Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

Accueil

Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

 

ANTIQUITE

1- Gorgias

2- Tragédie et Philosophie

3- Platon

4- Aristote

La Poétique

La mimésis

La Rhétorique

5- Cicéron

6- Pline l'Ancien

7- Longin

8- Philostrate

ANTIQUITE TARDIVE

MOYEN AGE

RENAISSANCE

PHILOSOPHIE MODERNE

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 



Mis en ligne le 29 octobre 2007

Aristote

La Poétique

             Biblio : avec la traduction française seulement : Michel Magnien, Le Livre de poche (index noms et notions ; excellente introduction). Avec le grec : J. Hardy, Belles Lettres (index noms et notions) ; R. Dupont-Roc et J. Lallot, Le Seuil (appareil critique très complet, parfois fastidieux ; traduction originale et intéressante ; cette édition est l'édition de référence). Il existe une édition récente et commode, par Barbara Gernez, Belles Lettres, collection « Classiques en Poche », 1997 (avec une annexe intéressante sur la notion de katharsis).

             Sur Aristote, le petit livre de Pierre Aubenque, La Prudence chez Aristote, PUF (traite surtout de l’éthique et de la politique, mais accessoirement aussi de la poétique). Sur La Poétique : Pierre Somville, Essai sur “La Poétique” d’Aristote, Vrin 1975 ; Victor Goldschmidt, Temps physique et temps tragique chez Aristote, Vrin 1982 (comm. de Physique, IV et du début de la Poétique). Sophie Klimis, Le Statut du mythe dans “la Poétique” d’Aristote. Les fondements philosophiques de la tragédie, Vrin 1997 (plutôt commentariste et fastidieux). Hubert Laizé, Aristote, Poétique, PUF, « Études littéraires », 1999 (descriptif plutôt que philosophique ; un long début plutôt HS, où il est question de Platon plus que d’Aristote ; un dernier chapitre intéressant sur la fortune de La Poétique).

***

 

         Nous ne possédons que deux ouvrages d’Aristote directement consacrés à la philosophie de l’art : La Rhétorique, où sont répertoriées et définies les différentes figures de l’éloquence, ou art de persuader, et La Poétique (Peri Poiêtikês) cad: « De l’art de créer, de produire une œuvre ». Malgré ce titre prometteur — dont Aristote n’est pas responsable, « Peri Poiêtikês » n’étant que les premiers mots de l’ouvrage — on lit une réflexion portant, non sur l’art en général, mais sur la tragédie et, plus accessoirement, sur l’épopée. Il s’agit d’un assez court fragment qui constitue tout ce qui nous est parvenu d’un ample ouvrage sur l’art poétique en général, et non seulement sur la tragédie, et où il était encore question de la comédie (« des choses risibles, peri geloiôn »), selon le témoignage d’Aristote lui-même (Rhétorique, 1372 a 1 et 1419 b 6 ; il est fait également allusion au développement sur la comédie en Poétique, 49 b 21) (1).

         Malgré ce délabrement (le texte, saturé de commentaires, est sans doute souvent fautif, des scolies s’y sont glissées, l’ordre des chapitres a été modifié), La Poétique est un texte essentiel et fondateur pour trois raisons : 1)- Il s’agit de la plus ancienne réflexion, par l’un des plus grands philosophes grecs, sur l’art tragique, qui a connu à Athènes, pendant la seconde moitié du Ve siècle, un exceptionnel épanouissement. 2)- Peu connue au Moyen Age, redécouverte avec la Renaissance, La Poétique va profondément marquer toute la réflexion sur l’art jusqu’au début du XVIIIe siècle. C’est de ce texte que se réclamera, au XVIIe siècle, la règle des trois unités. 3)- Comme Nietzsche l’a mis en évidence dès son premier ouvrage (La Naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique, 1872), l’interprétation de la tragédie antique est l’enjeu crucial de l’opposition du christianisme au paganisme : en identifiant la tragédie à l’expulsion cruelle du bouc émissaire, la leçon de la charité chrétienne — que chacun reconnaisse sa propre misère dans l’effroi de la victime qu’on s’apprête à sacrifier — aurait mis fin à la tragédie païenne, et le Christ aurait définitivement vaincu Dionysos.

         Il est possible de considérer le court fragment de la Poétique comme le commentaire approfondi de la très célèbre définition de la tragédie que propose Aristote en 49 b 24-28. On y trouve trois thèmes essentiels : 1)- « La tragédie (tragôdia) est la représentation (mimêsis) d’un acte valeureux (praxeôs spoudaias) ». 2)- La tragédie inspire « la crainte et la pitié, eleos kai phobos ». 3)- La tragédie réalise « la purification (katharsis) de ces passions (pathêmata) ». Avant de commenter précisément cette définition, faisons tout de suite deux remarques d’ordre général: 1)- La définition d’Aristote est dépourvue de toute portée morale. C’est en effet une idée répandue que la tragédie montre le châtiment divin qui frappe l’imprudent, c'est-à-dire celui qui pèche par démesure (hubris). Bien au contraire, en établissant un parallèle entre tragédie et épopée, Aristote donne toute sa grandeur au héros tragique qui ne désavoue pas son acte, mais en assume au contraire toute la responsabilité. 2)- Nulle part Aristote ne fait allusion à un quelconque rite qui serait comparable à l’expulsion du bouc émissaire, c'est-à-dire au lynchage collectif d’un innocent qui porte sur lui les péchés de la communauté, et la « purifie » ainsi symboliquement par sa mort. Malgré l’insistance de l’interprétation chrétienne, rien ne permet d’entendre en ce sens, dans le texte d’Aristote, la notion de katharsis.

         Ces remarques préliminaires étant faites, commentons successivement les trois thèmes de la définition aristotélicienne de la tragédie.

         1)- La tragédie est la représentation (2) d’un acte valeureux (mais spoudaios signifie aussi noble, digne, zélé ou ardent). En ce sens, la scène tragique est le lieu où se manifeste l’humanité. L’homme seul, en effet, est capable d’agir, car lui seul, parce qu’il possède le logos ou parole libre, est capable de délibération (bouleusis) et de choix (proairesis). La nature n’agit pas, elle est agie par le principe interne de son épanouissement et de sa maturation, par le mouvement propre qui la porte de la puissance à l’acte, et de la semence à la fleur. L’homme agit, parce qu’il peut intervenir, par l’art (tekhnê) dans la nature (phusis), parce que lui seul, par l’autonomie de sa volonté, peut bouleverser l’ordre des choses, pour le meilleur ou pour le pire. La tragédie fait paraître la grandeur éthique du héros qui se risque au péril de l’action. Certes, il faut distinguer l’action éthique — qui est l’action réussie, relevant par conséquent davantage de la stratégie que de ce que nous nommons aujourd’hui la morale — de l’action tragique — qui est, non pas l’acte manqué, mais du moins un acte qui, par la suite d’une erreur qui se trouve à son origine (hamartia signifie en effet erreur plutôt que faute), se retourne à la fin contre son auteur, comme par l’effet d’un « revers de fortune ». Ce que représente alors la tragédie, ce n’est pas l’acteur dont l’excellence, c'est-à-dire la vertu, consiste à agir avec prudence et sagesse (on trouvera son portrait dans les deux Éthiques), mais l’acte lui-même, c'est-à-dire la terrifiante puissance qui gît dans le pouvoir proprement humain d’agir par soi-même. C’est pourquoi la tragédie est indifférente à la psychologie des personnages qui se résume, dans la lumière implacable en laquelle l’événement s’accomplit, au seul « caractère (êthê) » qui est énergie ou force d’âme : c’est du « caractère » que dépend la résolution à agir, et à revendiquer la responsabilité de son acte. Dans le partage de midi, sous le regard terrible du dieu tragique, il n’y a que l’audacieux qui se risque au péril de l’action et le timoré qui se tient en retrait, Électre ardente ou Chrysothémis craintive. C’est donc à la seule célébration de l’acte que se voue la représentation tragique : des trois unités tant vantées par les Académiciens de l’âge classique, celle de lieu n’est pas même mentionnée par Aristote, celle de temps est à peine évoquée, mais celle d’action, déterminante, est plusieurs fois rappelée. La tragédie se résume au seul développement de l’acte fondateur, jusqu’en ses ultimes conséquences, c'est-à-dire à ce qu’Aristote nomme le « muthos», qu’il faudrait traduire par « histoire », ou par « scénario » plutôt que par « mythe », et qui détermine la rigueur de l’enchaînement dramatique. Aussi Aristote peut-il écrire que le muthos, qu’il définit par deux fois comme « la liaison systématique des actes, (ê sustasis tôn pragmatôn) » (50 a 5 et 50 b 23), est « le principe (arkhê) et l’âme (psukhê) de la tragédie » (50 a 38). Toute la mécanique tragique s’agence donc autour de l’acte dont elle fait paraître la grandeur. Aussi se compose-t-elle des trois temps qui marquent nécessairement l’inscription de l’événement dans la durée : c’est d’abord le nœud (desis) qui porte le poids d’un passé chargé (il y a toujours, dans la tragédie, comme dans le roman policier, un cadavre dans le placard), et qui exprime à la fois la tension de l’attente et l’imminence de la rupture. Au seuil critique de ce nouement, l’événement — qui est la manifestation de la vérité d’un acte commis (peu importe que ce soit dans le passé ou présentement) — résout la tension et, par son éclat, renverse la situation. Aristote le nomme peripeteia, qu’il faut traduire par « coup de théâtre » plutôt que par « péripétie ». Agir vraiment, c’est toujours transformer le monde. Un acte véritable accomplit une révolution : « Le coup de théâtre (peripeteia) est le renversement (metabolê) qui inverse (eis to enantion) l’effet des actions (tôn prattomenôn) » (52 a 22). C’est ainsi qu’il suffit à Antigone d’une poignée de poussière sur le cadavre de son frère pour modifier l’équilibre de la cité. Renversement des valeurs, le coup de théâtre démontre l’instabilité tragique des apparences. Ensuite, vient le temps du « dénouement (lusis) » qui prend progressivement conscience de la situation nouvelle, et en développe toutes les conséquences. On comprend alors mieux en quel sens, du premier chant du chœur jusqu’au mot de la fin, la tragédie est en effet la représentation d’une action.

         2)- La tragédie inspire « la crainte et la pitié, eleos kai phobos ». En définissant ainsi le pathétique tragique, Aristote n’innove pas : crainte et pitié sont, selon Gorgias, les passions que fait naître le discours psychagogique (Éloge d’Hélène, § 9) ; ce sont celle que Ion éprouve lui-même quand il déclame Homère (Ion, 535 c) ; enfin, selon le Socrate du Phèdre, la crainte et la pitié sont les passions qu’inspirent les tragédies de Sophocle et d’Euripide, prises ici pour modèles (268 c). Pourtant, ce lieu commun demeure énigmatique : quels sont en effet les objets de la crainte et de la pitié tragique? Ce ne peut être en effet les personnages eux-mêmes, puisque nous avons vu que la psychologie tragique demeure toujours élémentaire et se résume au seul engagement du « caractère ». La poésie lyrique, qui est une confession de l’âme, nous invite à sympathiser, à nous identifier à la souffrance du poète ; mais la poésie tragique, qui se résume à la seule rigueur de la mécanique dramatique (« le système des actes, sustasis tôn pragmatôn) »), n’offre pas cette occasion. Crainte et pitié sont donc les modalités de la participation du spectateur au seul rythme de l’action, qui nous fait tantôt nous projeter sur la scène par l’identification de la pitié, ou compassion, tantôt reculer d’effroi devant le danger qu’on pressent imminent, par crainte ou répulsion. Comme l’aimant du Ion qui tantôt attire, tantôt repousse, la représentation tragique induit chez le spectateur une participation tantôt positive, tantôt négative. Le modèle du roman policier, qui est peut-être tout ce qui nous reste aujourd’hui de l’art antique de la tragédie, peut ici guider la lecture : la psychologie des personnages y est fort rudimentaire, et cependant nous entrons dans l’action, nous sommes pris par le rythme du drame, nous participons intensément, soit pour porter secours, soit pour nous détourner d’horreur. C’est pour la succession des épisodes, pour le mouvement du drame, que nous éprouvons crainte et pitié, et non pour les personnages, schématisés à l’extrême. Aristote lui-même prend soin de le préciser : « La crainte et la pitié peuvent bien sûr naître du spectacle, mais elles peuvent naître aussi de l’agencement des actes accomplis (tês sustaseôs tôn pragmatôn), ce qui est préférable et d’un meilleur poète. Il faut en effet agencer l’histoire (ton muthon) de telle sorte que, même sans les voir, celui qui entend raconter les actes qui s’accomplissent, frissonne et soit pris de pitié devant les événements qui surviennent » (53 b 1). On comprend ainsi combien la pitié tragique est sans commune mesure avec la pitié chrétienne : la première porte sur la situation objective, la seconde sur une souffrance subjective ; la première, inspirée par le pur plaisir du drame, est esthétique, la seconde, motivée par la reconnaissance d’autrui, est morale ; la première marque la participation du spectateur à l’action, la seconde marque l’universelle communion des hommes dans le mystère de la Passion.

         3)- La tragédie accomplit la purification (katharsis) des passions qu’elle provoque. Parmi les significations du mot katharsis, il en est une médicale, attestée dans le corpus hippocratique. On s’en est autorisé pour traduire katharsis par « purgation ». Purger un corps, c’est le débarrasser des excréments qui font obstruction. C’est ainsi que les premiers chrétiens (mais certains auteurs contemporains maintiennent cette lecture, tel René Girard, dans La Violence et le sacré, ou Le Bouc émissaire) ont interprété la catharsis tragique comme l’expulsion rituelle du miasme, ou de la souillure, qui répand la terreur dans la cité : expulsion du bouc émissaire ou haro sur le baudet de la fable. Le baudet en question, ce serait donc Œdipe, chassé de Thèbes pour que cesse la peste. C’est oublier un peu vite Œdipe à Colonne qui, dans la dramaturgie de Sophocle, fait suite à Œdipe-tyran : on y voit Œdipe achever sa course devant les murs d’Athènes, accueilli avec révérence par le roi Thésée, puis englouti surnaturellement dans la terre qui s’ouvre sous ses pas. Depuis cet événement surnaturel, le tombeau d’Œdipe à Colonne est, pour les Athéniens, l’objet d’une vénération perpétuelle. Ces traits nous rappellent combien Œdipe était pour les Grecs, non une victime expiatoire, mais un héros fondateur et universellement vénéré. Pour conforter la thèse chrétienne du bouc émissaire, on se fonde par ailleurs sur l’étymologie de tragôdia, qui se décompose en tragou ôdos, le chant du bouc, en lequel on croit reconnaître encore le bouc émissaire (3). Cette étymologie est pourtant inconnue des anciens Grecs qui sacrifiaient à Dionysos des porcelets, des faons ou des biches, mais nullement des boucs. En outre, elle identifie deux traditions qui sont radicalement étrangères : la liturgie grecque de la tragédie et le rite juif du bouc émissaire. On réfère enfin le cérémonial tragique à la fête des Thargélies qui avait lieu au début du mois de mai (Thargelion en grec), en l’honneur d’Apollon. Le 6 de ce mois, la ville était purifiée par le rite des « pharmakoi » : un criminel était rituellement chassé de la ville puis sacrifié pour exorciser les miasmes et les souillures qui corrompaient la cité. Cette atroce cérémonie serait à l’origine de la « purification » tragique, qui recommencerait le rituel d’exclusion en frappant le héros par qui le scandale arrive. A ce sujet, on fera pourtant les remarques suivantes : les textes qui témoignent pour ce rite sont tous, sans exception, tardifs et presque toujours issus des milieux chrétiens : le plus ancien fut rédigé par Hésychios, un grammairien chrétien du Ve siècle, le plus circonstancié est dû à Jean Tzétzès, un savant byzantin du XIIe siècle (Pierre Somville, dans son essai sur La Poétique, cite plusieurs de ces textes ; voir également Jean-Pierre Vernant, « Ambiguïté et renversement », Mythe et tragédie en Grèce ancienne ). Par ailleurs, aucun texte païen ne fait le rapprochement entre la purification tragique et le sacrifice expiatoire du pharmakos. Il est donc permis de soupçonner qu’il s’agit là d’une récupération, par le christianisme, de la tragédie antique : la victime expiatoire est en effet une préfigure inconsciente du Christ. En découvrant aux yeux du bourreau la divine humanité de sa victime (Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs, § 7 : « Le christianisme est une métaphysique de bourreau. »), le christianisme peut se flatter d’avoir mis fin au malentendu tragique par la leçon universelle de la charité. En purifiant la purification tragique, le Christ l’emporte sur Dionysos, l’amour sur la cruauté, l’ascétisme sur l’ivresse.

         Rien, pourtant, dans la Poétique d’Aristote, ne vient soutenir une pareille lecture. Le sacrifice expiatoire est un rituel de la méconnaissance ; inversement, le dénouement de la tragédie est selon Aristote toujours accompagné de reconnaissance (anagnôrisis). Une fois l’acte accompli, chacun paraît enfin pour ce qu’il est, la révolution du coup de théâtre, ou peripeteia, substituant la vérité à l’apparence et retournant l’ignorance en connaissance, « ex agnoias eis gnôsin metabolê » (52 a 30). Aristote consacre en effet tout un chapitre de La Poétique (le chapitre 16) au thème de la reconnaissance. L’exemple qui revient le plus souvent est significatif en ce qu’il réfute explicitement l’interprétation chrétienne : dans la tragédie d’Euripide Iphigénie en Tauride, Iphigénie, prêtresse en Crimée, où elle a été transportée par Artémis qui lui a substitué une biche sur l’autel sur lequel son père Agamemnon s’apprêtait à la sacrifier, doit à son tour sacrifier l’étranger inconnu qui vient de débarquer sur ces côtes barbares. C’est au dernier moment seulement qu’elle reconnaît son frère Oreste, qu’elle sauve ainsi de la mort. C’est ainsi qu’en 55 b 14, Aristote évoque « le salut d’Oreste amené par la purification, dia tês katharseôs ». La catharsis, c’est ici, non le sacrifice expiatoire, mais au contraire la reconnaissance qui le suspend, et la vie épargnée. Aristote revient plusieurs fois sur cette scène exemplaire (55 b 2 et 54 b 32), qui est à ses yeux caractéristique de la catharsis tragique. En ce sens, la reconnaissance tragique n’a pas valeur d’exclusion, mais d’admission au contraire, d’intronisation dans une communauté de valeurs. C’est ainsi que dans Les Euménides d’Eschyle, Oreste, assassin de sa mère Clytemnestre, est disculpé de sa faute et accueilli au sein de la cité d’Athéna où le droit du père (la déesse est née tout armée de la tête de Zeus, et n’a pas de mère) l’emporte sur le droit de la mère, tandis que les Érinyes, déesses de la nuit et de la vengeance meurtrière, se transforment en Euménides, déesses du jour et de la fécondité. En outre, dans le chapitre 16 de La Poétique, Aristote indique allusivement que le poème de l’Odyssée « est reconnaissance (anagnôrisis) d’un bout à l’autre ». La remarque est profonde et appelle un long commentaire : il faudrait montrer comment, en effet, dans la seconde moitié du poème, Ulysse consacre tous ses efforts à se faire reconnaître par les siens, par son chien aux yeux duquel il lui suffit de paraître, et qui meurt aussitôt de saisissement, par son fils qui le prend d’abord pour un dieu, par sa nourrice qui reconnaît la cicatrice à la cheville, par ses rivaux par l’exploit de la flèche passant par l’ouverture de douze haches alignées, par son père Laërte qui lui a donné, enfant, certains des arbres du verger, enfin et surtout par Pénélope, son épouse, par le secret du lit conjugal dont l’un des quatre pieds est le tronc d’un olivier (l’arbre d’Athéna) planté en terre. Si l’Odyssée est en effet « le poème de la reconnaissance », c’est parce qu’il chante le retour de l’inconnu parmi les siens, son admission dans une communauté amie, et non son refoulement sacrificiel. L’expulsion du bouc émissaire est une liturgie de la haine ; la catharsis tragique est un rituel de la reconnaissance. La mise à mort du pharmakos est un crime lamentable, bien incapable — à l’inverse de ce que prétend la malveillance de l’interprétation chrétienne — d’inspirer la grandeur héroïque et le génie poétique de la tragédie ancienne. La dénonciation de Nietzsche n'est pas sans fondement : il faut en effet beaucoup de ressentiment, et de haine envers le paganisme, pour n'apercevoir dans la tragédie d'Oedipe tyran que le cérémonial d'un lynchage public.

         Remarquons enfin que, si l’expulsion du pharmakos doit être à l’origine d’un genre poétique, ce sera bien davantage celui de la comédie que celui de la tragédie, et cela de l’aveu d’Aristote lui-même. En effet, mentionnant la prétention des habitants de Mégare d’être les inventeurs de la comédie « du temps qu’ils étaient en démocratie », il ajoute : « Ils disent qu’ils donnent le nom de kômai aux bourgades qui sont aux environs des villes tandis que les Athéniens les appellent dèmes, et que les comédiens tirent leur nom non pas de kômazein [célébrer les fêtes de Dionysos par des chants et des danses] mais du fait que, rejetés avec mépris [atimazein, qui signifie mépriser, mais aussi déshonorer et même frapper d’une peine infamante] des villes, ils erraient dans les kômai. » (48 a 35). Il apparaît bien ainsi que l’expulsion de l’indésirable, « rejeté avec mépris des cités », se rapporte, dans l’esprit d’Aristote, à l’art vil de la comédie, et non à l’art noble de la tragédie. Ce n'est pas le héros tragique, mais le bouffon ou le clown qu'on expulse à coups de bâtons, sous les huées et les rires de la foule.

______________________________

NOTES

1- Dans le De Oratore, Cicéron fait dire à l’un des protagonistes du dialogue : « Un jour, j’avais mis la main sur certains ouvrages grecs ayant pour titre Ce qui fait rire (De ridiculis), et j’avais conçu l’espoir qu’ils m’apprendraient quelque chose. J’y ai trouvé bon nombre de ces saillies piquantes, si communes chez les Grecs (car les Siciliens, les Rhodiens, les Byzantins y excellent et par-dessus tout les Attiques) ; mais lorsqu’ils ont voulu donner la théorie de la plaisanterie et la réduire en préceptes, ils se sont montrés singulièrement fades au point que, s’ils font rire, c’est de leur fadeur » (II, LIV, 217-218, p. 96-97).

2- Mimêsis, qu’on traduit par « imitation » chez Platon, est ici traduit par « représentation ». On comprendra mieux cette particularité par un cours prochain sur la mimêsis chez Aristote, qui donnera l’occasion de confronter les deux philosophes.

3- La comédie diffère de la tragédie « par ce fait que la tragédie dans son commencement est merveilleuse et paisible, et que dans sa fin ou dénouement elle est d’âpre senteur et d’horrible vue, et ainsi nommée non sans raison d’après tragos qui est le bouc, et oda : comme qui dirait : chant bouquin, c’est-à-dire : d’âpre senteur à la façon du bouc ; comme il apparaît dans les tragédies de Sénèque » : Dante, Épître XIII, Pléiade p. 796.