Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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1- Hegel

2- Schopenhauer

a- Esthétique de Schopenhauer

b- Schopenhauer et la tragédie

3- Kierkegaard

4- Nietzsche

5- Heidegger

 


Mis en ligne le 29 octobre 2007


Schopenhauer et la tragédie

            Deux textes essentiels sur la tragédie : les pages 323 à 326 qui terminent le § 51 du MVR (qui correspondent dans l’intitulé à : « La tragédie est la forme suprême de la poésie : elle nous montre l’aspect terrible de la vie. La tragédie la plus parfaite est celle qui nous présente le malheur comme un événement naturel, familier, constant ») ; et les pages 1170 à 1177, correspondant au chapitre XXXVII (« De l’esthétique de la poésie ») des « Suppléments au livre III » du MVR. Quant à l’ouvrage de Philonenko (Schopenhauer, une philosophie de la tragédie, Vrin, 1980, 1999) il ne parle pas directement de l’esthétique de la tragédie. En fait l’inspiration tragique parcourt tout l’œuvre de S., et de ce point de vue le petit essai de Clément Rosset (S., philosophe de l’absurde) est assez significatif.

***

            Le point de vue de Schopenhauer sur la tragédie est original en ceci qu’il est objectif et non subjectif, métaphysique et non psychologique : peu importent les mobiles qui font agir les héros, peu importe la situation à laquelle ils sont confrontés (et à laquelle Hegel a consacré de si minutieuses analyses). A la façon d’un chimiste qui constate la réaction produite par le mélange d’un acide avec une base et y reconnaît une loi générale, Schopenhauer observe le conflit tragique et reconnaît en lui le symptôme de la lutte sans fin des individus les uns contre les autres, en proie au principe d’individuation qui fait d’eux les victimes d’un vouloir-vivre qui s’affirme par l’extermination des existences singulières, et qui s’affirme d’autant plus cruellement que l’espèce est plus élevée dans l’échelle de la vie : « Nécessairement, il y a guerre perpétuelle entre les individus de toutes les espèces ; cette guerre rend visible la contradiction intérieure de la volonté de vivre. Quand on arrive aux degrés les plus élevés, où tout éclate avec plus de force, on voit ce phénomène aussi se déployer plus au large » (Monde § 61, 417-418). Les protagonistes sont les jouets d’un destin métaphysique qu’ils ignorent. La tragédie nous représente le théâtre du vouloir, c'est-à-dire la torture que la volonté s’inflige constamment à elle-même, par l’affrontement des caractères individuels dont elle détermine la motivation. Ce n’est donc pas les héros qui sont responsables de la situation qui les broie, mais plutôt le metteur en scène lui-même, la force aveugle de la volonté qui crée ces formes éphémères, à la façon du kaléidoscope ou de la lanterne magique qui font naître des hallucinations, des formes sans substances. Si Schopenhauer, dans l’ensemble de son esthétique pour les arts plastiques (sculpture, peinture), demeure fidèle au goût néoclassique et à la leçon de Winckelmann (l’œuvre doit représenter l’Idée pérenne, celle de l’espèce, non l’individu souffrant et mourant), en revanche, pour la tragédie, comme pour la musique, l’art véritable s’apparente à l’expressionnisme plutôt qu’à l’idéalisme : la tragédie ne nous transporte pas dans le ciel serein des Idées platoniciennes, elle représente au contraire toute la souffrance du monde (de même que la musique mime toutes les passions et les humeurs de l’âme). La tragédie, « cette forme supérieure du génie poétique, a pour objet de nous montrer le côté terrible de la vie, les douleurs sans nom, les angoisses de l’humanité, le triomphe des méchants, le pouvoir d’un hasard qui semble nous railler, la défaite irrémédiable du juste et de l’innocent ; nous trouvons là un symbole significatif de la nature du  monde et de l’existence. Ce que nous voyons là, c’est la volonté luttant avec elle-même, dans toute l’épouvante d’un pareil conflit » (Monde, § 51, p. 323). La tragédie est le symbole du monde parce qu’elle est le monde comme représentation. « Dans la tragédie, c’est le côté terrible de la vie qui nous est présenté, c’est la misère de l’humanité, le règne du hasard et de l’erreur, la chute du juste, le triomphe des méchants » (Supplément au livre III, chap. XXXVII, p. 1171). La tragédie nous enseigne, en nous en représentant l’image effrayante, que ce monde est l’enfer : « Et d’ailleurs, demande Schopenhauer, d’où est-ce que Dante a tiré les éléments de son Enfer, sinon de ce monde réel lui-même ? » (Monde, § 59, p. 410). Et c’est pourquoi son enfer est tellement saisissant, tandis que son paradis, aux dires de Schopenhauer, n’est qu’un catéchisme consciencieux. Spectacle de l’universelle misère des hommes, la tragédie selon Schopenhauer est la plus terrible réfutation de l’optimisme : « Prenez le plus endurci des optimistes, promenez-le à travers les lazarets, les cabinets où les chirurgiens font des martyrs ; à travers les prisons, les chambres de torture, les hangars à esclaves ; sur les champs de bataille et sur les lieux d’exécution » (ibid.). C’est un peu ce que faisait, remarquons-le, Voltaire, fort apprécié de Schopenhauer, dans Candide. Peu importent donc les motifs au nom desquels les personnages croient agir : la seule faute qu’ils doivent expier est celle d’être nés, d’être venus sur la scène d’un théâtre aussi parfaitement absurde, et s’ils meurent consumés par le désir qui les brûle, ce n’est nullement du fait de leur caractère exceptionnel ni parce que leur destin est extraordinaire, mais parce que c’est là le destin irrévocable de tout vivant : « Quelle est donc la véritable signification de la tragédie ? C’est que le héros n’expie pas ses péchés individuels, mais le péché originel, c'est-à-dire le crime de l’existence elle-même. Calderon le dit avec franchise : Pues el delito mayor/Del hombre es haber nacido ("Car le plus grand crime de l’homme c’est d’être né") » (Monde, § 51, p. 325). Il faut bien que l’existence soit un crime, puisque toute existence est condamnée à la peine capitale. Et si l’homme est par excellence l’animal tragique, c’est à la fois parce qu’en l’homme le conflit de la volonté avec elle-même atteint une violence inégalée (seul l’homme tue pour tuer, par pure cruauté, tandis que l’animal tue toujours en vue de sa propre conservation) (existence), mais c’est aussi parce qu’en l’homme seulement la souffrance peut s’élever à la connaissance d’elle-même par sa propre représentation symbolique dans la tragédie (essence) : « Le but du drame en général est de nous montrer sur un exemple l’essence et l’existence de l’homme » (Supplément au livre III, chap. XXXVII, p. 1170).
            En faisant du conflit des caractères, qui sont la volonté déterminées selon le principe d’individuation (chaque personnage visant à imposer par la force le motif qui le fait agir), l’objet d’une représentation, la tragédie nous invite à quitter la scène de la violence, à prendre nos distances vis-à-vis de la guerre de tous contre tous, bref à considérer le monde comme représentation et non plus à nous engager dans le monde comme volonté. Loin d’induire une identification du spectateur au héros tragique, la tragédie au contraire nous invite à considérer avec recul une existence vouée à la douleur. Telle est, selon Schopenhauer, la fonction du chœur, qui accompagne d’un commentaire abstrait, parce que désintéressé et purement spéculatif, la fureur des passions qui s’affrontent concrètement sur la scène : « A côté de l’opinion que les personnages principaux troublés par la tempête des passions ont des choses, celle de la réflexion, calme et désintéressée, élève aussi la voix […] En agissant de cette manière, le chœur ressemble à la basse en musique, qui nous permet d’entendre, en accompagnement perpétuel, la note fondamentale de tout accord de progression » (« Esthétique et métaphysique du Beau », p. 193-194). Ainsi le spectateur est-il invité à l’objectivité de la connaissance, au regard de celui que Schopenhauer nomme « le pur sujet connaissant » (Supplément au livre III, chap. XXX : « Du pur sujet connaissant »). Mais si le chœur peut ainsi se détacher de la souffrance et en exprimer la leçon sous la forme des maximes générales de la sagesse, c’est parce qu’il ne participe pas à l’action, parce qu’il est spectateur plutôt qu’acteur. C’est pourquoi le spectateur, du fait même de son détachement, se reconnaît dans la voix du chœur, qui accompagne la souffrance des personnages en faisant entendre la lamentation de la pitié. On a depuis longtemps (Platon dans le Philèbe, Augustin dans Les Confessions) remarqué la nature paradoxale du plaisir que nous prenons à assister aux spectacles tragiques : comment pouvons-nous nous réjouir du spectacle de la souffrance, et plus encore comment pouvons-nous éprouver du plaisir à verser des larmes ? C’est que la tragédie, répond Schopenhauer, en nous représentant la souffrance, nous invite aussi à nous purifier de toute souffrance et à éteindre en nous la rage du vouloir-vivre. La tragédie en représentant la souffrance de toute vie, abstrait la spectateur, à l’instar du chœur, du cycle toujours recommencé de cette même souffrance, et lui inspire ainsi la joie négative d’être affranchi du vouloir : « Provoquer l’homme à renoncer au vouloir-vivre demeure ainsi la véritable intention de la tragédie, le but dernier de cette représentation voulue des souffrances de l’humanité » (Monde, Supplément au livre III, chap. XXXVII, p. 1173). Elle nous invite ainsi à nous réveiller du cauchemar en lequel nous plonge l’égoïsme, c'est-à-dire le principe d’individuation, et à considérer le monde dans l’objectivité de sa représentation : « Au spectacle de la catastrophe tragique, nous nous détournons du vouloir-vivre lui-même […] Au moment de la catastrophe tragique, notre esprit se convainc avec plus de clarté que jamais que la vie est un lourd cauchemar, dont il nous faut nous réveiller » (Monde, Supplément au livre III, chap. XXXVII, p. 1171). « Telle est l’essence de l’esprit tragique ; il est donc le chemin de la résignation » (ibid. p. 1172). De cette résignation, qui est la suprême sagesse de la tragédie, Schopenhauer voit l’illustration dans les figures de la tragédie antique : Œdipe meurt résigné à Colone, Iphigénie accepte son sacrifice à Aulis, Cassandre consent à mourir et s’écrie « arceitw bioς, c’en est assez de la vie » (Agam. v. 1306), Hercule dresse son propre bûcher dans Les Trachiniennes (Schopenhauer ne mentionne pas le suicide d’Ajax : le suicide en effet n’est pas motivé par l’extinction du vouloir, mais au contraire par son extrême affirmation). La leçon tragique, qui tend à l’abnégation de la volonté et au renoncement à la vie, est la plus haute leçon du drame. Dans son essai sur « Esthétique et métaphysique du Beau » (dans les Parerga), Schopenhauer distingue trois degrés de l’impression suscitée par le drame dans l’esprit du spectateur : « Au premier degré, le plus fréquent, le drame ne s’occupe que de l’intéressant : les personnages obtiennent notre sympathie, en poursuivant leur propre fin, analogues aux nôtres […] Au second degré, le drame devient sentimental [le mélodrame selon Diderot et Schiller] : la pitié pour les héros, et indirectement pour nous-mêmes, est excitée […] Au degré le plus haut et le plus difficile, on vise le tragique : les cruelles souffrances nous sont représentées, la misère de l’existence, et la vanité de tout effort humain est ici le résultat final. Nous sommes profondément émus, et le dégoût de la volonté de vivre est provoqué en nous » (p. 195-196). Ce dernier degré ne dépasse pas la pitié, il l’élève plutôt à la sainteté : car la pitié, seule capable de nous arracher à l’illusion du principe d’individuation, ne nous conduit pas à nous révolter contre la souffrance, ce que nous inspire le drame sentimental, mais à reconnaître l’irrémédiable et à nous élever à l’indifférence, par laquelle progressivement s’éteint toute volonté de vivre. Les trois degrés qui hiérarchisent le pathos dramatique sont les moments d’une phénoménologie de la pitié : sympathie, commisération, reconnaissance de l’universelle douleur (1). C’est parce qu’elle incite ainsi à l’idéal ascétique de la sainteté que la tragédie, comme on l’a noté depuis longtemps, participe du sublime : « Le plaisir que nous prenons à la tragédie se rattache non pas au sentiment du beau, mais au sentiment du sublime, dont il est même le degré le plus élevé […] Ce qui donne au tragique, quelle qu’en soit la forme, son élan particulier vers le sublime, c’est la révélation de cette idée que le monde, la vie sont impuissants à nous procurer aucune satisfaction véritable et sont par suite indignes de notre attachement ; telle est l’essence de l’esprit tragique ; il est donc le chemin de la résignation » (Monde, Supplément au livre III, chap. XXXVII, p. 1171-72). Et Schopenhauer précise sa pensée en ajoutant que le sublime tragique s’apparente au sublime dynamique de l’analytique kantienne (« l’action de la tragédie est analogue à celle du sublime dynamique », p. 1171), c'est-à-dire à l’étrange jouissance que ressent le spectateur de la tempête ou de l’orage (FdJ, § 28). Pourtant le sublime dynamique selon Kant invite la volonté à dépasser le sensible et à s’élever jusqu’au suprasensible, affirmant ainsi la dignité de son autonomie, tandis que selon Schopenhauer il conduit au contraire la volonté à se nier elle-même, à s’éteindre tout à fait dans l’indifférence du pur sujet connaissant.
A l’inverse de la plupart de ses contemporains, qui se lamentent sur la décadence de la poésie tragique, Schopenhauer affirme la supériorité de la tragédie moderne sur la tragédie antique (« J’estime la tragédie moderne bien supérieure à celle des Anciens. Shakespeare est bien plus grand que Sophocle ; auprès de l’Iphigénie de Goethe, on pourrait trouver celle d’Euripide presque grossière et commune » Monde, 1172 B). La supériorité du christianisme sur le paganisme en est la cause. La tragédie ancienne illustre l’héroïsme, qui exalte la volonté, tandis que la tragédie moderne enseigne le renoncement  (« Les héros tragiques de l’Antiquité se soumettent avec constance aux coups inévitables du destin, tandis que la tragédie chrétienne nous offre le spectacle du renoncement entier du vouloir-vivre, de l’abandon joyeux du monde, dans la conscience de sa vanité et de son néant » Monde 1172 B) et la pitié (« Tous les dieux païens s’éloignent des mourants : dans le christianisme, ils s’approchent d’eux au contraire ; et de même les dieux du brahmanisme et du bouddhisme, tout exotiques que soient ces derniers » Monde, 1172). Seule la tragédie chrétienne s’élève à la sublime abnégation du vouloir, à la volonté de néant : « La différence essentielle de l’ataraxie stoïcienne d’avec la religion chrétienne consiste en ce qu’elle enseigne à supporter avec calme et à attendre avec tranquillité les maux irrévocablement nécessaires, tandis que le christianisme enseigne le renoncement et l’abdication du vouloir » (Monde, 1172). Seuls les héros modernes sont appelés à la sublime sainteté du non-vouloir : « Les "motifs", autrefois si puissants, perdent leur pouvoir, et à leur place, la connaissance parfaite du monde, agissant comme calmant de la volonté, amène la résignation, le renoncement et même l’abdication de la volonté de vivre. C’est ainsi que, dans la tragédie, nous voyons les natures les plus nobles renoncer, après de longs combats et de longues souffrances, aux buts poursuivis si ardemment jusque là, sacrifier à jamais les jouissances de la vie, ou même se débarrasser volontairement et avec joie du fardeau de l’existence. Ainsi fait le Prince constant de Calderon, ainsi la Marguerite de Faust, ainsi Hamlet » (Monde, III, p. 324).
Par ailleurs, le destin des modernes, en cela encore supérieurs aux anciens, est pour Schopenhauer purement subjectif : c’est la disposition du caractère, l’orientation originaire de la volonté dans l’individu. Non velle discitur. Les anciens considèrent dans le destin une force extérieure et impersonnelle ; les modernes, plus avancés dans la connaissance du vouloir-vivre, reconnaissent dans le destin la force aveugle et intérieure de la volonté, déterminé par le principe d’individuation. C’est pourquoi le grand poète tragique est celui qui sait entrer dans le labyrinthe des motifs qui conduisent l’individu à s’engager dans la situation par laquelle il doit irrémédiablement succomber : « Les grands poètes tragiques entrent tout entiers dans l’âme des personnages à représenter et , comme des ventriloques, parlent par la bouche de chacun d’eux, par la voix du héros et l’instant d’après par celle de la jeune fille innocente, cela avec une égale vérité et un égal naturel : tels Shakespeare et Goethe » (Monde, Supplément au livre III, chap. XXXVII, p. 1170). Schopenhauer distingue trois formes du destin (Monde, III, § 51, p. 325-326): la perversité d’un caractère monstrueux (Richard III, Shylock dans le Marchand de Venise, Iago dans Othello, mais aussi Créon dans Antigone, ce qui montre combien Schopenhauer est éloigné de la lecture que Hegel fait de cette même tragédie) ; le hasard (« Le malheur peut venir encore d’un destin aveugle, c'est-à-dire du hasard et de l’erreur ; le type du genre, c’est l’Œdipe-Roi de Sophocle, ou les Trachiniennes, et en général la plupart des tragédies antiques », p. 324 : en effet, le destin antique est impersonnel, n’ayant pas encore reconnu sa vérité dans la nature du vouloir selon la détermination du caractère) ; enfin la seule logique de la situation dramatique («  La catastrophe peut enfin être simplement amenée par la situation réciproque des personnages, par leurs relations ; dans ce dernier cas, il n’est besoin ni d’une erreur funeste, ni d’une coïncidence extraordinaire, ni d’un caractère parvenu aux limites de la perversité humaine », Monde, 325). Si cette dernière forme est la meilleure, c’est parce qu’elle est ordinaire et semble parfaitement nous convenir, nous persuadant ainsi que nous sommes déjà en enfer. Cependant, c’est  bien l’opposition des caractères qui suscitent la situation de conflit. Simplement, dans la troisième forme du destin, il n’est pas nécessaire que ces caractères soient extraordinaires : chacun peut alors reconnaître dans la situation tragique l’image de sa propre existence : « Ce procédé dramatique me paraît infiniment meilleur que les deux précédents ; car il nous présente le comble de l’infortune non comme une exception amenée par des circonstances anormales ou par des caractères monstrueux, mais comme une suite aisée, naturelle et presque nécessaire de la conduite et des caractères humains, si bien que de pareilles catastrophes prennent, grâce à leur facilité, une proximité redoutable pour nous-mêmes » Monde, 329). C’est ainsi que la vérité de la tragédie, pressentie seulement par les modernes, n’est pas celle de l’héroïsme (qui n’est jamais, selon Schopenhauer, qu’une fanfaronnade par laquelle la vanité se flatte elle-même), mais au contraire celle de la banalité. La tragédie nous enseigne la banalité du mal. Insensiblement, et conduits par la volonté qui les fait se mouvoir comme des marionnettes, les personnages entrent dans la situation qui doit irréversiblement les broyer, attisant la force aveugle du vouloir qui les pousse à s’exterminer les uns les autres : « Le poète commencera par nous présenter les caractères à l’état de repos, par ne nous en laisser voir que la teinte générale pour faire intervenir ensuite un motif qui détermine une action ; cette action devient le mobile nouveau et plus énergique d’une nouvelle action plus importante, qui engendre à son tour de nouveaux motifs, toujours plus puissants : dans l’espace de temps le mieux approprié à la forme de l’ouvrage, le calme primitif cède ainsi la place à l’excitation la plus passionnée » (Monde, Supplément livre III, chap. XXXVII, p. 1170). C’est ainsi que le grand metteur en scène de toute tragédie, est la machine infernale du vouloir-vivre, qui ne sait s’affirmer que par l’extermination de ses propres créatures.
Selon une telle interprétation, l’idée de l’héroïsme est parfaitement vaine : le personnage, tant qu’il combat et prend part à la guerre de la volonté contre elle-même, est le jouet du destin, c'est-à-dire de son propre caractère. L’héroïsme n’est qu’une illusion de la vanité suscitée par le principe d’individuation. Pour celui qui sait se détacher du conflit de la volonté avec elle-même, le personnage tragique est une marionnette, nullement un héros. C’est pourquoi la lecture morale de la tragédie comme un sublime combat contre le destin (Schelling) est ridicule : on ne combat pas ce qu’on ne peut vaincre, et la lutte contre l’inéluctable, ou la révolte contre l’absurde, n’est qu’une fanfaronnade bouffonne, semblable au combat que mène Don Quichotte contre les moulins à vent : « Ce que nos esthéticiens modernes, fades, creux, boursouflés, et écoeurant de douceur, proclament à l’unanimité depuis un demi-siècle comme le thème universel de la tragédie, le "combat de l’homme contre le destin", a pour prémisse la liberté de la volonté, cette marotte de tous les ignorants, ainsi que l’impératif catégorique dont les fins morales, ou commandements doivent être accomplis en dépit du destin ; chose dans laquelle lesdits Messieurs trouvent leur édification. De plus, ce prétendu thème de la tragédie est une idée ridicule parce qu’il serait le combat avec un adversaire invisible contre lequel, par conséquent, chaque coup serait porté dans le vide, et dans les bras duquel on tomberait en tentant de l’éviter, comme ce fut le cas de Laïos et d’Œdipe. En outre, le destin est tout-puissant, et combattre contre lui serait la plus sotte des audaces » (« Esthétique et métaphysique du Beau », p. 192). On se rappelle en effet que le sublime tragique ne consiste nullement dans la grandeur morale qui détermine le héros à l’action, mais au contraire dans l’élévation du point de vue du spectateur qui s’affranchit du combat vain de la volonté contre elle-même. La leçon tragique n’est donc pas éthique, elle est métaphysique. L’impératif catégorique de la morale kantienne, par lequel la vanité de l’individu s’illusionne sur sa prétendue autonomie, a conduit les interprètes, au moins depuis Schelling, à idéaliser la figure du héros. Cette prétention excite l’ironie mordante de Schopenhauer, qui moque la déclamation sublime de certaines tragédies modernes, dans lesquelles les personnages ne semblent devoir agir qu’en obéissant aux mobiles les plus nobles et les plus généreux : « La Minna Barnhelm de Lessing souffre bien réellement d’un excès de générosité universelle ; le marquis de Posa [Don Carlos] offre à lui seul plus de noblesse que n’en présentent toutes les œuvres réunies de Goethe ; il existe enfin une petite pièce allemande : Le devoir pour le devoir (un titre, dirait-on, emprunté à la Critique de la raison pratique), qui n’a que trois personnages, mais tous débordants de générosité » (Monde, Supplément au livre III, chap. XXXVII, p. 1175). Il n’y a en vérité rien de noble ni de sage dans la tragédie de l’existence, qui évoque plutôt, pour reprendre la formule célèbre du Macbeth de Shakespeare (V, 5), « une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien » : « Dans tout Homère, il me semble, remarque Schopenhauer, il n’y a pas un seul caractère vraiment noble, s’il s’en trouve un assez grand nombre de bons et d’honnêtes. Dans tout Shakespeare on rencontrera peut-être deux caractères nobles, mais sans la moindre exagération, Cordelia et Coriolan » (ibid.). « Le monde humain est le royaume du hasard et de l’erreur, qui y gouvernent tout sans pitié, les grandes choses et les petites ; à côté d’eux, le fouet en main, marchent la sottise et la malice ; aussi voit-on que toute bonne chose a peine à se faire jour, que rien de noble ni de sage n’arrive que bien rarement à se manifester, à se réaliser ou à se faire connaître ; qu’au contraire, l’inepte et l’absurde en fait de pensée, le plat, le sans-goût en fait d’art, le mal et la perfidie en matière de conduite, dominent, sans être dépossédés, sauf par instants » (Monde, III, § 59, p. 409). Ce qui justifie cette démolition par Schopenhauer de l’idéal héroïque, c’est que la figure du personnage importe en fin de compte assez peu. Quelle que soit la noblesse de son caractère, le soi-disant héros n’est que la forme individuée de la volonté. Sa valeur personnelle est de peu de conséquence, seule compte la guerre d’extermination que les individus mènent les uns contre les autres : comme dans les drames de Carlo Gozzi, c’est toujours le même personnage qui revient sur la scène en empruntant divers masques, en interprétant un rôle nécessairement éphémère. La diversité des caractères est un leurre ; la véritable devise de l’histoire des hommes s’énonce ainsi : Semper eadem, sed aliter : « On finira enfin par découvrir qu’il en est du monde comme dans les drames de Gozzi ; ce sont toujours les mêmes personnages qui paraissent, ils ont les mêmes passions et le même sort ; les motifs et les événements varient, il est vrai, dans les différentes pièces, mais l’esprit des événements est le même » (Monde, III, § 35, p. 237). « La devise générale de l’histoire devrait être : Eadem, sed aliter » (Le Monde, Suppléments, chap. XXXVIII, p. 1184).
Il est donc ridicule de présenter la tragédie comme une leçon éthique, puisque le rire naît d’une discordance (« Le rire n’est jamais autre chose que le manque de convenance – soudainement constaté – entre un concept et les objets réels qu’il a suggérés, de quelque façon que ce soit ; et le rire consiste précisément dans ce contraste » : Monde, I, § 13, p.93), et qu’il y a discordance entre la proclamée grandeur d’âme du héros et la réelle vanité de son agitation qui prétend au sublime et trahit en vérité son ridicule. C’est pourquoi la tragédie est toujours et nécessairement une tragi-comédie, car ce combat sans fin est dépourvu de sens, et le sérieux que dépensent les acteurs à s’engager dans la lutte est comique par l’inconscience des véritables ressorts qui les meuvent. Plus qu’une tragi-comédie, c’est même une farce sinistre, la mascarade absurde que le vouloir vivre se joue à lui –même. « La vie de chacun de nous, à l’embrasser dans son ensemble d’un coup d’œil, à n’en considérer que les traits marquants, est une véritable tragédie ; mais quand il faut, pas à pas, l’épuiser en détail, elle prend la tournure d’une comédie » (Monde, III, 407). « Le spectacle que nous avons sous les yeux a son côté effroyable ; c’est la vie des grands tyrans, des grands scélérats, ce sont les guerres qui ravagent un monde ; et son côté risible : c’est celui-ci que considère la comédie, et il a pour traits essentiels cette vanité et cette présomption si incomparablement décrites, expliquées in abstracto par La Rochefoucauld » (Monde, IV, § 61, p. 419). « Quant au but de toute cette tragi-comédie, on n’en n’a pas la moindre idée, car elle n’a pas de spectateurs, et les acteurs eux-mêmes, à côté d’un maigre plaisir tout négatif, sont condamnés à endurer des tourments infinis » (Supplément au livre II, chap. XXVIII, p. 1083).


Note

1- C’est parce qu’elle est une leçon du stade suprême de la pitié que la tragédie s’apparente à la musique, qui exprime également le sentiment de la pitié pour toute la souffrance du monde. C’est pourquoi c’est, selon Schopenhauer, dans l’opéra et non dans la tragédie proprement dite, que le génie tragique atteint sa plus haute et  sa plus sublime expression : « L’effet tragique véritable d’une catastrophe, c'est-à-dire la résignation et l’exaltation d’esprit qui doivent en résulter chez les héros du drame, se trouve rarement aussi bien motivé et aussi nettement exprimé que dans l’opéra de Norma : cette impression se produit dans le duo Qual cor tradisti, qual cor perdesti [il s’agit du chant final par lequel la prêtresse Norma et son amant le proconsul Pollione acceptent le châtiment avant de se diriger vers le bûcher], où la conversion de la volonté est soudain indiquée par le calme de la musique. D’ailleurs, abstraction faite de cette musique délicieuse, comme aussi du texte qui ne peut être que celui d’un livret d’opéra, cette pièce en général, à n’en considérer que les rouages et l’économie intérieure, est un drame des plus parfaits, un vrai modèle de combinaison tragique des motifs, de progression tragique de l’action, de développement tragique, ainsi que de l’élévation de l’esprit surhumaine qui des héros passe dans les spectateurs » (Monde, Supplément au livre III, chap. XXXVII, p. 1174). Norma, opéra de Vincenzo Bellini, fut créé en décembre 1831 à la Scala de Milan.