Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Mis en ligne le 29 octobre 2007


Platon: la magie mimétique

         Lisant le Ion, nous avons compris la semaine dernière comment le poète est une âme aliénée, et comment sa connaissance passe par la possession. L’exigence d’autonomie et de rationalité qu’implique l’impératif apollinien de la philosophie, « connais-toi toi-même », refuse catégoriquement l’irresponsabilité du poète et le vertige de l’enthousiasme. Socrate ironise la science infuse du poète, tout comme il ironise le délire du prophète ou celui de l’amoureux. Le magnétisme mimétique est en effet contagieux : il se transmet d’âme en âme, comme d’anneau en anneau, et entraîne ainsi la ronde des fous loin de la réflexion rationnelle. La magie mimétique envoûte les esprits, elle les livre au dieu qui les possède. Elle fait paraître le divin — c’est le dieu lui-même qui prend la parole par la voix de son poète, de son prophète — qui pourtant, selon Diotime elle-même, ne se « mêle pas à l’humain » (203 a). La mimésis est une technique d’invocation. Elle est magie incantatoire.

         On se souvient qu’au début du Phédon, Socrate refoule Xanthippe, l’épouse éplorée, dont les lamentations troubleraient le calme de la réflexion rationnelle : « Dès que Xanthippe nous eût aperçus, ce furent des malédictions et des discours tout à fait dans le genre habituel aux femmes : “Voici, Socrate, la dernière fois que s’entretiendront avec toi ceux qui te sont attachés, et toi avec eux !” Socrate jeta un coup d’œil du côté de Criton : “Criton, dit-il, qu’on l’emmène à la maison!” Et, tandis que l’emmenaient quelques-uns des gens de Criton, elle hurlait en se frappant la poitrine » (60 a). Ce n’est pas là simple misogynie, coutumière aux Grecs. L’homme règne en ce monde, qui est l’ordre politique de la cité ; la femme règne sur les frontières, en ces lieux de passage où ce monde côtoie l’autre monde. C’est elle qui donne la vie, c’est donc encore à elle que revient le souci du mort. Il suffit ici d’évoquer la grande figure d’Antigone. Dans l’Antiquité, le cortège funèbre est accompagné du chœur des pleureuses. Pleureuses et non pleureurs. C’est ainsi que parmi les interdits dont Socrate frappe l’art mimétique, on trouve l’évocation de l’Hadès et des spectres qui le hantent (République III, 387 b-c), ainsi que les plaintes et les lamentations (odurmoi kai oiktoi, 387 d 1) qui accompagnent ordinairement le deuil (387 d-e). « Nous aurons raison, ajoute Socrate, d’ôter aux hommes illustres les lamentations funèbres (thrênoi) et de les laisser aux femmes » (387 e). Il ne s’agit pourtant pas de simple hypocrisie, qui simulerait l’affliction en la faisant jouer par des professionnelles. La pleureuse n’est pas une comédienne, mais bien plutôt une possédée : ses lamentations font entendre la voix devenue inhumaine du mort, elle est comme hantée par la présence surnaturelle du défunt qui gémit en elle. C’est ainsi que le mot grec « goês », qui désigne le « sorcier », se dérive d’un verbe « goaô » qui signifie « pousser des cris de douleur, de lamentation » ; l’origine de ce mot est obscure, mais on a supposé qu’il imite par onomatopée les gémissements de la pleureuse (A. Bernand, Les Sorciers grecs, 1991, p. 47). En outre, le grec kalos, beau, ou kallos, beauté (neutre), est proche du verbe kaleô, kalein, qui signifie appeler, appeler en témoignage, convoquer, invoquer, et encore inviter à un festin, convier à un repas ; en dérive le verbe ekkaleô, appeler, provoquer, inviter à venir et évoquer les morts. La beauté apparaît alors comme un charme incantatoire. C’est ainsi que la magie mimétique convoque les morts parmi les vivants, elle rend présent les absents et, des trépassés, elle fait des revenants. Le mimêma est comme un mort qui ne répond pas quand on l’appelle, un simulacre de vivant que n’habite plus le souffle de la vie, qui est aussi celui de la parole. Les tableaux, les statues demeurent muets comme des morts. L’écriture, qui est l’image mimétique de la parole vivante, est un discours orphelin, privé de son père, qui est parole vive, l’appel et le verbe par lesquels se manifeste la vie de l’esprit. Il faudrait relire sur ce point le mythe de Theuth et toute la fin du Phèdre, à partir de 274 c, et le beau commentaire qu’en a fait Jacques Derrida. A l’inverse de l’interlocuteur dialogique, remarque Socrate, le livre ne répond pas aux questions qu’on lui pose et reste muet comme une statue de pierre, c'est-à-dire comme un mort : « L’écriture, Phèdre, a un grave inconvénient, tout comme la peinture (homoion zôgraphia). Les produits de la peinture sont comme s’ils étaient vivants ; mais pose-leur une question, ils gardent gravement le silence. Il en est de même des discours écrits. On pourrait droire qu’ils parlent en personnes intelligentes, mais demande-leur de t’expliquer ce qu’ils disent, ils ne répondront qu’une chose, toujours la même » (275 d). On comprend alors que le philosophe se défie de la magie mimétique, qui s’apparente ainsi à l’art de la nécromancie. Pour que l’exercice dialectique puisse s’effectuer librement, pour que la pensée puisse penser par elle-même, il faut dissiper les fantômes (phantasma) et les masques d’épouvante qui paralysent et médusent l’esprit. Dans la République (II, 381 e), Platon condamne les mères qui terrorisent leurs enfants en leur racontant des histoires effrayantes : « Que les mères, persuadées par les poètes, n’effraient pas leurs enfants en leur contant mal à propos que certains dieux errent la nuit, sous les traits d’étrangers de toutes sortes ». Et à Cébès qui, dans le Phédon, se sentant déjà orphelin par la mort prochaine de Socrate, évoque cet enfant en nous qui a peur de la mort comme d’un Croquemitaine (to Mormolukeion, 77 e), Socrate ne propose qu’un seul vrai remède : chercher ensemble la vérité, s’interrogeant mutuellement selon la discipline de l’échange dialectique. La philosophie se fonde dans le refus de l’invocation mimétique, elle dissipe les spectres de l’au-delà qui hantent l’imagination et paralysent la raison.

         A l’inverse du mot qui fait signe vers l’idée, et se rend ainsi capable d’enseigner, c'est-à-dire précisément de faire signe, l’image mimétique se donne à voir comme une apparition plus encore que comme une représentation. Dans le Sophiste, l’Étranger d’Élée, qui se met en chasse du sophiste comme d’un insaisissable gibier, construit une série de dichotomies entre les arts, dans l’espoir de se saisir enfin de l’art sophistique. A partir de 235 b, il distingue, dans « l’art qui fabrique des images (eidôlopoiikê tekhnê) », deux formes mimétiques : « l’art de la copie (eikastikê tekhnê), qui « emprunte au modèle ses rapports exacts de longueur, largeur et profondeur, et revêt en outre chaque partie des couleurs qui lui conviennent » (235 e), et « l’art du simulacre » (phantastikê tekhnê), qui déforme le modèle de telle façon qu’il en fasse apparaître l’image pour un spectateur favorablement placé. Le « phantasme » est donc une déformation savante qui reconstitue la bonne forme pour un point de vue choisi (il s’apparente ainsi à ce que la peinture de l’âge classique nommera « anamorphose »). C’est ainsi que les métopes du Parthénon ont été sculptés en tenant compte de la déformation perspective. Vitruve (Ier s. BC, De Architectura, III, 5,) préconise de semblables déformations pour corriger les aberrations de la vision. On rapporte à ce sujet de nombreuses ancdotes qui ont trait à l’art antique, par exemple celle-ci qui se trouve chez Tzétzès (un savant byzantin du XIIe s.) : « Les Athéniens avaient fait faire, pour les placer sur de hautes colonnes, deux statues d’Athéna, l’une par Phidias, l’autre par Alcmène. Phidias fit le visage en conséquence, accusant les traits : quand on présenta les deux statues, il faillit être lapidé. Mais quand elles furent mises en place, l’art de Phidias apparut manifeste ; et ce fut au tour d’Alcmène d’être moqué ». Ce que l’Étranger d’Élée nomme « l’art du simulacre » est aussi ce que nous nommons aujourd’hui « l’art de la perspective » : ainsi le peintre trace-t-il une ellipse pour que nous voyions un cercle, un trapèze pour que nous voyions un carré. L’analyse platonicienne nous laisse alors entendre que la mise en perspective n’est nullement le procédé d’un art réaliste, mais au contraire fantasmatique : loin d’être une copie fidèle du modèle, l’anamorphose perspective n’est qu’un « phantasma », et sa mise en scène n’est qu’une fantasmagorie.

         Qu’est-ce en effet que le phantasma, sinon une apparition, c'est-à-dire une image surgissante : sa déformation la dissimule pour tous les angles de vision sauf un sous lequel elle fait enfin son apparition. La perspective n’est pas seulement pour Platon trompe-l’œil (skiagraphia), elle est encore une technique d’apparition, une incantation mimétique, une fantasmagorie (phantasma). Elle ne se donne pas à voir pour la représentation de la chose, mais pour la chose même phantasmatiquement présente. L’art mimétique s’exprime toujours au style direct, faisant paraître les figures qu’il invoque, les convoquant magiquement parmi nous. C’est ainsi que lorsque Ion déclame la scène de l’Oyssée où Ulysse massacre les prétendants, les auditeurs sont comme frappés de stupeur (535 e), leurs yeux pleurent de pitié, leurs cheveux se dressent de terreur (535 b) : ils n’écoutent plus un récit, ils sont fantastiquement, fantasmatiquement transportés dans le lieu du massacre : « Ton âme, inspirée par le dieu, ne croit-elle pas se trouver en présence des événements dont tu parles, qu’ils se déroulent à Ithaque ou à Troie, et quel que soit l’endroit que décrivent les vers que tu déclames? » (535 b-c). Le poète, semblable au dieu Protée, se transforme dans les choses ou les personnes qu’il invoque, il se dissimule sous les métamorphoses de son récit. C’est donc le style direct, qui nous met directement en présence de la chose même, et non seulement par la médiation de la signification, qui est le procédé essentiel de l’art mimétique. Le récitant ne relate pas les exploits d’Achille, il devient Achille qui, brusquement, se met à parler par sa voix : c’est pourquoi la parole poétique est lexis (République, III, 392 c), parole expressive ou récitation mimée, et nullement logoV, discours démonstratif. Au livre III de la République (392 e et sq), pour mieux mettre en lumière l’illusion mimétique du style direct, Socrate se propose de transposer en style indirect le premier chant de l’Iliade. L’exemple n’est pas choisi par hasard : il s’agit de la scène où Chrysès, prêtre d’Apollon, vient auprès d’Agamemnon et le prie de lui rendre sa fille Chryséis. Le récitant, qui nous fait revivre la scène sur un mode hallucinatoire, est un « possédé d’Homère » ; mais Homère lui-même, selon la suite que compose la chaîne des possédés (Ion), est possédé par l’esprit de Chrysès, qui revit par sa voix ; quant à Chrysès lui-même, il est possédé par Apollon, dont il est le prophète et le devin. C’est ainsi que, conformément à l’image du Ion, la parole mimétique prend toujours sa source dans le magnétisme du dieu. L’ironie de Socrate a alors pour fonction de court-circuiter cette science infuse dont l’homme n’est pas responsable. Transposé dans le style indirect, traduit dans la langue du procès-verbal ou du constat, le chant I de l’Iliade n’est plus qu’un récit scrupuleux et sans magie (393 d-394 a) (1).

         La médiation dialectique interdit l’immédiateté de l’intuition poétique. L’ironie socratique coupe le contact qui assure la communication magnétique de l’immortel vers le mortel. Donner au mort l’apparence du vivant, faire par croire par magie au retour des héros disparu : telle est la vertu du style direct qui fait la force expressive de la parole, ou de l’image, mimétique. Dans l’Antiquité, avant qu’on ne procède, de nuit (pour ne pas souiller la lumière du soleil), aux funérailles, le cadavre était exposé dans la maison durant trois jours (2). On le maquillait alors pour lui donner les couleurs de la vie. Bien que cela ne soit jamais explicitement énoncé chez Platon, c’est à cette image que semble se référer toujours sa critique de la peinture. En République II (373 b), c’est à l’arrivée dans la cité des fabriquants des produits de maquillage pour les femmes (ton gunaikeion kosmon) qu’on peut deviner que la cité est malade, dévorée par le cancer économique et commençant son déclin. L’esthétique n’est pour Platon qu’un art d’esthéticienne. Avant les fabriquants de produits cosmétiques, les peintres avaient déjà fait leur entrée dans la cité : « On va désormais employer la peinture (zôgraphia), et toutes les combinaisons de couleurs (poikilia), et se procurer de l’or, de l’ivoire et toutes les matières précieuses » (373 a). Dans le Gorgias, Platon fait de l’art du maquillage (ê kommôtikê) le simulacre de la gymnastique : il donne bonne mine, et comme le simulacre de la santé, à défaut de la santé elle-même. Il s’agit cette fois, non il est vrai de ressusciter un mort, mais pourtant de redonner des couleurs à un malade. Le maquillage est « chose malfaisante, trompeuse, basse, indigne d’un homme libre, qui produit l’illusion par des apparences, par des couleurs, par un vernis superficiel et par des étoffes. Si bien que l’on s’affuble d’une beauté d’emprunt (alloterion kallos) et que l’on néglige la beauté naturelle que procure la gymnastique » (465 b). Du maquillage au grimage, du grimage à la métamorphose et de la métamorphose à la possession, le passage n’est chaque fois que de degré. L’acteur mimétique, comme la pleureuse, est plus qu’un simple hypocrite, il est véritablement hanté par la figure que son art invoque, et son masque lui colle à la peau. Cet art du maquillage, qui suscite des apparitions fallacieuses, n’est pas seulement celui du peintre ; il est encore celui du poète. Le poète, comme le peintre, rend les dieux présents, il convoque sous nos yeux leurs fantômes. Lui aussi, à sa façon, colore son discours par la puissance expressive de la lexis, il ressuscite le charme et l’incantation de l’ancienne magie par « la mesure, le rythme et l’harmonie » (République, X, 601 a-b). Si l’on ôte alors ce fard, comme lorsqu’au livre III Socrate avait ironiquement transposé le chant de l’Iliade dans le plat constat du style indirect, il ne reste plus que de vieilles légendes, fastidieuses et sans attraits : « Si l’on dépouille les ouvrages des poètes des couleurs de la poésie et qu’on les récite réduits à eux-mêmes, tu sais, je pense, quelle figure ils font ; tu l’as sans doute remarqué. — Oui, dit-il. — On peut les comparer à ces visages qui, n’ayant d’autre beauté que leur fraîcheur, cessent d’attirer les yeux quand la fleur de la jeunesse les a quittés » (République, X, 601 b). La poésie est ainsi une vieille belle qui séduit en faisant croire à la jeunesse (3). Quelques lignes plus loin, Platon écrit du poète qu’il est « créateur d’idole, o tou eidôlou poiêtês » (601 b). Mais la vérité est ironique, et fait signe du côté de la désillusion aporétique plutôt que de celui de la séduction mimétique. C’est en se déprenant de son amour d’enfance, la poésie, que Socrate se convertit à la philosophie.

         On comprend alors ce que Platon rejette de l’art mimétique : la recherche de l’effet, de l’impression produite, le goût du sensationnel, les effets spéciaux qui procurent des sensations, sinon des frissons. En République IV (420 c-d), Platon critique ceux qui peignent en pourpre les yeux des statues des dieux, l’iris rouge et la pupille noire. Le marbre des statues est aujourd’hui blanc et nu. Ce n’était pas le cas à l’époque de Platon, où le Parthénon était tout entier coloré de couleurs vives. Les yeux pourpres des statues donnent l’illusion d’une apparition fantastique et visent à inspirer la terreur. A l’inverse, l’œil, et dans l’œil la pupille, sont pour le philosophe un abîme pour la réflexion et une image sensible du « connais-toi toi-même » (Premier Alcibiade). Ce bariolage tapageur et vulgaire est comparable, dans l’ordre de l’image, à l’enflure du gorgianisme dans l’ordre du discours. L’effet est impressionnant et vise à méduser, à frapper de stupeur et non à appeler à penser. Tout art mimétique est une psychagogie.

         Il y aura pourtant un art qui trouvera grâce aux yeux de Platon : l’art de l’Égypte. Refusant la perspective, donc l’effet du phantasma, traçant le plan de la figure plutôt que colorant son image mimétique, l’art égyptien est en quelque sorte un art minimal, proche encore de l’épure mathématique ou de la figure (skhêma) du géomètre. Il est comme l’ombre discrète de l’intelligible, l’écriture hiéroglyphique de l’idée, et invite à méditer l’éternité qui se réfléchit en lui. C’est ainsi que, lorsque nous portons nos regards sur la figure du géomètre, ce n’est pas le carré dessiné sur le sable que nous voyons, mais le carré en soi ou l’idée du carré qui demeure, immortelle, dans l’intelligible. L’intellectualisme du schéma égyptien permet de remédier au sensationnel du fantasme mimétique. C’est ainsi que l’art égyptien est un art « schématique », qui répète les mêmes attitudes figées depuis des millénaires, et fixe la représentation dans le hiératisme de l’idéal. C’est surtout dans Les Lois que l’égyptomanie de Platon s’exprime de façon explicite : « Depuis bien longtemps, je pense, les Égyptiens ont appris cette vérité que nous formulons maintenant : ce sont les belles figures (kala skhêmata) et les belles mélodies que doit pratiquer dans ses exercices la jeunesse des cités ; les Égyptiens en ont fixé la détermination et la nature, puis ils en ont exposé les modèles dans les temples ; ces modèles, il n’était permis ni aux peintres ni à quiconque représente les attitudes d’aucune sorte, d’innover ni d’imaginer rien qui ne soit conforme à la tradition ancestrale, et maintenant encore, cela leur est défendu, soit pour la peinture, soit pour la musique. A l’examen, tu trouveras que, dans ce pays, les peintures ou les sculptures remontent à des millénaires, et quand je dis millénaires, ce n’est pas une façon de parler, c’est la vérité même » (Les Lois, II, 656 d-e). Platon exprime ici son opposition à l’art de son temps, et sa préférence pour un art archaïque. L’art saïte de l’Égypte ancienne, qui se prolonge jusqu’à l’époque de Platon, visait en effet à l’archaïsme et imitait l’art memphite de l’Ancien Empire. C’est ainsi que l’exactitude de la copie (eikôn) permet de faire échec à la séduction exercée sur l’imagination de l’artiste par le simulacre (eidôlon) ou le phantasme (phantasma). On peut supposer que, lors d’un voyage en Égypte, qu’il fit dans sa jeunesse selon plusieurs témoignages, Platon découvrit avec admiration cet art qui semblait éternel, ombre à peine sensible des idées immortelles.

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NOTES

1- Platon reproche au poète épique de disparaître par mimétisme derrière les personnages héroïques que son art convoque. Mais lui-même, Platon, ne fait-il pas la même chose dans ses dialogues, déléguant à d’autres, et bien souvent de façon ambiguë (Socrate, Diotime, l’Étranger d’Élée, l’Athénien des Lois), le soin de parler pour lui? Il faudrait donc distinguer entre une mimésis poétique et une mimésis philosophique...

2- Thucydide, II, 34. Voir la note de Chambry à propos du Ménéxène, in Platon, Œuvres complètes, II, p. 558, note 173.

3- Aristote, La Rhétorique, III, 4, 3 (éd. Livre de Poche p. 313) : « Telle l’image relative aux vers des poètes, à savoir : qu’ils ressemblent aux jeunes gens sans beauté ; ceux-ci, quand ils n’ont plus la fleur de la jeunesse, ceux-là quand ils sont désarticulés, ne sont plus reconnaissables » (1406 b 36 – 1407 a 2). Quand je commente l’image de la vieille belle, je fais un faux sens : Platon et Aristote ne disent pas que la poésie est une belle femme devenue âgée, et qui s’efforce de faire encore illusion malgré les ans, mais au contraire qu’elle est un visage ingrat que la magie de la jeunesse auréole d’un beauté passagère, et qui se dissipe avec l’âge. Pourtant, il s’agit chaque fois d’une beauté-mirage que le temps fait s’évanouir.