vérité qui est pleine de sens, mais plutôt le hasard ou « l'occasion » : « La création, même la plus parfaite, la plus profonde et la plus importante a une occasion. Celle-ci est le fin fil d'araignée, presque invisible, auquel le fruit est suspendu [...] L'occasion est ainsi de la plus grande importance pour toute création, oui, c'est elle qui au fond en détermine la vraie valeur esthétique. Il manque toujours quelque chose aux œuvres créées sans occasion » (« Les premières amours », Ou bien...ou bien, 184-185). L'occasion est l'appât qui motive la vie esthétique dont le principe et toujours extérieur, jamais intérieur à la subjectivité ; aussi bien ne peut-on parler de subjectivité esthétique, puisque la poursuite de l'immédiateté de la jouissance fait obstacle au retour sur soi de la réflexion, sans lequel il ne saurait y avoir ni subjectivité ni intériorité. Dans l'irréflexion, donc dans l'innocence, la vie esthétique poursuit sans fin l'instant de la jouissance, fruit de la rencontre et de l'occasion, toujours évanescent, toujours renaissant, selon les jeux de l'amour et du hasard. Par cette chasse sans fin, elle attise le désir et alimente la joie de vivre.
De tous les arts, le plus apte à exprimer cette fluidité du désir dont la tonalité, au gré des circonstances, est sans cesse changeante, est la musique. La musique est l'art par excellence, puisque l'art est le domaine de l'érotisme spontané (c'est-à-dire non réfléchi), donc en deçà du langage, qui suppose la réflexion et détruit donc la spontanéité. A l'inverse de Hegel qui situe la poésie par-delà la musique, parce que dans la poésie le concept accomplit le travail de la différenciation, Kierkegaard situe la musique au-dessus de tous les arts parce que l'art selon lui ne tend nullement à l'expression de l'idée, mais à l'expression du désir qui résiste à l'esprit. Comme le désir, la musique « existe que lorsqu'elle est exécutée » (« Les étapes érotiques spontanées », Ou bien..., ou bien, 57), elle n'existe que dans l'instant, dans le présent. La musique est la forme la plus haute de l'expression esthétique, car elle seule est capable d'évoquer la « génialité sensuelle ». La femme est l'objet supérieur du désir, appât fascinant qui détourne l'homme de l'esprit, qui est pourtant son domaine propre. On aura deviné que Kierkegaard n'était pas précisément un partisan de l'émancipation féminine : la féminité est l'appât dont se sert la nature pour que se déclare en l'homme le désir infini qu'aucun objet fini ne saura satisfaire. Nous l'avons dit : l'esthétique kierkegaardienne est une érotique. La parfaite musique exprimera donc le désir infini du séducteur auquel aucune femme ne résiste, précisément parce qu'il est la figure de ce désir en lequel s'affirme irrésistiblement la joie de vivre et de désirer. Cette musique existe : c'est le Don Giovanni de Mozart, qui n'est pas aux yeux de Kierkegaard un opéra parmi d'autres, mais plutôt l'essence réalisée de la musique, la manifestation de sa majesté propre, l'œuvre « classique » par excellence. L'ivresse que nous inspire cette musique est la plus haute ivresse esthétique que l'homme puisse connaître : celle du désir et de la poursuite amoureuse. La musique de Mozart est ivre d'amour. Au sein même du stade esthétique, Kierkegaard distingue alors entre trois étapes, correspondant à trois opéras distincts de Mozart. Le désir est en premier lieu le trouble d'une âme d'enfant qui sent naître en lui une voix nouvelle, dont il ne sait pas le sens et entrevoit confusément encore l'objet : tel est le Chérubin des Noces de Figaro : « Le désir ne s'est pas encore éveillé, — il est sombrement soupçonné. L'objet du désir se trouve toujours dans le désir, — il monte de lui et se révèle dans une lueur faible et troublante » (id. 62). L'éveil du désir se fait dans la mélancolie, l'âme s'inquiétant de cet infini qu'elle ne soupçonnait pas en elle. Incertaine de son objet, elle est également incertaine de son sexe : la figure de Chérubin, le plus souvent jouée par une femme, est androgyne : « contradiction d'un désir si peu déterminé et d'un objet si peu dégagé qu'il repose d'une manière androgyne dans le désir, comme, chez quelques végétaux, le mâle et la femelle sont réunis dans une même fleur » (id. 63). En un second stade, le désir se connaissant lui-même, c'est-à-dire ayant une intuition claire de son objet puisque la connaissance esthétique ne peut avoir lieu que dans le registre de l'immédiateté, part à la poursuite de l'appât sensible et se perd dans la multiplicité. Papageno, dans a Flûte enchantée, est la figure de ce désir superficiel qui découvre la diversité des objets et s'en émerveille sans se fixer, se disperse sans posséder : « Chez Papageno le désir va à la découverte. Ce goût de la découverte est l’élan qui anime Papageno et il cause son enjouement. Le désir ne trouve pas son véritable objet mais il découvre la multitude en y cherchant ce qu'il veut découvrir » (id. 65). La flûte exprime à merveille cette sensualité innocente et enthousiaste, « elle est gaiement gazouillante, exubérante de vie et bouillonnante d'amour [...] On sait que Papageno accompagne d'un chalumeau sa belle humeur peine de vie [...] C'est une expression absolument adéquate de la vie de Papageno, cette vie qui est un vrai gazouillement continu et qui, en toute oisiveté, chante sans arrêt et sans souci. Papageno est gai et heureux parce que tout cela est la substance de la vie » (id. 66). La troisième étape montre le plaisir pleinement conscient de sa puissance et déterminé à en jouir indéfiniment : Don Juan incarne cet accomplissement de la jouissance : « Dans cette étape, le désir est donc absolument vrai, victorieux, triomphant, irrésistible et démoniaque » (68). Possesseur de mille et trois femmes (la liste chantée par Leporello est la véritable épopée de Don Juan), c'est-à-dire de toutes : « Je désire vanter une qualité que possède ce nombre de 1003, et c'est qu'il est impair et fortuit, ce qui n'est pas du tout sans importance, car cela donne l'impression que la liste n'est nullement terminée et que Don Juan, au contraire, poursuit sa course » (74), Don Juan séduit non parce qu'il est un séducteur au sens où le Johannes du Journal en est un (Johannes n’est qu’un séducteur cérébral et stratège), mais parce qu'il est l'expression irrésistible de l'immédiateté du désir et de la joie de vivre. Il ne séduit pas par de ténébreuses stratégies, mais au contraire par l'irréflexion, donc par l'innocence de sa perpétuelle ivresse : « Il faut une certaine conscience et une réflexion particulière pour faire un séducteur et, dès qu'elles sont réunies, parler de finesses, d'artifices et d'assauts rusés peut se justifier. Cette conscience fait défaut à Don Juan. Il ne séduit pas, mais il désire, et ce désir a un effet séducteur ». Aussi doit-on dire que Don Juan ne cherche pas à tromper les femmes qu'il veut séduire, il exprime seulement la violence bien véritable de son désir, et ne sait rien au-delà de la jouissance goûté dans l'instant : « Il jouit de l'assouvissement du désir ; dès qu'il en a joui , il cherche un nouvel objet, et ainsi de suite. Il trompe donc réellement, mais pas en projetant d'avance sa tromperie ; c'est la puissance propre de la sensualité qui trompe les femmes séduites, c'est plutôt une sorte de Némésis. » (78). Kierkegaard remarque avec raison que le Don Juan de Mozart, à l'inverse du séducteur tel qu'on l'imagine, parle assez peu. Il lui suffit de se présenter et d'appeler à l'ivresse et au plaisir. Il ressemble à ce champagne qu'il boit à la fin en compagnie de Leporello, levant sa coupe à l’amour et à la liberté, et par défi au Commandeur dont la sombre tonalité dissone dans la parfaite musicalité du désir : « La nature de Don Juan est musique. C'est comme s'il se décomposait devant nous en musique, il se déploie en un monde de sons. On a appelé cet air l'air du champagne et c'est, sans doute, très caractéristique. Mais il est important de comprendre que le rapport de Don Juan avec cet air n'est pas seulement fortuit. Sa vie est ainsi, mousseuse comme le champagne. » (105). Parfaite incarnation du stade esthétique, Don Juan n'existe que dans l'instant : « le temps lui manque, tout n'est pour lui que l'affaire d'un moment. La voir et l'aimer sont une seule et même chose [...] La voir et l'aimer sont une seule et même chose, mais c'est instantané et aussitôt tout est fini, puis cela se répète à nouveau, ainsi à l'infini » (75-76). Et encore : « Il se hâte dans un perpétuel évanouissement — justement comme la musique, au sujet de laquelle on peut dire qu'elle est finie dès qu'elle a cessé de vibrer et ne renaît qu'au moment où elle recommence à vibrer » (81).
            Némésis est une divinité, ou plutôt une allégorie antique qui personnifie la vengeance divine. Don Juan est alors l'instrument inconscient dont se sert l'esprit pour humilier la sensualité qui se révolte contre l'esprit. Contrairement à ce qu'on prétend traditionnellement, par exemple Schiller dans le poème intitulé « Les Dieux de la Grèce »  ou Hegel dans les pages consacrées au monde grec dans la Phénoménologie, c'est avec le christianisme, selon Kierkegaard, que le désir et la sensualité sont entrés dans le monde. En excluant la sensualité de l'esprit, le christianisme en révèle l'essence propre et la démoniaque puissance. Ce n'est proprement qu'avec le christianisme que l'infinie tentation du désir prend conscience d'elle-même. Mettre le désir en rapport avec l'infini, c'est le mettre en rapport avec la divinité. Éros, le dieu de l'amour, remarque Kierkegaard, fait naître l'amour dan le cœur de ses victimes, mais il n'est pas amoureux lui-même : curieusement, de tous les dieux de l'Olympe, Éros est celui auquel on attribue le plus petit nombre d'aventures amoureuses : « Éros était le dieu de l'amour, mais lui-même n'était pas amoureux. Lorsque les autres dieux, ou les hommes, ont senti en eux la puissance de l'amour, ils l'ont attribué à Éros et l'en ont rendu responsable. Mais Éros lui-même n'était pas amoureux » (52). A l'inverse, Don Juan séduit parce qu'il désire. C'est ainsi que la figure du séducteur n'apparaît qu'avec le christianisme et reste inconnue de l'antiquité : « C'est avec Don Juan que la sensualité a été conçue comme principe pour le première fois [...] Il est assez curieux que l'idée d'un séducteur soit absente de l'époque grecque [...] Hercule était bien en état de produire une liste assez convenable, si on considère qu'il se chargea parfois de familles entières qui comptaient jusqu'à 50 jeunes filles [...] Mais  néanmoins, il est essentiellement différent d'un Don Juan : il n'est pas un séducteur » (75). La raison en est que le paganisme, méconnaissant l'opposition de la sensualité et de l'esprit, se fait une représentation « mentale » de l'amour, qui vise toujours une fin autre que la pure et simple jouissance sensuelle. C'est ainsi non par désir, mais pour exaucer le souhait de leur père Thespios, que Hercule féconde les 50 filles de son hôte, s'unissant chaque nuit, après avoir chassé le jour le lion du Cithéron, à l'une d'entre elles ; la légende ajoute qu'Hercule était si fatigué par ses travaux qu'il croyait, chaque soir, retrouver la même compagne. Décidément Hercule et bien différent de Don Juan, pour lequel chaque femme est chaque fois unique et qui ne vit que pour assouvir son désir. L'amour n'est pour Hercule qu'un travail, un exploit parmi d'autres ; il est pour Don Juan la parfaite jouissance qui légitime la joie de vivre.
Le christianisme, en découvrant une sensualité dépourvue d'esprit et de réflexion, tout entière prisonnière de l'immédiateté, en manifeste pour la première fois la vérité. La réflexion n'a pas de part dans l'ivresse esthétique, et la conscience, qui marque le moment de l'éveil de l'esprit à lui-même, est aussi ce qui révèle à la sensualité l'angoisse qui est en son fondement et que toujours elle fuit par la poursuite d'un nouvel objet. Ce qui met fin au règne de Don Juan, c'est le retour du refoulé, c'est la venue d'un revenant, un pur esprit qui appartient au monde des morts : le Commandeur. La voix grave et solennelle du Commandeur juge depuis l'au-delà, et comme le dit Kierkegaard, « le Commandeur est esprit avant de mourir », il est d'emblée, dès la première scène, le père qui parle pour l'esprit et lutte contre l'homme de désir. Tout au long de l'opéra, par dissonances ou syncopes, la voix sombre du Commandeur inquiète la pure musicalité de l'ivresse amoureuse, jusqu'au moment où elle revient sur la scène et terrasse Don Juan. C'est ainsi que la violence de la sensualité est motivée par une sourde angoisse, et que celui qui chasse sans fin les objets de son désir est aussi chassé lui-même. Que l'angoisse soit inhérente à l'affirmation de la sensualité, c'est là une vérité que nous devons au christianisme, et il faut même dire que la  sensualité est d'autant plus vive que l'angoisse est plus pressante : « Plus il y a d'angoisse, plus il y a de sensualité » écrit Kierkegaard, en une formule saisissante, dans Le Concept d'angoisse (77). Don Juan lui-même n'est pas sans ignorer l'angoisse : « La vie de Don Juan n'est pas désespoir ; elle est toute la force de la sensualité qui naît dans l'angoisse, et Don Juan lui-même est cette angoisse qui justement est l'équivalent du démoniaque désir de vivre [...] Lorsqu'on jette une pierre de façon qu'elle frôle la surface de l'eau, elle peut un certain temps ricocher légèrement dessus mais dès qu'elle cesse de le faire, elle s'engloutit immédiatement dans l'abîme, et c'est ainsi que Don Juan, joyeusement, dans son court répit, danse au-dessus de l'abîme » (Ou bien...ou bien, 101). Cet abîme est celui de l'ennui, et l'angoisse est la peur non de tel ou tel ennemi, mais de la peur elle-même, peur sans objet, ou plutôt peur de ce néant d'objet qui est le temps, en lequel tout objet s'engloutit et disparaît. L'angoisse est comme le vertige, non pas peur de la chute, mais au contraire attrait démoniaque du néant, dilution de l'être dans une temporalité sans esprit, dans une aliénation sans liberté : « On peut comparer l'angoisse au vertige. Quand l'œil vient à plonger dans un abîme, on a le vertige, ce qui vient autant de l'œil que de l'abîme, car on aurait pu ne pas y regarder. De même l'angoisse est le vertige de la liberté » (Le Concept de l'angoisse, 66). La sensualité esthétique est saisie de vertige parce qu'elle pressent la liberté de l'esprit que doit nécessairement refouler le plaisir pour se maintenir dans le présent. Seul l'esprit peut sauver l'âme de l'ennui, et la sensualité qui refuse l'esprit doit aussi refouler l'angoisse qui naît du renoncement à l'esprit. L'esprit comprend alors que l'immédiateté n'a de valeur esthétique que parce qu'elle sauve momentanément de l'ennui, de cette mélancolie de l'âme qui naît de la conscience de l'esprit en proie à la durée. Dans la quête sans fin de la sensation présente, c'est-à-dire dans l'ivresse musicale, l'individu perd son identité, Don Juan se disperse dans l'indéfini des rencontres, et l'esthétique dilue la personnalité dans l'infinie variation du désir. Seul l'esprit, en affirmant son autonomie, peut donner tout son poids à la personnalité : mais alors le stade esthétique doit être nié pour que s'affirme pleinement le stade éthique. Ainsi les bulles du champagne esthétique luisent sur un fond de ténèbres, celui qu'entrevoit l'angoisse qui aiguillonne par là même le désir. Dans Ou bien...ou bien (« L'équilibre entre l'esthétique et l'éthique », p. 485-490), Kierkegaard fait un portrait saisissant de l'esthète miné par la mélancolie, tel que Néron en offre la figure exemplaire (ces pages sont à l'origine du Caligula de Camus) (4). Néron est un Don Juan sur le retour, qui a usé le plaisir et cherche désespérément à échapper à l'angoisse. « Qu'est-ce donc que la mélancolie? C'est l'hystérie de l'esprit » (487), c'est-à-dire un envoûtement démoniaque de l'esprit qui cherche à sombrer, à se nier lui-même dans la sensualité pour échapper à l'horreur de l'ennui. Le plaisir n'est plus alors qu'une comédie factice que l'on se joue à soi-même, et l'innocence du désir, qui faisait Don Juan irrésistible, est à jamais perdue. L'angoisse ne peut ainsi longtemps se méconnaître elle-même, et le désespoir est l'angoisse devenue consciente d'elle-même : « Il paraît donc que toute conception esthétique de la vie est du désespoir et que chaque individu qui vit esthétiquement est désespéré, qu'il le sache ou non. Mais si on le sait, et tu le sais, une forme supérieure de l'existence est une exigence impérieuse » (490).
            Cette exigence supérieure, c'est avec le stade éthique qu'elle se réalise : « Je ne peux pas vivre sous des déterminations esthétiques, je sens que ce qu'il y a de plus sacré dans ma vie succomberait, je demande une expression supérieure, et je la trouve dans l'éthique » (523). C'est seulement par sa conversion dans la sphère éthique que l'existence acquiert le poids et la consistance de la personnalité. A l'individu esthétique, qui se disperse et se dilue dans l'infinité des possibles, sans jamais se fixer ni se réaliser, la personnalité éthique oppose une identité concrète, qui se construit par la volonté d'assumer la situation unique en laquelle elle se trouve engagée : le mariage, la famille, l'éducation des enfants, le métier et les relations sociales, telle est la sphère en laquelle s'assume la responsabilité éthique. Et c'est pourquoi l'homme éthique est un homme-époux, et un homme gagne-pain, et que le véritable héroïsme éthique est celui de la vie ordinaire : « Celui qui se choisit lui-même éthiquement se choisit concrètement comme cet individu précis [...] L'individu aura alors conscience d'être cet individu précis, avec ses capacités, ses dispositions, ces aspirations, influencé par cet entourage précis, résultante précise d'un entourage précis [...] Ce choix est le choix de la liberté, si bien qu'en se choisissant lui-même comme résultante, on pourrait aussi bien dire qu'il se crée lui-même. A l'instant du choix, il est donc à la fin, car sa personnalité se solidarise [...] L'individu se choisit donc lui-même comme une concrétion déterminée » (« L'équilibre entre l'esthétique et l'éthique », Ou bien...ou bien, 533). Tandis que la vie dissolue de l'esthète se volatilise dans l'instant comme le champagne dans la bulle, la personnalité éthique se crée une identité et en accepte la responsabilité. Etre responsable, c'est pouvoir répondre de soi, tandis que Don Juan est nécessairement voué à l'inconstance puisque, séduit par chaque rencontre, il renaît à chaque instant et se renie tout aussitôt, sans jamais trouver le temps de se créer une identité, de se construire une personnalité. Tandis que l'homme de l'esthétique trouve toujours le principe de son action hors de lui-même (puisqu'il s'abandonne sans réserve aux jeux de l'amour et du hasard), l'homme de l'éthique au contraire agit selon un principe intérieur, et c'est précisément le choix de la personnalité éthique qui fonde l'intériorité et l'autonomie sans laquelle il ne saurait y avoir de liberté. Le choix rend possible la liberté et la liberté s'exprime dans le choix : dans ce cercle réside le mystère de la fondation de la personnalité, qui produit elle-même sa propre condition de possibilité : « Tu ne vis toujours que dans l'instant, et c'est pourquoi ta vie se dissout, et tu ne sais pas l'expliquer. Si quelqu'un désire apprendre l'art de jouir, il a raison de s'adresser à toi ; mais s'il désire comprendre ta vie, il s'adresse mal [...] Dans l'éthique, je suis justement au-dessus de l'instant, je suis dans la liberté » (id. 481). C'est seulement par le choix éthique que je deviens responsable, car je ne suis responsable que de ce que j'ai librement choisi, et la liberté s'enracine dans la conversion de l'esprit au sérieux éthique. L'homme esthétique n'est que ce qu'il est dans l'instant et dans l'immédiateté, il n'est donc qu'un néant selon l'infinie négativité du temps qui s'exerce au point de l'instant ; l'homme éthique, qui accède à l'existence et se crée lui-même par le choix de la liberté, n'est pas ce qu'il est, il devient ce qu'il n'est pas encore : le secret infini de la personnalité éthique (nul ne peut sonder l'intention qui préside au choix), la profondeur de l'intériorité ouvrent l'existence à un devenir moral, à la construction et au perfectionnement de soi-même : « Mais qu'est-ce que cela veut dire, vivre esthétiquement et vivre éthiquement. L'esthétique dans un homme, qu'est-ce que c'est, et l'éthique dans un homme? A cela je répondrai : l'esthétique dans un homme est ce par quoi il est immédiatement ce qu'il est ; l'éthique est ce par quoi il devient ce qu'il devient » (id. 480). Le stade esthétique n'a accès qu'à la dimension du réel, tel qu'il s'offre à lui par l'expérience de la sensation ; le stade éthique s'élève seul jusqu'à la dimension du possible. L'esthétique s'immobilise en un éternel présent ; l'éthique s'ouvre au contraire à l'histoire.
            Il est vrai que cette histoire est celle intérieure, de la personnalité, et non celle, extérieure, des exploits qui assurent la célébrité parmi les contemporains. L'homme éthique n'est responsable que du choix de sa liberté, qui n'a de sens que rapporté au secret insondable de la personnalité, et non à ce qu'un regard extérieur croit pouvoir en discerner : « L'individu même le plus insignifiant a ainsi une double existence. Lui aussi a une histoire qui n'est pas seulement le produit de ses propres actes libres. Ses actes intérieurs, par contre, appartiennent à lui-même et lui appartiendront en toute éternité ; ni l'histoire, ni l'histoire universelle ne peuvent les lui enlever, ils le suivront, pour son plaisir ou pour son chagrin. Dans ce monde-là règne un "ou bien ...ou bien" absolu ; mais la philosophie n'a rien à faire avec ce monde-là » (id. 478). Il n'appartient pas en effet à l'intelligence humaine, donc à la philosophie, de percer le secret de la liberté et du choix. Si la conversion éthique rend possible une histoire, c'est une histoire intérieure et subjective que l'homme n'est pas en mesure de juger. Et si l'homme éthique peut seul devenir, puisque lui seul est un individu concret, une personnalité unique, c'est en ce sens qu'il doit devenir précisément ce qu'il est déjà par la grâce de la conversion à la vie éthique, c'est-à-dire une personnalité, une subjectivité infinie en laquelle seule peut reposer l'indépassable secret d'une liberté. Vivre éthiquement, c'est « devenir subjectif » : « Devenir subjectif est la plus haute tâche assignée à chaque homme, de même que la plus haute récompense, une béatitude éternelle, n'existe que pour l'homme subjectif ou plus exactement s'engendre pour celui qui devient subjectif » (Grimault 69 ; voir sur ce thème le chapitre intitulé « Devenir subjectif » dans Post-scriptum aux Miettes philosophiques, p. 84-124). La subjectivité n'est pas une donnée de l'existence humaine, mais une création du choix éthique, le sujet s'auto-créant en quelque sorte lui-même en se convertissant à la responsabilité. Et c'est parce que la véritable histoire est celle, intérieure, de la subjectivité et de la personnalité, que l'historico-mondial, ou le tribunal de l'histoire universelle tel que la philosophie de Hegel le conçoit, n'est que la ruse des Modernes pour esquiver l'infinie responsabilité de la vie éthique : on s'en remet au jugement de l'histoire universelle, on justifie ses actes par un hypothétique « sens de l'histoire » pour ne pas se trouver confronté à la responsabilité personnelle de sa propre liberté. Et le verdict de l'histoire mondiale n'est que le jugement fabriqué par les vivants sur le dos des morts, tandis que le jugement moral porte sur la subjectivité vivante, dans le secret infini de sa responsabilité, et qu'il est donc le jugement d'un Dieu vivant, et non le verdict commodément attribué aux morts : « Du point de vue de l'histoire mondiale, on ne voit pas la faute de l'individu comme elle est, c'est-à-dire comme elle n'est que dans l'intention, mais on voit l'action extérieure absorbée dans le tout, et comment dans ce tout elle tire à conséquences [...] Le rapport de possibilité que chaque individualité existante a avec Dieu est la force vitale de l'éthique. Du point de vue historico-mondial on ne s'en préoccupe pas, parce qu'on comprend tout après coup et qu'on oublie pour cette raison que les morts ont bien été aussi une fois vivants [...] Dans le domaine éthique [...] l'éthique est présent pour les existants, pour les vivants, et Dieu est le Dieu des vivants. Dans le procès de l'histoire mondiale, les morts ne sont pas appelés à la vie, mais seulement à une vie objective fantastique, et Dieu est dans un sens fantastique l'âme d'un procès » (« Devenir subjectif » in Post-scriptum aux Miettes, 102). C'est ainsi que le sens de l'histoire peut légitimer les pires crimes. Il n'appartient pas à la philosophie, fût-ce celle de l'histoire universelle, de juger de la validité du choix éthique, dont seule la personnalité, dans son vivant et infini secret, est responsable.
            Or, et Kierkegaard reprend ici pour une fois une idée longuement développée par Hegel lui-même, c'est seulement avec le dieu des chrétiens, qui est le dieu intérieur de la conscience éthique, que l'humanité découvre en elle la profondeur infinie de la subjectivité. La religion païenne est une religion esthétique qui ne comprend la perfection que rapportée à un jugement extérieur : les beaux dieux des Grecs sont sans intériorité, ils sont tout entiers consacrés au culte de la belle apparence, tout entiers voués à la célébration de la splendeur simplement phénoménale. C'est donc seulement dans le religieux chrétien que s'effectue la conversion éthique, affirme du moins Kierkegaard dans « Coupable? Non coupable? » (seule la conscience morale peut entendre cette terrible alternative), chapitre des Stades sur le chemin de la vie (1845). L'esthétique s'en tient toujours à l'extériorité, donc à ce qui est extérieurement observable sur la scène phénoménale, sur le théâtre historico-mondial ; l'éthique au contraire n'a de sens que pour le regard plus qu'humain qui sonde l'intériorité, que rapporté au secret de la liberté et du choix qui se créent l'un l'autre en un mystère fondateur : « Le résultat esthétique réside dans l'extérieur et peut être montré. On peut aussi montrer, et même les myopes peuvent voir grâce aux jumelles de théâtre, que le héros triomphe, que le soldat courageux succombe dans bataille, que l'on porte son corps sur la scène, etc. Telle est l'imperfection de l'esthétique [...] Mais l'éthique désire sa séparation d'avec l'esthétique et d'avec l'extérieur qui en est l'imperfection ; il désire contracter une union plus magnifique, avec le religieux. Le religieux joue alors, mais comme élément supérieur, le même rôle que l'esthétique ; il spatialise l'infinie promptitude de l'éthique pour permettre au développement de s'opérer ; mais la scène se passe dans le for intérieur, dans l'esprit et dans le cœur, et l'on ne saurait la voir, pas même avec une lunette d'astronome » (« Coupable? Non coupable? », in Stades sur le chemin de la vie, Bouquins, 1149-1150).
            Si transcendant soit le mystère de la conversion, il est toutefois légitime de décrire le stade qui le prépare et le rend possible. Quel est le souci qui vient troubler l'insouciance esthétique, quelle est la mémoire qui vient lester l'insoutenable légèreté de l'instant de la jouissance, quelle est la constance qui vient progressivement hanter la nécessaire inconstance du plaisir? En concentrant tout l'être à la pointe de l'instant, dans le quasi néant du plaisir évanescent et de la rencontre fugitive, la vie esthétique se rend extraordinairement sensible à la pure négativité du temps, à la permanente fluidité du temps qui passe. Cette écoute du temps, qui est attention à la négativité pure et universelle d'un présent vide de tout contenu substantiel, se nomme l'ennui. Nous l'avons déjà vu : l'ennui, et sa première expression encore inconsciente dans la vie de l'esprit, l'angoisse, ne portent pas sur un objet particulier, mais plutôt sur l'abstraite et universelle durée en laquelle tout objet va se dissolvant. Aussi bien, la jouissance de Don Juan se colore-t-elle nécessairement d'angoisse, qui en est à la fois la menace et le stimulant, la culpabilité et l'aphrodisiaque. Il est alors nécessaire que vienne un moment où l'aiguillon de l'angoisse s'élève à la pleine conscience de lui-même : c'est alors que la vie esthétique, aux yeux de laquelle apparaît désormais avec clarté son propre néant, se déprime dans le désespoir, qui n'est autre que l'angoisse devenue pleinement consciente d'elle-même : « Il paraît donc que toute conception esthétique de la vie est du désespoir et que chaque individu qui vit esthétiquement est désespéré, qu'il le sache ou non » (« Équilibre entre l'esthétique et l'éthique », in Ou bien...ou bien, p. 490). Par là s'amorce déjà le passage du stade esthétique au stade éthique : car l'ennui se love dans le secret de la jouissance, et creuse ainsi un espace intérieur que l'orientation exclusivement extérieure de la vie esthétique voudrait ignorer. L'ennui est le secret caché dans l'intériorité de la jouissance esthétique, et le désespoir qui porte l'ennui à la conscience de lui-même est aussi la découverte d'une intériorité ignorée jusque là : « Car, comme nous le racontent les naturalistes, en faisant sauter des blocs de granit qui ont défié l'action des siècles, on a trouvé quelquefois, tout au fond d'eux, un animal vivant qui, jusqu'à la découverte, avait subsisté péniblement ; il se pourrait bien qu'il y ait aussi des hommes dont l'extérieur est une montagne ferme comme un roc, abritant une vie de chagrin cachée pour l'éternité » (« Tracés d'ombres », Ou bien...ou bien, p. 138). C'est ainsi que l'ennui creuse secrètement son gîte et prépare inconsciemment l'habitacle de l'intériorité sans lequel la conscience éthique n'aurait pas de lieu où résider dans l'esprit.
            Encore importe-t-il de comprendre ici que le désespoir comme l'ennui ne portent pas sur un objet précis, mais plutôt sur la disparition de tout objet dans le temps, ou plus exactement du sujet lui-même, par dissolution dans l'instant de la jouissance. D'où la nécessité de la conversion éthique qui sauve le sujet de son engloutissement dans la négativité temporelle et le fait naître à l'existence en ouvrant en lui l'infinie intériorité de la subjectivité, en le faisant « devenir subjectif ». Ce vertige de l'identité qui vit dans le désespoir sa mort dans le temps, qui est aussi la passion la plus radicale qu'il soit donné à l'âme humaine de souffrir, est encore la condition du repentir. Le repentir est négation de la négation, refus de la mort de l'esprit dans l'inconsistance esthétique, non pas à la façon du dépassement dialectique selon Hegel, qui obéit au mouvement propre du concept, mais par le secret, indéchiffrable aux yeux de l'intelligence humaine, de la conversion éthique, qui est aussi celui de la fondation de la personnalité. Aussi s'agit-il d'un miracle religieux plutôt que d'un dépassement logique, d'une métamorphose plutôt que d'une Aufhebung : « Le désespoir apparaît, non pas comme une rupture, mais comme une métamorphose. Tout revient, mais transfiguré. Par conséquent, c'est seulement quand on considère la vie éthiquement qu'elle a la beauté, la vérité, l'importance, l'existence ; ce n'est que lorsqu'on vit éthiquement que votre vie aura de la beauté, de la vérité, de l'importance, de l'assurance » (« L'équilibre entre l'esthétique et 'éthique », Ou bien...ou bien, 548). Encore importe-t-il de comprendre en quel sens la négation, par le repentir, de la négation du désespoir, peut être affirmative et fondatrice du règne de l'éthique. Qu'est-ce donc en effet qui est nié dans le repentir? C'est la dissolution de l'identité dans l'inconstance infinie de l'instant, c'est l'infinie contingence et singularité de l'expérience esthétique, qui tient tout entière en équilibre sur la pointe de l'instant. En se convertissant à l'éthique, c'est-à-dire en devenant subjectif, l'esprit nie donc la singularité du sentiment esthétique : il ne peut le faire qu'en s'élevant à l'idée du général, si nécessairement inesthétique, comme Kant l'avait déjà noté dans la troisième Critique (§ 8). Et en effet, il n'y a de choix éthique possible que pour un sujet qui se pose lui-même non comme un individu infiniment singulier, infiniment déterminé par la contingence de l'expérience singulière, mais comme responsable du genre humain en sa personne. L'individu esthétique ne connaît que le plaisir qui le singularise dans l'instant, la personnalité éthique choisit non selon le seul critère de sa jouissance propre mais par respect pour l'homme en général au nom duquel elle sacrifie son intérêt propre : « C'est seulement lorsque l'individu lui-même est le général que l'éthique se laisse réaliser. C'est ce secret qui se trouve dans la conscience, c'est ce secret que la vie individuelle a avec elle-même, c'est-à-dire qu'elle est à la fois vie individuelle et, en outre, le général, sinon immédiatement comme tel, tout au moins comme sa possibilité [...] Car l'homme général n'est pas un fantôme, mais tout homme est l'homme en général, ce qui veut dire que le chemin par lequel il devient l'homme en général est assigné à tout homme. Celui qui vit esthétiquement est l'homme accidentel ; il pense être l'homme parfait parce qu'il pense être le seul homme ; celui qui vit éthiquement agit pour devenir l'homme en général » (« L'équilibre entre l'esthétique et l'éthique », Ou bien...ou bien, p. 536). On remarquera l'apparent paradoxe : la conversion éthique, en concentrant la personnalité et en lui conférant le poids de l'intériorité, définit un individu particulier, engagé dans une situation particulière (à l'inverse de l'individualité abstraite et inconsistante de la vie esthétique) ; cependant cette particularité se fonde non dans la singularité mais au contraire dans le général. C'est ainsi en me sachant responsable du genre humain tout entier que je me découvre moi-même, dans l'identité qui est la mienne. Ou bien encore je ne puis être vraiment moi-même qu'à la condition d'être aussi un membre solidaire de l'humanité en général.
            Pourtant, dans Crainte et tremblement, Kierkegaard remettra en question cette problématique et posera, avec le stade de la foi qui passe par une suspension du stade éthique, l'Individu plus haut encore que le général, et la foi qui agit en vertu de l'absurde plus haute que l'éthique qui agit en vertu de la loi. Qu'est-ce en effet qu'un individu? La consécration du principe de plaisir comme principe suprême du stade esthétique apparaissait comme l'acte propre d'un individualisme refusant sa suppression dans le stade éthique. Pourtant, cette affirmation triomphante de l'individu esthétique conduisait paradoxalement à sa dissolution dans l'angoisse et le désespoir : l'individu esthétique dissout en effet son identité dans l'inconsistance de l'instant de la jouissance, quasi néant dont le contenu toujours variable n'est que l'effet de la rencontre et du hasard. Quant au stade éthique, il ne rétablit pas l'individu mais le supprime au contraire dans le général. L'individu apparaît ainsi comme une substance insaisissable et fantomatique. C'est aujourd'hui un lieu commun de regretter que nous vivons une époque de grand individualisme ; mais que désigne-t-on par là, sinon la solitude qui démobilise les esprits et les livre isolés à la diffusion de normes et de modèles qui ne rencontrent guère de résistance et le plus souvent fascinent? Ce que nous nommons l'individualisme est en vérité son exact contraire : le conformisme, qui fait que tous se ressemblent et que nul n'est un individu véritable. L'individu, s'il existe, est à l'inverse une personnalité unique, originale, irréductible à toute autre. Qu'est-ce donc qui fonde l'individualité, en quel sens peut-on dire d'une subjectivité qu'elle est unique et irremplaçable? Rien de plus rare qu'un Individu véritable. Il se pourrait même que ce que Kierkegaard nomme parfois « la catégorie de l'Individu » demeure vide, sans réalité dans le monde de l'expérience.
            Le paradoxe de l'individu, c'est qu'il ne peut devenir lui-même que par la médiation d'un autre. En effet, livré à lui-même, l'individu se supprime nécessairement, qu'il pose le principe de son existence à l'extérieur de lui-même, comme dans le stade esthétique, et se dissout alors dans l'inanité de l'instant, ou qu'il pose ce même principe à l'intérieur de lui-même (autonomie morale de la volonté), comme dans le stade éthique, mais doit alors se sacrifier aussitôt pour le général (l'universalité de la loi) : « Le moral est comme tel le général, et à ce titre ce qui est applicable à chacun [...] Dès que l'Individu revendique son individualité vis-à-vis du général, il pèche, et il ne peut se réconcilier avec le général qu'en le reconnaissant » (Crainte et tremblement, 82). Ainsi l'individu livré à lui-même, qu'il cherche à s'affirmer esthétiquement ou éthiquement, se nie nécessairement lui-même. Son affirmation doit donc nécessairement passer par la médiation d'un autre qui l'appelle à devenir unique, et par cet appel fait de lui un témoin unique et irremplaçable, c'est-à-dire un Individu. Cependant si l'individualité est vocation, elle dépend du caractère absolu ou relatif de la voix qui lui demande de devenir ce qu'elle est, unique et singulière. C'est ainsi que l'homme ne peut appeler l'homme qu'à devenir un individu relatif, déterminé par ce qu'il y a de nécessairement contingent dans toute rencontre intersubjective, l'esprit de l'époque, le caractère de la nation, le statut social, l'éducation, etc. Pour que soit donc possible un Individu absolu et non simplement relatif, pour que sa vocation soit absolue, il faut nécessairement qu'il naisse à l'appel d'une voix absolue, qui lui demande absolument d'être l'Unique, absolument. Mais une telle voix ne peut être que celle de Dieu lui-même : « L'amour du dieu, quand il veut être maître, ne doit pas simplement, ne doit pas être seulement un amour qui aide mais qui engendre, par quoi le dieu fait naître le disciple, ou plutôt l'appelle à une nouvelle naissance, mot par lequel nous voulions signifier le passage du non-être à l'être [...] D'homme à homme, venir en aide est le plus haut, faire naître est réservé au dieu dont l'amour est générateur » (Miettes philosophiques, 68-69).
            Quelle est donc cette demande, cette vocation qui s'adresse personnellement à l'esprit et lui demande de devenir ce qu'il est, un Individu unique, absolument? Cette demande est une demande d'amour, et l'amour est cette vocation qui exige de celui qu'elle élit qu'il devienne ce qu'elle aperçoit en lui, l'unique et l'irremplaçable. Il faut donc dire, à l'inverse de ce qu'imagine l'illusion amoureuse, que l'amour ne se porte pas sur son objet parce qu'il l'a reconnu unique et irremplaçable, mais que c'est au contraire seulement par le miracle de l'amour que chacun peut devenir unique et irremplaçable. Que chacun soit un Individu unique, un secret infini qui n'appartient qu'à lui seul, seul l'amour peut en effet le reconnaître. Pourtant, le paradoxe de l'Individu ne cesse ici de se creuser, il ne se résout nullement : comment concevoir un Dieu dont l'acte propre serait d'adresser personnellement à l'homme, sa créature, une demande d'amour absolu, l'appelant par là à devenir un Individu absolu, unique et irremplaçable? Le paradoxe consiste alors en ceci que l'essence du divin est traditionnellement posée dans la perfection, la suffisance à soi (causa sui), et nullement dans la demande d'amour qui semble creuser inversement dans la divinité le manque du désir. C'est pourquoi le paganisme ne peut s'élever à l'idée de l'Individu, et en reste nécessairement au stade éthique, qui sacrifie l'individu pour le général. Et telle est bien la condition de la cité antique, que l'individu par lui-même n'est rien et que le citoyen est tout, et que l'homme n'est tout entier qu'un « animal politique », n'épanouissant sa spécificité qu'au sein de la communauté politique. C'est donc seulement avec le christianisme que l'Individu accède à la conscience de son absolue dignité, car c'est seulement avec le christianisme que la divinité, brisant le cercle de sa perfection et de son autarcie, adresse à sa créature (la vocation étant ici création) l'absolu d'une demande d'amour. Dans Crainte et tremblement, commentant Luc, XIV, 26 (« Si quelqu'un vient à moi et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple »), Kierkegaard conclut : « Dieu est celui qui exige un amour absolu » (116). Non sans avoir précisé plus haut : « Le paganisme ignore ce genre de rapport avec la divinité » (98).
            Le héros du stade de la foi, celui que Kierkegaard nomme « le chevalier de la foi », sans doute parce que la chevalerie se fonde sur la fidélité exclusive du vassal envers son seigneur, trouve alors son accomplissement dans la figure, scandaleuse pour l'éthique et absurde pour la raison, d'Abraham, le « père de la foi ». C'est en octobre 1843 que Johannes de Silentio publie Crainte et tremblement. Lyrique-dialectique. A la dialectique du concept et de son objectivité, de sa réalisation ou Wirklichkeit, développée par Hegel, Kierkegaard oppose une dialectique « lyrique », c'est-à-dire une méditation sur les métamorphoses, mort et renaissance, qui transfigurent la subjectivité la plus intérieure et la plus secrète. L'ouvrage est une longue et quasi litanique réflexion sur le destin d'Abraham, avec lequel Dieu a scellé une alliance, et qu'il éprouve en lui demandant le sacrifice de son fils unique, Isaac. Abraham, le chevalier de la foi, est en rapport absolu avec l'absolu : élu par la demande d'amour infinie de Dieu, il s'élève à la dignité infinie de l'Individu : « On peut encore formuler le paradoxe en disant qu'il y a un devoir absolu envers Dieu ; car, dans ce devoir, l'Individu se rapporte comme tel absolument à l'absolu » (111). Ce lien d'amour, qui établit la créature dans le secret de l'Individualité, c'est précisément ce que Kierkegaard nomme la foi. Le paganisme ignore la foi et les anciens Grecs étaient sans doute assurés de l'existence de leurs dieux, mais ils ne « croyaient » pas en eux. Les dieux grecs ne demandaient nullement aux mortels de les aimer, ils s'engageaient seulement à respecter l'équilibre des échanges et à exaucer le vœu quand le sacrifice avait été exécuté selon le rite. Inversement l'amour exige un don absolu et désintéressé, qui ne demande rien en retour. C'est pourquoi Kierkegaard écrit qu'Abraham croit en vertu de l'absurde, car il est absurde de sacrifier son fils unique par pure foi, c'est-à-dire à seule fin de mettre l’amour à l’épreuve. Pourtant, c'est par cet absurde seulement qu'Abraham devient un Individu, c'est-à-dire le détenteur d'un secret, celui de l'amour, qui n'appartient qu'à lui, et qu'il ne peut partager avec nul autre, à l'exception de Dieu qui, en l'élisant, l'a élevé à cette dignité. Aussi faut-il distinguer Abraham, qui n'hésite pas à sacrifier son fils en vertu de l'épreuve que lui impose le dieu d'amour, d'Agamemnon qui sacrifie sa fille Iphigénie pour que les flots s'apaisent et que l'armée des Grecs puisse passer la mer pour rejoindre Troie. Agamemnon agit en vertu du général, au nom de la communauté panhellénique ; Abraham agit en vertu de l'absurde, et du secret de l'élection divine qui fait de lui un Individu, à la façon de l'adoubement du chevalier. Le héros tragique meurt pour tous, et son sacrifice manifeste toute sa vérité dans l'extériorité du spectacle esthétique : la beauté de l'exploit fait verser des larmes au public. Mais il n'y a pas de spectateur pour le sacrifice accompli par le chevalier de la foi — ce qui revient à dire qu'il n'y a pas de tragédie chrétienne — et son chemin est solitaire (Kierkegaard nomme parfois Abraham "l'Isolé"), sans autre témoin que le Dieu qui demande, par delà le langage ou le concept, un amour infini.
            Durant les trois jours pendant lesquels Abraham s'achemine vers la montagne de la Morija, où devait avoir lieu l'holocauste, le patriarche garde le silence. Ce silence est pour Kierkegaard la plus profonde vérité de l'Individu, c'est-à-dire du chevalier de la foi qui répond absolument à la demande absolue de l'amour. L'Individu affirme en effet son extrême singularité, et le langage ne peut exprimer que le général : l'engagement infini de la foi ne peut se dire avec des mots humains, et l'amour se trouve ainsi voué au silence : « Abraham se refuse à la médiation ; en d'autres termes, il ne peut parler. Dès que je parle, j'exprime le général, et si je me tais, nul ne peut me comprendre » (93) ; « Abraham se tait, — mais il ne peut parler ; dans cette impossibilité, résident la détresse et l'angoisse. Car si, en parlant, je ne peux me faire comprendre, je ne parle pas, même si je pérore nuit et jour sans interruption. Tel est le cas d'Abraham ; il peut tout dire, une chose exceptée, et quand il ne peut la dire de manière à se faire entendre, il ne parle pas. La parole, qui me permet de me traduire dans le général, m'est un apaisement » (188). Mais cet apaisement est refusé à celui qui assume la vérité de l'amour dans la détresse et l'angoisse. La foi et l'amour ne se communiquent qu'à ceux qui n'ont pas besoin de paroles pour les connaître. En se retranchant dans le secret, en se situant délibérément hors langage, la foi se rend indépendante de l'éthique, qui fait du général un devoir. Ainsi Kierkegaard peut-il parler d'une « suspension téléologique » du moral dans le stade de la foi, l'histoire d'Abraham étant cette fois encore exemplaire puisque son geste, aux yeux du juge éthique, ne peut être que criminel. « Suspension téléologique », puisque la moralité n'est pas ici écartée par pur caprice, mais pour répondre à la demande absolue que le dieu de l'amour absolu adresse à sa créature. Suspension qui ne signifie pourtant pas l'abolition pure et simple de la moralité, mais plutôt sa transformation par le paradoxe de l'amour : « Il ne suit pas de là que le moral doive être aboli, mais il reçoit une tout autre expression, celle du paradoxe, de sorte que, par exemple, l'amour envers Dieu peut amener le chevalier de la foi à donner à son amour envers le prochain l'expression contraire de ce qui, au point de vue moral, est le devoir » (Crainte et tremblement, 111). Sinon ne pourrait-on penser que le stade de la foi est en vérité une régression dans le stade esthétique? Dom Juan, il est vrai par désir, non par  amour, ne défie-t-il pas le Commandeur qui est surtout chez Mozart une voix, une voix d’outre-tombe, la voix de la loi morale ?
            Il y a en effet dans la série des stades qui scandent le chemin de la vie une sorte de boucle apparente qui pourrait faire croire, dans le stade de la foi, au retour vers le stade esthétique : l'homme de plaisir, comme le chevalier de la foi, prétendait, lui aussi, affirmer l'instance de l'individualité ; en outre, lui aussi se prétendait au-dessus du moral. Et il se peut en effet qu'il y ait, par delà la différence, quelque ressemblance entre l'appel du désir et l'exigence d'amour, entre la séduction de l'érotisme spontané et la silencieuse détresse de la foi. Pourtant tout oppose Abraham à Don Juan. L'individualité esthétique se dissout dans l'inconsistance de l'instant, elle perd son identité dans le flux des sensations ; en revanche l'individualité religieuse, en répondant à la demande du dieu d'amour, accède à une identité à la fois unique et incorruptible, qui prend appui sur le secret de la foi. En effet, tandis que l'instant esthétique se dilue selon le hasard des rencontres, l'instant de la conversion, qui fonde la foi dans le secret du cœur, met l'individu en rapport avec l'infini et le transfigure ainsi dans l'éternel, c'est-à-dire dans l'inoubliable. Ce que signifie Kierkegaard quand il écrit, à plusieurs reprises, que la « plénitude des temps » est contenue dans l'instant fondateur de la vocation : « Un tel instant est d'une nature particulière. Sans doute est-il bref et temporel comme l'est tout instant, passant, comme tout autre, dans l'instant d'après ; et pourtant il est le décisif, pourtant il est plein d'éternité. Un tel instant doit vraiment avoir un nom à lui ; appelons-le : plénitude des temps » (Miettes philosophiques, 50) (5) ; « L'instant où on prend conscience de soi-même dans sa validité éternelle est plus important que tout au monde. C'est comme si tu étais capturé et enlacé et que tu ne puisses jamais plus t'échapper, pour le temps et pour l'éternité [...] C'est un instant grave et important, celui où on se lie pour une éternité à une puissance éternelle, où on se considère soi-même comme celui dont aucun temps ne doit effacer le souvenir, l'instant où, en un sens éternel et indéfectible, on prend conscience de soi-même comme celui qu'on est » (« L'équilibre entre l'esthétique et l'éthique », in Ou bien...ou bien, p. 500). L'esthétique échouait à conférer à l'instant une réalité ; seul l'appel d'un dieu fait vivre l'Instant en l'enracinant dans l'inoubliable.
            En abîmant ainsi la personnalité dans le secret de la subjectivité, la foi ouvre dans l'existence la dimension propre de l'intériorité, non point comme intériorité éthique qui se soumet au général, mais comme l'intériorité de l'amour et du secret qu'aucune parole humaine ne saurait communiquer. Par là encore, l'homme de la foi s'oppose à l'homme esthétique, puisqu'il demeure indissolublement fidèle à un principe intérieur et secret, tandis que l'esthète n'obéit qu'au principe extérieur et contingent de l'occasion ; et il se rapproche en revanche de l'homme éthique, qui fonde la vérité dans l'intériorité, non point il est vrai en tant qu'elle est celle de la personnalité ou de l'individualité unique, mais dans ce qui n'est encore que la généralité du devoir.

 

NOTES


1- Tel est en effet le titre d'un chapitre de Ou bien... ou bien (p. 129 sq), dans lequel Kierkegaard médite sur les figures féminines de Marie Beaumarchais (et Clavigo), Elvire (et Don Juan) et Marguerite (et Faust).

2- Après cette déclaration, on peut légitimement s'étonner de l'entêtement des interprètes qui, au lieu de se mettre à l'écoute de la pensée de Kierkegaard, sont surtout intarissables au sujet de ses fiançailles rompues avec Régine Olsen.

3- Voir à ce sujet l'exergue de « In vino veritas », emprunté à Lichtenberg : « De pareilles œuvres sont des miroirs : quand un singe s'y regarde, il ne peut pas y découvrir un apôtre » (Bouquins 804).

4- Dans le Spleen de Paris (publication posthume, en 1868), Baudelaire fait aussi le portrait du Prince ennuyé (celui-ci est celui qui met à mort « l'admirable bouffon » Fancioulle) et le met en parallèle avec la figure de Néron : « Amoureux passionné des beaux-arts, excellent connaisseur d'ailleurs, il était insatiable de voluptés. Assez indifférent par rapport aux hommes et à la morale, véritable artiste lui-même, il ne connaissait d'ennemi dangereux que l'Ennui, et les efforts bizarres qu'il faisait pour fuir ou vaincre ce tyran lui auraient certainement attiré, de la part d'un historien sévère, l'épithète de "monstre" [...] Le grand malheur de ce Prince fut qu'il n'eut jamais un théâtre assez vaste pour son génie. Il y a de jeunes Nérons qui étouffent dans des limites trop étroites, et dont les siècles a venir ignoreront toujours le nom et la bonne volonté. » (Pléiade, 270). Le poème « Spleen » (LVVXVII) évoque également « le roi d’un pays pluvieux » qui « s’ennuie avec ses chiens comme avec d’autres bêtes » : ni son bouffon, ni les courtisanes de la cour, ni son alchimiste ne parviennent à le tirer de sa mélancolie, pas même « ces bains de sang qui des Romains nous viennent/Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent » (Pléiade, 70). Mais on trouve déjà l’éloge d’un Néron néo-romantique dans la bouche d’Albert, esthète et amant de l’idéal, c'est-à-dire de mademoiselle de Maupin (1835) : « Tibère, Caligula, Néron, grands Romains de l’empire, ô vous que l’on a si mal compris, et que la meute des rhéteurs poursuit de ses aboiements, je souffre de votre mal et je vous plains de tout ce qui me reste de pitié ! Moi aussi je voudrais bâtir un pont sur la mer et paver les flots ; j’ai rêvé de brûler des villes pour illuminer mes fêtes ; j’ai souvent souhaité d’être femme pour connaître de nouvelles voluptés. – Ta maison dorée, ô Néron, n’est qu’une étable fangeuse à côté du palais que je me suis élevé ; ma garde-robe est mieux montée que la tienne, Héliogabale, et bien autrement splendide. – Mes cirques sont plus rugissants et plus sanglants que les vôtres, mas parfums plus âcres et plus pénétrants, mes esclaves plus nombreux et mieux faits ; j’ai aussi attelé à mon char des courtisanes nues, j’ai marché sur les hommes d’un talon aussi dédaigneux que vous » (Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, GF, 1966, p. 156. Sur ce passage, voir Bénichou, Romantismes français II : Les Mages romantiques ; L’Ecole du désenchantement, Gallimard, « Quarto », 2004, p. 1961).

5- La notion de « plénitude du temps » (plérôma tou chronou) se trouve dans l’Epître aux Galates (IV, 4) : « Quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme, né sujet de la Loi, afin de racheter les sujets de la Loi, afin de nous conférer l’adoption filiale ». L’instant en lequel s’accomplit la plénitude du temps est ainsi l’intersection de l’éternité du plan divin de la rédemption et de la temporalité où s’abîme la créature depuis le premier péché. A la perversion de l’éternité en temporalité qui est l’effet de la révolte de la créature envers son créateur, répond, selon l’économie du rachat, la conversion de la temporalité en éternité qui est l’effet de la Grâce divine qui incline le cœur de la créature et l’affranchit de sa sujétion envers la Loi. Egalement l’Epître aux Ephésiens (I, 9-10) : « Dieu nous a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein bienveillant qu’il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : ramener toutes choses sous un seul chef : le Christ, les êtres célestes comme les terrestres ». Et dans Marc (I, 15), on lit : « Après que Jean [le Baptiste] eût été livré, Jésus se rendit en Galilée. Il y proclamait en ces termes la bonne nouvelle venue de Dieu : les temps sont accomplis et le royaume de Dieu est tout proche : repentez-vous et croyez à la bonne nouvelle ». Sur ce thème on lira le chapitre intitulé « L’Instant » dans Jacques Colette, Kierkegaard et  la non-philosophie, « Tel », 1994, p. 157-170, et tout particulièrement p. 167. Le mot grec « plérôme » signifie plénitude, on le rencontre une quinzaine de fois dans le Nouveau Testament, chez les néo-platoniciens (par exemple Damascius) et surtout dans la Gnose, chez Valentin et Basilide (article « Plérôme » dans EU, par Henry Duméry).