Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

 

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1- L'allégorisme médiéval

2- La Cathédrale

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Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

La Cathédrale

 

            Goethe, L’Architecture allemande, in Écrits sur l’art, GF, p. 75 sq. Chateaubriand, Le Génie du christianisme, deux vol. en GF, « Des églises gothiques », I, p. 399. Hegel, trad S. Jankélévitch, Champs/Flammarion, vol. III, p. 85-99. J. K. Huysmans, La Cathédrale, 1898 (Plon 1906 et 1946). Émile Mâle, L’art religieux du XIIIe siècle en France, Armand Colin ; également Notre-Dame de Chartres, Champs/Flammarion. Jean Gimpel, Les bâtisseurs de cathédrales, Seuil, 1959. E. Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Minuit, 1967. Jurgis Baltrusaitis, « Le roman de l’architecture gothique », in Aberrations, Champs/Flammarion. Germain Bazin, Histoire de l’histoire de l’art, Albin Michel, 1986, « La bataille du gothique », p. 269 sq. Alain Erlande-Brandenburg, La Cathédrale, Fayard, 1989. André Vauchez, « La cathédrale », Les lieux de mémoire, t. III, Paris, Gallimard, « Quarto », 1997, p. 3109-3140. Bruno Foucart, « Viollet-le-Duc et la restauration », Les lieux de mémoire, t. I, Paris, Gallimard, « Quarto », 1997, p. 1615-1643.

***

            Dans son Cours d’Esthétique, Hegel commence par une réflexion théorique sur l’idée du beau en général, l’œuvre d’art, œuvre de l’esprit, supplantant le beau naturel, et poursuit en dénombrant les divers moments de sa réalisation dans le monde : l’art symbolique, l’art classique (c’est-à-dire l’art grec) puis l’art romantique (c’est-à-dire l’art chrétien). Chacun de ces moments manifeste son essence dans un genre artistique où il excelle plus particulièrement. C’est ainsi que l’inconscience de l’art symbolique s’épanouit dans l’architecture (égyptienne), le plus matériel de tous les arts et le plus soumis à la loi de la matière, qui est la loi de la pesanteur ; la parfaite mesure de l’art classique, en parfait accord avec elle-même, s’épanouit dans la sculpture (grecque) qui fait paraître le divin dans la forme autonome du corps humain (la statue, détachée de la paroi, vaut maintenant par elle-même, œuvre autonome qui vaut pour tous les angles de vue) ; enfin la spiritualité de l’art romantique (chrétien) triomphe dans la peinture, qui sublime l’espace vécu dans l’abstraction du plan de la représentation, et plus encore dans la musique, art immatériel et pur langage de l’âme affective, et enfin de la poésie, qui élève l’art au langage et prépare ainsi son dépassement par le concept. La philosophie hégélienne de l’art forme ainsi une totalité qui semble s’achever ici. Pourtant, cet ensemble ne forme que la moitié des Leçons d’Esthétique. Hegel reprend en effet sa démonstration en la développant : après avoir pensé l’art majeur de chacun des trois moments de la réalisation sensible de l’idée du beau, il en reprend l’analyse en se référant cette fois au différents genres artistique, dont la succession dialectique est à nouveau : architecture, sculpture, peinture, musique, poésie. En chacun de ces genres, Hegel considère maintenant l’inspiration symbolique, puis classique, enfin romantique. Ainsi ce qui pouvait paraître systématique ou exclusif dans la première présentation se trouve-t-il corrigé : non seulement parce que l’autonomie du genre vient maintenant concurrencer, par ses impératifs propres, l’esprit du moment, mais encore parce que peut apparaître de cette façon une sculpture, par exemple, non seulement classique, mais aussi bien symbolique ou romantique. C’est ainsi que l’architecture est analysée selon qu’on la réfère à trois moments : l’architecture symbolique apparaît dans toute sa grandeur avec la pyramide égyptienne, monument colossal élevé sur un tombeau, image de l’idée encore enfouie dans les ténèbres de l’inconscient ; l’architecture classique culmine avec le temple grec, parfait de proportions, harmonie close sur elle-même ; enfin l’architecture romantique réalise son chef-d’œuvre avec la cathédrale gothique qui s’élève démesurément, travaillée par son désir de rejoindre l’infini.

            Le chapitre que Hegel consacre à la cathédrale gothique étudie en premier lieu l’intérieur de l’église avant d’en analyser l’aspect extérieur. En effet l’œuvre de l’art romantique manifeste l’esprit du christianisme, c'est-à-dire ce moment où l’esprit découvre sa vérité dans l’intériorité de la pensée réfléchissante, et non plus, selon l’orientation qui déterminait le génie de l’antiquité païenne, vers la beauté phénoménale, c'est-à-dire vers le monde extérieur. Avec le christianisme, le savoir absolu (qui est la connaissance de soi de l’esprit, connaissance religieuse, fondée sur le sentiment, et non encore philosophique, fondée sur le concept) se réalise dans la « conscience malheureuse » (Phénoménologie de l’Esprit, deuxième partie du chapitre « conscience de Soi ») : la conscience malheureuse est cette conscience qui sait désormais que sa vérité — qui est aspiration à l’infini — ne saurait se manifester dans le monde, mais seulement dans son intériorité. Contrairement à une opinion répandue, la vérité du christianisme n’est pas l’incarnation du divin. C’est au contraire le génie antique du paganisme qui sut incarner le divin dans la forme sensible du corps humain, et deviner sur cette terre le reflet de l’immortel. Mais le Fils du Dieu chrétien ne s’incarne que pour mourir sur la croix et ressusciter dans un au-delà où il paraît enfin en gloire, ne laissant à l’en-deçà, cette vallée de larmes, qu’un monde déchu et voué, à la fin des temps, au feu purificateur de l’Apocalypse. Il est selon Hegel, un événement essentiel dans la formation de la conscience malheureuse, c'est-à-dire de la conscience chrétienne, événement médité à la fois dans La Phénoménologie de l’Esprit et dans les Leçons sur la philosophie de l’Histoire : lorsque les Croisés parviennent au tombeau du Christ, à Jérusalem, ils espèrent trouver la relique suprême, les restes matériels du dieu qui s’incarna sous le nom de Jésus. Découvrant alors que le tombeau était vide, ils prirent conscience que le dieu des chrétiens n’a pas d’existence matérielle, dont puisse témoigner les sens, mais une existence uniquement spirituelle, l’exigence qui n’appartient qu’à l’Esprit de connaître l’Absolu et de totaliser l’Infini. Désormais, comme le remarque justement Hegel, la superstition du corps physique de Dieu est surpassée par la reconnaissance de son corps seulement mystique et symbolique, qui est le pain de l’Eucharistie, adoration du Corpus Christi qui se répand précisément à l’époque des Croisades.

            On comprend ainsi que l’art romantique, dont la vérité est le christianisme, est travaillé par une contradiction qui doit l’élever jusqu’au moment de sa propre suppression : si l’œuvre d’art est la réalisation sensible de l’Idée, alors l’œuvre de l’art chrétien est une réalisation paradoxale, puisqu’elle est portée par le désir de nier sa nature sensible, et de se transfigurer dans le spirituel. C’est pourquoi, dans la cathédrale gothique, l’intérieur l’emporte sur l’extérieur : au spectaculaire de la façade (rarement visible au moyen âge) (1), elle oppose le recueillement de l’intérieur, espace sacré où la lumière du jour ne parvient que filtrée par les vitraux, lieu de la prière qui est le soliloque de l’âme avec elle-même par lequel elle rencontre Dieu dans le désir d’infini qui la soulève. L’intérieur est donc à la fois un espace clos, fermé à la corruption du monde, mais pourtant ouvert sur l’infini par l’extraordinaire élévation de la voûte d’ogives (c’est seulement dans l’intérieur de la conscience que réside l’infini, qui est le désir de l’Absolu) : « C’est le recueillement de l’âme dans un espace clos et délimité. Mais la piété du cœur chrétien comporte aussi une élévation au-dessus du fini, et c’est cette élévation qui confère à la maison de Dieu son vrai caractère. ». (III, 87). L’essence de la cathédrale gothique réside alors dans « le jaillissement du sol et l’élancement vers le ciel » (Ibid.) : les arcs se terminent en « pointes », brisés par cette aspiration à l’infini qui les soulèvent vers le ciel (aussi identifiera-t-on longtemps l’architecture gothique à la voûte d’ogives), les piliers ne sont pas cylindriques, comme les colonnes grecques ou égyptiennes, mais évoquent « un faisceau de fibres en formes de roseaux qui, à mesure qu’elles s’élèvent, se séparent les unes des autres et irradient dans toutes les directions par de nombreux prolongements » (III, 92), les fenêtres, de « dimensions colossales » s’exhaussent enfin et, colorées, ne sont qu’à demi transparentes : « Dans ce vaste vaisseau doit régner un autre jour que celui de la nature extérieure » (III, 93). Quant à l’extérieur de la cathédrale, il est en grande partie déterminé par l’intérieur : les trois portails correspondent à la nef et à ses deux collatéraux, « les arcs-boutants reproduisent les intervalles et le nombre des piliers intérieurs » (III, 96), l’orientation vers la hauteur s’exprime « dans la forme pointue du toit » (III, 97 : la XIXe siècle sera enclin à considérer dans la flèche le trait culminant de la cathédrale gothique, et de nombreuses flèches, comme celle de Notre-Dame de Paris reconstruite par Viollet-le-Duc et achevée en 1858, sont aujourd’hui des créations du XIXe siècle ; le mystère de la basilique romane s’épaissit dans la crypte, mais le sublime de la cathédrale gothique culmine dans la flèche), enfin les tours qui sont des clochers, la sonnerie des cloches constituant « un appel solennel adressé à l’âme de l’extérieur, comme pour l’inviter à se préparer au vrai recueillement qui l’attend. » (ibid.). Si la parfaite harmonie du temple grec réalise adéquatement l’autotélie du beau, cette finalité sans fin qui se suffit parfaitement à elle-même, la cathédrale gothique répond plutôt à l’inspiration du sublime, qui exprime selon Kant l’absolument grand (définition mathématique) et l’infiniment fort (définition dynamique). C’est que l’ancien génie du paganisme vivait en harmonie sur la terre, l’individu se trouvant alors en accord parfait avec la totalité de la vie éthique (la cité grecque), tandis que la conscience chrétienne est malheureuse de son exil loin de sa vraie patrie, et de son désir de se joindre à l’infini qui n’a d’existence que spirituelle.

            Ces pages de Hegel seront déterminantes pour la redécouverte du moyen âge qui sera celle de tout le XIXe siècle, mais qui s’amorce déjà à la fin du XVIIIe. Depuis la Renaissance et jusqu’aux Lumières, l’art antique est l’unique modèle de l’art, et l’art médiéval des cathédrales est jugé « barbare », c’est-à-dire alourdi par la surcharge décorative. C’est ainsi que pour un Pétrarque, l’épithète « moderne », qui se réfère à l’art du gothique tardif du XIVe siècle, est fortement péjoratif, tandis que tout ce qui est antique est adoré parfois sans discernement (les statues grecques dont on fait alors l’éloge ne sont le plus souvent que des copies romaines). C’est en 1772 que Goethe publie un court essai sur la cathédrale de Strasbourg, dont le titre même est fort significatif : « Architecture allemande, Von der deutscher Baukunst », qui marque sans doute le début de la redécouverte du gothique. Goethe y fait un éloge enthousiaste de l’architecte — pourtant bien hypothétique – de Strasbourg, Erwin von Steinbach dont le génie se révèle au poète et lui murmure à l’oreille la vérité de son art. Curieusement, ce qui caractérise le gothique aux yeux de Goethe, ce n’est pas la colonne grecque ou française, mais c’est le mur allemand, colossal et qui s’élève jusqu’au ciel : « le mur colossal qu’il faut mener vers le ciel, afin qu’il s’élève tel un arbre divin élancé et ample qui, par des milliers de branches, des millions de rameaux et un feuillage égalant en nombre les grains de sable du bord de l’océan, annonce tout à l’entour la splendeur du Seigneur, son Maître. » (GF 80). La cathédrale de Strasbourg est pour Goethe une œuvre du génie, qui crée inconsciemment comme crée la nature (Kant écrira bientôt que seule la Nature, et non l’Académie, donne sa règle au génie, qui la dicte ensuite à l’art : FdJ, § 46), et elle reproduit par l’art l’infinité de la nature elle-même, qui est l’œuvre de Dieu. On voit ainsi que dès le texte inaugural de Goethe, et comme plus tard dans l’analyse hégélienne, c’est l’élan vers la hauteur qui détermine le caractère propre de la cathédrale gothique. Quelle est donc la force qui provoque ce jaillissement? En 1833, Michelet, dans son Histoire du Moyen Age, reprend la thèse hégélienne d’une architecture spirituelle : « Il y a là quelque chose de plus fort que le bras des Titans... Quoi donc? Le souffle de l’esprit. Ce léger souffle qui passa devant la face de Daniel, emportant les royaumes et brisant les empires, c’est lui encore qui a gonflé les voûtes, qui a soufflé les tours au ciel. » Il est vrai que les opinions divergent quant à la nature de cet esprit : pour les uns, il est l’esprit national qui rassemble les peuples en une même volonté, pour les autres il est l’esprit de Dieu qui souffle sur tous les hommes, et les fait communier dans la foi.

            Dans la première moitié du XIXe siècle, et même bien au-delà, la redécouverte du gothique est en effet étroitement liée à l’affirmation des identités nationales : la cathédrale se trouve ainsi enrôlée au service d’un nationalisme volontiers agressif, et devient l’incarnation du Volksgeist, ou esprit des peuples, en lequel s’incarne, selon Hegel, l’histoire de l’Absolu. C’est ainsi qu’en Angleterre, le Parlement, haut lieu de la représentation nationale, détruit par un incendie en 1834, est remplacé par un monument néo-gothique, achevé par Charles Barry en 1836. En Allemagne, l’orgueil national, exacerbé par les guerres napoléoniennes, se fixe sur la cathédrale de Cologne, qui devient alors le symbole du peuple allemand qui devait se libérer du joug de l’envahisseur ; les travaux pour son achèvement commencent en 1842 et ne s’achèveront qu’en 1880. En France, le remarquable roman de Victor Hugo, Notre-Dame de Paris (1831) fait de la cathédrale parisienne la cathédrale par excellence du génie français. Celui-ci, qui triomphe avec la Révolution, se retrouve paradoxalement dans cette œuvre d’un peuple bourgeois, libéré par franchises des servitudes de la féodalité. Pour Hugo, l’art roman, qu’on a longtemps nommé « l’ancien gothique », exprime l’autorité dogmatique de la « classe sacerdotale », tandis que le gothique au contraire exprime l’élan vers la liberté des communes bourgeoises : « La cathédrale elle-même, cet édifice autrefois si dogmatique, envahie désormais par la bourgeoisie, par la commune, par la liberté, échappe au prêtre et tombe au pouvoir de l’artiste. L’artiste la bâtit à sa guise. Adieu le mystère, le mythe et la loi. Voici la fantaisie et le caprice. Pourvu que le prêtre ait sa basilique et son autel, il n’a rien à dire. Les quatre murs sont à l’artiste. Le livre architectural n’appartient plus au sacerdoce, à la religion, à Rome ; il est à l’imagination, à la poésie, au peuple. » (Notre-Dame de Paris, V, 2). Viollet-le-Duc, grand architecte et restaurateur français, auteur d’un très remarquable Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe s. (1856-1864), lie également la construction des cathédrales au développement des villes, et en fait des édifices nationaux plutôt que des monuments religieux (Erlande-Brandeburg, 23). Bien évidemment, ces nationalismes polémiqueront entre eux sous couvert d’érudition, les historiens français revendiquant l’invention du gothique, les historiens allemands s’ingéniant à la leur dénier (Bazin, Histoire de l’histoire..., « La Bataille du gothique », p. 269-295) (2).

            Les historiens catholiques refuseront cette interprétation républicaine ou nationaliste de la cathédrale, et ne voudront y voir que l’expression de la foi chrétienne. La cathédrale devient alors l’image de la Jérusalem céleste qui accueillera dans son enceinte la totalité des élus, sans considération de nationalité, qui ne vaut qu’aux yeux de la cité terrestre. Tel est le cas du grand historien Émile Mâle (1862-1954), qui publie dans les premières années du XXe siècle des études toujours fondamentales sur l’art religieux de la France médiévale. La cathédrale, que Mâle définit, d’après un ouvrage répandu au Moyen Age, comme « la Bible des pauvres » (Biblia pauperum), est l’œuvre de toute la chrétienté : « L’art du XIIIe siècle a un caractère vraiment œcuménique : il est aussi universel que l’enseignement chrétien. » (L’Art religieux du XIIIe siècle en France, préface p. 16). Ce qui n’empêchera pas Émile Mâle d’écrire en 1917, à la suite du bombardement de la cathédrale de Reims par les armées allemandes, un livre vengeur dans lequel il croyait démontrer que le gothique allemand, incapable d’invention, doit en vérité tout à la France (Bazin 271). Pourtant, qu’il soit le peuple de la patrie ou le peuple de Dieu, nationaliste ou œcuménique, c’est toujours le peuple qui apparaît comme le véritable auteur de la cathédrale. La cathédrale sera donc création collective, œuvre utopique qui rassemble tous les hommes, sans distinction de conditions, dans l’enthousiasme de l’édification. Certains textes, toujours cités, vont en ce sens. C’est ainsi que Robert de Torigni, évêque de Chartres, écrit en 1144 : « Dans mon diocèse, c’est un spectacle extraordinaire, tout le monde, chevalier, bourgeois, paysan, court à Chartres pour avoir l’honneur de travailler pour Notre-Dame. [...] Ils vont ainsi pêle-mêle tous rangs confondus ; la charge est parfois si lourde qu’il faut mille hommes par chariot. » (Erlande-Brandeburg 36). Nous savons aujourd’hui que ces textes ont une valeur apologétique plus qu’historique, que le chapitre de la cathédrale ne manquait pas de payer les ouvriers maçons, que les salaires étaient discutés et qu’il y avait même parfois de véritables grèves (sur la vie des bâtisseurs de cathédrales, voir Jean Gimpel, Les Bâtisseurs de cathédrales, Seuil, 1959).

            Si la cathédrale romantique est bien, selon Hegel, l’expression du surpassement du sensible dans le spirituel, toutefois ce mouvement s’effectue dans l’inconscience d’un sentiment confus, et non encore dans la rationalité de la science, qui est le savoir absolu enfin devenu conscient de lui-même. La cathédrale est donc l’œuvre d’une spiritualité obscure, qui pressent l’infini dans un espace où résonnent de multiples voix. Cet espace hanté par le mystère du divin, c’est, pour l’esprit romantique, celui de la forêt. Chateaubriand, qui invente dans Le Génie du christianisme (1802) ce qu’il nomme lui-même une « poétique du christianisme », le remarquait déjà : « Les forêts ont été les premiers temples de la Divinité, et les hommes ont pris dans les forêts la première idée de l’architecture. » (I, 400) (3). La cathédrale sera donc une immense forêt de pierre, une architecture végétale, et nous avons vu que dans le dernier quart du XVIIIe siècle, Goethe déjà la comparait à un arbre divin qui s’élançait vers le ciel (4). Chateaubriand : « Ces voûtes ciselées en feuillages, ces jambages qui appuient sur les murs, et finissent brusquement comme des troncs brisés, la fraîcheur des voûtes, les ténèbres du sanctuaire, les ailes obscures, les passages secrets, les portes abaissées, tout retrace les labyrinthes des bois dans l’église gothique ; tout en fait sentir la religieuse horreur, les mystères et la Divinité. » (I, 401). Hegel lui-même n’écrira-t-il pas : « Lorsqu’on pénètre à l’intérieur d’une cathédrale du Moyen Age [...] on a l’impression de se trouver transporté dans une forêt aux arbres innombrables dont les branches s’inclinent les unes vers les autres et se réunissent de façon à former une voûte naturelle. » (III, 90) (5). C’est ainsi, pensait-on autrefois, que la voûte d’ogives évoque quatre troncs qui se rejoignent par la clé qui les noue, que le décor végétal des tympans reproduit le bourgeonnement des branches et que la nef ressemble à une allée de grands arbres dont les frondaisons se rejoignent dans les hauteurs. C’est ainsi qu’un certain John Hall achevait pendant l’hiver 1792-93 un édifice gothique fait de troncs et de branches, l’église arborescente possédait en miniature un chœur et un transept, un homme pouvait s’y déplacer, et la cathédrale bourgeonnant au printemps, on put constater que les feuillages s’ouvrirent précisément aux mêmes endroits où l’on remarque ce décor sur les voûtes de pierre (sur le thème de la forêt et du gothique, on lira le remarquable essai de Jurgis Baltrusaitis, « Le Roman de l’architecture gothique », in Aberrations, Flammarion, 1983, p. 90-113).

            Au pressentiment obscur de l’infini qui se représente dans la cathédrale-forêt de l’art romantique, on opposera l’essai que publie Panofsky en 1951 : Architecture gothique et pensée scolastique (trad. française Pierre Bourdieu, chez Minuit, 1967) : Panofsky renouvelle une thèse ancienne qui considère dans la cathédrale gothique l’équivalent pétrifié de la Somme théologique, ou de l’Encyclopédie médiévales. Michelet ne remarquait-il pas déjà que l’architecture gothique « progresse de subdivisions en subdivisions, créant des séries de syllogismes en pierre qui n’arrivent pas à leur conclusion. » (Bazin, 290)? (6) En ce sens, la cathédrale n’est plus l’expression encore inconsciente de l’infini qui résonne le soir au fond des bois, mais au contraire une construction rationnelle qui s’identifie au système philosophique sous sa forme la plus élaborée. Déjà au XIXe siècle, Viollet-le-Duc, mais d’un point de vue technique et non philosophique, avait souligné la rationalité de l’architecture gothique qui libère les murs des forces de soutènement en faisant reposer tout le poids sur la seule voûte d’ogives que prolongent les piliers, renforcés par les arcs-boutant. Et dans ses célèbres Études d’esthétique médiévale, Edgar de Bruyne remarque : « La cathédrale avant d’être une forêt de symboles est une logique pétrifiée aussi rigoureuse quoique plus empirique que celle qui préside de nos jours à la construction des autos et des avions. » (II, p. 304). Selon Panofsky, la rationalité de la cathédrale n’est pas seulement technique, elle est aussi théorique : il remarque que l’épanouissement classique du style gothique coïncide avec l’âge d’or de la scolastique et des grandes Sommes théologiques, que la logique structurelle de cette architecture, très fortement soulignée par les nervures et les piliers, correspond au principe de la manifestatio de la scolastique, qui contraint le philosophe à rendre explicite, par des tables et des divisions en chapitres et en sous-chapitres, les différents moments de sa démonstration (c’est en effet seulement au XIIIe siècle que l’on organise les grands traités en partes, puis en partes plus petites, puis en membra, quaestiones ou distinctiones, et celles-ci en articuli, p. 93), enfin que le principe de la concordantia, qui contraint le philosophe à trouver des solutions qui réconcilient les contradictions de l’Écriture ou des Pères de l’Église trouve son illustration dans l’architecture dans des synthèses qui permettent de réconcilier des formules contradictoires (il le montre précisément en envisageant, par ex., les diverses possibilités de l’intégration de la rose occidentale dans le dessin général de la façade, jusqu’à la solution de Saint-Nicaise de Reims, vers 1240-1260, aujourd’hui détruite, qui réconcilie des options opposées précédemment réalisées). La cathédrale tend ainsi à se sublimer en un édifice purement intellectuel, à s’immatérialiser en devenant une structure mentale tout autant qu’une structure de pierre. Si Hegel et les premiers romantiques soulignaient l’élévation de la nef gothique, c’est plutôt sur l’illumination de l’intérieur que, depuis Viollet-le-Duc, on met l’accent. Le système des voûtes, en déchargeant les murs, permet d’ouvrir de grandes verrières. Hegel était frappé par la pénombre qui baigne l’intérieur, voué au recueillement de la prière (« La lumière du soleil se trouve atténuée ou ne pénètre que faiblement ou plus ou moins trouble à travers les vitraux en couleurs qui contribuent à l’isolement par rapport au monde extérieur. », III, 88) ; de nos jours, un Georges Duby met au contraire en évidence l’illumination de l’édifice gothique : le chœur de Saint-Denis, construit par l’abbé Suger et inauguré en 1145, ouvre de larges baies à la lumière du jour et arrache ainsi l’église à la nuit sacrée de la crypte romane (L’Europe des cathédrales, Genève, Skira, 1966, première partie : « Dieu est Lumière » p. 13-95). L’art gothique est bien ainsi celui de l’illumination et de l’élucidation : la lumière de la Révélation sublime la matière et la spiritualise. Aussi la cathédrale peut-elle être légitimement comparée à l’architecture conceptuelle de la Somme théologique. C’est sans doute dans l’art du vitrail, organisé comme une leçon doctrinale fortement structurée (associant le type à l’antétype) et à l’usage des illettrés, que cette transmutation de la matière en lumière est la mieux sensible. Suger à Saint-Denis était inspiré par la philosophie d’un texte ancien, la Theologia Mystica attribuée alors à saint Denys l’Aréopagite, et qui développait une véritable mystique de la lumière (Panofsky, L’abbé Suger de Saint-Denis, in Architecture gothique et pensée scolastique, Minuit, 1967, p. 7-65). C’est en contemplant les vitraux de sa basilique, et les pierres précieuses de l’orfèvrerie liturgique, que Suger s’imaginait transporté de ce monde de la chair et de la matière dans le monde de l’esprit qui accueillera les élus le jour de la résurrection : « Quand — en dehors de l’amour de la beauté de la Maison de Dieu — la beauté des pierres aux multiples couleurs m’arrache aux soucis extérieurs et qu’un honorable méditation me conduit à réfléchir, en transposant ce qui est matériel à ce qui est immatériel, sur la diversité des vertus sacrées, je crois me voir, en quelque sorte, dans une étrange région de l’univers qui n’existe ni tout à fait dans la boue de la terre ni dans la pureté du ciel et je crois pouvoir, par la grâce de Dieu, , être transporté de ce monde inférieur à ce monde supérieur d’une manière anagogique. » (Panofsky 41). C’est ainsi que l’histoire contemporaine de l’art a légitimé les analyses de Hegel : l’édifice gothique est tout entier travaillé par l’attraction du spirituel, et s’efforce de dépasser le matériel par la révélation du spirituel. Peu à peu, les verrières s’élargissant toujours davantage, l’église devient un habitacle fait d’immenses verrières, précieusement serties dans le cadre des piliers et des nervures. A la limite de ce mouvement, l’architecture de la Sainte-Chapelle à Paris n’a d’autre fonction que d’assembler les vitraux qui se sont emparés de tout l’espace. La pente de cette rêverie conduit à un édifice de songe qui se sublime dans la lumière colorée. Hegel avait raison : la cathédrale gothique tend, de son propre mouvement, à se nier elle-même dans l’immatérialité de la lumière. C’est ainsi que le gothique se dissout dans le « flamboyant » (le mot apparaît en architecture vers 1830 : Bazin 288), comme la matière dans le feu de l’esprit.

            La cathédrale et son trésor sont ainsi, pour reprendre le mot de Suger, des figures anagogiques du royaume de l’esprit. Il faut comprendre qu’elle représente, dans le monde de la cité terrestre où se joue l’histoire de la Rédemption, la figure de la cité céleste telle qu’elle apparaîtra, le jour du Jugement, aux yeux des bienheureux. Le sens de la cathédrale n’est donc pas littéral, mais, pour reprendre les distinctions familières aux interprètes de l’Écriture sainte, mystique ou symbolique. Le plan en croix latine est une image du Christ en croix, selon la théorie des proportions du corps humain, créé à l’image de Dieu, telle qu’on la trouve exposée chez Vitruve (III, 1). Le Christ lui-même, dans la première épître de Paul, n’est-il pas comparé à une pierre vive, cette pierre avec laquelle les architectes construisent le temple : « Approchez-vous donc du Christ, pierre vivante, rejetée par les hommes. Et vous-mêmes, comme des pierres vivantes, soyez posés sur lui, pour former un temple spirituel. » Le pavement, selon Honorius d’Autun et Pierre de Roissy, est le symbole de la foule des humbles, la crypte celui de la vie cachée de l’âme, les deux murs les plus longs rappellent l’un les Juifs, l’autre les Gentils, le ciment qui unit les pierres est une image de la charité, les colonnes qui soutiennent la toiture sont, selon Suger, les douze prophètes et les douze apôtres (de Bruyne, II, 362 sq). Les travaux d’Émile Mâle ont montré, dès le début de ce siècle, l’extraordinaire symbolisme de l’iconographie des cathédrales. Les peintures dans l’église, disait Honorius d’Autun, sont « la littérature des laïques, pictura est laïcorum letteratura », c'est-à-dire le livre des illettrés (de Bruyne, II, 366) (7). L’ouvrage d’Émile Mâle est fort proche du roman contemporain de Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale, dont le véritable héros est la cathédrale de Chartres, théologie de pierre, symbolique et profondément mystique, en tous points opposés au monument populaire et fédérateur, ouvert sur l’espace public de la Cité, décrit par Hugo dans son célèbre roman. Huysmans, s’inspirant de Didron, y compare le plan de la cathédrale à celui du Speculum majus de Vincent de Beauvais (vers le milieu du XIIIe siècle) (8). Or c’est aussi sur l’organisation de cette même encyclopédie médiévale que s’appuie le livre fondateur d’Émile Mâle, L’art religieux du XIIIe siècle en France (première édition en 1898, l’année même de la parution de La Cathédrale. Voir à ce propos Bazin 358), puisant à la même source que Huysmans : les recherches de Didron. Ainsi la redécouverte du sens symbolique de l’iconographie médiévale se trouve apparentée à l’œuvre d’un écrivain symboliste des dernières années du XIXe siècle. Reproduisant les divisions du Speculum Majus, Mâle divise son ouvrage en « miroir » (speculum signifie dans le latin médiéval somme encyclopédique) de la nature, miroir de la science, miroir moral et enfin miroir historique. Ainsi tous les domaines du savoir médiéval se trouvent illustrés par le symbolisme des cathédrales. L’église tout entière, en forme de croix selon les proportions du corps humain fait à l’image de Dieu, est orientée du levant au couchant, et la façade occidentale est presque toujours consacrée à la représentation du Jugement dernier (I, 35-36). Le miroir de la nature s’illustre dans la cathédrale : la nature étant la réalisation de l’idée de Dieu, elle est comme un grand livre où se lit par figures le secret de la révélation. C’est ainsi que la vigne, la rose et les feuilles de chêne s’épanouissent sur les voussures des tympans, tout le bestiaire du moyen âge s’anime sur la façade, les animaux des évangélistes (d’après la vision d’Ézéchiel), l’aigle de Jean, le lion de Marc (les rugissements de la lionne ressuscitent ses petits) et le bœuf de Luc, mais encore la licorne, symbole de l’incarnation du Christ, qui ne se laisse apprivoiser que par une Vierge, le serpent d’airain, le Léviathan de Jonas, le pélican, le phénix, le basilic qui tue de son seul regard, la salamandre qui vit dans les flammes, l’aspic qui ne se laisse charmer qu’avec des chants et qui, pour ne pas se laisser prendre, colle une oreille contre la terre et se bouche l’autre avec sa queue. Le miroir de la science est représenté par les travaux des hommes illustrés selon les douze mois de l’année en correspondance avec les douze signes du zodiaque, par la représentation allégorique des sciences selon la division du quadrivium (arithmétique et son abaque avec Pythagore ou Boèce, géométrie avec le compas et Euclide, musique qui frappe avec un marteau un jeu de trois ou quatre cloches et Pythagore, astronomie avec un instrument coudé qui lui sert à mesurer la déclinaison des étoiles et Ptolémée) et du trivium (grammaire avec sa férule avec Donat ou Priscien, rhétorique qui fait un geste oratoire avec Cicéron, dialectique avec son serpent et Aristote). La philosophie les domine toutes, la tête dans les nuages, une échelle appuyée sur sa poitrine et les lettres p et q inscrits sur sa robe, selon Boèce (l’opposition théorie et pratique est souvent représenté allégoriquement par les deux sœurs Marie et Marthe). Le miroir moral montre les Vertus et les Vices allégorisés, les trois vertus théologales (la Foi qui surmonte l’Idolâtrie, l’Espérance le Désespoir, la Charité l’Avarice) et les quatre vertus cardinales empruntées par Ambroise à la République  de Platon (la Tempérance qui surmonte la Colère, la Force la Lâcheté, la Prudence la Folie et la Justice l’Injustice) auxquelles s’ajoutent ou se mêlent souvent la Pudeur et la Luxure, l’Humilité et l’Orgueil, la Douceur et la Violence... C’est enfin le miroir historique qui se trouve représenté dans la cathédrale, celui de l’histoire sainte bien entendu, qui est la révélation progressive par la Providence du plan divin de la rédemption. C’est l’Ancien Testament qui annonce par figures le Nouveau, tantôt préfigurant symboliquement le Christ (Melchisédech) tantôt la Vierge (le buisson ardent) ; c’est l’Évangile avec les épisodes de la vie de Jésus, de l’Annonciation à la Résurrection (cycle de l’enfance, de la vie publique et enfin de la Passion), les paraboles évangéliques (le bon Samaritain, les Vierges folles et les Vierges sages, l’enfant prodigue, Lazare et le mauvais riche) ; ce sont encore les Évangiles apocryphes avec, par ex., la légende des rois mages ou la descente du Christ aux Limbes ; toutes les légendes tissées autour de la Vierge, le culte marial connaissant un extraordinaire développement avec saint Bernard au milieu du XIIe siècle, et sans discontinuer par la suite (la nouvelle Eve qui rachète les fautes de l’ancienne, comme le Christ, nouvel Adam, rachète les fautes du premier homme : l’ave de Gabriel, l’ange de l’Annonciation, inverse en effet les trois lettres d’Eva) ; les saints avec les attributs qui rappellent leur martyre, selon la Légende dorée de Jacques de Voragine ; l’histoire profane avec Aristote et Campaspe, Virgile dans sa corbeille, les fables tirées des Ovide moralisés (Esculape ressuscitant est une figure de JC, Thésée délaissant Ariane pour Phèdre est une figure de JC délaissant la Synagogue pour l’Église, Pandore évoque Eve) ; enfin l’Apocalypse, la résurrection des morts qui ouvrent eux-mêmes le couvercle de leurs cercueils, et la gueule du Léviathan qui est aussi la porte de l’Enfer.

            Au symbolisme explicite de la cathédrale (symbolisme doctrinal, l’artiste-artisan se conformant alors strictement au programme iconographique établi par le théologien), la première Renaissance substituera, surtout dans les pays du Nord, un symbolisme latent qui dissimulera ses figures sous les apparences ordinaires du monde sensible. L’œuvre d’art n’est plus alors anagogique et spirituelle, mais mimétique et perspective, et le regard de l’artiste se tourne maintenant vers ce monde, et non vers l’au-delà, pour en imiter la splendeur. Comme l’écrit Panofsky : « Il était impossible de passer directement de la définition de saint Bonaventure, pour qui un tableau est une chose qui "instruit, suscite de pieuses émotions et réveille les souvenirs", à la définition de Zola, qui considère un tableau comme "un coin de nature vu à travers un tempérament" » (Les Primitifs flamands, p. 264). L’art médiéval allégorise l’Écriture, l’art renaissant imite la nature, et la nature est un livre écrit par Dieu, que Dieu seul peut lire exhaustivement, et qui reste pour sa plus grande partie illisible aux yeux de la créature. L’artiste figure toujours le symbole, non plus manifeste, selon l’exégèse biblique, mais latent, dissimulé sous le voile des apparences, transfigurant secrètement les moindres choses qui scintillent dans le visible. Les pierres précieuses et les vitraux transportaient Suger dans un autre monde, par voie anagogique ; mais c’est dans ce monde que Jan van Eyck voit briller secrètement la présence du divin, cachée sous les plus humbles apparences qu’elle magnifie mystérieusement. A partir du quinzième siècle, tandis que les chantiers des cathédrales commencent d’être délaissés, c’est la nature tout entière qui devient une cathédrale cryptée, une énigme ou un emblème qui lance à l’esprit sagace un défi silencieux et persistant.

 

Appendice

            Résumé des diverses interprétations de la cathédrale (emprunté à un passage du cours d’introduction sur Le Style) :

            L’architecture gothique peut à la fois réfléchir le réalisme de la société médiévale (E. Mâle, mettant l’accent par exemple sur les travaux des paysans en relation avec les mois de l’année), la spiritualité d’une haute mystique (Hegel, mais aussi Michelet), ou bien au contraire une certaine trivialité carnavalesque et volontiers obscène (les gargouilles, les miséricordes, les scènes du monde à l’envers sur les médaillons des piédroits ; voir par exemple le beau livre de Gaignebet et Lajoux, Art profane et religion populaire au Moyen Age, 1985), tandis que pour d’autres l’édifice doit être interprété comme une sorte d’équivalent pétrifié du système de la somme théologique (Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Minuit, 1967, p. 67-131) ; à moins que la cathédrale ne soit un monument surtout politique, signe visible de la puissance temporelle de l’Eglise au sein de la cité : la hauteur démesurée de la nef gothique n’est plus alors l’effet mystique de l’élan de l’âme vers son créateur, mais plus prosaïquement l’effet d’un patriotisme de clocher, l’émulation des cités rivales conduisant à des constructions démesurées (9). A l’inverse, la théorie d’un style objectif, fondée sur la vie autonome des formes, peut prétendre s’intéresser à la structure interne de l’œuvre elle-même, dans sa singularité, sans dissoudre cette singularité dans de vastes et incertaines généralités. C’est ainsi que pour Viollet-le-Duc, le style gothique est une structure qui obéit à une rationalité intrinsèque, la logique rigoureuse de l’équilibre des masses, et dont la démonstration ne requiert donc nullement le recours à une signification transcendante. C’est encore dans cet esprit qu’Henri Focillon, dans la première moitié du XXe siècle, étudie les arts roman et gothique. L’architecture de l’église définit une forme autonome, qui n’obéit qu’à sa finalité interne : « Un monument du moyen âge est un accord de forces vives qui se pénètrent, s’accroissent, se limitent, se modulent, se définissent mutuellement […] Un édifice est un système qui vit de toutes parts » (Le Moyen Age roman, p. 135-136). En rapportant l’œuvre à elle-même, et non en la référant à des déterminations qui lui sont extérieures, la stylistique de la forme peut seule prétendre en affirmer la spécificité.

 

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NOTES

1- C’est en effet seulement au XIXe siècle que les parvis des cathédrales ont été dégagés, de façon à libérer la perspective qui donne sur la façade. Ce retournement est un contresens et transforme l’église, qui est l’habitacle de l’intériorité, en un théâtre de plein air. Dans Voyage en Espagne (1843), Gautier se plaint de ce que les cathédrales soient enfouies dans le dédale des habitations, ce qui ôte au touriste le plaisir du coup d’œil : « Burgos a sa cathédrale, qui est une des plus belles du monde ; malheureusement, comme toutes les cathédrales gothiques, elle est enchâssée dans une foule de constructions ignobles, qui ne permettent pas d’en apprécier l’ensemble et d’en saisir la masse » (Julliard, 1964, p. 62). D’où la joie du même touriste quand il rencontre enfin une église devant laquelle la perspective est libérée : « Par un hasard heureux, la façade de San Pablo est située sur une place, et l’on peut en prendre la vue au daguerréotype, ce qui est très difficile pour les édifices du moyen âge, presque toujours enchâssés dans des tas de maisons et d’échoppes abominables » (ibid. p. 90). Schopenhauer fait une remarque semblable au § 398 des Parerga et paralipomena (1851 ; éd. Coda, 2005, p. 937) : « La cathédrale de Mayence, si enveloppée par les maisons qui l’entourent ou qui s’appuient contre elle, qu’on ne peut la voir en entier de nulle part, est pour moi le symbole de toutes les grandeurs et de toutes les beautés du monde, qui ne devraient exister que pour elles-mêmes, mais qui sont maltraitées par le besoin, s’imposant de tous côtés, de s’arc-bouter contre elles, ce qui les masque et qui les gâche. Ce n’est pas là un fait étonnant dans ce monde de la nécessité, à laquelle tous doivent sacrifier, qui attire violemment tout à soi pour en forger ses outils, sans en excepter celui qui n’avait pu être créé que pendant son absence momentanée : le beau, et la vérité cherchée pour elle-même. »

2- Remarquons à ce propos que Schopenhauer était partisan d’une origine musulmane de l’art gothique qui nous aurait été transmis par l’Espagne « …ce qu’on appelle le style gothique, cette création des Sarrasins importée par les Goths d’Espagne dans le reste de l’Europe. Sans doute on ne saurait contester à l’architecture gothique une certaine beauté en son genre ; mais essayer de se poser en égal de l’art antique serait de sa part une présomption digne des barbares, et qui ne se peut nullement admettre » (Le Monde, « Supplément au livre troisième », p. 1151).

3- On trouve déjà cette idée, dès le premier quart du XVIIIe siècle, chez Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu (rédaction 1723-24, publication 1725) : « La beauté des arbres, la fraîcheur de leur ombre, et leur capacité à abriter des regards, ont fait des bois et des futaies la retraite habituelle de ceux qui aiment la solitude, et particulièrement des religieux, des rêveurs, des mélancoliques et des amoureux [...] La ruse des prêtres païens a pu faire de tel ou tel lieu obscur le théâtre des apparitions fictives de leurs divinités, et de là vient que nous leur adjoignons l’idée de quelque chose de divin. Du fait de leur utilisation constamment réservée aux offices religieux, on remarque le même effet quant aux idées de nos églises. La faible lumière des édifices gothiques a suscité la même association avec une idée, complètement étrangère, que notre poète [Milton, Il Penseroso, v. 159] exprime dans son épithète : a dim religious light. » (Vrin, 1991, p. 105). Pour Hölderlin, dans le poème “Le Rhin” qu’il compose au printemps 1801, la forêt est un temple où les dieux sont présents, où l’homme prophétise : le poète, assis aux portes de la forêt, évoque : « Cette architecture céleste/Qui a nom pour moi le burg des dieux,/Selon l’antique croyance,/Mais d’où maintenant encore maints décret/Mystérieusement parvient aux hommes » (Pléiade 849).

4- Schelling, dans ses leçons de Philosophie de l’art (1802-1805, Iéna puis Würzburg) reprend et développe longuement, à propos de l’architecture gothique, l’image goethéenne de l’arbre : « Nous pouvons nous représenter un édifice gothique, un clocher tel, par exemple, que la cathédrale de Strasbourg et autres, comme un arbre gigantesque qui s’épanouit, à partir d’un fût relativement étroit, en une couronne immense déployant de tous côtés dans les airs ses rameaux et ses branches […] un arbre devenu ville en quelque sorte […] Les bâtiments annexes dont les vrais ouvrages gothiques sont flanqués, comme les chapelles attenantes aux églises, signifient les racines que ce grand arbre pousse au-dessous de lui tout alentour […] par exemple les cloîtres qui représentent une série d’arbres dont les branches se rejoignent et se confondent à leur sommet, formant ainsi une voussure » (Jérôme Millon, 1999, p. 260-261). Et Schelling continue en rappelant Tacite qui rapporte que les anciens Germains célébraient leurs cultes dans la forêt : ce serait là, peut-être, l’origine de l’art gothique, qui serait donc né en Allemagne (p. 261).

5- Le mythe de la cathédrale-forêt se prolonge jusqu’à la fin du siècle, puisqu’on le rencontre encore chez Nietzsche : « En allant par un chemin frayé à travers une forêt de pins, songer aux cathédrales : la forêt a exercé une influence contraignante sur le bâtisseur », fragment inédit dans Le Gai Savoir ; fragments posthumes 1881-1882, Gallimard, 1967, p. 508.

6- Émile Mâle, L’Art religieux du XIIIe siècle en France, I, 59 : « Pendant que les docteurs construisaient la cathédrale intellectuelle qui devait abriter toute la Chrétienté, s’élevaient nos cathédrales de pierre, qui furent comme l’image visible de l’autre. »

7- Également Huysmans, La Cathédrale, p. 94, citant le synode tenu à Arras en 1025 : « Ce que les illettrés ne peuvent saisir par l’écriture doit leur être enseigné par la peinture. »

8- La cathédrale de Chartres « est un immense dictionnaire de la science du moyen âge, sur Dieu, sur la Vierge et sur les élus. Aussi Didron a-t-il presque raison d’avancer qu’elle est un décalque de ces grandes encyclopédies, telles que le treizième siècle en composa [...] Il finit, en effet, par imaginer que la basilique est une simple version du Speculum Universale, du Miroir du monde de Vincent de Beauvais... » (La Cathédrale, 1906, p. 189). Didron, auteur d’une Iconographie chrétienne, admirateur enthousiaste de Victor Hugo, anima, pendant plus de vingt ans, au milieu du XIXe siècle, les Annales archéologiques. Huysmans repousse cette filiation, remarquant que le Miroir du monde de Vincent de Beauvais « serait postérieur de plusieurs années à la construction de cette cathédrale [celle de Chartres]. » (p. 190). Autre critique de la thèse de Didron p. 253.

9- C’est là la thèse d’Alain Erlande Brandeburg, La Cathédrale, 1989, p. 176 ; Norbert Elias aurait été le premier à proposer une telle interprétation : « Norbert Elias raconte dans son autobiographie l’une de ses premières interventions comme sociologue : dans le salon de Marianne Weber, il fit une conférence où il expliqua le développement de l’architecture gothique non par un souci d’élévation spirituelle, qui aurait encouragé la hauteur des clochers, mais par une concurrence entre cités, soucieuses d’affirmer leur puissance par la visibilité de leurs lieux de culte » (Nathalie Heinich, La Sociologie de l’art, La Découverte, 2001, p. 17).