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Mis en ligne le 29 octobre 2007



Edouard Hanslick, Du Beau dans la musique

Sous-titre : Essai de réforme de l’esthétique musicale

1854

            Bibliographie : Du Beau dans la musique, avec une introd. de J.-J. Nattiez, Christian Bourgois, 1986 ; une édition plus récente : Du beau musical (Vom Musikalisch-Schönen), traduit de l'allemand par Alexandre Lissner, Hermann, «Art et philosophie», 2013. Sur Hanslick :Eric Dufour, L’Esthétique musicale de Nietzsche, Presses du Septentrion, 2005 (le chapitre II, 3 est consacré à Hanslick, p. 181-196, et le chapitre suivant à l’influence de l’essai de Hanslick sur Humain, trop humain, p. 197-226. Georges Liébert, Nietzsche et la musique, PUF, 1995, p. 222-223. Nombreuses références à Hanslick dans le Richard Wagner de Martin Gregor-Dellin, Fayard, 1981 (consulter l’index des noms).

            Sur Johann Friedrich Herbart (1776-1841), voir J. F. Herbart, sous la direction de Carole Maigné, université de Caen Basse-Normandie, 2001 : surtout Jacques Hoarau, Note pour introduire à l’esthétique de Herbart, p. 85-104. Carole Maigné a publié chez Vrin en 2005 une traduction inédite des Points principaux de la métaphysique (1808) de Herbart, précédée d'une très substantielle préface ; elle a publié encore chez Belin en 2007 une présentation pédagogique de la pensée de J. F. Herbart (le chapitre V, "Voyage au pays de la forme", concerne plus particulièrement l'esthétique).

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Biographie

            Hanslick (1825-1904), nommé en 1861 professeur « extraordinaire d’histoire et d’esthétique musicale » à l’université de Vienne ; critique musical tout-puissant dans la capitale autrichienne de 1864 jusqu’à sa mort en 1904 (une œuvre énorme : ses articles ont été publiés en treize volumes !). Il poursuivra par exemple de sa vindicte Anton Bruckner, qui en sera profondément affecté et le redoutera terriblement. Bruckner en serait venu à demander aux musiciens viennois de ne plus jouer sa musique pour ne plus avoir à subir les diatribes de Hanslick.

            En 1854, Edouard Hanslick publie Du Beau dans la musique ; essai de réforme de l’esthétique musicale. Pamphlet contre Wagner, principalement L’œuvre d’art de l’avenir (1849) et Opéra et drame (1851). Connaît dix éditions du vivant de son auteur

            Le formalisme de Hanslick est contemporain des théories de l’art pour l’art en France. Gautier critique l’utilité en art (Mademoiselle de Maupin, préface, 1835) et fait l’éloge de la forme « impeccable » (Baudelaire) dans Emaux et camées (1852). Esthétique de la forme impersonnelle, contre l’effusion de la subjectivité attribuée au romantisme.

Hanslick et Wagner

            Hanslick-Wagner : article enthousiaste sur Tannhäuser en 1846, puis critique de Lohengrin en 1858 (cf infra) ; Hanslick caricaturé en Beckmesser (d’abord nommé Hans Lick) dans Les Maîtres chanteurs lors d’une lecture publique du livret en 1862 ; création de l’opéra en 1868 à Munich, critique féroce de Hanslick. La rupture deviendra haineuse chez Wagner, antisémitisme aidant : Wagner explique les théories de Hanslick par ses ascendances juives du côté maternel.

            Hanslick, août 1858, critique de Lohengrin : « Wagner n’est ni un grand musicien ni un grand poète. On peut le caractériser au mieux, et dans le sens le plus élevé du terme, comme un génie décoratif […] Wagner est moins le pionnier de la musique de l’avenir que le dernier des romantiques » (cité par Nattiez, 15). A rapprocher de : « Wagner, si l’on peut s’exprimer avec un peu de la grandiloquence qui lui convient fut un beau coucher de soleil que l’on a pris pour une aurore… » (Mercure de France, 1903, in Debussy, Monsieur Croche, Gallimard, « L’Imaginaire », p. 67).

Hanslick et Nietzsche

            Nietzsche connaît Hanslick : selon Curt Janz (Nietzsche, I, 365), il l’aurait lu dès 1865 (Dufour 225, note 225). Il le critique dans les premières années : « Hanslick ne trouve pas le contenu et pense qu’il n’y a que la forme » (fragment posthume, Naissance de la tragédie, p. 364, 9[8]) ; et cet autre fragment, moins polémique : « La musique est "l’art le plus subjectif" ; en quoi proprement n’est-elle pas un art ? Dans sa "subjectivité", c'est-à-dire qu’elle est purement pathologique, dans la mesure où elle n’est pas une forme purement non pathologique. En tant que forme elle est l’art le plus proche de l’arabesque. C’est le point de vue de Hanslick. Les compositions dans lesquelles la "forme agit de façon non pathologique" prédomine, surtout de Mendelssohn, prennent par là une valeur classique » (fragment 1871, Naissance de la tragédie , p. 392, 9[98]). Le retournement contre Wagner, explicite à partir de Humain trop humain (1878), devrait beaucoup à Hanslick, que Nietzsche pourtant ne cite alors plus. Voir les chapitres III (« L’esthétique formaliste : Du beau dans la musique de Hanslick ») et IV (« La conception de la musique dans Humain, trop humain  ») de la deuxième partie d’Eric Dufour. Ce serait le formalisme de Hanslick qui aurait conduit Nietzsche à abandonner sa philosophie dionysiaque de la musique, transfiguration de la souffrance, pour se tourner de plus en plus vers une conception apollinienne de la forme classique (tournant longuement analysé par Liébert). Il est vrai que le retournement de Nietzsche contre Wagner, renversement du pour au contre, ressemble plus à un reniement qu’à un dépassement. Le pessimisme de Schopenhauer, dont Nietzsche devinait dans Tristan l’expression esthétique (Wagner d’accord avec lui sur ce point : « Ce fut sans doute en partie l’état de gravité où m’avait plongé Schopenhauer et qui maintenant réclamait d’être exprimé de façon extatique dans ses traits fondamentaux qui m’inspira la conception d’un Tristan et Isolde », à Liszt, 15-1-1855), se fait soudain étouffant. Midi méditerranéen contre brume germanique : il s’agit semble-t-il d’une antithèse bien davantage que d’une contradiction dialectique. Deleuze : pas de dépassement chez N, le dépassement impliquant travail et « douleur du négatif » ; mais un « saut », une « métamorphose ». En ces temps où le nihilisme triomphe, il n’est pas facile de faire la part de ce qui revient à l’aurore (Aurore, 1881) et ce qui revient au crépuscule (Crépuscule des idoles, 1888). Dans les temps de crise, tout est ambigu et l’on sait combien, en cette fin de siècle, il est difficile pour le mage, le prophète ou le voyant de l’avant-garde de discerner entre les symptômes de l’ancien monde et les signes précurseurs de l’avenir. La « musique de l’avenir » de Wagner n’était ainsi qu’un vestige de ce qui jetait ses derniers feux, et cette aurore, selon le mot de Debussy, n’était qu’un crépuscule. Formule « empruntée » en fait à Victor Hugo : « C’est ce soleil couchant [l’architecture de la Renaissance] que nous prenons pour une aurore ». (Notre-Dame de Paris, Le Livre de Poche, 1972, p. 236 : « Ceci tuera cela »). Pour les Lumières, la Renaissance est aurore, le moyen âge crépuscule ; pour le poète de Notre-Dame de Paris, le moyen âge est le temps où le peuple de Paris triomphe, avec la Renaissance commence l’Etat moderne qui impose son ordre à un peuple désormais discipliné.

Hanslick et Kant

            Nietzsche en aval, Kant en amont : Hanslick cite élogieusement à plusieurs reprises Johann Friedrich Herbart (1776-1841), successeur de Kant à la chaire de Königsberg, hostile à l’émotion comme à l’expressivité, partisan d’une perfection formelle que l’intelligence plus que le sentiment est en mesure d’apprécier : « Le premier auteur qui, à notre connaissance, ses soit élevé contre l’esthétique du sentiment en musique est Herbart au chapitre 9 de son encyclopédie » (67). Esthétique de la cohérence formelle, impersonnelle et allergique à toute mimésis. Ainsi s’esquisse une généalogie inédite de l’esthétique formaliste, ou du moins de l’éloge esthétique de la forme pure et simple, dépouillée de toute surcharge expressive : Kant, Herbart, Hanslick, le second Nietzsche, sans doute Konrad Fiedler, Wölfflin et Riegl dans la tradition des arts plastiques, Schloezer. Goethe, qui entendait fonder sur la seule morphologie la connaissance de la vie et des êtres naturels, n’est pas étranger à cette inspiration.

*

Contre l’esthétique du sentiment

            Comme pour tout pamphlet, la rédaction de Du Beau dans la musique est avant tout une réaction : contre l’effusion romantique du sentiment, Hanslick veut préserver la pureté de la beauté musicale, la beauté des « formes sonores en mouvement », seul contenu véritable de la musique.

            La source de ce contresens, qui conduit à la subordination du musical au littéraire, se trouve  dans la révolution esthétique accomplie au XVIIIe siècle, qui substitue à l’amour de la belle forme, définissable selon des règles objectives, le critère subjectif et approximatif du sentiment, pire : du « beau sentiment » (61), abandonné au gré de chacun et indifférent à la science du connaisseur. Le chapitre premier, intitulé « L’esthétique du sentiment », dénonce le relâchement dont s’accompagne nécessairement un tel retournement du goût, qui n’a plus désormais pour appui que le vague à l’âme de l’expression. Le sentiment est un guide bien approximatif pour nous apprendre à entendre, et Hanslick a raison de remarquer (66) que les contemporains de Mozart trouvaient sa musique véhémente et tourmentée en comparaison de la douce gaieté de Haydn, tandis qu’elle paraît aux contemporains de Hanslick lui-même harmonieuse et construite par comparaison avec les extases et les vertiges de la symphonie beethovénienne.

            Le sentiment n’est pourtant pas étranger à la musique ; mais il n’est pas le moteur de la création musicale, mais seulement la qualité de son écoute, ou mieux encore le génie de son interprétation : « L’acte par lequel peut se produire, en musique, l’effusion immédiate du sentiment, n’est pas tant la création de l’œuvre que sa reproduction par l’exécution » (119). La composition musicale relève de l’architectonique, ce que Hanslick nomme le « style » d’une œuvre ; ce travail est un travail d’écriture ; le sentiment n’intervient que lors de l’exécution de l’œuvre, lorsque la beauté pure de la forme sonore, lue dans l’espace intemporel de l’œuvre écrite, se traduit par l’interprétation en un phénomène physique qui nous touche sensiblement : « Une sorte d’émotion, purement physique, qui transmet son frémissement aux cordes par l’extrémité des doigts ou par l’archet, ou qui se révèle sans intermédiaire par les sons chantés, facilite l’effusion de l’état d’âme de l’exécutant. La subjectivité se manifeste ici par la réalité des sons, et non plus muettement par leur représentation écrite […] C’est l’exécutant qui va éveiller le sentiment au fond du cœur de l’auditeur, qui y dirige l’étincelle électrique tirée de la plus mystérieuse des sources » (120). Dans le cas de l’improvisation, qui identifie la création et l’exécution, la puissance pathétique du phénomène musical est multipliée. Pourtant, cette « violence faite à notre cœur » (121) n’appartient pas en propre à la musique (bien que « aucun autre art n’entaille notre âme d’une manière plus profonde, plus tranchante » (122), et tous les arts ont le même pouvoir d’agir sur nos sentiments. La pathologie du sentiment ne s’inscrit donc pas dans l’essence même de la musique, elle en est un effet dérivé et non une propriété intrinsèque. Cet effet relève en outre de la physiologie et nullement de la musicologie. Les sons agissent en effet, avec « une puissance quasi magnétique » (123) sur notre système nerveux, et ce mécanisme n’a pas plus de valeur musicale que ce chien qu’on avait réussi à « faire aboyer au diapason de tel ou tel son, par l’application raisonnée d’une bastonnade dont les variations accoutumeraient l’animal à suivre celles de la gamme » (123). Il existe ainsi, selon Hanslick, toute une physiologie de la musique, patente par les diverses utilisations qu’on fait de cet art en médecine, qui relève à la fois de l’acoustique, de la neurologie et de l’anatomie de l’oreille interne, qui peut sans doute se constituer en science positive, mais qui n’aura jamais rien à voir avec la musicologie. Car la beauté musicale ne saurait être réduite à un simple ébranlement nerveux, elle est un acte de l’esprit, une activité de la pensée (qu’il nomme « la contemplation pure », p. 131) et non une pathologie de la sensation. Il est vrai que certains animaux ne sont pas insensibles au « charme » de la musique ; ce ne sont toutefois pas des modèles pour le mélomane que la danse des ours ou le balancement de l’araignée ou de l’éléphant (137). En critiquant les lettres romanesques sur la musique que Bettina von Arnim adressait à Goethe, lettres qui se complaisent dans une voluptueuse ivresse qui s’interdit toute pensée méthodique (144), Hanslick semble rattacher l’écoute sentimentale de la musique à l’hystérie propre au caractère féminin. Il est vrai que ce thème est ici suggéré, et non explicitement développé, comme le fera Nietzsche dans sa caricature des wagnériennes, prêtresses fanatiques du culte qu’on célèbre à Bayreuth. Il n’est pas jusqu’à la musique des anciens Grecs, musique réduite à des effets de pulsation rythmique, alignée sur l’unisson, ignorant les lois de l’harmonie (« Les Grecs ne connaissaient pas l’harmonie : ils chantaient à l’octave ou à l’unisson », 147), qui ne soit une sorte d’incantation physiologique pour une écoute pathologique, Platon comme Aristote témoignant combien le mode phrygien excite le courage, le lydien inspire la mélancolie et l’éolien la joie (139). Les modernes ont porté l’exigence musicale beaucoup plus haut, en développant les lois de l’harmonie, et les peuples du nord plus encore que les Italiens, qui demeurent attachés à la séduction plus simple d’une seule voix mélodique (141). Il ne s’agit plus alors de sentir la musique, il faut la comprendre. Et cette intelligence est un grand bonheur, même quand c’est un Requiem ou une marche funèbre qui nous l’inspirent (141-142).

            Ainsi ceux qui écoutent la musique en la subissant, et non en la recréant par une participation dynamique de l’imagination, ont une écoute pathologique et non esthétique : « Le nombre de ceux qui écoutent ou plutôt sentent ainsi la musique est considérable. Subissant passivement l’action des éléments premiers de la musique, ils entrent dans une excitation vague qui à la fois dépend des sens et les transcende, et n’est déterminée que par le caractère général de l’œuvre. Leur comportement envers la musique n’est pas contemplatif, mais pathologique […] Enfoncés dans leur fauteuil et plongés dans un demi-sommeil, ces amateurs se laissent porter, bercer par les vibrations sonores, au lieu de considérer la musique lucidement. La progression et la décroissance des sons, tantôt bondissants d’allégresse, tantôt tremblants, leur procure une sensation indéfinie qu’ils sont assez innocents pour croire purement esthétique » (133). La musique déchoit alors au rang des narcotiques et Hanslick propose à ces drogués de la stimulation sonore de substituer à la musique le vin, l’éther ou le chloroforme (134).

La musique n’exprime qu’elle-même

            A l’expression, qui est un besoin de la nature, Hanslick oppose la composition, artifice musical qui n’a d’autre fin que lui-même, que son abstraite beauté ; aux bruits de la nature, il oppose les sons de la musique : « Toutes les manifestations de la nature sont exclusivement des bruits, c'est-à-dire des vibrations aériennes se succédant à intervalles irréguliers. Ce n’est que rarement, et d’une façon isolée, que la nature émet ce qu’on peut appeler un son, c'est-à-dire le produit de vibrations régulières et mesurables ; le son est le fondement de toute musique » (150). C’est ainsi que les musiques des premiers temps sont des musiques encore primitives, qui ne connaissent que l’ébranlement physiologique de la vibration sonore, incapables de s’en affranchir en cultivant l’art infiniment complexe de l’harmonie. Les Grecs, nous le savons, ne connaissaient qu’une musique rudimentaire, et « quand les insulaires des mers du sud frappent en cadence sur des morceaux de métal et des bâtons, en poussant des hurlements, ce bel ensemble sonore est de la musique naturelle, et par conséquent ce n’est pas de la musique » (148). La musique se perfectionne en se dénaturant, elle s’enrichit en s’affranchissant de la nature (la musique imitative est ainsi une musique liée, et non libre), en devenant l’œuvre exclusive de l’esprit : « L’histoire de la musique nous raconte les phases de perfectionnement qu’a traversées notre système musical […] Qu’il suffise d’en constater le résultat acquis, à savoir que la mélodie européenne et l’harmonie, que nos intervalles, nos gammes, nos modes (le majeur et le mineur dépendant de la place des demi-tons), que le tempérament enfin, sans lequel notre musique serait impossible, sont des créations de l’esprit humain, lentement et progressivement apparues » (148-149). La musique ne doit ainsi rien à la nature, elle est tout entière composition de l’art, un artifice savant inventé par l’esprit : « Lorsqu’on appelle artificiel notre système tonal, on n’emploie pas ce mot dans le sens raffiné d’une fabrication arbitraire et conventionnelle. Il exprime seulement la notion d’une chose inventée par opposition à ce qui est créé » (149). La nature est le domaine de la création, dont on prétend que Dieu est l’auteur ; l’art est le domaine de l’invention, dont notre esprit est l’auteur, non arbitrairement, mais par la complexité de plus en plus riche d’une forme sonore dont il définit la structure. C’est la raison pour laquelle il y a une histoire de la musique, tandis que la nature est par elle-même privée d’histoire : ce que l’esprit a fait, il peut en effet le défaire, et ce qui était dissonance au moyen âge devient consonance pour l’oreille des modernes : « Notre système tonal se modifiera et s’enrichira certainement encore dans le courant des siècles » (150). La nature n’offre qu’une matière sonore, de laquelle l’art extrait le son en lui donnant forme. Tout l’art musical naît de cet avènement de la forme, qui n’est pas un don de la nature mais un acte de l’esprit.

            Aux yeux de Hanslick, la musique n’est pas une matière sonore, elle est une forme composée : « C'est là dans ces formes sonores et précises que réside le contenu spirituel de la composition, et non dans la vague impression d’ensemble d’un sentiment abstrait. La forme, par opposition au sentiment, est le vrai contenu, le vrai fond de la musique, elle est la musique même » (135). La musique n’est pas une excitation nerveuse, elle est une architecture sonore perpétuellement mouvante. « Que contient donc la musique ? Pas autre chose que des formes sonores en mouvement » (p. 94, chap. 3). Encore faut-il bien comprendre comment la forme musicale est une forme absolue, non pas la forme d’une matière qui serait donnée par ailleurs, mais une forme qui est à elle-même sa propre matière, une forme qui est aussi son propre contenu : « Dans la musique, nous voyons le contenu et la forme, la matière et sa réalisation formelle, l’image et l’idée fondus ensemble, dans une unité parfaite et mystérieuse » (162). La musique n’exprime qu’elle-même, elle est à elle seule son propre contenu : « Les idées qu’expose le compositeur sont, avant tout, purement musicales. Une belle mélodie d’un certain caractère se présente à son imagination ; elle ne doit être rien d’autre qu’elle-même » (74). La musique ne parle que d’elle-même, ou plus précisément, comme l’indique Hanslick, la musique ne peut dire les choses, elle ne peut que les qualifier : « La musique n’est apte à traduire que les adjectifs accompagnant le substantif ; le substantif (l’amour) lui-même est hors de sa portée » (73). Toutefois, comme Hanslick le précise aussitôt, le substantif que qualifie la musique ne saurait être que la musique elle-même : c’est la musique, c'est-à-dire l’évolution de la forme sonore, et nulle autre, qui est tantôt con dolor, tantôt con grazia, tantôt dolcissimo, tantôt furioso, tantôt espressivo… etc. « Nous avons raison de qualifier un thème musical de grandiose, de gracieux, de tendre, d’insignifiant, de trivial ; mais tous ces mots s’appliquent au caractère musical de la phrase » (99). « L’effet passionnel d’un motif ne réside pas dans le sentiment qui affecte le compositeur, par exemple dans la douleur extrême qui l’accable, mais dans les intervalles augmentés de la mélodie ; ni dans le frémissement de son âme, mais dans le tremolo des timbales ; ni dans le désir qui le consume mais dans le chromatisme de l’harmonie » (100). Tout  cela, la musique ne peut l’exprimer que par le seul mouvement de la forme sonore, elle ne « qualifie » en fin de compte que son propre développement : « Quelle partie des sentiments la musique peut-elle donc exprimer, puisque ce n’est pas leur contenu, leur sujet même ? C’est exclusivement leur côté dynamique. La musique se prête à figurer le mouvement, dans un état psychique, d’après les phases que celui-ci traverse ; elle est, selon le moment, lente ou vive, forte ou douce, impétueuse ou languissante » (75). « Le mouvement est ce que la musique a de commun avec le sentiment » (76). Reconnaissons-le, c’est peu de chose…

            Le dernier chapitre (chap. VII), intitulé « Les notions de contenu et de forme en musique », développe longuement l’idée que la musique n’a pas de sujet, de contenu ni de sens, qu’elle est finalité sans fin et n’exprime en fin de compte qu’elle-même : « La musique se compose de combinaisons sonores qui n’ont d’autre sujet qu’elles-mêmes. Elle rappelle, une fois de plus, l’architecture et la danse, où nous trouvons également des éléments et des rapports de beauté sans sujet défini (159-160).

            L’esthétique du sentiment confond l’effet avec la cause : si le beau peut en effet inspirer un « sentiment » (mais le mot est alors bien faible), il ne saurait être lui-même sentiment, il n’exprime que lui-même et ne vaut que par lui-même, finalité sans fin et forme autonome : « Le beau n’a en général aucun  but, car il n’est autre chose qu’une forme, laquelle, à la vérité, peut être employée aux buts les plus divers, suivant le contenu qu’elle porte en soi, mais qui, intrinsèquement, n’a d’autre fin qu’elle-même. Si des sentiments agréables se produisent chez celui qui contemple le beau, ces sentiments n’ont rien à voir avec le beau considéré en lui-même » (61). C’est même le propre de la musique (à la différence des arts d’imitation, à l’exception toutefois de l’architecture, cependant dépendantes des contraintes pratiques) (1) de ne signifier qu’elle-même, d’être à elle-même sa propre description : « Ce qui, dans un autre art, est encore description, devient déjà métaphore dans la musique. La musique veut être comprise et goûtée en tant que musique, par elle-même et en elle-même » (96). En des lignes dont se souviendra Schloezer, Hanslick soutient que le sens d’une musique (qu’il nomme son « contenu spirituel », de même que Schloezer parle de « sens spirituel ») est de nature strictement musicale, que la musique est donc une langue immanente et non transcendante, pour employer la terminologie de Schloezer : « Il existe dans la musique un sens et une logique, mais de nature musicale ; elle est une langue que nous comprenons et parlons, mais qu’il nous est impossible de traduire » (97). « Etablissons une bonne fois la différence capitale suivante : dans le langage, le son n’est qu’un signe, c'est-à-dire un moyen employé pour exprimer une chose tout à fait étrangère à ce moyen ; dans la musique, le son est une chose réelle et il est à lui-même son propre but » (112). Dans son dernier chapitre, le chapitre 8, Hanslick fait l’éloge de ceux qui ont reconnu que la musique n’avait pas d’autre contenu qu’elle-même, et fait paraître comme témoins « des voix importantes, appartenant presque toutes à des philosophes : J.-J. Rousseau, Kant, Hegel, Herbart, Kahlert, etc » (p. 158) (2). Il peut arriver que l’on croie qu’une musique ait un sujet définissable, et le titre de l’œuvre contribue à induire cette illusion, qui nous fait croire « que Beethoven a écrit un Egmont, Berlioz un Roi Lear, Mendelssohn une Mélusine » ; mais « ni la figure d’Egmont, ni ses actions, ni ses sentiments ne peuvent être le sujet de l’ouverture de Beethoven, comme ils sont celui du drame ou du tableau dont Egmont est le héros. L’ouverture contient uniquement des combinaisons sonores, librement imaginées par le compositeur selon les lois de la pensée musicale ; combinaisons d’ailleurs complètement indépendantes, en elles-mêmes, de la conception d’un Egmont, avec lequel elles n’ont d’autres relations que celle que leur a imposée la fantaisie poétique du compositeur » (155). En note, Hanslick cite une étude d’Otto Jahn (une des bêtes noires de Nietzsche dans la Naissance de la tragédie ) sur Beethoven : la valse Les Adieux a fait croire aux esprits poétiques qu’elle décrivait la rupture des amants, « les bras qui se dénouent comme les oiseaux migrateurs ouvrent leurs ailes », selon Lenz ; Beethoven a pourtant écrit en tête du premier morceau : « L’Adieu, pour le départ de S.A.I. l’archiduc Rodolphe, le 4 mai 1809 » et avant le finale : « Pour l’arrivée de S.A.I. l’archiduc Rodolphe, le 30 janvier 1810 » (173, note 24).

            L’œuvre musicale, forme sonore en mouvement, est ainsi un tout qui se suffit à lui-même, un être autonome. Elle se rend donc indépendante de son créateur : « Esthétiquement, il est indifférent que Beethoven se soit donné un sujet dans chacune de ses compositions ; nous ne connaissons pas ces sujets, ils n’existent donc pas pour l’œuvre » (107). Selon Hanslick, et à l’inverse de Hegel (du moins le croit-il : il ignore le caractère radicalement non historique de l’idée du beau selon le philosophe allemand), « la compréhension historique et le jugement esthétique sont deux choses distinctes » (109) : « Dans les symphonies de Beethoven, sans même connaître le nom ni la vie de l’auteur, le jugement esthétique discernera l’impétuosité, la lutte, l’aspiration non satisfaite, la fierté consciente de sa force ; il n’y devinera point et ne s’inquiétera guère si Beethoven a eu des idées républicaines, s’il est resté célibataire, s’il a été sourd » (108).

L’arabesque musicale

            Pourtant, si la musique n’a d’autre objet qu’elle-même, quel est donc l’objet de la musique selon Hanslick ? Ce sont la mélodie, l’harmonie et le rythme du développement, c'est-à-dire des successives métamorphoses des « formes musicales » (94). Comme après lui Schloezer, Hanslick voit en ces diverses déterminations la décomposition par l’entendement analytique de l’indivisible unité de la forme musicale : « L’esprit est un, et l’imagination musicale de l’artiste ne peut pas davantage se scinder : la mélodie et l’harmonie d’un thème jaillissent ensemble du cerveau du compositeur » (102). Le formalisme de cette esthétique conduit Hanslick à privilégier un terme qui n’a pourtant ici valeur que métaphorique : la musique est une arabesque, c'est-à-dire une forme abstraite dont la courbe continue et comme vivante ne cesse d’engendrer de nouvelles formes. A défaut de dire le sens de la musique, Hanslick en propose donc une analogie dans le dessin plutôt que dans la peinture : « Représentons-nous l’arabesque vivante comme le rayonnement actif d’un esprit artiste, qui inlassablement répand son imagination surabondante dans les artères de ce mouvement : l’impression ressentie ne sera-t-elle pas bien voisine de celle de la musique ? » (94) ; « Les formes sonores ne sont pas vides, mais parfaitement remplies ; elles ne sauraient s’assimiler à de simples lignes délimitant un vide [c'est-à-dire à un dessin figuratif] ; elles sont l’esprit qui prend corps et tire de lui-même sa forme. Ainsi, plutôt encore qu’une arabesque, la musique est un tableau : mais un tableau dont le sujet ne peut être exprimé par des mots ni même enfermé dans une notion précise » (96-97) ; « La beauté d’un thème simple nous plaît par elle-même, comme une arabesque, comme une colonne, ou comme les beautés de la nature, les feuilles ou les fleurs » (99) ; « Nous dirons d’une cadence ou d’une modulation mal amenée et rompant l’unité du morceau, comme d’une arabesque mal placée en architecture, qu’elle manque de style » (119). On se souvient du passage du § 16 de la troisième Critique, dans lequel Kant faisait l’éloge du perroquet, du colibri et de l’oiseau de paradis, puis encore « des dessins à la grecque, des rinceaux pour des encadrements ou sur des papiers peints, etc., qui ne signifient rien en eux-mêmes ; ils ne représentent rien, aucun objet sous un concept déterminé et sont de libres beautés. On peut encore ranger dans ce genre tout ce que l’on nomme en musique improvisation (sans thème) et même toute la musique sans texte » ; dès le § 4 Kant ne remarquait-il pas que « des fleurs, des dessins libres, les traits entrelacés sans intention les uns dans les autres, et nommés rinceaux, ne signifient rien, ne dépendent d’aucun concept déterminé et cependant plaisent ». On mesure ici ce que l’esthétique musicale de Hanslick doit au formalisme du jugement de goût pur tel que Kant l’a défini, et l’influence non contestable de Hanslick sur le second Nietzsche trahit ainsi le lien secret qui réunit le penseur intempestif au philosophe critique. Hanslick évoque aussi l’image du kaléidoscope (94-95 ; le mot est récent, l’appareil étant inventé par un Anglais en 1817) qui renouvelle la très ancienne analogie entre la musique et la couleur, les sept notes de la gamme et les sept couleurs de l’arc-en-ciel. Mais c’est l’image de l’arabesque qui domine, Hanslick trahissant par cette préférence son goût pour la pureté de la ligne mélodique (il prononce l’éloge de Mendelssohn) plutôt que pour l’éclat des timbres ou pour le chromatisme de l’orchestre. L’arabesque est la chimère d’une vie illusoire, forme évanescente et capricieuse qui se dissipe à peine tracée ; elle s’oppose en ce sens à une autre image souvent associée à la musique : l’architecture, seul art non mimétique avec la musique, construction ferme et ordonnée, espace polyphonique, qui convient admirablement aux fugues de Bach appréciées de Hanslick. L’architecture musicale est classique, l’arabesque musicale est romantique : Robert Schuman publie ses Arabesques en 1838 et Poe ses Tales of the Grotesque and Arabesque en 1840. A la fin du siècle, le thème de l'arabesque, familier du décor symboliste comme de l'impressionnisme musical, est fort répandu. En témoignent les deux Arabesques que le jeune Debussy compose autour de 1890.

La critique de l’opéra

            D’où vient donc cette musique facile et sentimentale qui menace l’excellence formelle de la plus haute musique ? Quels sont les adversaires qui provoquent l’essai de Hanslick, que provoque l’essai de Hanslick ? Le plus évident et le plus proche, c’est certainement Wagner lui-même, le théoricien toutefois plus encore que le musicien (en 1854, Wagner a composé Le Vaisseau fantôme, Tannhäuser et Lohengrin, mais pas encore Tristan), c'est-à-dire l’auteur d’Opéra et drame (1851) : au chapitre 2, Hanslick dénonce « l’inanité du point de départ de Wagner » qui, à l’inverse de l’opéra italien pour lequel le drame n’est qu’un moyen et la musique une fin, veut créer un drame musical dans lequel le drame est la fin et la musique le moyen : « un opéra, commente Hanslick, où la musique est constamment et réellement employée comme un simple moyen d’arriver à l’expression dramatique est un non-sens musical » (91). La musique, pour le critique viennois, doit être fin en soi, et tout doit lui être subordonné ; elle ne saurait être l’accentuation plus ou moins expressive des sentiments des personnages. C’est pourquoi la musique instrumentale, pure composition sonore, est la forme la plus haute de la composition musicale, tandis que l’opéra reste un genre nécessairement hybride (un « système mécanique », selon la terminologie de Schloezer) qui mêle la pure beauté de la forme sonore, dont le sens est immanent, à la beauté de l’expression poétique, dont la signification est de nature linguistique, et non purement musicale. « La musique instrumentale seule est la musique pure et absolue […] L’idée de musique, dans son sens absolu, ne s’applique pas bien à un morceau composé sur des paroles. La part des sons, dans l’effet général d’une œuvre lyrique, ne peut pas être assez bien séparée de celle qui revient au texte, à l’action scénique, aux décors, pour que le compte de chaque art puisse être dressé d’une manière exacte » (80). Toute l’histoire de l’opéra se résume, selon Hanslick, à la lutte entre les partisans du drame et ceux de la musique, telle la fameuse querelle entre les gluckistes et les piccinistes (90). C’est là, en effet, encore au XXe siècle, le sujet d’un opéra de Richard Strauss, Capriccio. Comme après lui Schloezer, Hanslick en voit la preuve dans la contradiction interne qui déstabilise le récitatif, qui ne peut être langage qu’à la condition de n’être plus musique : « Nous en trouvons la meilleure preuve dans le récitatif, la forme musicale qui s’ajuste le plus immédiatement à l’expression déclamatoire, jusqu’à rendre l’accent du mot isolé, sans viser autre chose qu’à fixer, comme par un moulage, des états définis de l’âme, changeant presque toujours aussi rapidement. Ce serait donc là, comme conséquence de notre théorie [selon laquelle l’auteur feint de croire que la musique est l’expression de sentiments indéfinis, par opposition aux sentiments définis par la parole], la manifestation la plus élevée et la plus parfaite de la musique ; tandis qu’en réalité, celle-ci perd, dans le récitatif, toute autonomie, et devient l’humble servante du texte » (88). Que la musique soit indifférente au texte qu’on lui juxtapose, et que l’opéra ne soit en conséquence qu’un « système mécanique » selon les termes de Schloezer, Hanslick en voit de multiples preuves : on peut inverser sans dommage les paroles de l’Orphée et Eurydice de Gluck (Hanslick cite ici, de son propre aveu, un certain M. Boyé, qui publie en 1779 un ouvrage intitulé L’expression musicale mise au rang des chimères (3). Schloezer attribue au contraire cette idée à Hanslick lui-même) ; sur la musique des Huguenots de Meyerbeer (création en 1836) on aurait adapté un drame dont le sujet est entièrement différent : Les Gibelins à Pise (82) ;  sur l’air de Pamino et des trois Dames, on aurait chanté une dispute entre brocanteurs juifs (83) ; certains airs du Messie de Haendel proviennent de cantates « très profanes, érotiques mêmes » (84) ; et Bach « aurait fait passer dans son Oratorio de Noël des morceaux madrigalesques empruntés à ses cantates profanes » (84).

            En-deçà de Wagner, le premier responsable pourrait bien être Beethoven, exactement pour la même raison que celle avancée par Wagner pour décerner au grand compositeur viennois le titre de premier musicien de l’avenir : le chant naissant du quatrième mouvement de la Neuvième Symphonie, c’est la genèse géniale de l’opéra dramatique depuis l’écriture orchestrale selon Wagner, c’est la chute de la véritable musique dans l’emphase verbeuse de l’hymne de Schiller selon Hanslick. Dans une note (sans doute parce qu’il recule devant l’ampleur de son propre blasphème), Hanslick fait part de sa réserve : « Les musiciens qui mettent surtout la grandeur de l’"intention", l’importance spirituelle du problème abstrait, mettent la symphonie avec chœurs au-dessus de tout ce qui s’est fait en musique ; tandis que le petit groupe resté fidèle au principe délaissé du beau, et combattant sous le drapeau de l’esthétique pure, fixe quelque limite à son admiration ». Aussi Hanslick fait-il l’éloge de David Strauss (la tête de turc de la première Intempestive), qui « mit en lumière cette énormité esthétique de faire aboutir à un chœur une œuvre instrumentale en plusieurs parties, et compara Beethoven à un sculpteur qui après avoir fait en marbre blanc les jambes, le buste et les bras d’une statue, lui ajusterait une tête coloriée », bel exemple d’un « système mécanique » (174). En revanche, Hanslick, comme après lui Schloezer, considère en la musique de Bach la manifestation pure d’une perfection sonore qui n’exprime qu’elle-même, qui n’est que musique : « Les amateurs de musique conviennent d’emblée que personne ne saurait indiquer, pour aucun des quarante-huit préludes et fugues de l’admirable Clavecin bien tempéré de J.-S. Bach un sentiment qui puisse former leur contenu. Voila bien une preuve que la musique n’a pas nécessairement pour but de susciter des sentiments » (79). Ne serait-ce pas Beethoven qui serait le premier responsable de la dissolution de la construction rigoureuse dont Bach avait su définir l’équilibre ? Après avoir rappelé que Beethoven exprimait le vœu que la musique pût « faire jaillir des flammes de l’esprit humain », Hanslick ajoute ironiquement : « On peut se demander si des flammes, même produites et alimentées par la musique, ne répriment pas la force de la volonté et de la pensée, tout le développement de l’homme » (136). A trop enflammer l’expression musicale, on risque d’enfanter une écoute pathologique.

L’imagination créatrice

            La faculté qui nous permet de juger de la beauté des formes inventées, est l’imagination : c’est avec la « contemplation intelligente » de l’imagination que nous jugeons de la beauté d’une œuvre, donc par un acte dynamique de l’esprit, et nullement en nous laissant aller à la passivité complaisante du sentiment : « L’art doit, avant tout, représenter le beau. La faculté par laquelle nous recevons l’impression du beau n’est point le sentiment, mais l’imagination, c'est-à-dire l’état actif de la contemplation pure » (62-63). « Ce n’est pas le sentiment mais l’imagination, en tant qu’état actif de la contemplation pure, qui est l’organe dont naît, et pour lequel naît, le beau artistique » (115). Il n’est pas bien difficile de deviner, en cette contemplation intelligente de l’imagination, le libre jeu de l’imagination et de l’entendement mis par Kant au fondement du jugement esthétique. Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes (du moins en apparence) de l’essai de Hanslick que ce pourfendeur du sentiment esthétique semble devoir beaucoup (cf introduction de JJ Nattiez, p. 24-27) à l’auteur qui donne, avec la Critique de la faculté de juger, un fondement à la pensée esthétique. L’imagination n’est ainsi pas seulement une faculté créatrice de formes plastiques (par exemple dans le rêve), elle est aussi créatrice de formes sonores : « L’imagination jouit des figures sonores, de l’architecture des sons, dans une sensibilité consciente, et vit librement et sans intermédiaire dans leur contemplation » (96). Consciente : la musique naît de cette attention, elle n’est pas la création involontaire d’un esprit ensommeillé et en proie à l’inconscient : dans la composition musicale, « la claire réflexion peut revendiquer une importance au moins égale à celle de l’enthousiasme » (116) ; quant à la « contemplation », elle est ici celle des oreilles et non des yeux. Toutefois, si l’imagination esthétique est intelligente, et demande la participation active de l’esprit, elle ne saurait toutefois se réduire à un jeu de l’entendement, ni à une construction mathématique : « Rien n’est calculé mathématiquement dans une composition musicale, bonne ou mauvaise. On ne réduit point en chiffres les créations de l’imagination, auxquelles d’ailleurs les expériences du monocorde, les figures sonores, les mesures proportionnelles d’intervalles, etc., sont totalement étrangères » (110).

            Le sentiment est une appréciation passive, qui ne juge de la beauté que par le degré de l’affect, tandis que l’imagination est une faculté dynamique, créatrice de formes, source d’une perpétuelle métamorphose. Ainsi attendons-nous de la musique qu’elle nous berce, qu’elle nous transporte, qu’elle « adoucisse nos passions », et non qu’elle nous apprenne à affiner notre faculté d’écoute, à nous mettre à l’écoute : « Avec l’énergie qu’on met sans relâche à vouloir adoucir les passions humaines par la musique, il est réellement difficile, parfois, de savoir s’il est question de l’art des sons ou de mesures policières, pédagogiques ou médicales » (64).      

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NOTES

1- « Si maintenant nous plaçons la musique en regard de ces arts, nous reconnaissons qu’elle ne trouve nulle part un modèle ni une matière pour ses œuvres. Il n’y a pas de beau naturel pour la musique. La différence entre elle et les autres arts (dont il faut cependant excepter l’architecture, à laquelle la nature ne fournit aucun modèle) est profonde et fertile en conséquences » (153).

2- Karl August Kahlert vécut à Breslau de 1807 à 1864 ; il fut historien de la littérature, compositeur et critique musical.

3- Dans la Biographie universelle des musiciens et bibliographie générale de la musique, publiée entre 1866 et 1868 par François-Joseph Sétis, à l’article « Boyé » (sans mention du prénom), on lit ceci (tome II, p. 50) : « On a sous ce nom un petit écrit assez piquant intitulé : L’expression musicale mise au rang des chimères, Amsterdam, Paris, 1779, brochure in-8° de 47 pages. M. Le Febvre a donné une réfutation de cet ouvrage dans un livre qui a pour titre : Bévues, erreurs et méprises de différents auteurs en matière musicale (voyez Le Febvre). M. Quérard s’est trompé (France littéraire, tome I, p. 487) en attribuant l’écrit de Boyé à Pascal Boyer (voyez ce nom). » Ce Pascal Boyer, né en 1643 à Tarascon, compositeur et par ailleurs auteur d’un ouvrage sur Pergolèse, publie en 1776 une pièce de théâtre, La Soirée perdue à l’opéra, relative aux querelles des gluckistes et des piccinistes. Quant à l’auteur de Bévues, erreurs et méprises…etc., il s’agit de Louis-François-Henri Lefébure (1754-1840) qui publia cet essai en 1789 (Paris, Knapen in-12). Selon le même dictionnaire biographique des musiciens, « ce piquant écrit est dirigé contre D’Alembert et d’autres littérateurs qui ont voulu traiter de la musique sans la connaître ni la comprendre : il est devenu fort rare. La dédicace de la brochure de Lefébure à la comtesse de Provence fut revue et corrigée par le comte de Provence lui-même, qui régna sur la France sous le nom de Louis XVIII. » (tome V, p. 250).

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Objections contre le formalisme (Hanslick et Schloezer)

            Cette série d'objections se lit également à la fin du document consacré à l'ouvrage de Boris de Schloezer, Introduction à Jean-Sébastien Bach (sections "Auteurs").

  1. La langue n’est pas étrangère à la musique : l’italien fut longtemps la langue de l’opéra, et Rousseau pensait qu’il y avait à cela une bonne raison : les langues du sud sont demeurées plus proches du chant de l’origine. La musique ne serait donc pas indifférente à la langue. Certes, tous les livrets ne sont pas en italien, mais comment a-t-on pu penser que l’italien était une langue plus musicale que les autres s’il n’y a aucun rapport entre le langage immanent de la musique et les langues dont le sens est transcendant ?
  2. La musique n’est pourtant pas indifférente à la langue, et l’association ne saurait être simplement « mécanique » comme le suggère Schloezer. C’est ainsi qu’il est par exemple difficile de traduire en français un opéra écrit dans une langue étrangère ; mieux encore, il est pratiquement impossible d’entendre un opéra russe chanté par des non-russes, tant le chant ici naît de la langue mère. On ne saurait imaginer des français chantant La Khovantchina, alors que des actrices étrangères peuvent chanter, malgré leur accent, par exemple Carmen (et même Mélisande !). Il est vrai qu’on chantait au début du siècle Wagner en français, et cette pratique a dû durer quelque temps, mais le fait qu’on ait été conduit à l’abandonner montre bien que la langue n’est pas étrangère à la musique.
  3. Si la musique n’exprimait rien, comment se fait-il que le compositeur indique parfois qu’il faut jouer, précisément, con espressione ? Voir la liste impressionnante des « caractères » que l’interprète habile doit savoir exprimer dans Danhauser, § 264 p. 106.
  4. Il est vrai que « j’ai perdu mon Eurydice, rien n’égale mon malheur » peut devenir sans peine « j’ai trouvé mon Eurydice, rien n’égale mon bonheur ». Il suffit pour cela d’un léger changement de l’accentuation. Mais l’une et l’autre phrases ont ceci de commun qu’elles expriment une passion forte, l’émotion provoquée par une rencontre renversante, celle de l’amour ou celle du deuil. Que la musique fonctionne aussi bien dans les deux cas ne signifie pas du tout qu’elle est indifférente au contenu, mais plutôt qu’il existe une secrète parenté entre ces deux émotions. Le chant du philtre d’amour, dans Tristan, n’est-il pas le même que celui de la mort qui transfigure Isolde, à la fin de l’opéra ? Et qui songerait que ce retour est étranger à la « passion » qui s’exprime dans l’un et l’autre cas ? C’est ainsi qu’Isolde chante pareillement la joie d’avoir trouvé « son » Tristan, et le vertige de l’avoir perdu. Il faudrait donc se demander, pour que la démonstration soit bien probante, si l’on peut remplacer le texte du livret par un texte de parfaite banalité, par exemple : « J’ai perdu mes allumettes, me prêtes-tu ton briquet ? ». La réponse est évidemment non, l'emphase du chant étant alors en parfaite contradiction avec l'insignifiance de l'énoncé.
  5. La thèse de Schloezer (ou de Hanslick : 80) fait de  la musique instrumentale la forme superlative de la musique, et se trouve ainsi conduite à reléguer l’opéra dans les seconds rôles (à l’inverse d’un Hegel qui voit dans l’opéra italien le sommet de l’expression musicale, et juge ennuyeuse la musique instrumentale). Il y a donc ici un parti pris, qui trahit surtout la difficulté de penser la musique dans la totalité de ses expressions. L’opéra ne serait qu’un genre hybride, ni vraiment drame, ni vraiment musique. Les incontestables réussites de cet art montrent qu’il n’en est rien. Serait-il exagéré de dire que les plus grandes réussites de l’un des plus grands musiciens qui ait jamais vécu sont précisément les quatre opéras Les Noces, Don Giovanni, Cosi et La Flûte ? Le seul fait de l’opéra réfute le formalisme musical.
  6. Le formalisme musical, en insistant sur la rigueur de la construction du développement (« la forme organique »), renvoie surtout à une musique écrite, dont la composition est très travaillée, et ignore l’improvisation musicale, qui a pourtant constitué pendant de nombreux siècles l’essentiel de l’expression musicale. Mais il est vrai que Schloezer peut produire une théorie de l’improvisation, en montrant par exemple comment elle prend appui sur des schèmes harmoniques et rythmiques pré-constitués.
  7. En répétant que la musique ne peut rien exprimer sinon elle-même, on définit de façon seulement négative la puissance de la musique, on l’appauvrit plus qu’on n’en fait l’éloge. A force de la vouloir pure, on dépouille la musique de son enchantement, on lui ôte sa chair. Pour Hanslick comme pour Schloezer, que dit en fin de compte la musique : elle se dit elle-même… Comment ne pas percevoir la faiblesse et la vacuité de cette réponse ? Cela ressemble à un tour de passe-passe plutôt qu’à une véritable réponse.
  8. La musique se dit elle-même. Qu’est-ce que cela veut dire ? Elle n’exprime que son propre développement, c'est-à-dire la modalité de son déploiement dans le temps. La musique exprime le développement dans le temps d’une forme en mouvement. Ce peut être lenteur ou rapidité, mais ce peut être aussi naissance et mort. Du point de vue affectif, il me semble que le mouvement musical est nécessairement ambigu (positif ou négatif), mais jamais neutre : ainsi un rythme accéléré peut exprimer l’allégresse ou l’angoisse, la lenteur peut exprimer la sérénité ou l’angoisse, etc. La musique exprime donc, ou plutôt elle représente une forme sonore, un « schème », en perpétuelle métamorphose, qui meurt et devient, qui se détruit pour renaître. Comment ne pourrions-nous réfléchir sur cette image acoustique le chiffre de notre propre existence en proie à la temporalité ? Toute musique ne serait-elle pas une métaphore de l’existence dans le temps ? En ce cas, on ne saurait dire qu’elle n’exprime rien, ni qu’elle ne fait que jouer avec elle-même…
  9. La musique ne saurait être une forme, puisque une forme n’a ni timbre, ni chromatisme, ni même existence sonore. La forme nie la réalité du phénomène musical, qui est manifestation sonore. Il faut inverser l’argument fallacieux de Schloezer (p. 36), qui prétend démontrer qu’une musique n’est pas composée de sons mais de « rapports sonores », pour la simple raison que la phrase musicale est conservée quand on la transpose d’un ton dans un autre (ce qui entraîne la modification de toutes les notes sans exception) : il faut penser à l’inverse que, puisque la forme demeure quand je transpose le morceau, aucun son ne demeurant le même, c’est donc que la forme est une entité insonore, et qu’elle ne saurait en conséquence dire la vérité de la musique, qui est phénomène sonore. A l’inverse de la théorie anesthésiante de Schloezer, qui fait taire la musique et place la lecture silencieuse de la partition au-dessus de l’interprétation effective, il faut penser la musique dans la force de son événement, dans l’émergence du phénomène sonore. La musique n’est pas une forme en mouvement (remarquons à ce propos que Hanslick, moins radical que Schloezer, parle non de « forme » mais de « forme sonore » ; mais cette dernière formule n’est-elle pas, du moins pour les tenants du formalisme musical, un oxymore ? La forme aurait-elle donc un souffle, un timbre, une chair ? Mais en ce cas, la forme elle-même serait « expressive »), la musique est le surgissement d’une forme sonore depuis le silence qui la contenait à l’état latent. Elle est la venue de la voix.
  10. Lorsque Hanslick écrit que la musique est l’art des sons, et non l’art des bruits, qu’elle se différencie en ce sens de la nature, où il n’y a que des bruits, et appartient nécessairement à la culture, c'est-à-dire à l’artifice que seul l’esprit peut définir, il conclut peut-être un peu trop vite : car il y a au moins un vivant qui émet, non peut-être par nature, mais plus exactement par le fait qu’il appartient à sa nature d’être façonné par la culture, des sons et non des bruits, et c’est l’homme. Si la musique est l’art des sons, l’expérience originaire qui la met au monde est l’émergence de la voix humaine. Mais alors c'est l’opéra, et non la musique instrumentale, comme le soutient pourtant Hanslick, qui touche à l’essence du fait musical. Le bruit est continu, bruit de fond, brouillage ininterrompu ; le son en revanche naît et se distingue, il déchire le silence, il est la manifestation sensible d’une harmonie. Quelqu’un est là. Le surgissement du son fait paraître le miracle de la voix, seule en mesure de s’arracher au non sens du bruit et de témoigner pour la venue du sens. Ce serait donc le chant, et la force expressive qui donne vie à la voix, qui seraient à la fois l’origine et l’essence de la musique. Le son n’est pas pure arabesque, il exprime au contraire nécessairement quelque chose, ne serait-ce que ceci qu’il n’est pas un simple bruit, qu’il est la manifestation sensible de l’esprit, la phénoménalité d’une présence pensante.
  11. Lorsque Schloezer souligne la vocalité essentielle de la musique occidentale (les autres musiques étant nées selon lui de la pratique instrumentale, et demeurant ainsi liées à un ensemble sonore nécessairement restreint, tandis que la musique occidentale, reposant depuis les Grecs sur les seules possibilités de la voix, se libère de toute dépendance matérielle), il semble contredire sa thèse fondamentale, qui fait de la polyphonie de Bach  l’essence de la musique, et soulignant par ailleurs la nature purement mélodique, et même monodique, et non polyphonique, de la voix. Contrairement à ce qu’assurent les formalistes, Hanslick comme Schloezer, si la puissance de la voix est le phénomène originaire et fondateur de la musique occidentale, alors c’est dans l’opéra plutôt que dans la musique instrumentale, que s’accomplit en plénitude l’essence de la musique.
  12. Le refus de l’expression musicale se fonde, chez Hanslick et plus encore chez Schloezer qui développe considérablement cette idée, sur le critère de la traduction : la transcendance des langues parlées, en raison de l’arbitraire qui réunit le signifié au signifiant, est susceptible de traduction, tandis que la même opération est impossible quand on considère l’immanence du langage musical, en raison de la fusion qui rend indiscernable ici le signifié du signifiant. Il est vrai qu’une musique ne saurait se traduire en une autre (la variation musicale n’est pas traduction, ni même commentaire d’un thème donné, mais plutôt exercice de création qui se donne un thème pour motif), mais il est peut-être périlleux de déduire, de cette remarque somme toute banale, que la musique n’exprime que le mouvement de sa propre forme. Il y a en effet bien autre chose dans l’expression de la langue parlée que la simple fonction référentielle d’un signifiant arbitrairement associé à un signifié. Du côté du signifiant, il y a l’accentuation qui module la phrase et peut parfois en inverser le sens, soit qu’elle exprime la bêtise (ainsi Orgon répétant « le brave homme » ne fait que rendre, malgré lui, Tartuffe plus détestable encore), soit qu’elle exprime l’ironie (ainsi le discours d'Antoine qui, tout en célébrant les "hommes honorables" que sont les assassins de César, retourne le peuple contre eux ; ou bien l’éloge apparent de l’esclavage par Montesquieu, qui est en réalité un véritable réquisitoire) ; et du côté du signifié, il y a tout le jeu des sous-entendus et des métaphores, qui complique le sens explicite de l’énoncé par un jeu d’échos et d’harmoniques (c’est ainsi qu’on a souvent mis en parallèle l’ambiguïté du chant mozartien, tout particulièrement dans les Noces, avec le théâtre de Marivaux, l’accompagnement de l’orchestre permettant par exemple de suggérer une polysémie que la simple fonction référentielle ignore). C'est ainsi qu’un langage peut être expressif sans qu’il soit tenu compte de la relation de transcendance qui réfère le signifiant au signifié, par exemple lorsqu’un animal, le chien plus qu’un autre tant la domestication l’a rendu familier au comportement humain, comprend parfaitement ce que dit son maître sans pourtant entendre, comme on dit fort bien, un « traître » mot de ce qu’il dit, et le comprend parfois mieux que le maître ne se comprend lui-même, anticipant à l’inflexion de sa voix ce que son maître, de façon pourtant seulement préconsciente, projette (aller se promener, partir en voyage…). C’est ainsi que la transcendance des langues parlées est fort loin d’épuiser leur puissance expressive. Il faut dire inversement qu’il n’y pas de discours en lequel ne résonne pas, de façon plus ou moins sourde, une secrète musicalité qui vient en compliquer et en enrichir le sens. Toute l’erreur de Hanslick, et de Schloezer à sa suite, provient ainsi d’une confusion entre signification et expression, et s’il est vrai que la phrase musicale ne saurait être rapportée à une signification qui lui serait étrangère (« transcendante »), il ne faut pas s’empresser d’en conclure qu’elle est dépourvue pour autant de force expressive.

            On lira encore sur ce même thème l’article de Nicolas Ruwet, « Fonction de la parole dans la musique vocale », d’abord publié dans la Revue belge de Musicologie, 15 (1961), p. 8-28, puis dans le recueil d’études de Nicolas Ruwet intitulé Langage, musique, poésie, « Poétique », Seuil, 1972, p. 41-69 (je remercie Bernard Sève de m'avoir signalé cette référence). Il s’agit également pour Ruwet de penser le lien de la musique au langage et de critiquer le formalisme de Schloezer (tout l’article est une discussion avec cet auteur). J’y trouve quelques nouvelles objections qui recoupent celles que je viens de formuler moi-même plus haut :

            « Si vraiment le texte idéal pour une mise en musique est le plus absurde, le moins signifiant, celui qui se réduit à un pur jeu verbal, pourquoi donc les musiciens ont-ils toujours mis tant de soin à choisir textes et livrets, voire à les composer eux-mêmes ? […] En lisant Boris de Schloezer, on a souvent l’impression qu’à écrire de la musique vocale, on ne risque que des inconvénients, des malentendus, des limitations » (p. 42-43).

            « Et puis, la perspective adoptée par Boris de Schloezer se heurte à un fait indubitable, qu’elle tend à rendre incompréhensible : c’est l’existence même, et l’ubiquité de la musique vocale, son prestige universel – dans bien des cultures, la musique purement instrumentale ne joue-t-elle pas un rôle subalterne ? Comment expliquer cela, si dans toute musique vocale cohérente et réussie, les paroles se réduisent à la musique, si le sens du texte est à peu près insignifiant ? » (p. 43).

            « Une chose est digne d’attention : les esthéticiens qui essaient de déterminer l’être de la musique – et B. de Schloezer en particulier – le font toujours par référence au langage et en opposant musique et langage. Mais, ce faisant, ils ne tiennent pas compte de ce que nous a appris la linguistique, et en restent à une conception périmée du langage-signal, de ce que Boris de Schloezer appelle le langage-reportage.
           Or l’analyse saussurienne du signe, reprise et développée par Troubetzkoï, Lévi-Strauss et Lacan, la conception du langage comme d’un "système de différences", l’idée que le signifiant structure le signifié (Saussure parle de la "masse amorphe du signifié") devraient nous amener à reconsidérer d’une manière plus précise la comparaison entre langage et musique, et à voir que l’opposition ne se situe pas sans doute au niveau où Boris de Schloezer la place. En particulier, alors que Boris de Schloezer  n’arrive à concevoir que deux types, opposés, de rapports entre forme et contenu – un rapport d’extériorité, de transcendance, caractéristique du langage, et sans valeur esthétique, et un rapport d’identité, caractéristique de la musique – l’idée que le signifiant structure le signifié sans pourtant s’identifier à lui, et celle qu’"un signifiant vaut non en ce qu’il représenterait autre chose, mais par rapport à un autre signifiant qu’il n’est pas" (Lacan), permettent d’envisager des rapports plus complexes, et d’un autre ordre » (p. 44-45).

            « Dans la mesure où Boris de Schloezer [BdS] a défini le langage comme un système ouvert et la musique comme un système clos, il tend à voir dans la poésie une sorte de stade intermédiaire entre les deux, où le "sens rationnel" des mots perdrait de son importance, et où la forme tendrait à s’identifier au contenu, sans jamais y arriver totalement, ce qui serait le cas de la musique : il en vient même ainsi à parler de la musique comme de la limite, au sens mathématique, de la poésie. Sans nous attarder sur ce qu’il y a d’étrange dans cette manière de voir, qui aboutit à faire de la poésie un phénomène hybride, il faut dire qu’il y là, d’abord, une illusion sur le degré d’indépendance entre forme et contenu dans le langage prosaïque, et ensuite une méconnaissance des fonctions sémantiques en poésie, qui restent fondamentalement différentes de tout type de rapport signifiant-signifié tel qu’il peut exister en musique. Il serait facile de montrer, même et surtout à propos de la poésie la plus pure, Mallarmé, Joyce, le Michaud du Grand Combat, ou le Lewis Carroll du Jabberwocky, que ce qui la caractérise c’est au contraire une mise en jeu de rapports sémantiques complexes et subtils, et que si la forme y paraît immanente au fond, c’est à cause précisément de la richesse de ces rapports sémantiques, et non parce que le signifiant tendrait à s’identifier au signifié. » (p. 45-46).

            « Tout au long de son ouvrage, BdS postule une opposition radicale entre les démarches qui sont impliquées dans l’activité et la perception esthétiques dignes de ce nom, d’une part, et d’autre part, les activités de la vie courante, parmi lesquelles il range une certaine manière naïve, "vulgaire", de comprendre la musique, ces activités de la vie courante étant le fait de celui qu’il appelle parfois "l’homme naturel". Mais c’est oublier que cette opposition est secondaire par rapport à une opposition plus fondamentale, celle entre Nature et Culture, et c’est oublier que les traits essentiels de la Culture, loin de caractériser seulement certaines activités exceptionnelles, sont déjà présents dans les manifestations les plus humbles de la vie humaine. L’homme naturel n’existe pas. C’est ainsi un des graves défauts du livre de BdS de rejeter, comme non valable sur le plan esthétique, mais sans qu’il rende compte de son existence, une certaine attitude émotionnelle de l’homme en présence de la musique qui ne peut être si répandue que parce qu’elle correspond à quelque chose de profond. » (p. 47).

            « Reportons-nous aux distinctions introduites par Bühler, et reprises par Troubetzkoï, entre les différentes fonctions du langage, auxquelles correspondent chaque fois des procédés phonologiques particuliers. Il y a d’abord la distinction entre fonction expressive (chaque énoncé est une expression ou une présentation du sujet parlant visant à le caractériser), fonction appellative (chaque énoncé vise à produire une certaine impression sur l’auditeur) et fonction représentative, la plus importante (l’énoncé est la représentation d’un "état de choses"). Ensuite, parmi les procédés phonologiques qui sont au service de cette dernière fonction, il faut distinguer entre les procédés configuratifs, qui signalent la division de l’énoncé en unités grammaticales – et qui se subdivisent en procédés cumulatifs, indiquant combien d’unités compte l’énoncé et quelle est leur hiérarchie (c’est le rôle de l’accent en allemand) et procédés démarcatifs, qui marquent la limite entre deux unités (rôle de l’attaque vocalique dure en allemand) – d’une part, et, de l’autre, les procédés distinctifs qui différencient les unes des autres les diverses unités pourvues de signification.
           Or, nous voyons tout de suite que certaines de ces fonctions se retrouvent en musique : on peut y parler de fonction appellative ou expressive, et de même il est évident que la musique fait constamment appel à des procédés cumulatifs (les accents par exemple) et démarcatifs (les silences, les modes d’attaque, les timbres, etc.). De plus dans certains cas les procédés utilisés par la musique peuvent être de même type que ceux auxquels le langage fait appel : ainsi l’accent d’intensité. En conséquence, toutes sortes d’interférences peuvent se produire sur ces plans. » (p. 49).

            « C'est un fait à quoi les esthéticiens eussent dû attacher plus d’importance, que jamais, pour ainsi dire, la musique vocale ne se passe du support des mots : il semble qu’il soit impossible de voir dans la voix un instrument comme les autres. C’est seulement dans les leçons de solfège ou les exercices de chant qu’elle est réduite à ce rôle, et la vocalise n’a jamais constitué un genre musical autonome. Il y a bien des œuvres, très rares, où la voix renonce au support de toute espèce de langage articulé ; mais alors ce caractère très exceptionnel les marque, par une espèce de choc en retour. Dans certaines pièces de Duke Ellington les instruments imitent la voix, la voix imite les instruments (elle les imite, donc elle n’en est pas un) dans une sorte de transgression réciproque des rôles qui est ressentie comme telle par l’auditeur. Et, dans Sirènes de Debussy, la longue vocalise sur la voyelle a ne peut apparaître, en quelque sorte, que comme le signifiant de la pure séduction, situé en deçà ou au-delà de l’univers du langage, mais ne se définissant et prenant son relief que par rapport à celui-ci. » (p. 52-53).

            « Une œuvre chantée dans une traduction a de grande chance d’y perdre, tant sur le plan linguistique que sur le plan musical : sur le plan linguistique, les nécessités musicales, les problèmes d’accentuation par exemple, rendront presque inévitablement la traduction pauvre et souvent plate ; sur le plan musical, la phonétique de la langue originale, notamment le timbre de la voix, était devenue partie intégrante des structures musicales. On conçoit donc que l’auditeur préfère s’en tenir à l’original. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y perd rien, ni surtout pas que "l’audition s’effectue alors dans de meilleures conditions". Au fond, le problème n’est pas très différent que celui qui se pose au cinéma. Tout vrai amateur de cinéma préférera toujours voir le Tombeau hindou en allemand ou la Rue de la honte en japonais, mais il sait très bien qu’il y perd quelque chose. On choisit le moindre mal. S’il en était autrement, et si vraiment l’auditeur qui ignore l’allemand était mieux placé pour comprendre Schumann, on ne comprendrait plus pourquoi les musiciens s’obstinent à composer dans leur langue maternelle, ni d’ailleurs, inversement, pour quelles raisons – de distanciation – Stravinsky a choisi de faire chanter son Oedipus Rex en latin. » (p. 56-57).

            « Que signifie, du point de vue général, l’union de la parole et de la musique ? Est-il possible d’entrevoir à quelle nécessité anthropologique elle répond ?
            Pour pouvoir amorcer une réponse à cette question, il faut se reporter au point central autour duquel tourne la réflexion anthropologique actuelle, chez un Lévi-Strauss ou un Lacan : c’est l’idée que, fondamentalement, la Culture, par opposition à la Nature, est déchirement, l’idée que la Culture introduit dans le plein de l’être une béance impossible à combler.
           Ceci se traduit concrètement dans le fait que l’homme n’accède au réel que par la médiation d’un ensemble de systèmes signifiants (le langage, mais aussi le mythe, les rites, les systèmes de parenté, les systèmes économiques, l’art enfin) dont chacun, par le fait même de sa structure et des conditions de son fonctionnement, impose sa marque au réel et y reste toujours irréductible, en même temps qu’il reste irréductible, à la limite, aux autres systèmes signifiants, malgré les rapports d’équivalence ou de transformation qu’on peut établir entre leurs structures respectives.
           C’est ce fait fondamental qu’expriment tant de formules, telles que : "le signifiant et le signifié ne se recouvrent jamais complètement" ou "aucune société n’est jamais pleinement et intégralement symbolique" (Lévi-Strauss), "le désir humain est fondamentalement inadéquat à ses objets" ou encore "le réel est toujours à la limite de l’expérience" (Lacan).
            Or, dans l’ensemble de ces systèmes signifiants, certains – dans l’art et la religion notamment – ont pour principale fonction précisément d’essayer de combler, ou de masquer la béance en question. Lévi-Strauss en a donné des exemples dans son analyse de la notion de Mana [« Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss »], ou encore dans son étude sur les rapports entre mythe et rite [Anthropologie structurale]. On pourrait se demander si la musique vocale ne représente pas un cas privilégié à l’intérieur de cette catégorie de systèmes, dans la mesure où elle unifie, en une temporalité unique, deux systèmes très différents. "Le langage est le plus vrai", disait Hegel, mais le langage sépare, isole, déplace, et à la limite je veux toujours autre chose que ce que je dis. "La musique exprime la pure vie intérieure", dit BdS, mais elle est impuissante à nommer. On conçoit donc ce qu’il y a de séduisant dans une entreprise qui, en les combinant dans une fusion intime, grâce au truchement de leur organe commun la voix, vise à donner l’illusion que, la béance qui est au cœur de l’un, l’autre viendra la combler, et réciproquement. » (p. 67-68).

            Dans la note 2 de la p. 56, Nicolas Ruwet remarque : « Michel Dufrenne, critiquant BdS (Phénoménologie de l’expérience esthétique, p. 274) n’apporte en fait rien de nouveau : il se contente de postuler, entre le sens poétique du texte et le sens poétique de la musique une affinité, ou une égalité même, qui se comprennent parce que ces sens se situent au-delà du sens rationnel. » Le jugement est un peu dur. Dufrenne consacre en effet les pages 274 à 277 de son ouvrage à la critique des thèses avancées par BdS. Il y a pourtant une autre idée avancée par Dufrenne, que Ruwet ne remarque pas, et qui me semble tout à fait intéressante : la musique n’est pas une forme que l’intelligence, plus que l’oreille, perçoit ; la musique est d’abord un événement esthétique, qui se donne à la perception : « On ne voit pas bien comment l’affectif, dans la mesure où l’expression s’adresse au sentiment, peut être du spirituel dégradé. Pour M. de Schloezer, le privilège du sens spirituel est cautionné par une théorie intellectualiste de la perception : comprendre la musique, c’est opérer une synthèse grâce au jugement […] Car enfin, si la musique tient son être du sens qui l’habite, comment cet être est-il donné sinon dans la perception ? A quoi le sens est-il immanent, sinon au perçu ? et le perçu n’est-il pas le sensible sonore qui nous impose sa présence et nous communique son expression bien plus que nous lui imposons une loi ? C’est le sensible qui est signifiant, et M. de Schloezer le dit lui-même : "On apprend à comprendre la musique en l’écoutant" : c'est dire que la musique n’est pas un objet intellectuel ; elle est, comme tout objet esthétique et comme l’œuvre littéraire elle-même, objet perçu. Et ce qui distingue la perception esthétique de la perception usuelle, c’est qu’il ne nous est rien demandé d’autre, pour accéder à l’objet esthétique, que de percevoir : parce que c’est dans le perçu que se révèlent le sens et l’être de cet objet : et de même que toute l’attention du sujet est orientée vers la perception, toute la matérialité de l’objet est destinée à susciter cette perception et à s’effacer derrière le sensible triomphant. » Il est vrai toutefois que les notions très riches « d’idée concrète » et de « forme organique » ne sont nullement réductibles à un simple formalisme intellectuel, et que la réflexion de Schloezer est plus riche que la lecture de Dufrenne le laisse penser.