Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

Accueil

Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

 

ANTIQUITE

ANTIQUITE TARDIVE

MOYEN AGE

RENAISSANCE

PHILOSOPHIE MODERNE

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

1- Hegel

a- Art et religion dans la Phénoménologie

b- Le Cours d'Esthétique

2- Schopenhauer

3- Kierkegaard

4- Nietzsche

5- Heidegger


Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

Hegel

Cours d'Esthétique :

une histoire philosophique de l’art

 

            Bibliographie :

            Sur les leçons d’esthétique (L’Esthétique est un titre dû à un élève, Gustav Hotho, qui publie la première édition à Berlin en 1835-38) de Hegel : trois traductions, l’une par Charles Bénard, traduction qui remonte à 1840-1852, mais qui a été revue pour cette édition, en deux volumes en livre de poche, « Classiques de la philosophie », avec introduction et postface par Benoît Timmermans, quelques illustrations et de précieux index à chaque volume ; traduction élégante qui se lit avec plaisir. Une seconde traduction a été faite par Stanislas Jankélévitch, père de Vladimir et grand traducteur de textes philosophiques de l’idéalisme allemand ; quatre volumes en Champs/Flammarion, qu’il n’est pas aujourd'hui aisé de se procurer ; traduction discutée mais pourtant honnête ; aucun appareil critique. Une troisième traduction en trois volumes chez Aubier par Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenck ; une excellente introduction sur la question difficile de l’établissement du texte ; la traduction elle-même est souvent fastidieuse, et il n’y a aucun appareil critique. Par ailleurs, le problème de l’art est également traité dans la Phénoménologie de l’esprit, et tout particulièrement dans le chapitre « La religion esthétique », ainsi que dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques, § 556 à 563 compris.


            Sur le texte de Hegel, la bibliographie n’est pas immense, le texte des leçons d’esthétique n’ayant, pendant longtemps, guère intéressé les commentateurs. On pourra lire cependant le grand ouvrage de Dominique Janicaud, Hegel et le destin de la Grèce, chez Vrin, qui est surtout précieux pour la lecture du chapitre sur « l’art classique », qui reconnaît en l’art de la Grèce ancienne la plus parfaite expression de l’idée du beau. On pourra lire encore Nicolas Grimaldi, L’Art ou la feinte passion, PUF, 1983, le chapitre « La peinture hollandaise selon Hegel : le réalisme dans l’art comme déréalisation de la nature », p. 72 sq. Par Jean-Luc Nancy, Les Muses, Galilée, 1994, une étude subtile et riche intitulée « La jeune fille qui succède aux muses », p. 71 sq. Un petit ouvrage d’initiation, clair et bien fait : Gérard Bras, Hegel et l’art, PUF, « Philosophies », 1989. Véronique Fabbri et Jean-Louis Vieillard-Baron ont encore publié un recueil collectif chez l’Harmattan, en 1997 (L'Esthétique de Hegel)  ; les contributions portent sur des thèmes intéressants, mais ne sont pas toujours à la hauteur de ce qu’on est en droit d’espérer.

 

***

            Les Leçons sur l’Esthétique sont publiées en 1835, quatre ans après la mort de Hegel (le texte est remanié dans la seconde édition de 1841, qui est aujourd’hui l’édition de référence). L’ouvrage n’est en réalité pas exactement de Hegel, puisqu’il a été rédigé par un auditeur fidèle des cours de Berlin, Heinrich Gustav Hotho (1802-1873, étudiant de Hegel à partir de 1822, qui succèdera au maître pour les cours d’esthétique) d’après ses propres notes manuscrites (1823-1826) ainsi que celles prises par d’autres étudiants.  Hotho s’aide également de notes perdues de Hegel lui-même. Selon des recherches récentes (Annemarie Gethmann-Siefert), Hotho aurait infléchi la pensée de Hegel, démocratique et moderne dans l’enseignement oral, en un sens plus nationaliste et plus protestant. C’est ainsi que Hotho, qui avait peu de goût pour la musique italienne, celle de Spontini ou Rossini, dont Hegel raffolait, aurait allongé les développements sur Bach et la musique allemande. Il aurait encore accentué la forme systématique de l’exposé. En outre, pour atténuer l’abstraction croissante de la pensée au cours des années, il aurait généreusement distribué des exemples qui n’étaient nombreux que dans les premières années. Ces critiques sont toutefois très discutables : on a trouvé en effet une autre source, un auditeur qui avait également compilé certains passages des cours d’esthétique de Hegel. Or, la ressemblance avec Hotho est assez grande. En outre, personne parmi les auditeurs de Hegel n’a protesté contre l’édition de Hotho lors de sa première publication (ce qui ne fut pas le cas pour tous les cours publiés de Hegel).

L’enseignement de philosophie esthétique de Hegel se poursuit et se précise pendant douze ans, de 1818 (le premier cours d’esthétique de Hegel remonte en effet à cette année : devant ses étudiants de Heidelberg, il développe les paragraphes consacrés à l’esthétique de L’Encyclopédie des sciences philosophiques de 1817) à 1829 : il reprend la question esthétique dans ses cours d’octobre 1820 à mars 1821, puis d’avril à août 1823, d’avril à septembre 1826, enfin d’octobre 1828 à avril 1829 (1).

Hegel fait preuve dans ces leçons d’une véritable connaissance de l’histoire de l’art, celle d’un amateur éclairé. Il connaît l’art de l’Egypte ancienne surtout par Hérodote et les estampes gravées à la suite de l’expédition napoléonienne. Les hiéroglyphes sont encore pour lui une écriture symbolique et sacrée : il ignore que leur déchiffrement vient tout juste de commencer avec Champollion (1822). Ses connaissances artistiques sur la Grèce ancienne viennent surtout de Winckelmann, et la Grèce classique est alors surtout connue par des œuvres hellénistiques, quand ce n’est pas par des copies romaines tardives (l’Apollon du Belvédère, le Laokoon, la Vénus des Médicis). Pourtant, il a pris connaissance de la frise des Panathénées sculptée par Phidias pour le Parthénon et rapportée à Londres par lord Elgin (1800-1801), ainsi que des sculptures du temple d’Egine qui seront déposées à la Glyptotèque de Munich, sous la responsabilité de son ami Schelling, nommé depuis 1827 Conservateur général des Musées et Collections. Il admire la cathédrale de Cologne lors de son voyage de 1822, au cours duquel il visite aussi les collections de peinture de Bruxelles et d’Amsterdam. Il visite les galeries de peinture à Vienne lors de son voyage de 1824 et le Louvre à Paris, où il séjourne en 1827. Lors de son séjour à Heidelberg, il fréquente les deux frères Melchior et Sulpice Boisserée qui possédaient une collection remarquable de peintures allemandes et flamandes (environ deux cents tableaux aujourd’hui à l’Ancienne Pinacothèque de Munich), grâce à laquelle Hegel a découvert cet art. Il a, à Heidelberg, pour collègue et ami Friedrich Creuzer, dont la Symbolique l’oriente vers les spéculations esthétiques. Après l’avoir lu, il écrit à Creuzer (dans le brouillon d’une lettre de la fin mai 1821) : « A quel point je me sens encouragé pour mon esthétique, en ayant entre les mains un tel ouvrage, c’est ce que je ne puis assez vous dire. J’ai l’intention de faire l’hiver prochain un cours sur l’esthétique, et votre ouvrage me met en état de pénétrer davantage ce sujet et, avec le temps, de faire sans doute aussi imprimer quelque chose là-dessus » (Corr., II, 234, lettre n° 389). Il connaît encore la Galerie de Dresde, haut lieu du premier romantisme, et la galerie de Berlin dont il loue la récente présentation historique (III, 295 et n.). Il est enfin un véritable amateur de musique. Il fait l’acquisition d’un piano en 1819 (pour les enfants, Hegel lui-même n’en joue pas), participe en auditeurs aux nombreux concerts de musique de chambre qui ont lieu dans les salons berlinois ; il connaît les plus grandes cantatrices allemandes de son temps (Henriette Sontag, Anna Milder-Hauptmann). Il fréquente la maison du père de Félix Mendelssohn, Abraham Mendelssohn, et le jeune Félix assiste en 1828/29 aux cours d’esthétique de Hegel. Il partage les goûts de son époque : il adore Mozart et Rossini, demeure perplexe devant la musique de Beethoven (il goûte peu la musique symphonique et lui préfère l’opéra) qu’il connaissait mais qu’il ne cite jamais dans ses leçons d’esthétique, pas plus que Schubert, qu’il ne connaissait pas.

La fortune de ce texte est assez paradoxale. Il a peu intéressé les hégéliens qui questionnent plutôt la philosophie de l’histoire, la théorie de la connaissance et tout particulièrement la philosophie politique. Celle-ci en effet a profondément marqué le jeune Marx qui ne s’en affranchira qu’avec la Contribution à la critique de l’économie politique en 1859, et ce fut longtemps l’orientation marxiste, que ce soit pour l’encenser ou pour la critiquer, qui inspira les recherches hégéliennes. On demande surtout à la philosophie hégélienne une réconciliation de la pensée et de la réalité, c'est-à-dire une légitimation conceptuelle de l’histoire effective. De ce point de vue, le domaine de l’art apparaît comme le royaume des rêves et des chimères, et en ce sens tout à fait opposé à l’esprit positif de cette philosophie. Quant aux historiens de l’art, ils ne s’intéressent guère davantage à Hegel, tant le flou de ses connaissances et son goût des synthèses hardies insupportent le spécialiste, avide d’un savoir infiniment plus exact (2). Par ailleurs, on a souvent le sentiment que l’histoire hégélienne résulte surtout d’un schéma conceptuel a priori dans lequel le philosophe travaille à faire entrer de toute force les données de l’histoire factuelle. Comme le disait Feuerbach, la ruse de la raison n’est le plus souvent que la ruse de Hegel lui-même qui déploie une extraordinaire virtuosité pour retrouver dans l’histoire du monde la légitimation de sa propre philosophie. Il reste cependant que la philosophie de l’art selon Hegel constitue non seulement un grandiose système qui embrasse tous les genres artistiques et toute l’histoire de l’art occidental et oriental, mais encore qu’elle est le premier essai de ce type et influencera profondément toutes les histoires de l’art jusqu’à nos jours : Michelet, Élie Faure, Focillon et Malraux en conservent l’empreinte manifeste. Toute tentative de reconstruire une logique de l’histoire des formes, c'est-à-dire une histoire qui ne soit pas une simple collection de faits, mais un véritable développement dialectique, prend sa source dans Les Leçons sur l’Esthétique de Hegel.

            Hegel divise son exposé en trois grandes parties. Dans la première, il définit les principes généraux de sa théorie esthétique. Hegel procède alors à une analyse de ce qu’il appelle l’Idée du Beau, car il s’agit en effet pour lui d’une Idée de la raison et non d’un simple sentiment subjectif, comme le prétendait Kant dans son analytique du sentiment du beau et du sentiment du sublime. Dans la seconde partie, Hegel propose une lecture raisonnée de l’histoire de l’art universel, en lequel il distingue trois moments fondamentaux : l’art symbolique, l’art classique et l’art romantique. Enfin, dans la troisième et dernière partie des Leçons, Hegel propose une classification, ou plutôt un système des Beaux-Arts, de l’architecture à la poésie. Kant avait déjà esquissé un tel système au § 51 de la FdJ (« De la division des Beaux-Arts ») en partant de l’idée d’expression, elle-même dérivée de la nécessaire communicabilité du sentiment esthétique. A ce tableau logique qui rend possible une classification (arts de la parole, arts figuratifs, arts du jeu des sensations), Hegel oppose alors un mouvement dialectique qui permet selon lui de retrouver un fil directeur dans l’histoire de la production des œuvres. Il importe toutefois de distinguer entre l’histoire chronologique et l’histoire philosophique : en cherchant une cohérence conceptuelle dans la diversité infinie des événements de l’histoire, Hegel procède nécessairement à un choix que justifie selon lui l’esprit des peuples et des civilisations que telle forme d’art exprime. C’est ainsi qu’influencé par le goût romantique pour le Moyen Age (3), il consacrera de longues et belles pages à la cathédrale gothique qu’on tenait, une cinquantaine d’années auparavant (bien que le premier texte qui fasse l’éloge de l’architecture gothique soit l’article « Architecture allemande » que Gœthe consacre en 1772 à la cathédrale de Strasbourg ; Gœthe reniera plus tard ce texte et reviendra, après le voyage en Italie, à l’art antique, paradigme éternel selon lui de l’art en général), comme un édifice barbare indigne de figurer dans une histoire du goût : l’élan vers l’infini de la voûte d’ogives exprime merveilleusement selon Hegel l’ascension de l’âme selon la spiritualité chrétienne, et la cathédrale gothique est donc un moment essentiel dans le développement de l’Idée du beau. C’est ainsi que la logique du concept dégage un fil directeur dans le chaos du passé, et permet à l’esprit de se réapproprier son histoire en la rendant intelligible à ses propres yeux. Aussi ne faut-il jamais perdre de vue que nous lisons ici une histoire philosophique de l’art, et nullement une histoire simplement historienne. L’histoire hégélienne de l’art est une histoire normative : l’Idée du Beau a été réalisée en sa perfection par les Grecs de l’époque classique, et la grandeur d’un art se mesure à sa plus ou moins grande complexité par rapport à cet Idéal. L’art du passé n’est donc jamais étudié en historien, mais en fonction de la seule perfection classique, qui fait ici office de paradigme et de référence : l’art symbolique n’est qu’un art classique encore embryonnaire, l’art romantique est un art classique décadent et excaerbé. Cependant, là où l’historien verra une faute, on peut juger qu’il y a une nécessité : on peut en effet douter de la possibilité d’une histoire que ne fonderait pas une philosophie implicite de l’histoire ; par ailleurs, la très grande richesse des analyses hégéliennes consiste moins dans le schéma général du développement dialectique que dans le détail de l’exposition qui fournit souvent des idées que l’on retrouve aujourd’hui dans de nombreuses histoires de l’art. Par exemple, dans le chapitre consacré à la peinture, sur le rôle précurseur de Giotto (III, p. 302 sq) : il est vrai que l’art de Giotto était jugé fondateur depuis le quatorzième siècle, c'est-à-dire depuis Boccace et Cennino Cennini, idée reprise autour de 1500 par Léonard (qui ajoute à Giotto un second précurseur, Masaccio) et au milieu du seizième par Vasari. Mais Hegel, selon qui Giotto « orienta la peinture vers le présent et le réel » (III, 302), présente cette rupture en termes étonnament modernes et si l’érudition a fait d’immenses progrès, il faut reconnaître que nombre de réflexions avancées par Hegel sont aujourd’hui reprises dans une ignorance totale de leur véritable inventeur.

            Nous suivrons le plan de Hegel lui-même, et étudierons en premier lieu la théorie générale de l’Idée du Beau. Cette première partie correspond au premier volume de la traduction de Jankélévitch. Prolongeant la pensée de Schelling, qui considérait dans les anciens mythes et les œuvres de l’art non les produits d’une imagination irrationnelle, mais au contraire une philosophie inconsciente, l’esprit sommeillant encore dans la matière, Hegel envisage l’œuvre d’art comme une expression de la subjectivité, non toutefois du sentiment empirique qui demeure nécessairement singulier, mais de l’Idée qui tend vers l’universel, c'est-à-dire qui désire pouvoir être communiquée à tout être raisonnable. C’est précisément ce désir qui contraint l’Idée à s’exprimer, c'est-à-dire à se réaliser dans la nature, à s’extérioriser dans le monde. C’est ainsi que par le seul acte de la production de l’œuvre, l’artiste pose son œuvre comme l’œuvre de tout autre, puisqu’il la propose à son regard et n’en conserve pas la pensée dans l’intimité de sa conscience. Cependant l’expression donne lieu à la création d’une forme sensible, et non d’un discours logique. L’Idée esthétique se trouve ainsi intermédiaire entre le pur sentiment et la pure raison, elle est la forme d’une phénoménologie de l’esprit encore inconscient de lui-même. C’est pourquoi, selon Hegel, la philosophie doit procéder à un véritable dépassement de l’art, élevant à la conscience de soi la pensée inconsciente qui repose dans le secret de l’œuvre d’art. L’esprit, accédant à la forme logique en laquelle il se connaît en vérité, résout l’art dans le logique comme le résidu encore inconnu de son équation. C’est ainsi que la Réforme luthérienne, qui inscrit la divinité, c'est-à-dire l’Absolu de la conscience de soi, dans l’événement intime et non conceptualisable de la croyance, n’éprouve plus le besoin du culte extérieur des images qui lui apparaît alors comme une idolâtrie coupable puisqu’elle détourne de l’intériorité du cœur où s’enracine la foi, intériorité qui ne doit s’exprimer que sous la forme pieuse de la prédication. Mais la religion elle-même, certitude subjective qui reste enclose dans le secret du cœur, doit laisser la place à la science qui reconnaît la rationalité du réel et revient ainsi à l’extériorité vers laquelle se tournait la production artistique, mais cette fois en tant qu’elle est réalité objective et non plus simplement expression subjective : « C’est ainsi que l’art et la religion trouvent leur union dans la philosophie. » (I, 153-154).

            En appréhendant ainsi l’œuvre d’art comme expression, c'est-à-dire comme une objectivation du subjectif, Hegel prend résolument parti contre la théorie de l’imitation. Loin d’imiter la nature, il faut plutôt dire que l’œuvre nie la nature en son immédiate naturalité, puisqu’elle lui substitue une création artificielle, un produit de l’activité humaine. Si la nature était esthétiquement parfaite, l’homme n’éprouverait en effet pas le besoin d’y ajouter une œuvre de son génie propre. Ainsi, loin d’imiter la nature, l’art ne représente dans l’extériorité l’Idée que pour suppléer au non-sens des productions de la nature par le sens de l’œuvre fabriquée de main d’homme. Un art d’imitation sera donc nécessairement un art vil, puisqu’il asservit l’esprit à ce qui est sans esprit. C’est ainsi que Hegel emprunte à Pline la vieille histoire de Zeuxis qui trompa les oiseaux par des raisins peints en trompe-l’œil, tandis que Parrhasios (qu’il nomme curieusement Praxeas) trompa Zeuxis par un rideau peint qui était censé recouvrir son œuvre (I, 36). Ce dont il faut conclure que l’art de pure imitation (les raisins de Zeuxis) ne peut tromper que les bêtes, c'est-à-dire une vie qui se maintient en-deçà de l’esprit, tandis que pour tromper l’homme, il faut lui présenter le voile de l’apparence qu’il s’empressera d’écarter pour manifester l’essence. Le trompe-l’œil de Parrhasios est donc un trompe-l’œil en négatif, puisqu’il montre comment ce n’est pas le panneau lui-même qui trompe, mais plutôt le désir d’accéder à l’Idée par-delà la présentation sensible du pur phénomène. Tandis que l’animal est trompé par le visible, c’est plutôt l’attente de l’invisible et la révélation de l’Idée qui sont en mesure de leurrer l’homme. En se proposant l’imitation de la nature, on assujettit l’art à une fin qui lui est extérieure, on le maintient donc nécessairement dans l’infériorité car « en voulant rivaliser avec la nature par l’imitation, l’art restera toujours au-dessous de la nature et pourra être comparé à un ver faisant des efforts pour égaler un éléphant » (I, 37). Hegel répond encore à Kant qui disait préférer le miracle naturel du chant du rossignol à ce même chant proféré par un imitateur humain : cet artifice selon Kant dissiperait aussitôt la beauté et ferait paraître ce même chant insipide (§ 22, remarque générale). Mais si tel est en effet le cas, rétorque Hegel, ce n’est nullement parce que la nature est supérieure à l’art, mais parce que nous méprisons la simulation de la bête par l’homme et que nous admirons, dans le chant du rossignol, ce qui nous semble exprimer des sentiments humains, c'est-à-dire l’imitation inconsciente de l’homme par la bête (« Ce qui nous réjouit ici, c’est l’imitation de l’humain par la nature », I, 37). En outre, tout chant humain, c'est-à-dire doué de sens et exprimant une idée, sera toujours selon Hegel plus beau que le chant d’un oiseau incapable de conscience.

            Remarquons enfin que cette condamnation sans appel de l’art d’imitation n’empêche pas Hegel de prononcer l’éloge de l’art qui passait alors pour le plus imitatif, c'est-à-dire la peinture hollandaise du XVIIe siècle. C’est en effet un lieu commun, dès le XVIe siècle, d’opposer le faire minutieux et réaliste des Flamands à l’art idéalisant des Italiens. Selon le témoignage de son contemporain Francesco de Hollanda, Michel Ange méprisait pour cette raison l’art d’un Memling ou d’un Gérard David : « On peint dans les Flandres justement pour tromper la vue, des choses plaisantes pleines d’agrément [...] Cette peinture se compose de draperies, de masures, verdures champêtres, ombres d’arbres, ponts et ruisseaux, ce qu’ils appellent paysage, avec quelques figurines çà et là. Et tout ceci qui passe pour bon aux yeux de certains est en réalité sans art ni raison, sans symétrie ni proportion, sans choix ni discernement, ni dessin, en un mot sans substance et sans nerf » (Todorov, Éloge du quotidien, p. 24). Hegel partage le mépris de Michel Ange pour ce réalisme du quotidien. Pourtant la peinture hollandaise n’est nullement méprisable (Hegel est un des premiers à la réhabiliter après le discrédit qu’elle a connu au XVIIIesiècle, et qui pèsera encore sur elle pendant la première moitié du XIXe siècle) (4).car elle n’imite pas la nature, mais la nature travaillée par l’homme, c'est-à-dire soumise à la volonté de l’esprit. La terre hollandaise est en effet conquise contre la mer (I, 227 et II, 353), les richesses qui abondent sur la nature morte sont le fruit de l’industrie et du commerce, et tout cet art exprime l’énergie d’un petit peuple qui a su triompher, par son unité et son courage, de l’occupation espagnole. C’est pourquoi l’art imitatif des Hollandais exprime le « dimanche de la vie », scènes de genre joyeuses où l’on sent l’esprit d’un peuple libre qu’anime « un sentiment de robuste nationalité ». C’est ainsi que l’art ne réussit à être imitatif qu’à la condition d’imiter non les œuvres de la nature, mais celles de l’esprit.

            Il nous faut maintenant évoquer rapidement les trois moments distingués par Hegel dans l’histoire de l’art occidental et oriental : symbolique, classique et romantique. Cette exposition occupe le deuxième volume de la traduction de Jankélévitch. Puisque l’œuvre d’art est l’objectivation du subjectif, ou la réalisation du concept dans la matière, elle passe en effet par trois moments essentiels : quand l’esprit se cherche encore dans le monde et que l’œuvre est inadéquate à l’idée, l’art peut être dit symbolique. Il semble alors exprimer un secret qu’il ne connait pas lui-même et se présente à nous comme un monument du mystère éternel. Telles sont, selon Hegel, les œuvres de l’Égypte ancienne : si elles ont toujours fasciné, ce n’est nullement parce qu’elle dissimulent un secret, mais en vérité parce qu’elles ignorent elles-mêmes le secret qu’elles dissimulent. Elles incarnent l’esprit qui se cherche lui-même et ne sait pas encore se reconnaître dans les œuvres qu’il a pourtant lui-même produites. Quand l’esprit s’exprime adéquatement dans la forme de l’œuvre d’art, qu’il reconnaît son concept représenté à l’extérieur de lui-même, l’art peut alors être dit classique. Tel est le cas, selon Hegel, de l’art grec, ici surtout compris par l’interprétation de Winckelmann, et qui est aux yeux de Hegel la forme la plus réussie de toute expression artistique, parce que la plus heureuse et la plus parfaitement achevée. Cependant, la subjectivité ne saurait se reconnaître dans la forme objective d’une œuvre, si belle soit-elle. Il faut donc que l’esprit éprouve l’abîme qui sépare sa représentation esthétique de l’infinité intérieure qu’il ressent en lui. Il fait alors l’expérience de l’inadéquation nécessaire de l’œuvre d’art à l’Idée qui veut s’exprimer en elle, et qui dépasse toujours le contenu objectif qu’elle réussit à se donner. Telle est la souffrance qu’exprime l’art romantique, souffrance de la conscience malheureuse qui tend d’elle-même vers une spiritualité plus haute que celle à laquelle peut prétendre l’œuvre d’art, et par conséquent au dépassement de l’art dans la connaissance philosophique. L’art romantique s’oppose en ce sens directement à l’art symbolique : tandis que dans le premier l’Idée est toujours en excès sur l’œuvre, elle est toujours en défaut en regard de son expression symbolique. Il n’y a que dans l’heureux équilibre de l’art classique que l’œuvre est parfaitement adéquate à son contenu spirituel.

            Le symbolisme selon Hegel est nécessairement inconscient. En devenant conscient, le symbole se supprime lui-même dans l’allégorie, qui n’est que l’illustration d’un concept qui se connaît lui-même. Reprenant alors le plan du chapitre consacré à la religion naturelle dans la Phénoménologie, Hegel décrit le dualisme de la lumière et des ténèbres dans la religion de Zoroastre, et consacre surtout de nombreuses pages au symbolisme fantastique de l’Inde brahmanique, qui est l’esprit fasciné par l’irrationnelle prolifération de la nature végétale et animale. C’est seulement avec l’art égyptien que l’art symbolique, qui est l’expression de l’esprit créateur encore inconscient de l’Idée qu’il exprime, incarne l’esprit du symbolisme lui-même : le Sphinx apparaît alors aux yeux de Hegel comme le symbole de l’art symbolique, l’expression de l’énigme éternelle qui questionne l’esprit et que l’esprit ne réussit pas à résoudre, l’incarnation de l’inconnu absolu : « Les œuvres d’art égyptiennes contiennent des énigmes qui ne restent pas seulement indéchiffrables pour nous, mais qui devaient l’être aussi, en partie du moins, pour ceux qui les ont posées. Par leur symbolisme mystérieux, les œuvres d’art égyptiennes sont donc des énigmes. Elles sont même l’énigme objective. Elles peuvent elles-même être symbolisées par le Sphinx, qui est le symbole du symbolisme » (II, 75). Enfin Hegel relie explicitement l’esthétique symboliste à l’esthétique du sublime telle que Kant l’avait analysée (Kant lui-même avait donné les pyramides en exemple du sublime mathématique, § 26) : il apparaît ainsi qu’à ses yeux le sublime résulte davantage d’un défaut du concept que d’un emportement du sentiment, un essor du sensible vers le supra-sensible. Il n’y a pas pour Hegel, à l’inverse de Kant, de vérité qui soit indicible ni de savoir qui soit inconnaissable à la raison des hommes. Aussi se méfie-t-il de la mystique, ou « enthousiasme », du sublime (dont il discerne la trace dans les civilisations hindoues, mahométanes et chrétiennes) qui ne cède à la fascination du mystère que par suite d’une insuffisance dans le travail de la conceptualisation. Il est vrai que Kant lui-même avait sévérement critiqué la « Schwärmerei », et que les deux penseurs se retrouvent sur ce point.

            Le parfait équilibre de l’art classique s’accomplit, quant à lui, dans les œuvres sereines et olympiennes de la Grèce antique : l’Idée est alors immédiatement perceptible dans la forme, sans tomber pourtant dans la froideur de l’allégorie, car si la représentation est adéquate au concept, le concept n’est pourtant pas encore parvenu à la connaissance logique de lui-même. D’où le miracle des œuvres grecques : en tant qu’elles expriment l’Idéal, elles semblent n’exister que dans le monde de l’esprit. Pourtant, elles ne sont nullement abstraites ni figées, bien au contraire elles sont puissamment vivantes et semblent animées d’une jeunesse éternelle. Cet état de grâce, qui résulte du parfait équilibre, ou adéquation, de la conscience et de ses œuvres, ne pourra plus jamais être retrouvé par la suite. La Grèce apparaît ainsi à Hegel, comme à bien d’autres de ses contemporains, comme la jeunesse miraculeuse du monde, la réussite d’une civilisation accomplie en laquelle l’homme a pu croire être parvenu au sommet de sa maturation : on sait qu’en grec, le mot arêtê, qu’on traduit par « vertu », peut également se rendre par « excellence ». Pour Hegel comme pour Winckelmann (et déjà pour Aristote), l’homme grec n’est pas un homme parmi d’autres, c’est l’homme par excellence. C’était là l’apport proprement original de Winckelmann qu’un Panofsky assimile peut-être à tort au simple idéalisme néo-platonicien d’un Bellori : l’Idéal de la beauté n’est pas seulement un schème conceptuel, il est une réalité historique, aujourd’hui disparue mais qui s’est accompli à la perfection dans la civilisation de la Grèce antique, sorte de Paradis perdu dont les Modernes ont été chassés par l’angoisse et la Passion du dieu chrétien. Comme le dit le prêtre égyptien au début de Timée (22 b), les Grecs seront toujours des enfants, ils sont l’enfance insouciante et l’état de grâce de l’humanité consciente d’elle-même, qui se rassemble dans la communauté éthique de la cité antique, et qui reconnaît son image dans les figures à la fois idéales et particulières de ses nombreux dieux (à l’inverse, les dieux égyptiens, expressions de l’esprit encore inconscient de lui-même, ne sont pas encore entièrement humains, mais mi-humains mi-animaux). Ce thème, que Hegel emprunte non seulement à Winckelmann mais aussi à Schiller (voyez le poème « Les dieux de la Grèce » que Schiller compose en 1788), à Kant lui-même (Antropologie, 144) et à Herder (Hugh Honour, Le Néo-classicisme, Le Livre de Poche, 1998, p. 75), se retrouve dans Hypérion, l’un des premiers textes de son condisciple au Stift de Tübingen, Hölderlin, et demeurera très présent jusqu’à nos jours : c’est ainsi qu’il est familier à Nietzsche, qui prononce l’éloge de la « naïveté » des Grecs, qui savaient l’art d’être superficiels par profondeur (préface du Gai Savoir), et qu’il n’est pas étranger à Heidegger, comme en témoigne l’essai célèbre sur « L’Origine de l’œuvre d’art » (1936) dans les Chemins qui ne mènent nulle part. Marx lui-même, s’interrogeant dans la Contribution à la critique de l’économie politique sur le charme qu’exerce encore de nos jours leur art, écrira des Grecs qu’ils sont « l’enfance historique de l’humanité » (Éd. Sociales, p. 175), et que parmi tous les enfants, ils sont les plus normaux (les autres sociétés « primitives » ne donnant l’image que d’une enfance pathologique) (5). Le charme de l’enfance vient de son innocence, et les gestes de l’enfant n’ont de la grâce que parce qu’il ne le sait pas encore. C’est ainsi, selon Hegel, que la beauté de la Grèce, née d’une coïncidence miraculeuse et nécessairement éphémère entre l’Idée et l’œuvre élaborée, n’est si parfaite que parce qu’elle est inconsciente d’elle-même. Le devenir conscient de l’esprit doit nécessairement chasser l’art de ce Paradis originel : la rigidité et la froideur des œuvres néoclassiques démontrent combien les Modernes, devenus trop conscients de leur art, sont incapables de retrouver le secret de cette liberté perdue. C’est pourtant cette grâce qui, avec l’art hellénistique, s’affadit en joliesse et tombe dans la préciosité et le maniérisme : l’absence de subjectivité des dieux antiques font d’eux une pure apparence qui finit par se dissoudre dans un esthétisme purement formel. Il manque aux dieux grecs la douleur du négatif, c'est-à-dire cette angoisse subjective qui met la mort dans l’âme et que le dieu chrétien, devenu pleinement homme, souffre par sa Passion.

            L’art romantique se développe alors avec le christianisme (6). Non seulement cette religion fait de dieu un homme jusqu’à l’angoisse de mourir, qui n’avait jamais effleuré les Immortels de l’Olympe, mais encore elle apprend à la conscience que son vrai royaume n’est pas de ce monde, c'est-à-dire que l’esprit ne surmontera jamais totalement la différence qui l’oppose au monde et que son travail dialectique est voué à l’infini. C’est avec le christianisme en effet que l’intériorité méditante découvre sa radicale opposition au monde extérieur, et l’incommensurable secret de la subjectivité : « Ce qui manque aux belles figures des dieux grecs, c’est la subjectivité existant pour soi, se sachant et se voulant elle-même. » (II, 263). C’est pourquoi Hegel dit de la conscience chrétienne qu’elle est la « conscience malheureuse », qui erre de par le monde sans jamais trouver le lieu de son repos, l’esprit qui se sait désormais voué à la souffrance de l’histoire. Cette mort de Dieu, qui sait désormais que l’Absolu ne sera jamais rencontré dans le monde mais toujours poursuivi par le développement dialectique de l’esprit, devient effective avec les Croisades : les chevaliers qui découvrent le tombeau du Christ, découvrent aussi un sépulcre vide en lequel ne repose aucune relique (Leçons sur la philosophie de l’Histoire, trad. Gibelin, p. 301-306 et Phénoménologie de l’Esprit, I, p. 184 et note 39 de Jean Hyppolite). L’esprit apprend ainsi à dépasser l’idolâtrie du culte des reliques, et à reconnaître Dieu sous la forme de l’idée : l’adoration de l’Eucharistie se répand précisément à l’époque des Croisades, l’esprit renonçant à voir le corps de Dieu et reconnaissant sa vérité dans le pain consacré, dont le partage établit la communion entre les membres d’une même Église. L’art romantique exprime alors l’élan de l’âme qui cherche l’expression sensible de l’Absolu dans un monde au-delà du monde. L’élévation fantastique de la cathédrale gothique (III, 90 sq), qui élève sa flèche vers le ciel, exprime la soif de l’esprit qui tente de s’arracher au sensible pour se hisser jusqu’à la révélation de son invisible vérité, « comme l’âme inquiète, tourmentée, réussit, à force de recueillement, à quitter le terrain du fini pour s’élever vers Dieu, dans lequel elle trouve le repos recherché » (III, 92) (7). L’art romantique apparaît ainsi comme un art qui cherche à se dépasser lui-même en tant qu’art, et à nier son expression esthétique pour se conserver en se niant lui-même dans la connaissance philosophique. L’art romantique meurt en effet de la scission qui l’avait fait naître : l’opposition du chevalier de la foi, à la poursuite de l’Idéal, et de la prose du monde, dans sa trivialité, fait chuter la sainteté dans le registre du comique : Don Quichotte incarne l’idéal chevaleresque fondé sur la foi, l’amour et la fidélité, et vient se briser les reins contre un monde sans idéal. De cet échec, naît selon Hegel le roman moderne, roman d’apprentissage qui décrit, non le conflit du cœur et du monde, de l’intérieur et de l’extérieur, mais l’éducation sentimentale de l’adolescent chevaleresque qui apprend à renoncer à ses chimères et à reconnaître la nécessité du réel, pour mieux le transformer. Le modèle de tout roman moderne est ainsi selon Hegel le roman de Gœthe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, qui ne se conforme pourtant pas, comme c’est si souvent le cas, au destin médiocre de l’idéal dans la modernité prosaïque : ce que Hegel nomme, avec les Allemands de son temps, le « philistinisme » : « Quels qu’aient été ses démêlés avec le monde, quelque âpre qu’ait été la lutte qu’il lui a livrée, il n’en finit pas moins le plus souvent par épouser la jeune fille qui lui convient et par devenir un philistin comme les autres. » (II, 348 ; pour ces idées, voir 344-348). Par la dissolution de l’art romantique, l’art apparaît enfin comme quelque chose qui doit être dépassé et qui finit par se supprimer dans la philosophie. Si l’œuvre d’art n’est en effet qu’une philosophie inconsciente, il est nécessaire que la philosophie devenue consciente d’elle-même conduise à la suppression de l’art comme tel : « L’art reste pour nous, quant à sa suprême destination, une chose du passé. De ce fait, il a perdu pour nous tout ce qu’il avait d’authentiquement vrai et vivant, sa réalité et sa nécessité de jadis. » (I, 34). Cette conclusion paradoxale de l’esthétique hégélienne se déduit donc du point de vue idéaliste qui a été pris comme point de départ. L’esthétique kantienne, qui trouve son origine dans un sentiment subjectif et non dans l’expression d’une Idée, ne conduit pas pour sa part à cette impasse en laquelle l’art doit procéder à sa propre dissolution. Certains ont pu voir dans la crise qu’a connue la représentation artistique au cours du XXe siècle la confirmation de la pensée de Hegel. On peut tout aussi bien y reconnaître les ultimes conséquences d’une esthétique idéaliste, et la vérification a contrario des thèses soutenues par Kant. Reconnaissons pourtant que ce débat est difficile et reportons-en l’analyse à la fin de cette leçon.

            Dans les deux derniers volumes de son Esthétique, Hegel propose enfin un système des Beaux-Arts. Il fait se succéder les arts par degré de conceptualisation croissante, selon que l’esprit s’approche de son autonomie et qu’il devient de plus en plus conscient de l’Idée qu’il exprime dans l’œuvre. L’architecture (en laquelle Hegel distingue à nouveau les moments symbolique, classique et romantique) est alors le premier moment, car la finalité utilitaire de l’édifice soumet l’esprit à des contraintes extérieures et l’empêche de s’exprimer librement. L’idée de l’architecture se réalise successivement, dans l’art symbolique, avec la forme colossale et démesurée de la pyramide, qui ne renferme pourtant qu’un cadavre momifié, c'est-à-dire l’idée privée de parole et encore inconsciente d’elle-même ; dans l’art classique, avec le temple grec qui se stabilise dans la perfection de ses proportions, comme une totalité régie par les lois de l’harmonie ; dans l’art romantique, avec la cathédrale gothique qui exprime l’aspiration de l’esprit à s’arracher à sa prison de pierre et à s’élever jusqu’à l’immatériel. La sculpture marque alors le moment où l’esprit ne se reconnaît plus dans la forme inorganique de l’édifice, mais dans la représentation d’un corps vivant, la sculpture étant essentiellement vouée selon Hegel à la représentation du corps humain, manifestation sensible de la pensée, à l’inverse du corps animal en lequel ne s’exprime que le désir (I, 200 sq) : c’est exclusivement à la sculpture grecque, telle qu’il la connaît surtout par les ouvrages de Winckelmann, que se borne ici l’analyse de Hegel. La sculpture de la Grèce ancienne incarne pour Hegel la parfaite réalisation de l’essence de l’art de la sculpture, et toute statue ne vaut que par sa plus ou moins grande proximité des chefs-d’œuvre réalisés par les anciens Grecs (8). L’architecture manifeste par la sculpture ce qu’elle dissimulait dans le secret de son intérieur, le temple égyptien ou grec n’étant construit que pour cacher la statue du dieu, à la façon du fruit qui dissimule en son intérieur le germe. Avec la statuaire grecque, l’Absolu se reconnaît dans la forme du corps humain, que seul l’esprit habite : il trouve ainsi sa mesure, depuis la démesure symbolique, et s’achemine inconsciemment vers la conscience de lui-même. En s’affranchissant du temple qui la retenait jusque là entre ses murs, la statue du dieu grec conquiert son autonomie et accède à l’indépendance que l’esprit veut pour lui-même. Cependant, la sculpture demeure engagée dans la matière et dans l’espace et s’oppose ainsi à la spiritualisation exigée par l’Idée. Aussi est-elle dépassée par la peinture, qui ne retient du spectace du monde qu’une pure apparence étalée sur le plan du tableau : par cette fiction, la peinture idéalise la représentation dans la composition virtuelle de la profondeur perspective. Au monde réel du sérieux et de l’action, elle substitue un monde mental et simplement imaginaire. Cette dématérialisation est possible dans la mesure où la peinture réduit le réel au jeu du reflet et de la surface, c'est-à-dire de la lumière et de la couleur, qui est un obscurcissement de la lumière (Hegel se réclame ici de l’anti-newtonienne Théorie des couleurs de Gœthe ; voir III, 231 et 266). En outre, la peinture est plus consciente que la sculpture de l’irréductible individualité de la vie subjective : le peintre rend sensible tous les accents des passions, et par conséquent le caractère qui individualise l’esprit, tandis que le sculpteur ne peut exprimer qu’une vie plus universelle et sereine, non sans individualité il est vrai, puisque chacun des dieux grecs a des traits qui lui sont propres, mais pourtant dépourvue de subjectivité, la sculpture étant tout entière dans la beauté extérieure du corps humain, et non dans l’expression de l’intériorité. C’est pourquoi Hegel affirme avec tant d’insistance, et contre les progrès de l’érudition, que les statues de la Grèce ancienne n’étaient pas peintes (9) et que, le trou de la pupille n’étant pas inscrit dans la pierre (à l’inverse des œuvres des modernes), elles étaient sans regard, « ce miroir de l’âme » (III, 141-142). Miroir de l’âme, tel est précisément le titre auquel le tableau peut prétendre, lui qui, réduisant le monde à son pur reflet, peut réfléchir les moindres nuances de la vie subjective. En outre, à l’inverse de la sculpture qui isole la silhouette idéale du dieu, tout entière absorbée par l’exhibition de sa parfaite beauté, la peinture représente des situations en laquelle les « personnages » (le nom désigne également les figurines du tableau et les héros du roman) sont représentés : à l’individualité extérieure et abstraite des dieux grecs, la peinture romantique substitue donc une individualité concrète, engagée dans le monde (10). A l’inverse de la sculpture, qui semble n’être là que pour elle-même, le tableau se dispose en fonction du point de vue (« On dirait que le spectateur est là dès le début, que l’œuvre est faite à son intention, qu’on a tenu compte du point fixe où il sera placé. », III, 227) ; l’expression de la subjectivité, qui est le propre de la peinture, se fait donc sous les yeux d’un autre, et cette offrande de l’âme sous les yeux de celui qui la contemple se nomme l’amour (III, 239). Le contenu romantique de la peinture sera donc la figuration de l’amour s’offrant au regard d’un dieu spectateur : le Christ, la Vierge (Hegel pense surtout aux Madones de Raphaël), les saints et les martyrs expriment alors toutes les expressions de l’amour, de ses joies et de ses souffrances, qui est effusion de l’âme, épanchement de l’intérieur dans l’extériorité visible. A l’impassibilité de la statuaire, s’oppose ainsi la pathétique amoureuse du monde chrétien, qui trouve dans la peinture le lieu de sa parfaite expression. Descendant alors du ciel sur la terre, l’expression de la vie subjective se transmet de la peinture de l’amour céleste à celle du paysage, la nature à laquelle l’âme vivante s’identifie par une « sympathie » que Hegel place sous l’autorité du dieu Pan (III, 256) ; elle s’incarne enfin dans le naturalisme (III, 257) de la scène de genre, où excelle la peinture hollandaise. Un même mouvement conduit du visage idéal des madones italiennes à l’art du portrait qui individualise le visage en le caractérisant (III, 288 sq). Hegel ajoute alors une sorte de raccourci très schématique de l’histoire de la peinture : à l’opposition, reprise de Ghiberti et Vasari, entre la peinture byzantine et italienne, il ajoute un chapitre consacré exclusivement aux peintures du Nord, les peintures hollandaises et allemandes, qui ont toutes deux le même goût pour l’expression d’indépendance de la bourgeoisie, pour sa résolution dans les affaires de ce monde, pour son réalisme et pour son énergie.

            Le développement sur la peinture est tout particulièrement remarquable, et Hegel montre par ses connaissances qu’il est bien davantage, en ce domaine, qu’un simple amateur. Il semble même que ce soit bien en ce domaine que sa culture artistique est la plus approfondie. Cependant, et malgré le progrès accompli par la peinture dans la voie de la spiritualisation (la pesanteur du réel se trouvant ici sublimée dans l’apesanteur de la pure lumière : III, 229), cet art se trouve à son tour dépassé par la musique : celle-ci en effet supprime toute support visible et se dilue dans la variation sonore qui ne cesse de s’anéantir elle-même dans la durée, l’espace (déjà réduit par le peintre aux deux dimensions de la représentation) se dématérialisant en se portant sur le point de l’instant : « Le son est une extériorisation qui, à peine née, se trouve abolie par le fait même de son être-là et disparaît d’elle-même » (III, 322). De tous les arts, la musique est celui qui s’approche le plus de la subjectivité, et c’est pourquoi il résonne si mystérieusement dans les profondeurs de l’âme : « Les sons ne trouvent leur écho qu’au plus profond de l’âme, atteinte et remuée dans sa subjectivité idéelle » (III, 323). La résurgence du thème dans le mouvement musical doit alors être comprise comme l’écho ou la résonance d’une âme attentive à sa seule intériorité, une sorte d’équivalent sonore de la réminiscence en laquelle le philosophe fonde la conscience de soi, qui est la vérité de l’esprit (III, 329 ; phénomène équivalent à celui de la rime dans la poésie romantique : IV, 79 ; mais n’a-t-on pas remarqué également l’importance du thème du « tableau dans le tableau »? L’art romantique étant l’expression de la subjectivité consciente d’elle-même, il était nécessaire qu’il ait des affinités avec les phénomènes de la réflexion et de l’écho). Schelling avait repris la très ancienne métaphore néo-platonicienne, selon laquelle la musique est une architecture immatérielle et l’architecture une musique pétrifiée (Textes esthétiques, Klincksieck, p. 123 sq ; voir aussi le commentaire et les précisions de Xavier Tilliette dans son introduction p. XXVIII). On la trouve chez Schopenhauer qui fait allusion, dans Le Monde, à « ce mot hardi souvent répété dans ces trente dernières années : “L’architecture est de la musique congelée”. » (1196) ; selon Schopenhauer, la paternité en remonte à Gœthe. Il cite une page des Conversations avec Eckermann (23-3-29, p. 232 de la trad. frçse chez Gallimard), mais on trouve également une maxime de Gœthe qui développe cette pensée, et la complète par sa réciproque (Maximes et Réflexions, n° 117, Écrits sur l’art, éd. Todorov, p. 325) : « Un noble philosophe parla une fois de l’architecture comme d’une musique figée, ce qui lui valut maints haussements d’épaules. Nous ne sommes d’avis qu’on ne peut réintroduire cette belle pensée mieux qu’en qualifiant l’architecture d’art musical rendu au silence (verstummte Tonkunst). » Hegel développe à son tour les affinités qui unissent la musique et l’architecture (325 sq) (11). Ces deux arts sont en effet relevé de toute servitude mimétique, et cultivent la forme pour elle-même, et non pour sa ressemblance avec un quelconque modèle. Ainsi, le plus spirituel des arts de la seule sensibilité (la poésie prend en effet la parole et réussit ainsi à déterminer conceptuellement l’idée) se rapproche du plus matériel des arts : l’architecture. Nous avions déjà remarqué ce même effet de boucle avec la peinture, qui réduit le monde aux seuls effets de la lumière, retrouvant ainsi la première représentation esthétique de l’absolu : la pure lumière dans la religion mazdéenne. Cette abstraction de la musique (tout art qui se dit abstrait est fasciné par la musique ; tel était le cas par exemple de Kandinsky, mais aussi de Klee) lui donne une liberté exceptionnelle dans l’invention que l’architecture, assujettie à la physique de la pesanteur, ne saurait conquérir. La musique est l’expression de la libre intériorité qui se déploie pour le pur plaisir de se déployer, pour éprouver la jouissance de se sentir vivante et libre infiniment. dans la musique mélodique, « c’est le sentiment, l’âme résonnante qui cherche à s’extérioriser et à jouir de son extériorisation. » (373). On comprend ainsi que l’art devient abstrait en se faisant la représentation de lui-même, en étant à lui-même sa propre fin, et que l’âme chante ici pour chanter, de même que dans la musique mélodique, l’art n’a d’autre fin que l’art : « Il en est de la voix humaine et de l’expression mélodique comme du chant de l’oiseau dans les branches, de l’alouette dans les airs, qui chante pour chanter, sans but ni contenu. C’est ainsi, ajoute Hegel, que la musique italienne où ce principe joue un rôle dominant [...] s’abandonne à l’art pour l’art, pour trouver sa satisfaction dans l’euphonie de l’âme. » (375). La musique mélodique fait ainsi fonction chez Hegel de ce qu’on pourrait nommer un « cogito esthétique », l’âme sensible exprimant alors la pure joie qu’elle ressent en s’entendant exprimer sa pure joie, en se reconnaissant vivante par l’épanchement sonore du chant. Les lois formelles de l’harmonie ne contredisent pas l’expression de la libre subjectivité, mais au contraire lui donnent plus de vigueur, « tout comme la force et la liberté des mouvements de l’organisme humain sont accrus, grâce à la présence d’une solide structure osseuse » (379). Hegel développe alors une étrange division qui évoque et annonce les trois moments du développement de la poésie : il distingue la musique épique de la musique lyrique, et toutes deux de la musique dramatique.

La musique épique est celle où la subjectivité de l’auteur ou de l’interprète est la plus effacée, car elle doit céder la place à la gradeur de l’événement qu’elle commémore. Telle est surtout selon Hegel la musique religieuse qui n’exprime pas seulement l’émotion de la pitié ou de la compassion pour les souffrances du Christ en croix (dans les anciens Crucifixus), mais qui doit plutôt évoquer le mystère qu’elle célèbre et le rendre comme présent à l’âme (370). Une telle musique est épique dans la mesure où elle exprime, non la subjectivité de l’individu, mais plutôt l’esprit de la communauté, le mystère qui la rassemble (385). Le plus bel accomplissement de cette musique épique se trouve peut-être dans l’art d’un Jean-Sébastien Bach « dont on n’a commencé à apprécier que récemment la grande génialité, foncièrement protestante, solide et presque savante » (385 ; ce n’est pourtant qu’en 1829 que Félix Mendelssohn, qui avait suivi l’enseignement de Hegel à l’Université, fait découvrir au public berlinois La Passion selon saint Matthieu : Roland de Candé, Histoire de la musique, II, 17. Hegel aurait donc retouché le texte de son cours jusqu’en 1829, c'est-à-dire deux ans avant sa mort. Ceci n’est pourtant pas certain. Sur la connaissance que Hegel avait de Bach, voir Janicaud, Hegel et le destin de la Grèce, p. 115). Dans une telle musique, le compositeur comme l’interprète doivent s’effacer devant la perfection objective de l’œuvre : « Non seulement l’artiste exécutant n’aura rien à y ajouter venant de lui, mais il risque même de nuire grandement à l’effet en le faisant. » (392). Il faut cependant animer l’œuvre du souffle qui  la soulève, et non pas jouer comme un « automate musical », « un simple manœuvre qui tourne la manivelle d’un orgue de Barbarie » (392). Il est remarquable que Hegel ait tout de suite parfaitement saisi les difficultés d’interprétation d’une musique comme celle de Bach, musique profondément subjective mais qui doit pourtant être jouée objectivement, parfait équilibre entre l’objectif et le subjectif qui seul peut évoquer la substance divine, qui est la manifestation extérieure (c'est-à-dire esthétique) de l’Absolu de l’Esprit. A la musique épique de Jean Sébastien Bach, s’oppose alors la musique lyrique qui exprime mélodieusement les fluctuations de l’âme humaine en proie aux passions, et il semble bien que Hegel pense ici, même s’il ne le nomme pas expressément dans ce passage, à la musique de Mozart. A l’opposition, au sein même de l’art éminemment subjectif de la musique, entre l’objectif (la musique épique) et le subjectif (la musique lyrique), Hegel ajoute alors le troisième moment d’une « musique dramatique », qui se réfère à l’opéra moderne et insère l’expression des passions dans le déroulement d’une action représentée sur la scène. Il reste que la musique réalise son essence, selon Hegel, non dans la musique vocale, mais dans la musique pure, qu’il nomme « musique indépendante », c'est-à-dire dans la musique instrumentale. Elle réussit alors le miracle de transfigurer le monde par l’expression de l’âme vivante, et de donner une âme aux choses inanimées mêmes, tel l’instrument qui fonctionne alors sous les doigts du virtuose « en parfait accord avec l’âme de l’artiste » (394 ; Hegel en donne pour exemple un virtuose de la guitare, cordonnier de son état, qui avait émerveillé sa jeunesse : ibid.). La musique vocale est en effet moins pure, car ici la musique est confrontée à sa relation avec un autre qu’elle-même : le texte. Hegel discute longuement, au sujet de l’opéra, la relation délicate de la musique avec le texte du livret, qui ne doit être ni trop profond, ni trop insignifiant, le texte étant ici au service de la musique, et non l’inverse. Il distingue encore, au sein de l’opéra même, les chants purement mélodique des récitatifs, où le rythme se fait plus saccadé, plus heurté et moins chantant que dans les grands airs. Dans le récitatif, la musique est sur le point de se nier elle-même en tant que musique et de devenir pur phrasé rythmé, c'est-à-dire poésie.

            Enfin la musique elle-même doit être supprimée, car elle est incapable de formuler explicitement le sens qu’elle fait pressentir à l’esprit qui l’écoute. Aussi doit-elle devenir poésie (le volume IV est consacré à l’exposition de cet art), c'est-à-dire discours articulé. Avec la poésie, l’art entre dans le monde du langage, non cependant le langage du concept en son développement dialectique, mais le langage de l’image, le langage qui fait image et se fait ainsi l’évocateur du particulier plutôt que l’expression du général. C’est pourquoi le langage poétique est celui de la métaphore, de l’analogie et de la comparaison (IV, 57). La manifestation de l’idée poétique dans le monde passe elle-même par trois moments, qui réfléchissent et mettent en abîme le réalisation trinitaire de l’esprit en son histoire : la poésie est d’abord un hymne à la beauté du monde extérieur, de la nature dans sa lumière, de l’âme par les actions héroïques qui l’illustrent ; c’est la poésie épique, dont Homère est le maître. Elle chante l’esprit d’un peuple qui se reconnaît dans le mythe de ses origines, et dans l’individualité d’un héros exemplaire (le Ramayana pour l’Inde, l’Énéide pour Rome, les Nibelungen pour l’Allemagne, les chants d’Ossian — Hegel nie qu’il s’agit d’un faux dont l’auteur serait Macpherson : IV, 163 — pour l’Écosse). La poésie épique est le chant du monde, non celui de l’esprit, l’esprit même des héros est représenté sur la scène de l’objectivité et de l’extériorité (c’est ainsi que le débat qui oppose intérieurement la colère d’Achille à sa prudence est représenté par la figure d’Athéna apparaissant au héros) ; le poète épique ne répugne pas à décrire les objets les plus humbles de ce monde, tandis qu’il demeure indifférent à la peinture des états d’âme et du paysage intérieur : « Si Homère ne s’attarde aux tableaux de la nature qui sont écrits avec tant de complaisance dans nos romans, il se livre en revanche à la description détaillée d’un bâton, d’un sceptre, d’un lit, d’armes, de vêtements, des montants d’une porte et même des gonds auxquels la porte est suspendue. » (IV, 112). S’effaçant pour que paraisse le monde qu’il invoque, le rhapsode n’est que l’instrument qu’utilise le chant du monde pour se faire entendre des oreilles humaines : aussi ne devait-il pas y avoir, selon Hegel, de diction expressive (lexis) dans la récitation du poème épique, le chant valant objectivement par lui-même et non par le ton ou l’accent que le récitant y introduit : « Le rhapsode récite machinalement, par cœur, au moyen d’une masse syllabique, qui se déroule tranquillement, uniformément, d’une façon quasi mécanique. » (IV, 94). Ce qui vaut pour l’interprète vaut encore plus pour le poète lui-même : « Le poète, en tant que sujet doit s’effacer devant ses créations, doit même disparaître. Ce qui doit être apparent, c’est le produit, non pas le poète. » (IV, 106). Cependant, cette objectivité de l’inspiration épique ne saurait supprimer tout à fait la subjectivité de l’expression poétique. C’est pourquoi le monde évoqué par le poète épique n’est pas le monde sensible dans sa plus grande généralité, mais au contraire le monde particulier en lequel s’exprime non l’âme singulière du poète, mais l’esprit collectif du peuple qui se reconnaît en son chant. Et c’est ainsi que l’épopée, qu’elle soit théogonie, cosmogonie ou geste des héros, est toujours l’évocation du passé fabuleux par lequel se constitue la mémoire, et donc l’identité, mythique d’un peuple, et peut ainsi être nommée « la Saga, le Livre ou la Bible d’un peuple » (102). Et si la guerre est le vrai théâtre de la poésie épique, c’est parce que c’est seulement dans cette épreuve que se forgent l’esprit et l’unité des nations : « La situation qui convient le mieux à la poésie épique est caractérisée par les conflits de l’état de guerre. Dans la guere en effet, c’est la nation tout entière qui est mise en mouvement. » (IV, 117). C’est ainsi que la conscience épique est encore aliénée par son engagement dans le monde sensible ; la retraite qui l’éloignerait du monde et la convertirait en son intériorité lui est tout à fait étrangère. Mais la poésie se tourne alors vers ce dont l’épopée se détourne, la voix intérieure du sentiment, l’âme attentive à son frémissement le plus intime, et c’est la poésie lyrique. La poésie se veut maintenant l’expression des épanchements et des effusions de l’âme, et le lyrisme est souvent la confession d’une âme amoureuse. Hegel consacre alors de belles pages aux Lieder (chants populaires) allemands, et à ceux de Gœthe en particulier (mais aussi de Schiller), dont il souligne l’extrême musicalité, sans avoir connaissance, semble-t-il, de l’interprétation musicale qu’en fait Schubert de 1814 (Marguerite au rouet) jusqu’à sa mort en 1828 (Le Roi des Aulnes est composé en 1815 ; Hegel fait allusion à ce poème de Gœthe en IV, 210). Tandis que la poésie épique exprime l’adhésion et l’identification de l’esprit du poète au monde qu’il reconnaît comme son œuvre, la poésie lyrique oppose au contraire le monde, qui apparaît alors comme un « ordre fixe et ferme » (IV, 187), à l’individu qui s’en sépare et se réfugie dans le secret de son cœur. Le lyrisme marque donc la scission entre la subjectivité et l’esprit du peuple dont elle est pourtant le produit. Cependant, cette intériorisation est aussi une expansion et une effusion dans l’infini : le poète lyrique « s’élance directement vers l’Absolu et, pénétré de son essence et de sa puissance, il entonne un hymne triomphal sur l’Infini où il est plongé » (IV, 205). C’est en effet seulement par l’intériorité que l’esprit peut accéder à l’Idée de l’infini, et non dans le monde où le héros épique se trouve toujours confronté à des situations définies et bien particulières. L’essence du lyrisme est donc l’enthousiasme, l’élévation subjective de l’âme vers Dieu, par exemple dans le dithyrambe dionysiaque ou dans les chants jubilatoires des psaumes de l’Ancien Testament (IV, 205). Enfin, la poésie dramatique met en situation la pure intériorité du lyrisme en l’engageant dans la nécessité du monde extérieur, à la louange duquel se limitait la poésie épique. On obtient ainsi des caractères qui doivent agir dans une situation conflictuelle, née de la collision des devoirs, et selon leur individualité propre. A l’indétermination de l’âme lyrique qui s’épanche dans l’infini, le drame oppose l’engagement de l’esprit qui assume jusqu’au bout le monde concret et fini auquel sa liberté se trouve confrontée. C’est dans la tragédie, fondée sur l’unité d’action, que se réalise l’essence du poème dramatique, et la Grèce est ici exemplaire par l’universalité et la noblesse qu’elle accorde à ses figures. Le déclin de la poésie dramatique, déjà sensible chez Euripide, est l’effet de la part de plus en plus grande accordée à l’individualité et à la subjectivité, le drame moderne n’étant pas alors bien loin de la comédie, qui décrit l’affrontement de passions ou manies individuelles et non plus de devoirs ou de droits universels. La tragédie de la Grèce classique oppose bien l’universel au particulier, mais le particulier n’est pas encore la subjectivité de l’individu, il est un principe objectif en rébellion contre l’universalité du Droit. C’est ainsi qu’Antigone ne se révolte pas contre Créon au nom de l’amour fraternel, sentiment intime qui s’enracine dans le secret du cœur, mais au nom des devoirs dûs aux proches parents, au nom des traditions qui font la continuité de la famille. Antigone contre Créon, ce n’est pas la subjectivité contre le Droit, c’est le droit de la famille contre le droit de l’État : « Antigone vénère les liens du sang, les dieux souterrains, tandis que Créon ne vénère que Zeus, la puissance qui régit la vie publique et dont dépend le bien de la communauté. » (IV, 281). C’est ainsi que le conflit tragique se développe tout entier dans la sphère objective du Droit, sans qu’il soit besoin d’exprimer sur un ton lyrique les débats intérieurs à la conscience des personnages. Le masque tragique, dans la Grèce ancienne, supprime l’individualité du visage et transforme l’acteur en une statue vivante, incarnation sensible d’un universel : « Étant donné les masques que portaient les acteurs grecs, la mimique du visage n’intervenait pas dans leur jeu. Les traits du visage avaient une immobilité sculpturale et n’exprimaient ni les états d’âme particuliers ni les caractères des personnages engagés dans une lutte dramatique. » (IV, p. 255-256). C’est seulement avec le drame romantique, c'est-à-dire avec ce qu’il advient de la tragédie dans les temps modernes — par exemple chez Schiller — que le conflit tragique met en scène les débats intérieurs d’une âme déchirée et tourmentée. Antigone est un principe, mais le Karl Moor des Brigands, rebelle qui se dresse contre l’ordre des oppresseurs, est un individu. C’est ainsi que le héros de la tragédie grecque se définit par son acte objectif et non par son intention subjective : Œdipe assume tout le poids de la double faute du parricide et de l’inceste, même si c’est sans le savoir qu’il a commis ces crimes. Inversement, dans le drame romantique, le héros ne nous cache rien de ses plus secrètes passions, et toujours s’explique et se justifie : « Comme dans les œuvres de jeunesse de Schiller, tous ces appels à la nature, toutes ces revendications des droits de l’homme, toutes ces révoltes contre le monde présent au nom d’un monde meilleur ne sont que des rêveries dictées par un enthousiasme subjectif. » (293). Antigone accomplit le rite funéraire interdit par le tyran, Hamlet et Faust nous confessent le tourment intérieur qui les ronge. La poésie dramatique, obéissant ainsi au désir de l’esprit d’exprimer son individualité concrète, se supprime elle-même en renonçant à l’objectivité de la représentation, et en se réfugiant dans la certitude toute intérieure de la foi. L’art en ce point s’efface pour que commence la religion. On devine aisément qu’au terme de ce processus, l’esprit doit enfin s’incarner dans le discours qui explicite consciemment tous les moments de son développement dialectique, c'est-à-dire dans le discours de la philosophie. A la limite de ce processus, l’Idée se connaît comme Idée, la pensée se fait « logique », et l’art, c'est-à-dire le reflet sensible du concept, apparaît comme quelque chose de dépassé (12). « La poésie apparaît comme celui des arts particuliers  qui marque le commencement de la dissolution de l’art et représente, pour la connaissance philosophique, l’étape de transition qui conduit à la représentation religieuse, d’une part, à la prose de la pensée scientifique, de l’autre. » (IV, 17).

            Hegel, penseur du crépuscule, dresse le bilan d’un cycle artistique qui s’achève. Pourtant, le cercle esthétique ne consomme pas la fin de l’art, mais plutôt de ce que la Phénoménologie nomme « la religion esthétique ». Ce qui s’achève avec l’art romantique, c’est l’œuvre d’art comme réalisation de l’Absolu, c'est-à-dire comme expression du Concept. Au-delà commence l’art moderne qui réfléchit le donné sensible en faisant l’économie de l’Idée, qui court-circuite le concept pour chercher le contact direct avec « le monde ». C’est ainsi qu’un critique croyait adresser un reproche à Manet en lui faisant remarquer qu’il avait sans doute, du peintre, l’œil, mais qu’il n’en avait pas l’âme (13). L’art romantique est en effet tourmenté par l’excès de l’âme, par le « vouloir dire » de l’œuvre ; l’art moderne régresse en revanche au non-sens de l’impression originaire, il tente de se dépouiller du concept pour mettre à nu le réel, il fait paraître l’être-là du monde avant que l’Idée n’en ait profané la pure présence (Cézanne). C’est ainsi que Hegel n’annonce nulllement « la mort de l’art », comme on se plaît à le répéter, mais plus exactement le dépassement nécessaire de l’art romantique. C’est pourquoi, si Hegel dresse génialement le bilan de l’art passé, l’approche phénoménologique, qui rend compte de l’émergence du phénomène en-deça de tout sens ou de toute catégorisation, convient mieux à l’art moderne qui livre l’artiste au réel sans la médiation de l’Idée. On comprend mieux alors combien l’opposition des deux esthétiques de Kant et de Hegel est superficielle : l’esthétique kantienne annonce l’analyse phénoménologique de l’œuvre d’art, et demeure en ce sens étonnament moderne ; l’esthétique hégélienne trace avec génie la forme générale en laquelle l’histoire de l’art du passé ne cessera plus jamais de se mouvoir. Hegel pense le passé ; aussi sa méditation est-elle riche d’une considérable (pour son temps) et riche érudition. Kant pense l’avenir ; aussi est-il incapable de citer des œuvres d’art à l’appui de son analyse, et c’est par une nécessité intime que sa culture esthétique se borne au soleil couchant et au chant du rossignol.

            Soulignons cependant la grande richesse de l'analyse hégélienne : Hegel lui-même pressent, au sein de son esthétique, un art qu'on pourrait dire non-hégélien, ou post-dialectique, qui n'est plus représentation sensible de l'Absolu, mais pure admiration de la contingence, en son indépassable insignifiance, et sa mystérieuse beauté. Ainsi, nous l'avons vu, sait-il être sensible à la poésie de la peinture hollandaise, c'est-à-dire à l'imitation la plus réaliste de la vie quotidienne en ses moindres accidents, comme un éclat de soleil sur un verre de vin, comme on peut en voir sur les natures mortes du XVIIe siècle. Il sait aussi, après Lessing, que la peinture est l'enregistrement de l'instant présent, dans son incompréhensible magie, alors même qu'aucun concept ni idée ne vient s'inscrire dans la représentation. On comprend ainsi combien Hegel, qui est le contraire de l'esprit systématique qu'on a parfois voulu voir en lui, sait être sensible aux dimensions de l'art qui sont cependant les plus opposées à sa philosophie. Certes, les temps modernes sont ceux de l'achèvement de la phénoménologie de l'esprit et du commencement de son âge logique. Pourtant, ce n'est pas toujours sur un ton triomphaliste que Hegel analyse cette inauguration. Bien souvent, il cite ou reprend l'esprit de la formule de Gœthe, « c'est dans son reflet coloré que nous trouvons la vie », il oppose la mutiple splendeur du phénomène à la grisaille du concept, et la poésie du chant lyrique à la prose du monde moderne. Hegel semble ainsi partagé entre un attachement esthétique et sentimental pour la contingence, dans son enchantement et sa diaprure, et le rationnel qui seul est réel, seul capable de rendre effectif le réel, la vérité établie par la dialectique du concept, et qui ne prend guère en compte les rêveries de la subjectivité formelle.

            Revenons pourtant au destin de l'art moderne. S'il consiste en ceci qu'il doit désormais questionner le visible tel qu’il est donné à notre sensibilité, et sans que l’Idée ni le concept ne permettent à l’esprit de s’approprier ce donné, alors il semble que la représentation atteigne là une limite qu’elle ne peut plus dépasser, l’horizon d’immanence de notre expérience sensible, ce mur rocheux de la Sainte-Victoire contre lequel l’art de Cézanne, par une nécessité sans doute essentielle et non pas anecdotique, vient buter. Il se peut qu’il n’y ait d’histoire que de l’esprit, et que l’appréhension pré-conceptuelle du monde phénoménal soit une impasse pour la peinture : la voie ouverte par les impressionnistes conduit peut-être à des limites qui condamnent la peinture à la répétition (le paysage cézannen, les nymphéas de Monet). La peinture peut-être alors tentée de s’échapper dans le monde intérieur et subjectif de l’imagination et du rêve (le surréalisme, mais bien avant le symbolisme et l’art énigmatique, par exemple, d’un Odilon Redon). Entre l’excès du réel et le refus du réel, le peintre semble prisonnier d’une double impossibilité. Cette crise est pourtant celle de la représentation, art mimétique qui prend pour modèle le monde objectif, ou la vie subjective. On comprend alors comment, dès le début de ce siècle, l’art abstrait a pu sembler une issue à la crise de la figuration. Mais il semble que depuis au moins deux décennies cette veine nouvelle se soit elle-même épuisée. La prophétie hégélienne de la mort de l’art tendrait-elle donc à devenir effective? Et le fanatisme de la nouveauté, qui depuis un siècle enfièvre l'esprit de l'avant-garde, ne dissimule-t-il pas, sous l'emphase de la rupture, l'impossibilité d'innover et l'épuisement d'une création dont la source s'est énigmatiquement tarie?


__________________________________

NOTES

1- Hegel fait allusion (I, 86 et 229) aux Recherches italiennes de Karl Friedrich von Ruhmor (1785-1843) publiées en 1827 ; il fait par ailleurs allusion à une exposition de peinture qui eut lieu en 1828, à Berlin et se rapportant à l’école de Düsseldorf, exposition qu'il dit avoir vu « l'année dernière » (III, 281 ; voir aussi I, 219). On peut supposer en outre qu’il se réfère implicitement à un concert donné à Berlin sous la direction de Félix Mendelssohn en 1829 (voir plus bas).

2- Hegel de son côté n’est pas tendre avec le simple « connaisseur », pur érudit qui s’en tient « au côté purement extérieur, technique, historique, sans soupçonner quoi que ce soit de la nature profonde de l’œuvre d’art. » (I, p. 65).

3- Par « Moyen Age », la première moitié du XIXe siècle entend l’art chrétien en général, c'est-à-dire à peu près tout ce qui n’est pas conforme au canon néo-classique, et qui succède à l’Antiquité : « Laviron remarquait, dans son Salon de 1833, “l’immense signification du mot moyen âge qui embrasse maintenant toute l’histoire moderne depuis Charlemagne jusqu’à Louis-Philippe inclusivement”. » Rosenthal, Du romantisme au réalisme, Macula, 1987 [1914], p. 81, n. 1.

4- Hegel reconnaît avoir été guidé en ce domaine par le très grand érudit d’art Karl von Ruhmor qui, dans ses Recherches italiennes (1827) opposait le réalisme des Hollandais à l’idéalisme désincarné de l’art néoclassique inspiré de Winckelmann. On sent Hegel osciller en un moment de métamorphose du goût. Ainsi il défend Winckelmann contre les critiques que lui adresse Ruhmor, mais il reconnaît leur justesse pour les « fausses et vides abstractions » de l’académisme contemporain (I, 230). Ce qui ne l’empêche pas d’estimer les analyses esthétiques de Ruhmor « tout à fait insatisfaisantes au point de vue philosophique. » (I, 87).

5- « Les Grecs étaient des enfants normaux », écrit Marx. Cette normalité peut inquiéter : on trouvera aisément dans les pages que Hegel consacre au profil grec (III, 136 sq) l’affirmation de la supériorité raciale de l’homme européen. Cette idée se trouvait déjà chez Winckelmann qui décrit avec une surprenante précision la plénitude physique et charnelle des statues de la Grèce ancienne : l’Idéal n’est plus une Idée de la raison, il est une race qui a effectivement existé sur la terre, qui était alors un Paradis terrestre pour une humanité dont l’excellence n’était pas seulement intellectuelle, mais aussi (sinon surtout, pour Winckelmann), physique. On remarquera encore combien la série hégélienne symbolique, classique et romantique est normative : l’art classique est en effet le seul normal, dans la mesure où il est le seul stabilisé, le seul à convenir avec lui-même, par symétrie et eurythmie : inversement, l’art symbolique est monstrueux par son goût pour le colossal et l’exubérance de sa décoration, et l’art romantique est également monstrueux par sa spiritualité exacerbée, par l’attrait qu’il éprouve pour le fantastique et l’imaginaire. Cette normalisation par le classique est très sensible en ce qui concerne l’architecture : seul le temple grec se stabilise sur les mesures qui conviennent ; la pyramide ou le temple égyptiens, comme la cathédrale gothique, sont des édifices aberrants. Ainsi pourrait-on dire que le symbolique n’est qu’un classique encore larvaire, tandis que le romantique est un classique dégénéré.

6- Il importe en effet d’écarter ici un contresens : ce que nous nommons romantisme n’est pas du tout ce que Hegel nomme l’art romantique. Hegel ne sait pas que l’époque qu’il est en train de vivre sera dite par ses descendants « romantique ». Pour lui, comme pour tous ses contemporains, le romantisme trouve son modèle dans l’art du Moyen Age, et s’oppose ainsi au classicisme comme à la Renaissance, qui trouvent leur modèle dans l’art de l’Antiquité. « L’art romantique » désigne donc, dans le cours d’esthétique de Hegel, en premier lieu l’art médiéval et chrétien, et en second lieu seulement, l’art des modernes qui se réclament d’un tel patronage. C’est ainsi que Germaine de Staël ouvre le chapitre XI (« De la poésie classique et de la poésie romantique ») de la deuxième partie de son ouvrage De l’Allemagne (rédigé en 1807, publié en 1813) par ces mots : « Le nom de romantique a été introduit nouvellement en Allemagne pour désigner la poésie dont les chants des troubadours ont été l’origine, celle qui est née de la chevalerie et du christianisme. » Et elle pose d’emblée l’opposition classique-romantique par une série de contraires : « Le paganisme et le christianisme, le nord et le midi, l’antiquité et le Moyen Age, la chevalerie et les institutions grecques et romaines. » (éd. GF, I, p. 211). Pour Germaine de Staël comme pour Hegel, « classique » n’est pas synonyme de « parfait », mais se réfère à la littérature de l’antiquité : « Je me sers ici du terme “classique” dans une autre acception, en considérant la poésie classique comme celle des Anciens, et la poésie romantique comme celle qui tient de quelque manière aux traditions chevaleresques. Cette division se rapporte également aux deux ères du monde : celle qui a précédé l’établissement du christianisme, et celle qui l’a suivi. » (chap. XI) ; cité par Jauss, « La “modernité” dans la tradition littéraire », in Pour une esthétique de la réception, Gallimard, « Tel », 1990, p. 185.

7- En faisant de la cathédrale gothique l’expression la plus pure du malheur de la conscience chrétienne, Hegel propose une interprétation qui sera largement retenue par la postérité. Pourtant, d’autres interprétations contemporaines du gothique avaient alors cours : Schelling insiste quant à lui sur l’origine orientale de ce style qu’il suppose inspiré (en celà d’accord avec le texte fondateur de Gœthe sur la cathédrale de Strasbourg) par les formes végétales : « L’architecture en soi est encore un art allégorique, fondé sur le schème de la plante, et c’est en particulier le cas de l’architecture indienne dont on ne peut se défendre de penser qu’elle est à l’origine du gothique. » (Philosophie de l’art, Jérôme Millon, 1999, p. 115 ; on lira le développement de cette idée plus bas, p. 260-262). Sur ces théories qui déplacent l’origine du gothique de l’occident vers l’orient (Inde ou Chine), voir Baltrusaitis, « Le roman de l’architecture gothique », dans Aberrations, p. 109 sq. Avec une citation de Schelling). Il est vrai qu’on avait déjà rapproché le style gothique du style arabe ou sarrasin (hispano-mauresque), égyptien, des forêts celtiques...etc.

8- Hegel connaissait pourtant les sculptures d’Égine ainsi que la frise de Phidias rapportée du Parthénon à Londres par lord Elgin (III, 132) : il était donc en mesure de comprendre combien la Grèce de Winckelmann, dont la représentation reposait essentiellement sur des copies hellénistiques ou romaines, était loin de la Grèce véritable. Sur la connaissance, par Hegel, de la frise du Parthénon, et la claire conscience que l’Apollon du Belvédère est une œuvre hellénistique qui ne saurait valoir pour un modèle classique, cf D. Janicaud, Hegel et le destin de la Grèce, p. 214, et p. 221 et note 60. Sur Hegel et Winckelmann, ibid. p. 225-226.

9- Cette question de la polychromie des statues mais aussi de l’architecture des monuments de l’Antiquité grecque a longtemps été soulevée, tant l’idéal néoclassique d’une Grèce épurée répugnait au bariolage de la couleur (la poikilia de Platon). Ce sont les travaux de l’architecte Ignace Hittorff (1792-1867), qui dessina les fontaines de la place de la Concorde et construisit la gare du nord à Paris, qui la résolut par son mémoire sur l’Architecture polychrome chez les Grec, lu en 1830 à l’Académie. Ses travaux ont été corroborés par ceux d’Abel Blouet, prix de Rome en 1821, adjoint à la mission de Morée en 1828, et auteur d’une restitution polychrome du temple de Jupiter Panhellénien, à Égine, où se trouvent d’évidentes marques de coloration. C’est à Blouet qu’on doit l’achèvement de l’Arc de Triomphe à Paris, de 1831 à 1836 (Le Musée d’Art, Larousse, p. 10). Sur cette question de la polychromie de la Grèce classique, voir Günter Oesterle, « Gottfried Semper : la destruction et la réactualisation du classicisme », in Histoire et théorie de l’art, de Winckelmann à Panofsky, Revue Germanique Internationale, 2/1994, p. 59-72.

10- C’est en effet avec Hegel que la notion de « situation », dont on fait toujours crédit à Sartre, fait son entrée dans l’univers philosophique : voir I, p. 261 et sq.

11- D’après la note 61 p. 385 de Wackenroder, Fantaisies sur l’art par un religieux ami de l’art, Paris, Aubier, 1945, ce thème serait développé par J. Gibelin, L’Esthétique de Schelling d’après sa “Philosophie de l’art”, Paris, 1934. Voir aussi E.T.A. Hoffmann, Kreisleriana, in Romantiques allemands, Pléiade, I, 908 : « La musique de Sébastien Bach est à celle des Italiens comme la cathédrale de Strasbourg est à Saint-Pierre de Rome ». En 1841, Liszt accompagné de Marie d’Agoult visite la cathédrale de Cologne : « J’ignore pourquoi, mais la vue d’une cathédrale m’émeut étrangement. Cela vient-il de ce que la musique est une architecture de sons, ou l’architecture est-elle de la musique cristallisée ? Je ne sais, mais certes il existe entre ces deux arts une parenté étroite » (Claude Rostand, Liszt, Seuil, 1960, p. 40).

12- On remarquera ici la mise en abîme qui gouverne la composition du Cours d’esthétique : à la division des arts symbolique, classique et romantique, se superpose, pour le dernier des trois (l’art romantique), la division entre peinture, musique et poésie ; et à nouveau pour la dernière des trois (la poésie), la division entre poésies épique, lyrique et dramatique.

13- « Monsieur Manet est une organisation bizarre. Il a du peintre l’œil, mais l’âme point » : Albert Wolff, critique d’art au Figaro, le 17-18 avril 1876 (cité dans Eric Darragon, Manet, Fayard, 1989, p. 290). Il s’agit là d’un thème qui revient souvent dans les débats critiques de la fin du XIXe siècle. C'est ainsi que Georges-Albert Aurier, dans Les Peintres symbolistes, 1892, p. 322, pour dire son mépris pour l’exactitude photographique de Meissonnier, écrit : « Je ne jurerais pas que l’objectif de Nadar n’ait pas plus d’âme que lui » (Richard Shiff, Cézanne et la fin de l’impressionnisme, Flammarion, 1995, p. 17). Mais en 1874, Castagnary, favorable aux réalistes, écrivait : « Manet peint comme il voit, il reproduit la sensation que son œil lui rapporte : il est sans reproche au point de vue de la sincérité » (Ibid. p. 31). Zola, en 1876, écrivait dans le même sens à propos de l’art de Manet : « Il ne s’agit plus ici d’une recherche de la beauté absolue ; l’artiste ne peint ni l’histoire ni l’âme ; ce qu’on appelle la composition n’existe pas pour lui, et la tâche qu’il s’impose n’est point de représenter telle pensée ou tel acte historique. Et c’est pour cela qu’on ne doit le juger ni en moraliste ni en littérateur ; on doit le juger en peintre […] Manet n’a jamais fait la sottise, commise par tant d’autres, de vouloir mettre des idées dans sa peinture » (Ibid. p. 92). Et Zola prête à Manet les mots suivants : « Je ne puis rien faire sans la nature. Je ne sais pas inventer.Tant que j’ai voulu peindre d’après les leçons apprises, je n’ai produit rien qui vaille ». Ce pourquoi Joséphin Péladan, par là assez proche d’Albert Wolff, disait de Manet qu’il était « sans idéal, sans conception, sans émotion, sans poésie, sans dessein, incapable d’un tableau composé » (Ibid. p. 93).