Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Mis en ligne le 29 octobre 2007


Platon: Philosophie et Poésie        

 

            Dialogues platoniciens où se trouvent développées la théorie du Beau et la critique des arts mimétiques : Hippias Majeur, Ion (éd. Monique Canto en GF), Le Banquet, le Phèdre (éd. Luc Brisson en GF), La République (livres III et X). Plus difficiles, mais essentiels cependant : le Sophiste et le Timée (éd. Luc Brisson en GF).

***

            L’éloge diotimien de l’Amour définit un chemin qui s’élève du mortel à l’immortel, du sensible à l’intelligible, de l’humain au divin : Éros est le démon, c'est-à-dire le Médiateur, qui comble l’intervalle et franchit l’abîme qui sépare les hommes et les dieux. La théorie comique — ou aristophanienne — d’Éros enferme l’Amour dans le cercle — ou dans l’anneau — du couple humain ; la révélation de Diotime ouvre ce cercle sur le plus qu’humain, frustre le désir jaloux de la possession et place l’objet de l’Amour (« ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on est dépourvu », 200 e) au-delà des limites de l’humain. Diotime, devineresse inspirée par le dieu, parabolise ou hyperbolise l’Amour en le transportant dans l’immortel. Ainsi se trouve fondée la théorie philosophique — ou socratique — d’Éros, qui ouvre à la recherche dialectique une voie illimitée. L’amour est le patron véritable de la philosophie, l’élan de l’esprit adroit (Poros), mais conscient de sa misère et connaissant son ignorance (Pénia), qui se lance à la « chasse de l’être » et, en compagnie de Socrate, dont l’ivresse accroît l’intelligence, veut savoir toujours davantage.

            On ne saurait cependant s’en tenir là. Cet éloge célèbre, qui connaîtra une fortune considérable dans l’histoire de la culture occidentale et même orientale (le néoplatonisme païen, Plotin et Proclus, la poétique arabe, l’art du « trobar » et la poésie de langue d’oc, Dante enfin et surtout, mais aussi le platonisme chrétien, le pseudo Denys l’Aréopagite, l’école de Chartres, etc...) est cependant placé par Platon non dans la bouche de Socrate, mais dans celle d’une prophétesse, Diotime, « qui honore Dieu », qui vient de Mantinée (selon une tradition post homérique du cycle odysséen, c’est à Mantinée que serait né le dieu Pan de l’union de Pénélope infidèle avec le dieu Hermès), donc étrangère à Athènes, cité de l’échange dialectique, prêtresse qui a commerce avec les dieux mêmes et dont le sacrifice, de l’aveu même de Platon (201 d) fit reculer de dix ans l’épidémie de peste qui fut fatale à Périclès et dont se ressouviendra l’Œdipe tyran de Sophocle. On conserve encore de nos jours, au Musée National d’Athènes, une stèle votive (vers 410 BC) trouvée à Mantinée et qui représente une prêtresse d’Apollon en laquelle on reconnaît traditionnellement la Diotime de Platon. Dans le Ménéxène, c’est l’Étrangère Aspasie de Milet qui prononce l’éloge de ceux qui sont morts au combat ; dans le Banquet, c’est l’Étrangère Diotime de Mantinée qui prononce l’éloge d’Éros : il appartient aux femmes, étrangères à une société gouvernée exclusivement par les hommes, de discourir sur l’Amour comme sur la Mort qui, tous deux, ont rapport avec l’au-delà, c'est-à-dire avec le radicalement étranger.

            On a cependant montré combien le discours du Ménéxène, pastiche de la rhétorique des panégyriques, était ironique. Il se peut aussi que celui de Diotime, qu’on prend pourtant pour argent comptant à tel point qu’on croit y voir l’expression de la pensée de Platon lui-même, ne soit pas exempt d’ironie. En effet, à l’inverse de Socrate qui progresse méthodiquement par questions brèves et se défie toujours du discours ininterrompu, Diotime fait ici un éloge poétique d’Éros qui affirme péremptoirement sa nature démonique et invente le mythe de sa naissance. Prophétesse, Diotime est inspirée et parle par « enthousiasme ». Sa connaissance de l’Amour est poétique, elle n’est pas encore philosophique. Dans de nombreux dialogues, dont plusieurs sont antérieurs au Banquet, Platon critique la connaissance poétique qui connaît sans se connaître elle-même, délaissant la raison pour l’inspiration, la conscience pour l’extase. Il est vrai que le discours de Diotime lui-même demeure ambigu. A l’image de la paideia du livre VII de la République, l’initiation amoureuse passe nécessairement selon Diotime par des degrés successifs (210 a) : Éros se porte d’abord vers la beauté d’un corps puis, prenant conscience que « la beauté qui réside dans tous les corps est une et identique », vers tous les beaux corps ; considérant ensuite que la beauté sensible est une image de la beauté intelligible, il se tourne vers la beauté des âmes (to en tais psukhais kallos, 210 b) qu’il exerce à l’art de la maïeutique, pour qu’elles soient fécondes et enfantent la connaissance. Puis enfin, conclut énigmatiquement Diotime, l’âme amoureuse parvenue au sommet de son initiation, « se tourne vers le vaste océan, du beau (epi to polu pelagos tou kalou, 210 d) et, le contemplant (theôrein), enfante une foule de beaux et de magnifiques discours et des pensées qui naissent inépuisablement de son amour pour la sagesse (philosophia) ». Cette image poétique peut être aussi bien interprétée en un sens mystique que dans un sens dialectique : selon le mystique, l’âme de l’initié s’abîme dans l’infinité divine (l’océan) et s’anéantit en Dieu. C’est ainsi, par exemple, que maître Eckhart et la mystique rhénane liront, au XIVe siècle, Platon. Cependant, l’extase mystique tend à la suppression de soi en Dieu, et par conséquent au pur silence de l’adoration. Diotime dit au contraire que l’âme, parvenue au terme de ce qu’on pourrait nommer sa « théocalie », enfante une multitude de beaux discours. Le premier degré de la beauté intelligible est celui de l’exercice maïeutique, l’âme se faisant alors enseignante, fécondant les esprits tout en demeurant elle-même stérile : on reconnaît là le rôle de Socrate. Le second et dernier degré rend au contraire l’âme elle-même féconde, et philosophiquement créatrice : on reconnaît là le génie de Platon. La sagesse diotimienne ne tend donc nullement à s’abolir dans le silence de l’adoration, mais au contraire, avec Platon lui-même, à commencer la philosophie. La leçon est dialectique, et non mystique. L’éloge de l’Amour par Diotime est en vérité « le discours de la méthode » de Platon lui-même : il trace l’itinéraire personnel qui conduisit un jeune homme amoureux de toute beauté vers la philosophie. Il faut lire le récit de Diotime comme l’autobiographie déguisée de Platon lui-même.

            Cependant, si l’ascension diotimienne prépare à la philosophie, elle est elle-même pré-philosophique. C’est ainsi que la poésie est aux yeux de Platon le prélude de la philosophie, mais aussi ce qui lui fait obstacle, c'est-à-dire ce dont il faut se déprendre pour que la philosophie, qui est la réflexion de l’âme se connaissant elle-même, commence véritablement. Platon n’est pas plus Diotime que le philosophe n’est poète : il reconnaît cependant, dans ce double de lui-même, ce qu’il fut avant de devenir philosophe, mais aussi ce qu’il dut cesser d’être pour devenir philosophe. La poésie est l’amour d’enfance du philosophe, amour avec lequel il faut rompre pour devenir adulte (mais amour auquel on revient peut-être au seuil de la mort : Socrate dans sa prison n’apprend-il pas la musique et ne compose-t-il pas un hymne à Apollon? Phédon 60 e sq). Au livre X de La République, c’est sans doute son cheminement personnel que Platon évoque par ces paroles de Socrate : « Nous ferons comme les amants qui, reconnaissant les funestes effets de leur passion, s’en détachent à contre-cœur sans doute, mais enfin s’en détachent. Nous aussi, nous avons pour cette poésie un amour que l’éducation de nos belles républiques a fait naître en nos cœurs, et nous aurons plaisir à reconnaître qu’elle est très bonne et très amie de la vérité. Mais tant qu’elle sera incapable de se justifier (apologêsasthai), nous l’écouterons, en nous redisant les raisons que nous venons d’énumérer, pour nous prémunir contre ses enchantements, et nous prendrons garde de retomber dans la passion qui charma notre enfance (eis ton paidikon epôta) et charme encore la plupart des hommes. En tous cas, nous sentons bien qu’il ne faut pas rechercher cette espèce de poésie comme un art qui atteigne la vérité, mais qu’il faut en l’écoutant se défier d’elle et craindre pour le gouvernement de notre âme » (608 a).

            Pourquoi la poésie serait-elle incapable de « se justifier elle-même », de prononcer elle-même son « apologie », comme le fait Socrate devant ses juges? La poésie est, selon Platon, savoir de l’ancien temps, celui en lequel l’ivresse et l’extase étaient condition de connaissance. L’Apollon dont Diotime est prêtresse est un dieu transcendant qui ne parle que par les devins et les prophètes et ne fait connaître ses volontés que par le délire et la possession. Avec le renversement platonicien, le dieu Apollon s’intériorise et la vérité du soleil visible se transporte dans la lumière intellectuelle du soleil intelligible, qui est la clarté de la conscience de soi. Alors seulement commence le savoir philosophique. C’est ainsi que le poète ne connaît que dans l’inconscience, c'est-à-dire dans le vertige de la possession, tandis que la dialectique du philosophe est un exercice de la conscience, c'est-à-dire de la pensée progressant dans la connaissance d’elle-même. Au vertige dionysiaque de l’inspiration poétique, la philosophie platonicienne entend substituer la discipline de la raison et l’impératif du « Connais-toi toi-même ». L’ivresse du poète terrasse l’esprit et le laisse anéanti ; l’ivresse du philosophe, à l’image de Socrate d’autant plus lucide qu’il boit davantage, progresse indéfiniment dans la connaissance.

            Sur cette tentation de la possession, qui toujours menace la parole poétique et subvertit l’humain par la venue de l’inhumain, il faut lire le Ion. Ion est un homéride qui, venu d’Épidaure où il vient de remporter le prix aux fêtes d’Asclépios (début du dialogue, 530 a), arrive à Athènes où il ne peut manquer de rencontrer Socrate. A la médecine magique du sanctuaire d’Asclépios (la guérison s’obtenant par possession, puisque les malades endormis dans l’Abaton — sanctuaire, lieu inviolable, où l’on ne peut marcher — étaient visités par le dieu dans leur sommeil), Platon oppose la médecine rationnelle de la philosophie, qui veut savoir par elle-même et aspire à la sagesse : dans philosophia, la sagesse résulte en effet du désir de celui qui la poursuit, et non de la révélation d’un dieu transcendant. A Socrate qui lui demande alors de définir la nature de son art, Ion ne sait pas répondre : Ion, ou le poète, est un savant ignorant, puisqu’il sait sans savoir ce qu’il sait, degré supérieur toutefois à l’ignorance pure et simple, qui ne sait pas sans savoir qu’elle ne sait pas, mais inférieur à la science véritable, qui sait qu’elle ne sait pas. Ce qu’il est possible de résumer en un tableau :

 
Conscience
Inconscience
Savoir
Philosophie

Opinion droite

Inspiration poétique

Ignorance
Doute socratique

Opinion fausse

Prétention sophistique

            Ce sera donc Socrate, l’ironiste, et non Ion, l’inspiré, qui dira la vérité du savoir poétique. A l’image d’Éros qui comble l’intervalle, le poète n’est pas selon Socrate un artiste, mais seulement un médiateur qui fait la jonction entre le mortel et l’immortel, un « conducteur » (puisque ce sont ici les images électriques et magnétiques qui dominent) de l’énergie qui trouve sa source dans le dieu. Celui-ci, selon Socrate, est semblable en effet à la pierre de Magnésie, ou d’Héraclée (c'est-à-dire à l’aimant, 533 d) : le magnétisme du dieu se transmet au premier anneau de fer que l’aimant capture, captive (le poète lui-même, Homère en l’occurence), puis passe par un second anneau (l’homéride, ou le récitant, Ion lui-même), puis se transmet par contagion aux auditeurs que la déclamation transporte, et qui font autant d’anneaux supplémentaires, « de sorte qu’il se forme parfois une très longue chaîne, une chaîne d’anneaux de fer, suspendus les uns aux autres » (533 d-e). Cette chaîne des inspirés est aussi une ronde des fous : semblables aux Corybantes ou aux Bacchantes, le poète, le récitant et leurs suivants sont dépossédés d’eux-mêmes et n’ont plus leur raison : « Le poète n’est pas en état de composer avant de se sentir inspiré par le dieu (entheos), d’avoir perdu la raison et d’être dépossédé de l’intelligence qui est en lui (ekphrôn) » (534 b). La réminiscence est le savoir qui naît de la pensée qui se connaît elle-même ; la poésie est le chant qui s’élève de l’âme qu’un dieu met hors d’elle-même. C’est ainsi que la poésie renonce à l’autonomie qui est pourtant la condition de la rationalité philosophique puisque, malgré les apparences, ce n’est pas le poète qui parle, mais « c’est le dieu lui-même qui parle et qui, par l’intermédiaire de ces hommes, nous fait entendre sa voix » (534 d). Le domaine de la poésie est celui des « champs magnétiques », selon le Ion. L’esprit s’y trouve parcouru d’une transe qu’il ne peut comprendre, et renonce ainsi à se connaître lui-même.

            Il est aisé de poursuivre la métaphore électrique. On sait en effet comment, dans un passage célèbre du Ménon, l’élève de Gorgias compare Socrate au poisson-torpille. Socrate accepte la comparaison, à condition toutefois d’ajouter qu’il est tout autant torpillé que torpilleur, en ce sens que son ironie n’est nullement, comme Ménon le laissait entendre, une ruse de sophiste qui vise à désarçonner l’adversaire, mais plutôt le questionnement d’une pensée en proie à l’étonnement (thaumazein), qui est la connaissance de l’inconnu, ou le savoir du non savoir. La pierre de Magnésie établit un courant continu entre le dieu et son prophète, entre le dieu et son poète. Le torpillage socratique fonctionne alors à la façon d’un court-circuit qui parasite la science infuse du possédé, et commence l’histoire de l’étonnement, qui est aussi celle de la connaissance rationnelle. L’ironie socratique réduit au silence la révélation oraculaire et la philosophie commence quand les oracles se taisent. C’est dans le Phèdre, qui s’achève précisément par une prière adressé au dieu Pan, qu’on disait né à Mantinée, que Platon marque avec le plus de lucidité la rupture qui affranchit la connaissance philosophique de l’ancienne connaissance prophétique, par transe ou possession, de l’âge pré-rationnnel. Il fut un temps, rappelle Socrate, où, pour connaître la vérité, il suffisait d’écouter la voix du dieu présent dans le sanctuaire ; les jeunes habiles d’aujourd’hui prétendent la connaître par eux-mêmes, en faisant l’économie des oracles : « Mon ami les prêtres du temps de Zeus à Dodone ont affirmé que c’est d’un chêne que sortirent les premières divinations. Les gens de ce temps-là, qui n’étaient pas savants comme vous, jeunes gens, écoutaient fort bien dans leur simplicité un chêne ou une pierre, si le chêne ou la pierre disaient la vérité » (275 b-c). En vérité, c’est le dialogue du Phèdre tout entier qui médite cette révolution. En un discours aussi célèbre que celui de Diotime, et en lequel on tend, avec la même légèreté, à reconnaître la pensée de Platon lui-même, Socrate fait un éloge de l’ivresse amoureuse. Toutefois, ce n’est pas en son nom qu’il conçoit ce poème philosophique, mais en celui de Stésichore (243 a), un poète qu’Aphrodite avait aveuglé parce qu’il avait médit d’Hélène, et qui dut, pour retrouver la vue, prononcer sa palinodie. Le magnifique hymne à Éros que Socrate compose alors dans le Phèdre est donc non seulement une reprise et un développement du discours de Diotime dans le Banquet, mais encore une allusion directe à L’éloge d’Hélène de Gorgias. Platon écrit ces deux textes en poète, non pas en philosophe. C’est pourquoi le Phèdre, qui est sur ce thème la méditation la plus achevée et la plus complexe, ne saurait s’achever sur le discours de Socrate-Stésichore : à partir de 259 e et jusqu’à la fin, on lit une réflexion rationnelle sur le charme de la parole poétique, l’ébauche de la première poétique méthodique qui nous soit parvenue dans la culture occidentale. Aristote, dans sa Poétique, s’en inspire largement. Il s’agit alors, non de parler en poète, mais « d’examiner (skeptomai, considérer attentivement, méditer, réfléchir) quels sont les caractères d’un bon discours comme d’un bon écrit, et quels sont les caractères de ceux qui ne le sont pas » 259 e). C’est ainsi qu’au temps de l’inspiration succède le temps de la réflexion, par une nécessité qui semble bien être pour Platon celle de l’histoire même de l’esprit, la connaissance poétique, par extase et possession, prenant nécessairement fin quand commence la connaissance philosophique, par démonstration et par raison. Tel est en effet le sens de la prière adressée au dieu Pan qui clôt le dialogue : que l’ancien délire panique, qui met l’âme hors d’elle-même par transe et possession, se convertisse dans l’intériorité réfléchissante qui cultive l’amitié de l’âme pour elle-même : « Cher Pan, et vous divinités de ces lieux, donnez-moi la beauté intérieure, et que l’extérieur soit en harmonie avec l’intérieur ; que le sage me paraisse toujours riche, que j’ai juste autant d’or que le sage seul peut en emporter avec lui » (279 b-c).

            Au courant continu du magnétisme prophétique, ou poétique, Platon voit se succéder l’interruption du torpillage socratique et le cheminement dialectique, qui progresse par contradictions surmontées, par ruptures dépassés, plutôt que par une révélation toujours confirmée, jamais critiquée. Le poète est en ligne directe avec le divin, il est, comme le disait Nietzsche de Wagner, en communication téléphonique avec l’au-delà : « Il devient maintenant un oracle, un prêtre, une sorte de porte-parole de l’ « en-soi » des choses, un téléphone de l’au-delà — désormais il ne profère plus de la musique, ce ventriloque de Dieu — il profère de la métaphysique » (GM, III, 5). Pour penser par lui-même, le philosophe coupe le courant et ne reconnaît pour véritables que les révélations de l’Apollon intérieur, ou soleil intelligible, et non celle de l’Apollon extérieur, ou soleil sensible, qui n’est qu’une idole éblouissante.

            On peut regretter que Socrate se rende ainsi insensible à l’amour de sa jeunesse. En renonçant à la transe et au transport, en se faisant rationnel, le discours renonce à la magie d’Hélène, et perd en séduction. La critique que la philosophie adresse à la rhétorique marque cette méfiance de la démonstration envers la persuasion, de la rationalité envers l’enchantement — Socrate parle souvent de « sorcellerie » (goêteia) — de l’éloquence. On peut y voir le prix à payer pour l’édification de la science et la fondation d’un discours autonome, toujours capable d’énoncer ses propres principes. On se tromperait cependant en interprétant l’impératif de la conscience de soi en un sens seulement spéculatif. Le propos de Platon est en effet aussi, et sans doute plus encore, moral. En effet, l’extase et la possession cèdent à la tentation du vertige et de l’inhumain. Platon rejoint ici Euripide qui, dans Les Bacchantes, dénonce la folie et l’aveuglement de l’ivresse dionysiaque. C’est parce que l’homme est mesure de lui-même, qu’il est seul capable de se connaître lui-même, qu’il est aussi mesure de toutes choses. En méconnaissant « l’égalité d’âme » que seule la réflexion permet d’établir, on perd la mesure de l’homme, on cède à la démesure de l’inhumain. Le drame de la démesure (hubris), l’action dramatique dont le renversement fait de l’humain la proie de l’inhumain, se joue dans la Grèce ancienne sur la scène de la tragédie. On comprend alors que la fondation de la philosophie doit passer nécessairement par une critique de la tragédie qui se trouvait placée, comme on sait, sous le patronage de Dionysos, le dieu de l’ivresse et de la possession (l’acteur, bien avant d’être un « hypocrite », fut d’abord un possédé). On lira cette critique de la tragédie, appelée à un considérable développement dans l’histoire de notre culture (il suffit de songer ici à Augustin et à Rousseau) au livre X de La République, en 605 d et sq. Quand nous sommes frappés par le malheur, écrit Platon, nous mettons notre honneur à ne pas paraître affectés ; mais nous n’avons nulle honte, lors d’une représentation tragique, à compatir au malheur d’autrui qui se donne en spectacle. La poésie dionysiaque de la tragédie réactive les puissances redoutables de la possession, et la représentation provoque une contagion mimétique, par sympathie (605 d) entre le pathétique de l’acteur et celui du spectateur. Pour Platon, qui entreprend de fonder l’idée même de connaissance philosophique, les temps de l’inhumain, ceux du délire et de la possession, ne sont pas lointains. L’âme n’est égale à elle-même que par le recueillement du « connais-toi toi-même », c'est-à-dire par l’exercice de la réflexion et de l’attention. C’est seulement par cette conversion en son intériorité que l’âme produit son unité et devient alors responsable d’elle-même. L’unité de l’âme fait l’âme rationnelle, et une âme divisée (skhizein) est en proie à la folie. A l’inverse du corps, l’unité de l’âme est pour Platon un fait de culture, et non de nature. La tragédie, art dionysiaque qui nous expose à la tentation de l’enthousiasme et de la possession, compromet cette unité récemment acquise et fragile encore. Elle flatte « cette partie de notre âme qui a soif de larmes, qui voudrait soupirer à son aise et se rassasier de lamentations » (606 a). Comme la poésie lyrique, elle compromet la réflexion de la conscience de soi par la crainte et par la pitié, qui sont les effets de la contagion mimétique, attractive dans le cas de la pitié, répulsive dans le cas de la crainte (Ion, 555 b). Crainte et pitié, eleos et phobos, sont en effet les deux modalités de la possession dionysiaque suscitée par l’incantation poétique. Déjà, dans l’Éloge d’Hélène, Gorgias posait en principe cette ambivalence de la participation mimétique : « Par la poésie, les auditeurs sont envahis du frisson de la crainte, ou pénétrés de cette pitié qui arrache les larmes ou de ce regret qui réveille la douleur, lorsque sont évoqués les heurts et les malheurs que connaissent les autres dans leurs entreprises » (Pléiade, 1033). C’est ainsi qu’on distingue, dans un aimant, un pôle négatif et un pôle positif. Crainte et pitié sont donc les modes du transport et de la dépossession en lesquels sombre l’équilibre de la raison, dans la démesure tragique. On le voit : la critique que fait Platon de toute forme de poésie est radicale : toute incantation qui risque de déstabiliser l’égalité encore précaire de l’âme rationnelle doit être impitoyablement bannie de la cité philosophique, ou cercle de la conscience de soi. L’ivresse poétique n’a pas sa place dans la cité de la raison.