Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

 

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Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

Aristote
La Rhétorique

            La Rhétorique d'Aristote a été publiée en trois volumes, correspondant aux trois livres du traité, chez Budé (Les Belles Lettres, I : 1938, II : 1931 et III : 1973, dans une traduction de Médéric Dufour pour les livres I et II, et avec la participation d'André Wartelle pour le livre III. Dans la collection "Le Livre de Poche", on trouve la traduction de C.-E. Ruelle (1882), revue par P. Vanhemelryck, commentaires par B. Timmermans et introduction approfondie de M. Meyer (1991). Une traduction récente a été donnée par Pierre Chiron, avec une bibliographie et un appareil critique d'une grande richesse (2007, Flammarion "GF"). Dans les deux dernières traductions, ne figure pas le texte grec.

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            La rhétorique est le premier des grands textes qui jalonnent l’histoire de notre domaine. Elle est cependant l’œuvre d’un philosophe, qui fut en outre l’élève de Platon, et non d’un orateur. Aussi peut-on dire que le traité d’Aristote est le premier ouvrage anti-rhétorique des ouvrages de rhétorique. Il ne s’agit pas en effet d’approfondir la poétique de la persuasion qui conduisait un Gorgias à rapprocher la rhétorique de la poésie et à placer l’accent sur la puissance incantatoire du discours. Bien au contraire, c’est plutôt de la logique, c'est-à-dire de la présentation des preuves, donc de l’Organon et des Premiers Analytiques qu’Aristote cherche à dériver l’art rhétorique. C’est pourquoi il pense faire œuvre de novateur et peut écrire au début de son ouvrage : « Ceux qui écrivent sur la rhétorique n’en traitent qu’une mince partie. Les preuves ont seules un caractère vraiment technique, tout le reste n’est qu’accessoire ; or, ils ne disent rien de l’enthymème, qui est le corps de la preuve. Le plus souvent, leurs préceptes portent sur des points étrangers au fond de l’affaire » (I, 1, 3). Aristote tend à diminuer l’importance des effets de style et du pathétique oratoire, c'est-à-dire l’objet de tous les traités de rhétorique qui l’ont précédé : « La disposition des auditeurs, quand leurs passions sont excitées par le discours, est le seul point que s’efforcent de traiter ceux qui aujourd’hui écrivent sur la rhétorique » (I, 2, 5). Le style dont Aristote fait l’éloge est donc plutôt un degré zéro du style, une langue claire sans images ni figures recherchées : « Le mérite principal de la lexis (elocutio) consiste dans la clarté ; la preuve, c’est que le discours, s’il ne fait pas une démonstration, ne remplit pas son rôle. Il ne faut donc tomber ni dans la bassesse, ni dans l’exagération, mais observer la convenance. Car la lexis poétique ne pèche sans doute pas par la bassesse, mais elle ne convient pas au discours en prose […] Aussi doit-on parler sans laisser voir l’art, et s’appliquer à ne pas paraître user d’un langage apprêté, mais naturel au contraire » (III, 2, 1 et 3). Et encore : « Ceux qui s’expriment poétiquement hors de propos pèchent par le ridicule ou la froideur, et leur verbiage produit l’obscurité » (III, 3, 3). Tout ceci contre l’emphase du style de Gorgias qui, selon Aristote, se serait exclamé pompeusement, se tournant vers l'hirondelle dont il venait de recevoir malencontreusement la fiente : « C'est vraiment honteux, ô Philomèle ! » (III, 3, 5) ; ou contre le style « froid », c'est-à-dire la rigueur affectée et précieuse de Lysias... Mais ce n’est pas seulement contre Gorgias qu’Aristote écrit sa Rhétorique, mais aussi contre le Platon du Phèdre et l’éloge, par Socrate-Stésichore, de la rhétorique de l’enthousiasme (le délire divin dont le délire amoureux est l’une des formes). Au chapitre 12 du livre III, Aristote marque sa préférence pour le style écrit, qui a plus de précision et de rigueur, sur le style oral, qui se laisse entraîner par la chaleur de la démonstration. Il est difficile de ne pas penser qu’ici Aristote prend exactement le contre-pied de la thèse défendue par Platon dons son Phèdre. L’art oratoire, qui agite nécessairement les passions et qui vise à motiver l’action, est moins pur que l’art de l’écriture, qui s’en tient au nécessaire et ne vise qu’à exprimer le plus exactement possible la pensée. Du style de la harangue qui appartient en propre au genre délibératif, Aristote dit qu’il ressemble à la « peinture en perspective » (skiagraphia), annonçant ainsi, mais avec une intention évidemment critique, le thème, plus tard promis à une grande fortune, de l’ut pictura poesis de l’Epître aux Pisons (1414 a 8 sq) : « Quant à l’élocution propre aux harangues, elle ressemble tout à fait à une peinture en perspective : plus grande est la foule des spectateurs, plus est éloigné le point d’où il faut regarder. Aussi l’exactitude des détails est-elle superflue ». On sent qu’ici Aristote partage le mépris qui était celui de son maître Platon pour la peinture qui vise à tromper la vue et engendre des simulacres : art de charlatan, qui vise le sensationnel et n’incite pas à penser, recherche vulgaire de l’effet aux dépens de l’exactitude et de la rigueur. L’écriture, plus concentrée et intérieure que la déclamation oratoire, échappe à ces critiques et s’approche davantage d’un style qui ne se met qu’au service de la méditation.
            Dans sa poétique comme dans sa rhétorique, Aristote fait figure de puriste. D’où l’étonnant chapitre V du livre III, intitulé « Il faut parler grec » : le grec ici ne désigne pas une langue, mais une véritable méthode de pensée, la rigueur d’une logique intellectuelle. Parler grec, c’est rendre la phrase compréhensible, éviter les termes ambigus, veiller à ce que les oppositions se répondent les unes les autres de façon à ce que les articulations du discours soient bien sensibles, utiliser les noms propres plutôt que les métaphores. On se souvient que, dans le Ménon, quand Socrate fait entrer sur la scène le jeune enfant serviteur de Ménon qui servira de test à la thèse de la réminiscence, la première question qu’il lui pose est : « Sait-il le grec ? ». Socrate n’entendait pas par là s’assurer que l’enfant parlait la même langue que lui, mais plutôt qu’il partageait avec lui les mêmes méthodes de réflexion et de recherche, bref qu’il s’agissait, tout comme lui, d’un citoyen du logos, ou de la raison.
            Trois parties, selon Aristote, dans l’art rhétorique : les preuves, la lexis ou le style, les parties du discours (III, 1, 1). En vérité, les preuves occupent la majeure partie du traité d’Aristote avec, il est vrai, l’analyse des passions que l’orateur doit être en mesure d’inspirer à ceux qui l’écoutent.
            Il est vrai que le domaine de la preuve (il s’agit d’une preuve rhétorique et non scientifique) est vaste, et comprend l’analyse des passions comme l’une de ses parties : « Les preuves inhérentes au discours sont de trois sortes : les unes résident dans le caractère moral de l’orateur ; d’autres dans la disposition de l’auditoire ; d’autres enfin dans le discours lui-même, lorsqu’il est démonstratif, ou qu’il paraît l’être » (I, 2, 3, p. 83). Il faut donc distinguer entre l’ethos (le caractère moral de l’orateur) qui fait la noblesse de l’expression et de la pensée ; le pathos, les émotions ressenties par les auditeurs ; enfin le logos, la logique du vraisemblable, c'est-à-dire la théorie de l’enthymème. On trouvera donc dans La Rhétorique une éthique du comportement social (ethos), une logique de la démonstration fondée sur l’opinion et le vraisemblable (logos) enfin une pathétique, c'est-à-dire une description des passions que l’orateur habile sait inspirer à son auditoire (pathos).

 

            Inventio, Elocutio et Dispositio
            Inventio (la détermination des preuves, qui est l’essentiel de la rhétorique aristotélicienne : heuresis), elocutio (l’élocution, la lexis) et dispositio (diathesis, la composition ou les parties du discours). L’elocutio est selon Aristote subalterne ; elle deviendra centrale chez Cicéron. En revanche, les longs développements sur les syllogismes de la rhétorique seront bien vite oubliés. La tentative de faire de la rhétorique une science, ou une quasi-science laissera la place à l’étude de l’art rhétorique, considéré alors comme apparenté à la Poétique plutôt qu’à la Logique. On peut dire encore que la question du style, centrale chez Gorgias, est ici sacrifiée au profit de la démonstration. La question du style devient alors annexe : elle est reléguée aux chapitres 1 à 12 et 13 à 19 du livre III (ce qui n’est tout de même pas rien). Aristote reproche explicitement à ses prédécesseurs de n’avoir étudié, dans le domaine de l’art rhétorique, que l’elocutio, ou la lexis, subissant ainsi l’influence néfaste des poètes et de leur style orné et solennel. La critique s’adresse surtout à Gorgias, célèbre pour avoir transporté dans la prose oratoire les images et les rythmes de la poésie : « Ce furent les poètes qui, les premiers, commencèrent à provoquer les mouvements de l’âme, et c’était naturel ; car les dénominations sont des imitations et la voix est pour nous la partie la plus apte de toutes à l’imitation : c’est ce qui a donné naissance à la rapsodie, à l’hypocritique (Aristote nomme ainsi l’actio, qu’il rapproche donc de la gestuelle et de la diction de l’acteur – hupocritos : par ex. III, 1, 6) et à d’autres arts. Mais comme les poètes, tout en ne disant que des futilités (euêthê), semblaient devoir au style la gloire qu’ils acquéraient, il s’ensuit que le style vint le premier. Tel, par exemple, celui de Gorgias » (1404 a 20-28). La rhétorique en s’éloignant de la logique probabilitaire et en se rapprochant de la séduction de la parole, bref en devenant plus véritablement rhétorique, au sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot, dégénère et se pervertit selon Aristote. La rhétorique aristotélicienne est intellectualiste et puriste. C’est une rhétorique qui s’efforce de se définir contre la rhétorique. Pourtant, et à l’inverse de Platon, Aristote reconnaît une légitimité à l’argumentation rhétorique dans tous les domaines où l’esprit ne peut connaître que le probable.
            Tels sont les domaines pratiques : éthique et politique. Seule la rhétorique épidictique est un art qui trouve en lui-même sa fin, et c’est précisément, des trois genres de la rhétorique, celui auquel Aristote attache le moins de considération.
            La force de l’elocutio, ou lexis, consiste, selon Aristote, en ce qu’elle rend vivant et présent le discours : par le rythme, par le mot d’esprit, par l’antithèse, l’orateur sait captiver l’attention de l’auditeur. Un chapitre est consacré à une figure qui a une importance particulière selon lui : mettre l’objet du discours « sous les yeux » (pro ommatôn poiein) : III, 11. Pour cela, prétend Aristote, le mieux est de donner à toute description la force d’une action. C’est ainsi qu’au lieu de dire que la flèche s’élève dans le ciel, on dit qu’elle prend son vol ; que le rocher de Sisyphe tombe, on dit qu’il roule sans honte ; que la lance perce la poitrine, on dit qu’elle le fait « avec rage », que les vagues s’effondrent sur la grève, on dit qu’elles « se soulèvent en courbes blanchissantes ; les unes s’avancent, les autres arrivent par dessus ». Tous ces exemples sont empruntés à Homère, et on sent bien que selon Aristote la magie poétique d’Homère vient surtout de ce que le monde qu’il évoque est plein de vie et de volonté, et que les choses elles-mêmes agissent : « Homère, en beaucoup d’endroits, anime des êtres inanimés au moyen de la métaphore […] Il donne à toutes choses le mouvement et la vie » : 1411 b 31-33 et 1412 a 10. A l’inverse du style orné de Gorgias, à l’emphase toute sicilienne, Aristote préfère un style clair et fort, qui frappe l’esprit et rend vivant et présent ce qu’il évoque. De même, dans sa théorie de la tragédie, on voit bien que c’est à la clarté et à la rigueur de l’action que se porte sa préférence, et non aux circonlocutions du style. La force et la vigueur sont toujours, chez Aristote, les vrais critères de la beauté.
            Parler fort et clair, telle est la vertu du bon orateur. La parole, selon Aristote, a toujours été l’organe de la délibération et de la décision plutôt que de l’expression des passions, ou de la subjectivité de l’orateur. L’accent placé sur l’enthymème et la mesure du probable est bien significatif d’une conception de la rhétorique qui met en avant l’objectivité du discours, sa valeur universellement démonstrative et l’impersonnalité de la preuve. On se souvient que dans un texte célèbre (Pol. I, 2, 10-11), Aristote affirmait que l’homme seul, entre tous les animaux, possédait le logos (logon ekhei), c'est-à-dire le pouvoir de prendre librement la parole devant une assemblée de citoyens libres et n’écoutant que leur raison. Il ne suffit pas, selon Aristote, de s’exprimer pour parler. Je ne prends pas la parole pour me dire, mais pour dire ce qui est bon pour tous. L’expression est en effet à la portée de la voix (phonê) animale, cri de douleur ou de joie : « Sans doute les sons de la voix expriment-ils la douleur et le plaisir ; aussi la trouve-t-on chez les animaux en général : leur nature leur permet seulement de ressentir la douleur et le plaisir (aisthêsin lupêrou kai hêdonê) et de se les manifester entre eux » (I, 2, 11). L’expression de la passion, ce cri primal que l’animal même sait proférer, est donc indigne de la parole humaine. Pour Aristote, la parole elle-même est un acte, elle est l’expression non d’une passion mais au contraire d’une volonté d’agir, elle manifeste l’autonomie d’un esprit capable de juger par lui-même, de décider de la mesure des choses et d’instituer ses propres valeurs : « Mais le logos, lui, est fait pour exprimer l’utile et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste », puisque ce qui est juste pour la cité est aussi et nécessairement ce qui est utile à son salut : « C’est la possession commune de ces valeurs qui fait la famille et la cité ». On comprend alors pourquoi la rhétorique aristotélicienne est contraire à la recherche poétique inaugurée par Gorgias, et en général à toute forme de discours qui ne serait que l’expression des sentiments et des états d’âme de l’orateur. Le discours véritable est une intervention politique, il implique une prise de décision qui engage la communauté tout entière. Il est donc tout entier contraire au poème lyrique, qui est l’expression d’une âme, d’une subjectivité qui se sait unique. On comprend alors que, si Aristote s’oppose résolument à la rhétorique littéraire d’un Gorgias, en revanche il semble bien proche de la théorie sophistique de la politique élaborée par Protagoras.

 

            L’Enthymème
            Malgré l’importance qui lui est ici accordée, la démonstration rhétorique, à l’inverse de la démonstration scientifique, n’est pas une démonstration certaine mais seulement probable. L’enchaînement logique de la démonstration se nomme chez Aristote « syllogisme ». Le syllogisme rhétorique est une déduction qui porte sur le probable et le vraisemblable, non sur le certain ni le vrai. Il est fondé non sur la raison, mais sur l’opinion. Aristote le nomme « l’enthymème ». La rhétorique devient alors une sorte de logique casuistique, une estimation méticuleuse des probabilités. « La méthode en matière de rhétorique repose évidemment sur les preuves. La preuve est une démonstration […] La démonstration oratoire, c’est l’enthymème, qui est la preuve par excellence. Or, l’enthymème est une sorte de syllogisme, et il appartient tout aussi bien à la dialectique d’examiner tout de qui se rattache au syllogisme. Il ressort de tout cela que celui qui pourra le mieux approfondir l’origine de la construction du syllogisme sera le plus capable de faire des enthymèmes » (I, 1, 11). Aristote distingue l’enthymème démonstratif, qui vient à l’appui de la cause défendue, et l’enthymème réfutatif, qui détruit les arguments de l’adversaire, ce dernier procurant plus de plaisir que le premier aux auditeurs (II, 23, 30 ; idée une nouvelle fois affirmée en III, 17, 13). L’éristique, ou la joute oratoire, reste pour Aristote une dimension essentielle de l’art de l’éloquence.
            Plus qu’un art de la persuasion (ce qu’elle est pourtant aussi), la rhétorique aristotélicienne est une estimation du probable : « Le fait de la rhétorique n’est pas autant de persuader que de voir l’état probable des choses par rapport à chaque question […] Le propre de la rhétorique, c’est de reconnaître ce qui est probable et ce qui n’a que l’apparence de la probabilité » (I, 1, 14). Plus exactement, il faudrait dire qu’Aristote n’admet le pouvoir de persuasion de l’éloquence que discipliné par la logique de la démonstration probabiliste, c'est-à-dire par la théorie de l’enthymème. La théorie de l’enthymème intellectualise donc l’art rhétorique et s’oppose ainsi à une rhétorique grossière fondée sur le jeu des passions, qui cherche l’effet et le sensationnel, qui s’adresse au peuple et non à quelques esprits subtils. L’une et l’autre sont exclusives : « Lorsque tu veux produire un effet pathétique, n’emploie pas d’enthymème, conseille Aristote » (III, 17, 8).
            Les pages consacrées à la logique probabilitaire de l’enthymème vont de II, 22 à 25. Il s’agit d’une succession de cas particuliers dont l’ordre ni la méthode ne sont guère apparents. Le chapitre II, 23, qui accumule un nombre étonnant de « lieux » d’enthymèmes, est tout particulièrement fastidieux.

 

            Rhétorique et Dialectique
            L’art de la rhétorique se trouve donc être une partie de l’art plus général de l’argumentation. « La rhétorique est une partie de la dialectique et lui ressemble » (I, 2, 7). Aristote distingue entre l’argumentation scientifique, qui part de prémisses vraies et conclut avec certitude, et l’argumentation dialectique, qui a pour principes des prémisses seulement probables. L’argumentation dialectique est alors ou bien éristique : c’est l’art de la joute oratoire dont les sophistes ont tenté de codifier les règles ; ou bien rhétorique : il ne s’agit plus alors de l’emporter dans un échange actif et polémique, mais de développer un discours devant un auditoire attentif et silencieux. La dialectique vise à contredire ; la rhétorique vise à persuader, et c’est le vaste domaine de la persuasion qui lui appartient en propre. Toutes les autres sciences ont un savoir sur un objet propre, et ne sont convaincantes que dans leur domaine ; la rhétorique s’applique indifféremment à tous les objets car elle ne se définit pas par son objet, mais seulement par la persuasion qu’elle sait inspirer à ses auditeurs : « La rhétorique et la faculté de considérer pour chaque question ce qui peut être propre à persuader. Ceci n’est le fait d’aucun autre art, car chacun des autres arts instruit et impose la croyance en ce qui concerne son objet : par exemple, la médecine en ce qui concerne la santé et la maladie ; la géométrie en ce qui concerne les conditions diverses des grandeurs : l’arithmétique en ce qui touche aux nombres, et ainsi de suite de tous les autres arts et de toutes les autres sciences. La rhétorique semble, sur la question donnée, pouvoir considérer en quelque sorte ce qui est propre à persuader » (I, 1355 b 25-33). La dialectique est la partie spécifiquement argumentative de la technique oratoire, jeu intellectuel de la réfutation et de la démonstration. La rhétorique reprend à la dialectique la théorie de l’enthymème, c'est-à-dire du syllogisme probable, mais y ajoute la pathétique de la persuasion. Plus que sur les déductions serrées de l’enthymème, la pathétique oratoire se fonde sur l’exemple (II, 20), c'est-à-dire l’induction. L’enthymème et l’exemple, qui sont les deux formes de la déduction et de l’induction rhétoriques, sont aussi les deux outils essentiels de la persuasion oratoire selon Aristote. Pourtant, Aristote consacre une place beaucoup plus importante aux développements concernant l’enthymème qu’à ceux concernant l’exemple : « Les discours où domine l’exemple ne sont pas moins persuasifs, mais ceux où dominent l’enthymème ébranlent davantage l’auditeur » (I, 2, 10, p. 87). En intellectualisant ainsi la rhétorique, Aristote se démarque de Platon : il ne s’agit plus d’un art ambigu apparenté à la cuisine et manipulant les apparences (Gorgias) mais d’une véritable logique qui obéit à des règles précises bien que non contraignantes.
            La rhétorique se distingue également de la Poétique en ce qu’elle porte sur ce qui est (la rhétorique est l’évaluation par le discours du réel) tandis que la Poétique porte sur ce qui n’est pas mais qui pourrait être, le muthos ou fiction vraisemblable.
            La rhétorique est encore liée à la dialectique en ce qu’elle fait fonctionner la négativité de la pensée : il ne suffit pas en effet d’exposer la cause qu’on veut défendre, il faut imaginer les arguments de l’adversaire et les réfuter par avance : « Il faut être en état de plaider le contraire de sa proposition, comme il arrive en fait de syllogisme, non pas dans le but de pratiquer l’un et l’autre (le non vrai et le non juste), car il ne faut pas conseiller le mal, mais pour ne pas ignorer ce qu’il en est, et afin que, si quelque autre orateur voulait discourir au détriment de la justice, nous soyons nous-mêmes en mesure de détruire ses arguments. A la différence des autres arts, dont aucun n’arrive par le syllogisme à une conclusion opposée, la rhétorique et la dialectique sont seules à procéder ainsi » (I, 1, 12, p. 80). Aristote se plaît ainsi à montrer que d’un point de vue rhétorique, deux propositions contradictoires, dans la mesure où elles portent sur le vraisemblable et non sur le nécessaire, sont également démontrables : « Ce qui est plus rare est préférable à ce qui est abondant : par exemple, l’or au fer, vu qu’il est d’un usage plus limité ; car la possession en est préférable, l’acquisition en étant plus difficile. A un autre point de vue, ce qui abonde est préférable à ce qui est rare. D’où ce mot de Pindare : "L’eau est ce qu’il y a  de meilleur" » (I, 7, 14, p. 118-119). Ou encore : « Une prêtresse ne voulait pas permettre à son fils de parler en public : "Si tu avances des choses conformes à la justice, lui dit-elle, ce sont les hommes qui te haïront ; si des choses injustes, ce sont les dieux". Par contre : "Il faut parler en public ; car si tu avances des choses conformes à la justice, ce sont les dieux qui t’aimeront, et si des choses injustes, ce sont les hommes" » (II, 23, 15, 1399 a, p. 275). Ici, la contradiction est rhétorique, non dialectique : elle porte en effet sur l’opinion (le verre à moitié plein, à moitié vide) non sur l’essence de la chose.

 

           Les lieux communs
           Rhétorique comme dialectique utilisent un répertoire de « lieux communs » ou topoi, dont Aristote dresse ici une liste non méthodique et plutôt fastidieuse, envisageant divers cas et les réponses les mieux appropriées. Les topoi de la logique du vraisemblable sont longuement exposés au livre I. Tous se fondent sur l’opinion : ils se réfèrent à la réputation (louange ou blâme), au sentiment de la majorité des hommes, aux différents modes de gouvernement (I, 8), à ce qui est réputé vertueux au sein de la cité, ou bienheureux (le chap. I, 5 est consacré à l’opinion sur le bonheur). En tout cela, Aristote semble adopter le relativisme des sophistes : les mœurs ont trait au vraisemblable et non au nécessaire, et la pratique des voyages (on pense au relativisme professé par Hérodote) est ici une bonne école : « Les voyages sur divers points de la terre sont, à ce point de vue, d’une grande utilité, car c’est un moyen de connaître les lois des peuples. Pour les délibérations politiques, il est utile de connaître les écrits des historiens ; mais tout cela est le fait de la politique plutôt que celui de la rhétorique » (I, 4, 12). Aristote semble même reprendre une idée chère au sophiste Hippias d’Elis quand il distingue, avec lui mais sans le citer, la loi civile, fondée en convention, et la loi naturelle, qui vaut pour tous et nécessairement : « Je veux parler de la loi particulière et de la loi commune. Par loi particulière, j’entends celle qui, pour chaque peuple, a été définie relativement à lui ; et cette loi est tantôt non écrite tantôt écrite ; par loi commune, j’entends la loi naturelle. Car il y a une justice et une injustice dont tous les hommes ont comme une divination et dont le sentiment leur est naturel et commun, même quand il n’existe entre eux aucune communauté ni aucun contrat ; c’est évidemment, par exemple, ce dont parle l’Antigone de Sophocle, quand elle affirme qu’il était juste d’enfreindre la défense et d’ensevelir Polynice ; car c’était là un droit naturel : "Loi qui n’est ni d’aujourd’hui ni d’hier, qui est éternelle et dont personne ne connaît l’origine" » (I, 13, 1373 b 4-13). L’universalité de la loi naturelle légitime l’opinion et le vraisemblable qui, par une sorte de « divination » atteint ici à la vérité. La rhétorique, qui trouve là son domaine propre (l’échange entre Antigone et Créon relève du genre délibératif) n’est donc pas un art trompeur et fallacieux : il y a des vérités essentielles qu’on ne peut atteindre que par l’opinion et non par la science, et c’est pourquoi la rhétorique est un art noble et légitime (1). L’allusion au passage de l’Antigone de Sophocle est reprise quelques pages plus loin avec le même sens (1375 a 33 et sq).

            La pathétique oratoire
            On ne saurait toutefois parler ici, comme le fera plus tard Pascal, d’une « géométrie du hasard » : la démonstration par enthymème n’est jamais mathématique non seulement parce qu’elle navigue dans les eaux troubles du vraisemblable, mais encore et surtout pour Aristote (qui n’avait bien évidemment aucune idée d’une évaluation mathématique des probabilités) parce que sa légitimité est fonction de sa force de persuasion, c'est-à-dire du pouvoir qu’elle a de jouer sur les passions et d’influencer l’esprit de ses auditeurs. « Les arguments qui s’adressent à la personne de l’auditeur ont pour origine l’intention de se concilier sa bienveillance et d’exciter son indignation » (III, 14, 7, p. 354). Il semblerait qu’ici Aristote se rapproche de Gorgias qu’il a d’abord repoussé. Pourtant, il ne s’agira nullement dans son ouvrage de méditer la magie de la parole persuasive (Eloge d’Hélène) mais de dresser le catalogue le plus exact des passions sur le clavier desquelles l’orateur habile saura jouer. La logique probabilitaire de l’enthymème se double donc, au livre II, d’un catalogue méthodique des passions que l’art oratoire, par sa seule force, est capable d’inspirer : il s’agit alors aussi bien de la passion éprouvée par l’orateur et exprimée activement par lui que de la passion ressentie passivement par les auditeurs. La rhétorique se compose donc essentiellement de deux parties : une logique probabilitaire (théorie de l’enthymème) et une pathétique oratoire (le caractère de l’orateur et la disposition de l’auditoire) : « Les preuves inhérentes au discours sont de trois sortes : les unes résident dans le caractère moral de l’orateur ; d’autres dans la disposition de l’auditoire ; d’autres enfin dans le discours lui-même, lorsqu’il est épidictique, ou qu’il paraît l’être » (1356 a 1-4, LP381). Prouver, émouvoir : probere, movere, les catégories de la rhétorique cicéronienne sont déjà en place dans le traité d’Aristote. Aristote dénombre alors dix passions : la colère et son contraire : le calme, l’amour et son contraire : la haine, la crainte et son contraire : l’assurance, la honte et son contraire : l’émulation, la pitié et son contraire : l’indignation ou l’envie. Enfin, les passions dépendent des âges et Aristote distingue entre les passions de la jeunesse, de l’âge mûr puis de la vieillesse. Dans tout ce long passage, le texte reste purement descriptif et ne tente jamais d’élaborer, comme le feront les traités du XVIIème siècle, une généalogie des passions humaines.
            Malgré l’intérêt méthodique porté à la logique passionnelle, Aristote se méfie de la théâtralisation de la pathétique oratoire, et préfère le domaine plus rigoureux la preuve ou de l’enthymème : « Il ne faut pas faire dévier le juge en le poussant à la colère, à la haine, à la pitié. C’est comme si l’on faussait d’avance la règle dont on va se servir » (I, 1, 5). Et encore : « La justice, en effet, c’est de lutter en s’armant des seuls faits, si bien que tout ce qui est étranger à la démonstration est superflu. Toutefois la lexis a une grande puissance par suite de l’imperfection morale des auditeurs » (III, 1, 5).

            Le Judiciaire, le Délibératif et l’Epidictique
            « Il y a trois espèces de rhétorique, autant que de classe d’auditeurs, et il y a trois choses à considérer dans le discours : l’orateur, ce dont il parle, l’auditoire […] Il y a donc nécessairement trois genres de discours oratoires : le délibératif, le judiciaire et l’épidictique » (I, 3, 1 et 2, p. 93) : le délibératif se réfère donc à l’ethos de l’orateur, le judiciaire au logos, à la logique de la cause, c'est-à-dire à l’enchaînement des enthymèmes, enfin l’épidictique au pathos, aux passions éprouvées par l’auditeur.
            La volonté de systématiser un art dont on comprend bien, en lisant La Rhétorique, qu’il était déjà, avant qu’Aristote s’en empare, une technique considérablement développée et d’une grande richesse, conduit Aristote à distinguer entre trois genres fondamentaux de la rhétorique, selon la relation plus ou moins pathétique qui unit l’orateur à ceux qui l’écoutent : le genre délibératif suppose un auditeur actif, participant au débat de l’assemblée et devant, au terme de la controverse des orateurs, se prononcer et ainsi s’engager lui-même et la cité dans une décision qui n’aura pourtant de sens que d’être collective ; le genre judiciaire (c’est surtout à la définition des preuves présentées au tribunal qu’est consacré le long développement sur les divers genres de l’enthymème) dans lequel l’auditeur idéal est le juge qui doit se prononcer, au terme des plaidoiries contradictoires, selon la loi, pour l’innocence ou la culpabilité, et enfin la rhétorique épidictique ou « démonstrative » (cette traduction est mauvaise, car elle évoque l’idée de la démonstration géométrique dans le genre qui en est pourtant le plus éloigné ; mieux vaudrait parler d'une rhétorique « ostentatoire »), morceau d’apparat qui excelle surtout dans l’éloge ou le blâme, et pour lequel l’auditeur participe affectivement sans pour autant être appelé à délibérer ni à s’engager. En outre, le genre judiciaire (éthique) considère les faits passés ; le genre délibératif (politique) s’intéresse aux décisions engageant la cité pour l’avenir ; quant au genre épidictique (esthétique), il porte sur le présent, c'est-à-dire sur la performance oratoire dans le temps de sa manifestation : « Les périodes de temps propre à chacun de ces genres sont, pour le délibératif, l’avenir, car c’est sur un fait du futur que l’on délibère, soit que l’on soutienne une proposition ou qu’on la combatte ; pour une question judiciaire, c’est le passé, puisque c’est toujours sur des faits accomplis que portent l’accusation ou la défense ; pour l’épidictique, la période principale est le présent, car c’est généralement sur des faits actuels que l’on prononce l’éloge ou le blâme » (I, 3, 4, p. 94). Et Aristote ajoute : « Chacun de ces genres a un but final différent : pour le délibératif, c’est l’intérêt et le dommage ; pour le judiciaire, c’est le juste ou l’injuste ; pour l’éloge ou le blâme [qui caractérisent le genre épidictique], c’est le beau ou le laid moral » (I, 3, 5, p. 94). Le trope qui appartient en propre au judiciaire est l’enthymème, celui qui appartient au délibératif est l’exemple et celui de l’épidictique est l’amplification (auxêsis, III, 6, 07 b 26-08 a 9) : « L’amplification est ce qui convient le mieux aux discours épidictiques, car ceux-ci mettent en œuvre des actions sur lesquelles on est d’accord, si bien qu’il ne reste plus qu’à nous en développer la grandeur et la beauté » (I, 9, 40, p. 138).

            Les parties du discours
            Les sophistes ont considérablement développé cet aspect de leur art. Aristote ne lui accorde qu’un intérêt limité, et tend plutôt à en diminuer l’importance. Il réduit les nombreuses divisions du discours proposées par les sophistes à deux essentielles : l’exposé des faits et la démonstration de la thèse (la proposition – prothesis – et la preuve – pistis, c'est-à-dire ce qui a pouvoir de susciter la croyance, puisque nous nous trouvons ici dans le domaine du vraisemblable et non du démontrable à la rigueur). Tout le reste est superflu ou ornement qui doit être éliminé. Aristote fait même allusion aux théories des rhéteurs, qui distinguent entre l’exorde, la proposition, la preuve, la discussion contradictoire, la récapitulation et la péroraison, mais ces distinctions sont, selon lui, « ridicules » (1414 a 37).
            L’exorde a pour but d’attirer l’attention des auditeurs (captatio benevolentiae) : « Dans les affaires de procédure, avant d’arriver au fait, il faut s’emparer de l’esprit de l’auditeur, car les juges prononcent sur des intérêts qui leur sont étrangers (I, 1, 10, p. 78). Elle est semblable au prélude qu’exécute le joueur de flûte avant d’entamer le véritable morceau (III, 14, 1, p. 351), ou encore, dans le genre judiciaire, aux prologues dramatiques, et dans le genre épidictique, aux dithyrambes. Quant à la péroraison, elle récapitule les faits et rappelle les arguments, elle cherche la sympathie de l’auditeur et cherche à l’émouvoir (19 b 25 – 26 : pitié, crainte, colère, haine, envie, émulation ou dispute (Eris), à moins qu’il ne s’agisse au contraire d’incliner à la grâce (kharis) : la leçon est incertaine…

 

NOTE


1- Comme autre exemple d’opinion qui, par divination, parviennent à la vérité, Aristote cite encore la formule d’Empédocle, selon laquelle il ne faut pas tuer d’êtres animés, et fait allusion à une formule d’Alcidamas qui affirmait : « La divinité a laissé libres tous les hommes, et la nature n’a rendu personne esclave ».