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PHILOSOPHIE ET RHETORIQUE (1)

Premier semestre, année 2003-2004, Paris 4 (mis en ligne le 2-1-2008)

            Ce texte est trop long pour être contenu en un seul document. On ne lira donc ici que les chapitres I et II de cette analyse ; pour lire la suite, cliquez sur "Philosophie et Rhétorique (2)" dans la marge de gauche.

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Plan

I- La naissance de la rhétorique : Protagoras et Platon
II- La tradition rhétorique
III- Rhétorique et liberté politique
IV- Rhétorique et pédagogie
V- La rhétorique de la conversation
VI- Rhétorique et modernité

***

Introduction

            Chacun sait que, dès le commencement, c’est-à-dire la fondation platonicienne de la philosophie, le philosophe affirme sa valeur en dépréciant celle du sophiste, ou du rhéteur. Ne nous attardons pas trop longtemps sur cette distinction, qui n’est pas essentielle. Dans le Gorgias, Socrate nous dit de la sophistique qu’elle est le simulacre (eidôlon) de la législation, qui est la tekhnê de l’entretien de l’âme, comme la gymnastique est la tekhnê de l’entretien du corps (l’âme en effet ne se maintient que dans la mesure où elle sait se donner à elle-même des lois, et de bonnes lois) ; et de la rhétorique qu’elle est le simulacre de la justice, qui est l’art du soin de l’âme comme la médecine est l’art du soin du corps (le châtiment infligé par le juge est en effet la médecine que la cité se prescrit à elle-même pour se garder de la corruption) : 464 c et sq. On reconnaît ici les deux formes traditionnelles que l’antiquité reconnaissait à l’art rhétorique, l’éloquence délibérative qui triomphe dans l’assemblée du peuple (sophistique) et l’éloquence judiciaire qui triomphe dans le prétoire (rhétorique). C’est ainsi que nous parlons aujourd’hui encore (depuis la révolution française) de l’éloquence de la tribune et de l’éloquence du barreau. Pourtant, Socrate reconnaît aussitôt lui-même le caractère un peu artificiel de cette distinction : « Puisque rhétorique et sophistique sont deux pratiques voisines, on confond les sophistes et les orateurs ; en effet ce sont des gens qui ont le même terrain d’action et qui parlent des mêmes choses. Eux-mêmes, d’ailleurs, ne savent pas à quoi ils peuvent servir, et personne autour d’eux ne le sait davantage » (465 c). Platon lui-même semble victime de cette confusion. Dans le Gorgias, le sophiste, dont le terrain de chasse est l’assemblée du peuple et la vie politique (on dirait aujourd’hui « politicienne »), semble donc s’apparenter à l’orateur populaire. Dans le Sophiste, le sophiste est au contraire distingué de l’orateur populaire (dêmologikos, 268 b), mais c’est pour se voir confier un rôle qui ressemble étrangement à celui de Socrate. Socrate distingue en premier lieu, parmi les imitateurs (qui sont les fabricants de simulacres, eidôla), celui qui sait et celui qui ne sait pas. La sophistique étant une technique, et non une science, un savoir-faire mais non un savoir, appartient à la seconde catégorie. Parmi les ignorants, Socrate distingue alors à nouveau celui qui ne sait pas qu’il ne sait pas (le « naïf », euêthês, 267 e) de celui qui sait qu’il ne sait pas, mais qui pourtant, en sa qualité d’imitateur et à l’inverse de Socrate, contrefait le savoir : il lui attribue un qualificatif qui convient cependant fort bien à Socrate lui-même ; l’imitateur ironique (eironikos mimêtês, 268 a). L’imitateur ironique est alors « orateur populaire » quand il pratique son ironie mimétique dans les assemblées publiques ; et il est, non sage, mais imitateur du sage (mimêtês tou sophou, 268 c), quand il exerce son art dans des réunions privées et « coupant son discours d’arguments brefs, contraint son interlocuteur à se contredire lui-même » (268 b) : « voilà véritablement, dans son absolue réalité, notre fameux sophiste », conclut l’Etranger (268 c). En cet ultime moment, dans l’ultime coupure de la dichotomie, le sophiste semble prendre paradoxalement le visage de Socrate. Platon n’a-t-il pas montré tout au long du dialogue comment le Non-Etre où se réfugie le sophiste n’est autre que la négativité, moteur de la dialectique dont Socrate est l’accoucheur ? Texte pourtant d’interprétation difficile : peut-on dire de Socrate qu’il est un « imitateur », qu’il « contrefait le savoir » ? Remarquons, sans nous y attarder car ce n’est pas ici notre objet, l’extraordinaire ambivalence du sophiste qui ressemble fort à Socrate lui-même. L’Etranger venu d’Elée n’a-t-il pas reconnu plus haut devant Théétète, son interlocuteur, que le sophiste ressemble au philosophe comme le loup, l’animal le plus sauvage, ressemble au chien, l’animal le plus apprivoisé (231 a) ? Cela dit, dans ces dernières lignes du Sophiste, le sophiste est distingué de l’orateur populaire, et cette distinction est contraire à la définition du Gorgias. N’accordons cependant pas trop d’importance à ces fluctuations du vocabulaire : rhéteurs et sophistes sont des maîtres de parole qui exercent tous deux leur art en ces lieux où le pouvoir est en jeu, qu’il soit celui du législateur ou celui du juge. Le philosophe se distingue de l’un comme de l’autre en ce qu’il n’entre pas en lice pour la conquête du pouvoir politique, repousse l’art de persuader qui sait démontrer le vrai comme le faux, et se consacre à la science, qui s’en tient au vrai.
            Telle est du moins la leçon traditionnelle : au discours séduisant et fallacieux (légitimé par la seule vraisemblance) du second, le philosophe oppose un discours démonstratif et véritable. Pourtant, la position platonicienne est infiniment plus nuancée et complexe. Si Hippias, dans l’Hippias majeur, est présenté comme un personnage plutôt ridicule, vaniteux, satisfait de lui-même et quêtant toujours les applaudissements, Gorgias dans le dialogue qui porte son nom se présente quant à lui plutôt modestement (il se dit orateur, rhêtor, et, il est vrai, se glorifie d’être un bon orateur : 449 a) comme un simple technicien de la parole persuasive, c’est-à-dire comme un maître du combat oratoire, à l’égal du pédotribe qui enseigne à l’adolescent l’art du pugilat, du pancrace ou de l’escrime (456d). Hippias prétendait tout savoir et se flattait de ses connaissances encyclopédiques ; Gorgias reconnaît que son art peut favoriser le bien comme le mal, et qu’il doit donc être subordonné à un art supérieur, qu’il ne prétend pas savoir, et qui serait la science du juste et de l’injuste. Aussi Socrate ménage-t-il Gorgias dans le dialogue qui porte le nom du grand sophiste, et porte l’essentiel de ses critiques non sur le maître, mais sur ses élèves : Polos tout d’abord, qui s’empare de l’arme rhétorique et la met au service de l’intérêt personnel, préférant le triomphe de l’injustice au martyre du juste que le tyran persécute. Pourtant, Polos à son tour devra s’incliner devant Socrate, n’allant pas jusqu’au bout de sa pensée et demeurant trop grec pour dissocier sans contradiction le beau et le bon, que le grec kalokagathos cimente en un unique substantif. Il n’en va pas de même avec Calliclès, la figure la plus inquiétante de la dramaturgie platonicienne : après avoir affirmé la supériorité absolue, légitimée par le droit de nature, du fort sur le faible et avoir revendiqué pour lui-même une volonté de pouvoir que rien ne saurait limiter, le jeune loup refuse le jeu du dialogue socratique, s’emmure dans un silence hostile et contraint Socrate à prononcer seul le blâme de l’injuste et l’éloge du juste. Impuissance terrible de la parole philosophique confrontée à la misologie du tyran. Ainsi, la critique socratique porte moins sur le maître – Gorgias lui-même – que sur les élèves, moins sur le père que sur les enfants. Il faut comprendre que le ver était dans le fruit, et que si Gorgias, l’instituteur de la sophistique entend mettre son art au service du bien et du juste, de la cité et de ses lois, ses descendants ne s’encombrent plus de scrupules : la rhétorique n’étant par elle-même qu’une technique indifférente aux fins auxquelles on l’aliène, il était fatal que tôt ou tard le tyran confisque cette arme à son seul profit, se réservant pour lui-même le monopole de la parole, réduisant ses sujets au silence et censurant tout ce qui peut ressembler à une critique, ou à une ironie. Et si nous considérons maintenant le troisième des dialogues consacré à un grand sophiste, le Protagoras, on constate que Platon parle avec révérence de ce personnage (moins révérencieusement il est vrai de la cour qui l’accompagne) et qu’il met dans sa bouche, à l’inverse de Gorgias qui parle très modérément et d’Hippias qui tient des propos plutôt ridicules, un discours magnifique en lequel il faut voir ce qu’on peut nommer « le discours de la méthode sophistique ». Dans le Théétète, après avoir durement critiqué la thèse présentée par le jeune Théétète selon laquelle la science est sensation, thèse explicitement rapportée à la doctrine de Protagoras selon laquelle « l’homme est la mesure de toutes choses, des choses qui sont, qu’elles sont, des choses qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas », Socrate croit bon de modérer sa critique et prononce une longue apologie de Protagoras, défendant avec éloquence la pensée du grand sophiste (166 a – 168 c). Socrate va même jusqu’à imaginer que la critique qu’il a faite de la doctrine de Protagoras ne tiendrait pas si le sophiste venait à sortir de la tombe pour se défendre lui-même : « S’il venait, tout d’un coup, ici même, à surgir de terre jusqu’aux épaules, il relèverait bien des sottises par moi proférées, probablement, et par ton adhésion confirmées, et se renfoncerait pour s’enfuir au plus vite » (171 d). De même que la noblesse de Gorgias se déprave dans la succession de ses élèves Polos, puis Calliclès, de même il semble que l’histoire de la sophistique, depuis sa fondation par Protagoras, soit un long déclin. Hippias, caricaturé de façon plutôt burlesque, naît sans doute en 443 et meurt en 343, donc centenaire. Il appartient à la troisième génération des sophistes, qui ont vécu à la fois sur le Vème et le IVème siècles. Gorgias naît entre 485 et 480 et meurt vers 380, lui aussi plus que centenaire. Il précède donc Hippias d’environ deux générations. Quant à Protagoras, il est le père de la sophistique et naît à Abdère vers 492 et meurt vers 420, dans un naufrage au large des côtes de Sicile : un procès, qui l’accusait d’impiété, l’avait en effet chassé d’Athènes. Ainsi, de même qu’en régressant de Calliclès à Polos et de Polos à Gorgias on épure la sophistique de ce qu’elle pouvait avoir d’odieux et on lui rend la noblesse qui est la sienne, de même en remontant d’Hippias à Gorgias et de Gorgias à Protagoras, on revient aux sources de la sophistique et on se met en mesure d’en apprécier la grandeur. Relisons donc le mythe que Platon attribue au père de la sophistique dans le dialogue qui porte son nom : il est le mythe fondateur de l’idée même de rhétorique, bien éloigné des caricatures auxquelles on réduit trop rapidement le portrait fait par Platon du sophiste.

I- La naissance de la rhétorique : Protagoras et Platon

            A Protagoras qui prétend apprendre la vertu (arêtê, c’est-à-dire l’excellence en fait de citoyenneté, ou de vie sociale, à la fois publique et privée) – « la prudence (euboulia) pour chacun dans l’administration de sa maison et, quant aux choses de la cité, le talent de les conduire en perfection par les actes et les paroles » (318 e – 319 a) – Socrate rétorque que la vertu ne saurait s’apprendre, puisqu’elle n’est pas l’objet d’une science véritable, mais seulement d’un savoir-faire. Aussi Périclès fut-il incapable de transmettre à ses enfants l’art politique qui le porta au pouvoir pendant trente ans. Protagoras se propose alors de répondre à Socrate non par un discours démonstratif mais, comme Socrate lui-même aime à le faire et comme l’aime aussi le philosophe dont Aristote nous dit au livre I de la Métaphysique qu’il est « philomuthoi », par un mythe (320 c – 322 c).
            Lorsque le temps prescrit par le destin fut venu de donner naissance aux races mortelles, les dieux ordonnèrent à Prométhée (le « Prévoyant ») de façonner avec la terre et le feu les formes des animaux et des hommes. A chacune de ces créatures, il fallut alors attribuer certaines qualités, pour qu’elles soient aptes à surmonter les conditions de leur existence. Prométhée se déchargea sur son frère Epiméthée (« l’Etourdi ») de cette tâche. Et c’est ainsi qu’Epiméthée attribua à chaque animal des armes pour attaquer – la griffe ou la dent – ou pour fuir – l’aile à l’oiseau, le terrier à la belette – ainsi qu’une protection naturelle –la fourrure pour l’ours, l’écaille pour le serpent ou le poisson, etc. Mais lorsque Epiméthée parvint enfin à l’homme, la jarre où les dieux avaient déposé toutes les qualités se trouvait vide, et l’homme dut demeurer sans qualités. Pour suppléer à cette déficience dont son frère était responsable, Prométhée « se décide à dérober l’habileté artiste (tên entekhnon sophian, 321 d) d’Héphaïstos et d’Athéna [c’est-à-dire l’intelligence pratique et l’intelligence théorique], et en même temps le feu ». Selon la Théogonie d’Hésiode, le feu dérobé à Zeus par Prométhée est le foudre du dieu des dieux, symbole de sa toute-puissance ; selon Protagoras, qui rationalise la légende, il s’agit du feu de la forge, du feu technique, non politique, sans lequel l’homme ne serait pas en mesure de se fabriquer des outils durables. En outre, l’habilité technique exige la collaboration d’Héphaïstos et d’Athéna, elle est indissociablement manuelle et intellectuelle (mais Athéna est aussi bonne tisserande ; l’association d’Héphaïstos et d’Athéna peut également être interprétée comme le don des arts de la forge et du métier à tisser). C’est ainsi que l’ingéniosité du technicien supplée à la nudité originaire de l’homme. Avant le don du feu, « l’homme était nu, sans chaussures, sans armes » (321 c) ; après le don, il est en mesure de se donner à lui-même ce que la nature lui refuse. Et c’est ainsi que, tandis que l’animal est l’enfant de la nature et doit tout à sa mère, l’homme seul se fait lui-même, il est à lui-même sa propre mesure, il est la mesure de toutes choses, puisqu’il est aussi l’inventeur et le fabricateur des richesses qu’il produit par son seul travail.
            Le Prométhée du sophiste est semblable au philosophe : il délivre les hommes de la caverne, il les élève de la nuit de l’ignorance vers le jour intelligible. Il est encore semblable au Prométhée du tragédien. Dans le Prométhée d’Eschyle, le titan prononce son propre éloge et rappelle les bienfaits qu’il a accordés aux mortels : « Ils vivaient sous terre, comme des fourmis agiles, au fond de grottes fermées au soleil. Pour eux, il n’était point de signe sûr ni de l’hiver, ni du printemps fleuri, ni de l’été fertile ; ils faisaient tout sans recourir à la raison, jusqu’au moment où je leur appris la science ardue des levers et des couchers du soleil. Puis ce fut le tour de celle du nombre, la première de toutes, que j’inventai pour eux, ainsi que celle des lettres assemblées, mémoire de toute chose, labeur qui enfante les arts. Le premier, je liais sous le joug des bêtes soumises soit au harnais soit à un cavalier, pour prendre aux gros travaux la place des mortels, et je menai aux chars les chevaux dociles aux rênes, dont se pare le faste opulent. » (v. 453-468). Et Prométhée continue la liste de ses bienfaits : il donna aux hommes l’art de la médecine, de la divination et leur apprit à faire des sacrifices ; il leur enseigna encore à trouver les métaux enfouis dans la terre, à les fondre ou à les forger. Le rapprochement entre ces textes est évident. Il convient pourtant de distinguer entre le Prométhée sophiste, le Prométhée tragique et le Prométhée philosophique, je veux dire l’énigmatique éducateur qui délivre le prisonnier de la caverne et le conduit vers le soleil intelligible. La délivrance prométhéenne de l’humanité est pour le sophiste essentiellement politique : nous le verrons par la suite du mythe de Protagoras, l’habileté technique ne suffit pas à sauver le genre humain, et n’est rien sans l’art politique. Ce n’est donc pas Prométhée qui délivre les hommes de l’ignorance, ce sont plutôt les lois qu’ils se donnent à eux-mêmes dans le sein de la cité sagement gouvernée. Le Prométhée tragique est un titan qui inspire aux hommes, avec la science, la tentation périlleuse de la démesure : ils se croient devenus dieux eux-mêmes et par cet aveuglement donnent lieu au renversement tragique. Pour le tragédien, et à l’inverse du sophiste, la conquête de l’autonomie n’est qu’un leurre qui détourne follement les hommes de la crainte du sacré. Enfin le Prométhée philosophique (voir Philèbe, 16 c) invite les hommes à une délivrance spéculative plutôt que politique, théorique plutôt que pratique : il s’agit moins de donner des lois à l’assemblée du peuple que de fonder la science en convertissant le regard de l’esprit vers les Idées immortelles. A l’inverse du sophiste, le gouvernement de la cité est pour le philosophe platonicien une tâche seconde, subordonnée à l’établissement de la vérité (le sophiste, quant à lui, se satisfait de l’opinion). A l’inverse du tragédien, le philosophe affirme qu’il ne faut pas craindre les dieux, que les dieux ne sont pas avares de leur science et qu’il faut se mettre à l’école de l’immortel (Epinomis, 988 a sq).
            Revenons au mythe de Protagoras. En donnant aux hommes la maîtrise technique, le Prométhée du sophiste leur fait moins un don qu’il leur attribue le pouvoir de se donner à eux-mêmes ce qu’ils choisiront de se donner. La sophistique selon Protagoras est un humanisme, et si le mythe fait intervenir les immortels, c’est surtout pour illustrer comment les mortels se font eux-mêmes et ne sont que ce qu’ils ont choisi de devenir. Pourtant, le don du feu ne suffit pas à assurer la survie du genre humain. A l’animal, Epiméthée n’avait pas seulement donné des qualités qui lui permettent de survivre, mais aussi un milieu auquel il est adapté, qui répond à la satisfaction de ses besoins. A l’inverse l’homme ne reçoit pas des mains de la nature le milieu qui lui permet de vivre : il doit le créer lui-même, et ce monde humain en lequel seulement l’homme peut s’épanouir et développer ses facultés, c’est le monde de la cité. Or, l’art politique, qui est pour Protagoras la plus élevée de toutes les sciences, était jalousement caché par les dieux dans le temple qui s’élève sur l’acropole dans la demeure de Zeus, gardé par des « sentinelles redoutables » (321 d), soit l'effroi tragique qui veille à la frontière du sacré et du profane, et maudit toute transgression. L’homme, parce qu’il porte en lui une part divine (theia moïra, 322 a), put surmonter l'obstacle, sortir de la caverne de l’ignorance et développer son intelligence, ce feu divin qui provient d’Héphaïstos et d’Athéna ; mais il ne put s’associer en cité et, condamné à la solitude, dépérit et fut sur le point d’être anéanti par les animaux, avantagés par le partage de la nature : « Parce que l’homme participait au lot divin, il fut le seul des animaux à honorer les dieux, et il se mit à construire des autels et des images divines ; ensuite, il eut l’art d’émettre des sons et des mots articulés, il inventa les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les aliments qui naissent de terre. Mais les humains, ainsi pourvus, vécurent d’abord dispersés, et aucune cité n’existait […] Ils cherchaient à se rassembler et à fonder des villes pour se défendre. Mais, une fois rassemblés, ils se lésaient réciproquement, faute de posséder l’art politique ; de telle sorte qu’ils recommençaient à se disperser et à dépérir » : 322 a-b). L’association purement défensive est donc impuissante à fonder une cité véritable. Pour que le contrat social se noue entre les hommes, il faut une force positive, et non simplement négative, qui les conduise à se rassembler, à se reconnaître et à se respecter les uns les autres.
            Zeus, continue Protagoras, envoie alors Hermès pour civiliser les hommes et mettre fin à leur sauvagerie : Hermès doit leur apporter la pudeur (aidôs signifie sans doute la pudeur, mais aussi le respect et le sentiment de l’honneur, et même la miséricorde ; le mot désigne la vertu civile par excellence) et la justice. Hermès est le dieu du commerce et par conséquent aussi du vol, il est encore le dieu du langage et par conséquent aussi du mensonge. C’est à lui que Zeus demande d’apporter dans les cités « de l’harmonie (kosmos) et des liens créateurs d’amitié (philia) » (122 c). Ironie de Platon qui insinue par ce patronage que la philia, dont le sophiste se veut le gardien, est menacée, du fait de la nature même du logos, par le risque de l’illusion et de la duperie. Cette radicale ambivalence du sophiste, qui est aussi celle du logos, ne sera vraiment approfondie par Platon lui-même que dans le grand dialogue qui pensera les fondements de la méthode dialectique, précisément nommé : Le Sophiste. Cependant, le sophiste n’est nullement ici désigné, dans le discours que Platon met dans la bouche de Protagoras, comme l’illusionniste, mais au contraire comme le garant de la paix civile et de la philia qui est, selon Aristote, le « ciment des cités ». Et Protagoras ajoute, ce que l’exigence de rationalité propre au philosophe ne saurait admettre, que l’art « de la justice et de la pudeur (dikê kai aidô) » ne sera pas le propre d’un expert, comme c’est le cas par exemple du savoir médical, mais sera également distribué à tous les hommes, ou du moins à la majorité d’entre eux : « Que chacun ait sa part de justice et de pudeur, commande Zeus. Car les villes ne pourraient subsister si quelques-uns seulement en étaient pourvus, comme il arrive pour les autres arts ; en outre, tu établiras cette loi en mon nom que tout homme incapable de participer à la pudeur et à la justice doit être mis à mort, comme un fléau de la cité » (122 d). En effet : « On estime impossible qu’un homme n’ait pas en quelque mesure sa part de justice, sous peine d’être exclu de l’humanité (mê einai en anthropois » (323 b). Et encore : « Chacun a sa part de justice et de vertu politique (politikê arêtê) » (323 a). La loi suprême de la politeia – la constitution et non la « république » – c’est qu’elle constitue pour chaque citoyen la loi suprême.
            On le voit : la sophistique considérée à sa source, c’est-à-dire dans la pensée de Protagoras, est une théorie, et plus encore une pratique (le sophiste est un technicien plus encore qu’un savant) de la démocratie. Le plus grand ennemi de l’humanité n’est pas la nature, dont le savoir-faire de l’artisan corrige les rigueurs, c’est l’homme lui-même que seule l’amitié, qui est respect de la loi commune, peut sauver de la guerre civile. La force de la cité dépend alors de la solidité de ces liens qui soumettent l’homme au citoyen et aliènent chacun à la cause commune : la défense et la prospérité de la patrie. Et il n’y a pas de lien plus solide que la volonté de chacun de participer à l’œuvre commune (ce qui est précisément la philia), chacun étant également appelé à cette responsabilité puisque tous ont reçu en parts égales la justice et la respect : « Lorsqu’il s’agit de prendre conseil sur une question de vertu politique, conseil qui roule tout entier sur la justice et le respect, il est naturel que les Athéniens laissent parler le premier venu, convaincus qu’ils sont que tous doivent avoir part à cette vertu, pour qu’il puisse exister des cités » (322 e – 323 a).
            Cependant, la justice n’est pas dans l’homme comme l’aile est dans l’oiseau ni l’astuce dans le renard. On s’en souvient : Epiméthée a épuisé la jarre qui contenait toutes les facultés naturelles. Si donc l’homme s’élève au sentiment de la justice, c’est en raison non de la nature, mais de l’éducation. Hermès n’est donc qu’une figure allégorique : la justice n’est pas un don des dieux mais la résultante de l’enseignement et du respect mutuel qui maintiennent les citoyens dans l’amitié et la concorde. L’homme enseigne l’homme et supplée ainsi par la force du lien social à la nullité de ses facultés naturelles. L’homme, c’est-à-dire le citoyen (car rien d’humain ne saurait exister en dehors de la cité), se forme lui-même par le seul effet de l’aliénation civile, sort ainsi du néant de l’état de nature et s’éduque lui-même par le progrès de la civilisation. Le sens de la justice naît ainsi au fur et à mesure que se renforce le lien social. L’enseignement est ainsi l’affaire de chacun pour chacun sans que nul ne soit vraiment le maître, et il n’est pas davantage possible de connaître le nom de celui qui a appris la justice aux hommes que de connaître le nom de celui qui leur a appris à parler. Aussi pourrait-on croire, comme le prétend Socrate, que la vertu ne saurait s’enseigner puisqu’il n’y a pas d’autre enseignant que la communauté tout entière, sans qu’il soit possible d’identifier un maître particulier : « Tu en prends à ton aise, Socrate, parce que tout le monde enseigne la vertu de son mieux, et il ne te semble pas qu’il y ait personne à l’enseigner ; c’est comme si tu cherchais le maître qui nous a enseigné à parler grec » (327 e). Le sophiste apparaît alors moins comme le détenteur d’un savoir particulier que comme le théoricien de la démocratie, le gardien des institutions démocratiques et l’artiste de la pédagogie politique, ou de l’instruction civique. Le salaire même que réclame le sophiste – qui attire les vives critiques de Socrate, qui n’a jamais rien demandé pour ses leçons – résulte lui aussi de la reconnaissance civile : seule la reconnaissance mutuelle de l’enseignant et de l’enseigné évalue le juste prix de la leçon : « Le disciple déclare dans un temple, sous la foi du serment, le prix auquel il évalue mon enseignement, et il ne me donne pas davantage » (328 b). Ainsi le salaire que reçoit Protagoras dépend lui aussi de l’opinion commune, qui est le fondement de la loi qui fait s’accorder les hommes. Si Socrate ne demande nul salaire, c’est qu’il ne vend rien et ne propose aucun savoir : son enseignement est ironique, il pose des questions plus qu’il ne fournit des réponses, il ne détruit pas l’ignorance, il l’élève à la conscience d’elle-même. Le sophiste en revanche connaît le fondement de la démocratie et le bon fonctionnement des institutions. Il vend un savoir authentique. Aussi est-il juste que sa leçon soit payée.
            On voit ainsi que, dans le Protagoras, l’enseignement du grand sophiste ne se borne pas au relativisme et à l’empirisme que la première partie du Théétète, consacrée à la réfutation de la thèse selon laquelle « toute science est sensation » (thèse pourtant attribuée dans ce dialogue à Protagoras), critique et réfute. « Que l’homme soit la mesure de toutes choses (pantôn chrêmatôn metron estin anthropos), de celles qui sont, qu’elles sont, de celles qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas (tôn mên ontôn ôs estin, tôn de ouk ontôn ô ouk estin » (Sextus, Adversus mathematicos, VII, 60) ne doit nullement être compris au sens où Théétète, conduit par Socrate, le comprend : que ce qui semble tel à l’un ne semble pas tel à l’autre, et que le même vin paraît doux à Socrate sain et amer à Socrate malade (1). L’homme, comme l’a bien compris Dupréel dans son grand livre sur les sophistes, ne saurait en effet pour Protagoras être l’individu (puisque l’homme naturellement est sans qualité, un être de pure indétermination, une liberté nue) mais seulement le citoyen, car seule la cité est en mesure d’instituer l’humanité, qui s’établit sur la justice et la vertu politique, en l’homme. C’est donc le citoyen, et plus exactement la communauté des citoyens, la cité elle-même, qui est la mesure de toutes choses : il n’y a pas d’autorité, fût-elle divine, qui transcende celle de la loi fondée sur l’opinion commune. La cité est la suprême valeur à laquelle toutes les autres valeurs doivent être aliénées. Et c’est bien en ce sens que le Socrate du Théétète interprète aussi la pensée de Protagoras : « Donc, en politique aussi, beau et laid, juste et injuste, pie et impie, tout ce que chaque cité croit tel et décrète également tel pour soi, tout cela est tel en vérité pour chacune ; et, dans ce domaine, il n’y a nulle part supériorité de sagesse, ni d’individu à individu, ni de cité à cité » (172 a). Aussi ne saurait-on parler d’une vérité en soi, et il se peut fort bien que ce qui est vrai à Athènes ne le soit pas à Corinthe : il n’y a d’autre vérité, pour la cité des hommes, que l’opinion commune qui seule maintient la cohésion sociale. La suprême vérité de toutes les cités, c’est l’impératif catégorique de leur unité.
            La théorie protagoréenne de la connaissance est donc en fin de compte une sociologie politique. On peut penser encore au sophiste Pausanias qui, dans le Banquet, à la question : « qu’est-ce que l’amour ? », répond en passant en revue les diverses coutumes : « Dans l’Elide, à Lacédémone, chez les Béotiens, c’est-à-dire là où les gens ne sont pas de savants parleurs, on a posé en règle absolue qu’il est beau d’accorder aux amants ses faveurs […] D’autre part, en beaucoup d’endroits de l’Ionie et ailleurs encore, la règle établie veut que ce soit laid, ainsi que partout où les habitants sont sous le joug des Barbares » (182 b). Remarquons toutefois que Pausanias n’est pas exactement relativiste, puisqu’il reconnaît ici la supériorité de la conception athénienne de l’amour sur celle des autres cités. Cependant, l’idée que les coutumes sont peut-être équivalentes bien que contraires, n’est pas étrangère à la pensée grecque : au Vème siècle, Hérodote d’Halicarnasse, dans son Enquête (Historiê, c’est-à-dire « histoire », ou « recherche » ou encore « exploration ») remarquait avec ironie comment chacun trouve naturelle la coutume qui est la sienne, et folle la coutume que suivent les étrangers : « Que l’on propose à tous les hommes de choisir, entre les coutumes qui existent, celles qui sont les plus belles, et chacun désignera celle de son pays – tant chacun juge ses propres coutumes supérieures à toutes celles des autres […] Au temps où Darius régnait, il fit un jour venir les Grecs qui se trouvaient dans son palais et leur demanda à quel prix ils consentiraient à manger, à sa mort, le corps de leur père : ils répondirent tous qu’ils ne le feraient jamais, à aucun prix. Darius fit ensuite venir les Indiens qu’on appelle Callaties, qui, eux, mangent leurs parents ; devant les Grecs, qui suivaient l’entretien grâce à un interprète, il leur demanda à quel prix ils se résoudraient à brûler sur un bûcher le corps de leur père : les Indiens poussèrent les hauts cris et le prièrent instamment de ne pas tenir de propos sacrilèges. Voilà bien la force de la coutume, et Pindare a raison, à mon avis, de la nommer dans ses vers "la reine du monde" » (II, 38). Hérodote, au Vème siècle, participe à l’esprit de tolérance et d’ouverture des sophistes. Hérodote est voyageur, et le voyage, cette école du scepticisme, est la pratique du relativisme dont Protagoras construit la théorie. Dans ce passage, conformément aux leçons de Protagoras, Hérodote dissocie clairement la nature et la loi : il n’y a rien de naturel dans les lois que se donnent les cités, leur diversité est infinie et chaque cité est pleinement responsable des lois qu’elle se donne à elle-même. Il y a cependant deux façons d’interpréter la disjonction de la nature et de la loi : ou bien l’on pose avec Protagoras la dignité de la loi seule capable d’instituer l’humain et de sauver l’homme de son néant naturel ; ou bien, tout à rebours, on affirme la toute-puissance de la nature et l’on dénonce en la loi un piège des faibles pour museler les forts : telle est la position du Calliclès du Gorgias. Elle renverse la thèse de Protagoras, qui prétendait fonder la démocratie, et la retourne en faveur de la tyrannie. Un tel renversement, ajoute Platon, n’aurait pas été possible si la thèse avait été fondée sur la vérité, et non sur l’opinion, qui est changeante et qu’on ne saurait lier (Ménon).
            Aussi faut-il poser la question : si l’homme est la mesure de toutes choses, où trouverons-nous donc la mesure de l’homme lui-même ? Il faut comprendre que l’homme est à lui-même sa propre mesure, l’homme se mesure à l’homme dans la relation de reconnaissance et d’amitié qui est au fondement des cités. L’homme enseigne l’homme et s’élève ainsi, par la parole libre et par l’échange, à l’humanité, s’instituant comme créateur de lui-même, se produisant lui-même par l’instruction civique de tous envers tous. L’homme de Protagoras est un absolu et sa sophistique est un humanisme. Si Athènes est bien l’école de la Grèce, selon le mot de Périclès rapporté par Thucydide, c’est d’abord parce qu’elle est l’école d’elle-même. Qu’est-ce donc qu’une cité, aux yeux de Protagoras ? C’est avant tout un discours, c’est-à-dire un système de valeurs établies par le seul jeu des échanges, un réseau de communications au sein duquel l’homme enseigne l’homme. « Nous nous rendons service réciproquement, j’imagine, par notre respect de la justice et de la vertu (dikaiosunê kai arêtê) », fait dire Platon à Protagoras dans le dialogue qui porte son nom (327 b). Et toute valeur est fondée par la loi (nomô) et non en nature (phusei). La vertu politique, selon Protagoras, se borne à cette éthique de la discussion, à cette pratique communicationnelle. Si la cité est un discours, elle fonctionnera d’autant mieux que la maîtrise du discours sera mieux assurée. Sophistes et rhéteurs sont alors ces maîtres du discours dont la cité a besoin pour accomplir son essence. Contrairement aux insinuations platoniciennes, le sophiste ne vise nullement à confisquer le pouvoir : son art fait au contraire de chacun le maître et le disciple des autres, sans que nul ne puisse s’arroger le monopole de la maîtrise. La cité est d’abord une paideia, et le sophiste prétend n’être qu’un éducateur (2) : son savoir porte sur la forme des échanges (seule la cité est en mesure de décider de son contenu), sur la courtoisie des débats, sur la rigueur de l’argumentation, sur la séduction du propos. Le sophiste fait de l’enfant un citoyen, il fait du petit sauvage qui sort des mains de la nature un être sociable et capable de « grandeur d’âme » envers ses concitoyens.
            S’il existe donc un conflit entre le philosophe et le rhéteur – comme Platon se plaît à le souligner – il se situe au niveau de la philosophie du langage. Tous deux pourtant, sont liés à la cité athénienne, le sophiste à son âge d’or, le Vème siècle, le philosophe à sa crise après la défaite d’Athènes devant Sparte (404), au IVème siècle, le siècle de Platon et d’Aristote. Le discours du rhéteur comme celui du philosophe ont du moins ceci de commun qu’ils révoquent l’autorité des oracles et ne reconnaissent que celle de la délibération et de l’argumentation. Tous deux naissent de l’humanisme rationaliste du Vème siècle, qu’on a parfois nommé les Lumières de l’antiquité. A l’autorité de la voix prophétique qui soulève l’inspiré, mage ou poète (Ion), ils préfèrent celle de l’esprit livré à lui-même, ne prenant appui que sur ses propres ressources, c’est-à-dire sur la raison. Pourtant, le philosophe ne veut pas renoncer à la transcendance du vrai et s’en remettre à l’opinion du moment : aussi confesse-t-il volontiers son amour pour la poésie qui parvient sans doute à la vérité par illumination, par une révélation qui s’accomplit au prix de l’inconscience, tout en revendiquant l’honneur de parvenir à la vérité par la seule force de sa raison, par l’esprit se connaissant lui-même, et non s’abîmant dans le plus qu’humain par le délire et la possession : « Nous ferons, déclare Socrate au livre X de La République comme les amants qui, reconnaissant les funestes effets de leur passion, s’en détachent à contrecœur sans doute, mais enfin s’en détachent. Nous aussi, nous avons pour cette poésie un amour que l’éducation de nos belles républiques a fait naître en nos cœurs, et nous aurons plaisir à reconnaître qu’elle est très bonne et très amie de la vérité. Mais tant qu’elle sera incapable de se justifier, nous l’écouterons, en nous redisant les raisons que nous venons de donner, pour nous prémunir contre ses enchantements, et nous prendrons garde de retomber dans la passion qui charma notre enfance et charme encore le commun des hommes. En tous cas, nous sentons bien qu’il ne faut pas rechercher cette espèce de poésie comme un art qui atteigne la vérité et qui mérite notre zèle, mais qu’il faut en l’écoutant se défier d’elle, et enfin observer comme une règle ce que nous avons dit de la poésie » (Rép. X, 607 e – 608 a). Le sophiste quant à lui se défie du ton prophétique du soi-disant possédé : la politique est l’affaire des hommes entre eux, à l’exclusion des dieux, et seule l’argumentation rationnelle, également partagée par tous les hommes sensés, est légitime devant l’assemblée du peuple. L’orateur qui affecte le ton du prophète n’est ici qu’un tyran qui vise à confisquer la parole. Pourtant, le rhéteur sait apprécier la beauté et la puissance de persuasion de la parole poétique. Gorgias fut ainsi le premier à transporter dans la prose des métaphores jusque là utilisée dans la seule poésie, et ces discours, dit-on, étaient émaillés de sentences exactement versifiées, « en un style pesant et tout enflé, "assez proche du dithyrambe" » (Denys d’Halicarnasse, dans Les Présocratiques, Pléiade, p. 1011). Et Aristote : « Gorgias a transposé le style d’expression poétique dans les discours politiques » (Rhét. III, 1, 1404 a 24). C’est ainsi que le discours rhétorique emprunte de sa puissance à l’origine oraculaire du verbe poétique : mais cette transposition est ambiguë puisqu’elle concède à celui qui parle au nom du peuple la solennité et la sacralité d’une parole provenant du dieu, par le médium du prophète, ou du poète. En passant du profane au sacré, la magnificence de la parole poétique risque de tomber dans l’emphase du discours rhétorique, et le verbe dans le verbeux : « Car les parisoses [périodes dont le rythme est équilibré par deux membres de même longueur], rapporte Cicéron, les rimes, les antithèses, qui, par elles-mêmes, même si ce n’est pas voulu, tombent la plupart du temps comme des clausules, c’est Gorgias qui les trouva le premier, mais il en fit un usage immodéré » (L’Orateur, LII, Les Présocratiques, Pléiade, p. 1020). C’est peut-être la raison pour laquelle lorsque Socrate, dans le Phèdre, se laissant aller au délire de l’inspiration rhétorique, alors qu’il rivalise avec l’éloquence du discours de Lysias que vient de lui lire Phèdre, s’arrête soudain quand il prend conscience que, malgré lui, une fin d’hexamètre vient de se glisser dans son discours (241 d ; telle est du moins l’interprétation de Robin dans son édition des Belles Lettres p. 26 note 1 ; Brisson n’en fait nulle mention).
            Or, c’est précisément ce charme, cette magie du discours – que Platon dans le Phèdre nomme psychagogia, art d’envoûter les âmes et de les conduire à son gré – que le philosophe ne saurait admettre. Rien ne doit en effet troubler la lucidité d’une conscience de soi, la réflexion d’une pensée attachée à se connaître elle-même, à ne se laisser guider que par sa clarté intérieure, par le soleil intelligible qui illumine le for intérieur. Le discours philosophique, recueilli et réfléchi, est à l’écoute d’une voix intérieure, celle de la conscience de soi, « le dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même » (Théét. 190 a et Soph. 263 e). Le sophiste en revanche est à l’écoute de la cité, des bruits du forum – ce for extérieur – des rumeurs de l’agora : le principe fondamental de son éthique est moins la maîtrise de la conscience de soi, c’est-à-dire la conquête de la rationalité (tel est l’idéal que poursuit le philosophe) que le dévouement à la cause publique, le service de la patrie. Le discours rhétorique, qui a force de loi, est également réparti entre tous les citoyens (mythe du Protagoras), qui sont les membres égaux d’une même communauté : l’isonomia, l’égalité de tous devant la loi, est fondée sur l’isêgoria, le droit de chacun à un même temps de parole, mesuré par la clepsydre. Tous prennent la parole dans l’assemblée où le rhéteur démontre la puissance de son art. Ne prend en revanche la parole, au sein de la communauté enseignante, que l’esprit que la réminiscence éclaire. Dans le cercle de l’Académie, la parole est mesurée et le silence attentif ; dans l’assemblée du peuple, le discours est emporté et l’orateur tonne d’une voix de Stentor. C’est ainsi que le portrait de l’homme démocratique que trace Platon au livre VIII de La République (555 b – 563 a) est aussi le portrait de l’âme emportée par l’ivresse rhétorique, toujours envoûtée par le dernier discours et changeant d’opinion selon les orateurs qui se succèdent à la tribune. L’homme démocratique est un homme « bigarré » (poikilos, 561 e), divers, sans unité, oublieux de lui-même, et la démocratie, où toute opinion a droit de cité, est « une foire (pantopôlion) aux constitutions » (557 d). Dans cette orgie de discours, l’âme ne prend plus le temps de la réflexion et la pensée oublie de se connaître elle-même.
            Le discours rhétorique vise à former une opinion générale, à faire naître une volonté générale, à unifier la cité dans un même élan, celui de la philia. Le verbe rhétorique est fédérateur : le legein du logos rhétorique est le rassemblement des volontés au sein de la cité, la solidarité de tous les citoyens pour la sauvegarde de la constitution et des lois (et la loi n’est qu’un discours fixé, c’est-à-dire écrit, puisqu’il a reçu l’approbation populaire) ; le legein du logos philosophique est le rassemblement de l’âme dans sa plus profonde intériorité, par le recueil d’un acte de mémoire qui, en tant qu’il est purement spéculatif, est souvenir de l’âme par elle-même, de la puissance maïeutique qui est en elle, et non souvenir d’un objet qui lui serait extérieur. Le verbe rhétorique est donc exaltant, il conduit les âmes en les soulevant, en leur communiquant l’enthousiasme d’une cause commune : le rhéteur parle toujours comme s’il était à la tribune devant tout le peuple rassemblé. Le discours philosophique vise à briser cet élan, qui n’est que l’imitation profane de l’inspiration sacrée du poète, pour que l’âme ait le temps de reprendre ses esprits. Socrate coupe le sophiste, casse l’effet de la tirade par l’ironie d’une question brève. L’exigence de la rationalité résiste à la séduction du style sublime, où culmine l’art rhétorique.
            Protagoras fait de la cité un absolu, et de la vérité un relatif : la cité a toujours raison, ou du moins il n’y a pas de meilleure raison que celle qui unit et fortifie la cité. Quant à la vérité, elle n’est qu’une valeur que le discours humain institue. L’homme doué de raison n’est pas assujetti à la vérité, c’est au contraire lui qui lui donne corps, par le seul acte de la prise de parole, par la seule vertu du discours. La toute-puissance du verbe, affirmée (comme Dupréel l’a bien compris) par Protagoras, théorisée par Gorgias dans le Traité du Non-Etre, est le principe de toute rhétorique. Platon en revanche fait de la cité un relatif et de la vérité un absolu. Car ce n’est pas l’homme qui, pour le philosophe, est la mesure de toutes choses, mais le dieu, c’est-à-dire l’Apollon tout spirituel qui illumine le sanctuaire intérieur où la pensée se recueille et se connaît elle-même : « Pour nous, dit l’Athénien des Lois, la divinité doit être la mesure de toutes choses (o theos pantôn chrêmatôn metron), au degré suprême, et beaucoup plus, je pense, que ne l’est, prétend-on, l’homme » (Les Lois, livre IV, 716 c). Aussi le philosophe répudie-t-il de la communauté enseignante la toute puissance sophistique d’un verbe qui possède la pensée et la met hors de soi : le discours philosophique ne sera jamais rhétorique puisqu’il soumet l’art du discours à l’exercice de la conscience de soi, à la discipline qui rend la pensée attentive à elle-même. Protagoras cherche le mot qui réveillera les opinions et les volontés endormies ; Platon cherche l’idée qui se réalisera naturellement, quand l’esprit saura l’apercevoir, dans le mot juste. Pour Protagoras l’éducateur, c’est le discours qui forme et instruit la pensée ; pour Platon le philosophe, c’est la pensée qui s’incarne dans le discours, comme la volonté du dieu dans la chair de l’animal sacrifié (Phèdre, 265 e et Pol., 287 c).
            L’opposition du philosophe au sophiste est donc d’abord méthodologique : est-ce le discours qui suscite la pensée, qui est ici la liberté de formuler son opinion (le sophiste), ou bien est-ce la pensée attentive qui maîtrise le discours ? Le logos est le moyen de communication qui assure le bon accord des citoyens entre eux, selon le sophiste ; le logos est le réflecteur de la pensée, la paroi optimale de la caverne, l’écran le plus fidèle par la médiation duquel l’âme aperçoit l’Idée, selon le philosophe. Mais l’opposition est encore politique : chacun a-t-il un droit égal de parole (le sophiste), ou bien la parole doit-elle être le privilège des âmes que la réminiscence illumine (le philosophe) ? A l’idéal démocratique du sophiste, le philosophe oppose la royauté de l’intelligence, la communauté enseignante où seule est reine la philosophie (et non le philosophe). Platon réserve la parole à l’élite non point de ceux qui savent, mais de ceux qui cherchent ; le sophiste au contraire, tel le Zeus du mythe du Protagoras, distribue généreusement le don de parole à tous, dans la mesure toutefois où l’orateur s’exprime en citoyen, et non pour la défense de son intérêt particulier. La démocratie et la liberté politique se trouvent ainsi du côté du sophiste, tandis que l’élitisme platonicien semble se réfugier dans le cercle plus restreint de la communauté enseignante. L’orateur est l’éducateur de la sociabilité en l’homme : il forme le citoyen solidaire de tous les autres, il cultive les vertus de générosité et de grandeur d’âme, et par dessus tout la dévotion envers la patrie. Le philosophe est inversement un original qui vit à l’écart des assemblées publiques, qui se sent un étranger dans la cité des hommes. Tandis que l’orateur occupe la tribune au centre de l’assemblée, le philosophe est excentrique, décentré et marginal : tel Socrate « atopos », surgissant toujours dans la marge, là où on ne l’attendait pas, déroutant, brisant le pacte tacite de l’opinion commune, pensant toujours à contre-courant et faisant bande à part. A la liberté démocratique dont le sophiste se veut le gardien et le ministre, le philosophe oppose une liberté d’esprit, personnelle (ce que Socrate nomme « le soin » de son âme) et non collective, il revendique son indépendance et refuse toute aliénation : le for intérieur l’emporte sur le for extérieur, le tribunal de la conscience sur le tribunal de l’Héliée, la voix du démon sur la voix du peuple. Dans la célèbre apologie du philosophe qu’il prononce dans le Théétète (172 c – 177 c), Socrate prend surtout soin de distinguer son héros du rhéteur ou de l’orateur politique : « Dès leur jeunesse, ce que, tout d’abord, ils ignorent, c’est quelle route mène à la place publique (agora), à quel endroit se trouvent et le tribunal (dikastêrion) et la salle du conseil (bouleutêrion), et toutes les autres salles de délibération commune dans la cité. Les lois, les décisions, leurs débats et leurs rédactions en décrets, ils n’en ont ni le spectacle ni l’écho. Les brigues des hétairies à l’assaut des magistratures, les réunions, festins, parties agrémentées de joueuses de flûte, ils ne songent même pas en rêve à y prendre part » (173 d). Tout cela, ajoute plus bas Socrate, n’est pour le philosophe que « mesquinerie et néant, smikra kai ouden » (173 e). C’est pourtant bien là le domaine où l’orateur exerce son art. A force de quémander les suffrages d’un juge ou de l’assemblée du peuple, l’âme du sophiste se fait « courbe », « rabougrie » et « tortueuse » (173 a), elle est  « petite, aiguisée, chicanière » (175 d 1). Le philosophe en revanche est un homme libre, c’est-à-dire un esprit autonome, inaccessible aux pressions, qui n’obéit qu’à sa seule raison et peut seul, à l’inverse du sophiste, « relever son manteau sur l’épaule droite à la façon d’un homme libre et s’adapter à l’harmonie des discours (harmonia logôn) pour dignement chanter la réalité de la vie que vivent les dieux et les mortels bienheureux » (175 e). Socrate inverse donc le privilège que le sophiste s’est octroyé : il se présente comme le gardien et le défenseur des institutions démocratiques ; il enseigne qu’en vérité la soumission servile est le destin de l’opinion, et que la liberté véritable appartient au philosophe, qui se tient à l’écart de la place publique. Il arrive souvent que Socrate, mis en présence, au cours du dialogue, d’une aporie, ironise : pour quelle thèse se prononcer ? Faut-il voter ? Au vraisemblable de l’opinion, Socrate oppose alors invariablement la vérité de la science. Par exemple, dans le Lachès, entre Nicias qui veut enseigner l’art de la stratégie aux jeunes gens, pour qu’il deviennent de meilleurs combattants, et Lachès, selon lequel la stratégie est une science imaginaire, et que le courage personnel seul l’emporte, comment choisir ? « Est-ce l’avis du parti de la majorité (oi pleious) que tu veux suivre ? […] M’est avis que c’est par la science (epistêmê) et non par le nombre qu’il faut juger, si l’on veut être bon juge » (184 d – e). A son interlocuteur qui invoque l’opinion du plus grand nombre, Socrate répond encore en de multiples endroits qu’il se moque de l’assentiment du grand nombre, que seule importe l’intime conviction de celui qu’il interroge, à condition que celui-ci consente à mettre sa pensée en accord avec elle-même. La proclamation d’indépendance de l’esprit philosophe en résistance contre la pression de l’opinion passe donc par le refus de la démocratie, dont le destin, selon Platon, est de sombrer, par la démagogie, dans la tyrannie (Rép. VIII). La répartie de Protagoras est aisée : l’individualisme du philosophe ne lui promet qu’une liberté individuelle et spirituelle, et son mépris déclaré pour l’assemblée du peuple lui interdit de participer à l’élaboration d’une liberté politique et collective qui régit la vie réelle des citoyens. « Son corps seul, proclame Socrate dans son éloge du philosophe (Théétète), a, dans la ville, localisation et séjour. Sa pensée, pour qui tout cela n’est que mesquineries et néant, et dont elle ne tient aucun compte, promène partout son vol, comme dit Pindare, "sondant les abîmes de la terre", mesurant ses étendues, "au terme des profondeurs célestes" poursuivant la marche des astres » (173 e). On devine que le grand sophiste aurait voté contre Socrate, pour la servante de Thrace qui raillait Thalès de ce que, les yeux toujours tournés vers les astres, il n’avait pas vu le puits qui s’ouvrait sous ses pas (174 A) : « Je sais bon gré, glisse Montaigne, à la garce milésienne qui, voyant le philosophe s’amuser continuellement à la contemplation de la voûte céleste et tenir toujours les yeux élevés contremont, lui mit en son passage quelque chose à le faire broncher, pour l’avertir qu’il serait temps d’amuser son pensement qui étaient dans les nues, quand il aurait pourvu à celle qui étaient à ses pieds » (II, 12).
            Il se pourrait pourtant que cette opposition, celle de la liberté théorique de l’esprit dans le monde de l’intelligible (les « nuées » d’Aristophane) et de la liberté pratique au sein des institutions qui gouvernent la cité, soit bien superficielle. Le philosophe ne reproche pas au rhéteur de suivre le chemin qui conduit à l’assemblée, il lui reproche plutôt de choisir une fausse route : la sophistique se proclame garante des institutions démocratiques ; en vérité, elle prépare un asservissement général des esprits, et par suite des institutions et des mœurs dans la cité. Elle se met au service d’une cause exactement contraire à celle qu’elle croit servir. En effet, en cherchant l’union des suffrages, en constituant une opinion générale qui soude les volontés particulières dans la défense d’une cause commune, le sophiste pense donner force et vigueur à la cité, qui meurt de ses dissensions et renaît dans l’unité. Le vraisemblable loué par le sophiste, critiqué par Socrate, est cette valeur qui, indépendamment de son contenu, a le pouvoir de fédérer les intérêts particuliers en une volonté générale. Le discours rhétorique vise à l’accord du plus grand nombre, à l’unanimité qui met fin aux débats. La pédagogie du sophiste tend donc à l’établissement d’une norme commune, à laquelle tout citoyen doit se conformer sous peine d’être accusé de briser le pacte social. Dans l’assemblée démocratique, les hommes ne parlent entre eux que pour tomber d’accord, et ne plus avoir à parler, pour s’épargner, selon l’expression de Tocqueville, « le trouble de penser et la peine de vivre ». C’est bien cet asservissement de l’insolence à la norme que refuse la revendication philosophique : le discours philosophique ne domestique pas la négativité, il la cultive au contraire et ne consent jamais à mettre un terme à son inquiétude. L’Eros du philosophe, à l’inverse de celui – comique – d’Aristophane, répugne à la paix du foyer et se lance dans une chasse sans fin. Au conformisme du sophiste, Socrate oppose donc l’ironie dialectique, à la déclamation oratoire qui se fait au nom du peuple, l’examen contradictoire devant le seul tribunal de la raison, à l’ivresse des grands rassemblements, la rigueur de la démonstration. L’ivresse rhétorique, telle celle des convives du Banquet, finit par se supprimer elle-même dans le silence du consentement et le sommeil de la pensée ; l’ivresse du philosophe, à l’image de Socrate qui paraît d’autant lucide qu’il boit davantage, croît indéfiniment avec le progrès du savoir. Et tandis que le sophiste forge des majorités, le philosophe fait apparaître les lignes de tension, les discordances qui travaillent la pensée. Le sophiste apporte à l’assemblée du peuple la paix démocratique ; le philosophe apporte à la communauté enseignante la guerre éristique : « Je suis le taon, dit Socrate à ses juges, qui, de tout le jour, ne cesse jamais de vous réveiller, de vous conseiller, de morigéner chacun de vous et que vous trouvez partout, posé près de vous » (Ap. 31 a).

II- La tradition rhétorique

            Il se pourrait bien que la rhétorique, en son histoire, ait confirmé le verdict platonicien : la rhétorique est contraire à la philosophie comme l’inertie de l’opinion est contraire à la dynamique du vrai. En effet, à l’inverse de la méthode dialectique, capable de se renouveler sans fin en rompant avec le passé, en inventant de nouveaux paradigmes, en renaissant de sa propre négation (telle la réminiscence enfantée par l’aporie), la rhétorique va bientôt se figer en un corpus invariable de recettes et de lieux communs. L’évolution du sens de cette dernière expression  est ici significative : dans la rhétorique ancienne, le koinos topos des Grecs ou les loci communes des Latins désignaient les sources et les modèles de démonstration auxquels l’orateur pouvait recourir pour structurer son discours. C’est seulement dans la seconde moitié du XVIIe siècle qu’en français l’expression « lieu commun » a désigné la banalité d’un discours qui ne se risque jamais à prendre la parole. L’enseignement rhétorique, à son insu, va transposer le terrain d’entente dialectique, qui passe par le travail du négatif, dans la platitude consensuelle du lieu commun. Né de la liberté démocratique, l’art oratoire va se codifier en un ensemble de règles invariables et toujours répétées. Les deux derniers grands ouvrages de rhétorique sont ceux que publie Pierre Fontanier en 1821, Manuel classique pour l’étude des tropes, et en 1827, Traité général des figures du discours autres que les tropes. Cicéron et Quintilien (Ier s. BC et Ier s. AC) auraient pu lire ces livres sans être trop dépaysés. Seul l’effort de classification distingue cette dernière rhétorique des rhétoriques antiques, moins systématiques : « S’il est un titre auquel Fontanier peut légitimement prétendre, écrit Genette dans son introduction au Traité de Fontanier, c’est bien celui de Linné de la rhétorique » (13). Cela dit, la classification rhétorique est toujours dictée comme un fait, jamais déduite comme un droit. Il y a par exemple trois sortes de tropes (tour donné à l’expression qui lui confère le cachet du style), selon que l’on joue sur un rapport de similitude (métaphore (3) et allégorie (4)), de correspondance (métonymie (5) et métalepse (6)) ou de connexion (synecdoque (7) et antonomase (8)) : Todorov 112, d’après Nicolas Beauzée, Grammaire générale (1767). Pourquoi trois et pas davantage ? On ne le saura jamais. Cela n’empêche pas les manuels de répéter toujours les mêmes listes de figures, et de continuer la tradition. C’est ainsi qu’on répète, depuis Cicéron, que le discours rhétorique doit à la fois instruire, toucher et plaire (docere, movere et placere) ; qu’il existe trois genres du discours rhétorique : l’éloquence judiciaire (genus judiciale, genos dikanikon) qui s’exerce au tribunal ; l’éloquence délibérative (genus deliberativupm, genos sumbouleutikon) qui s’exerce devant l’assemblée du peuple ; enfin l’éloquence épidictique ou panégyrique (genus demonstrativum, genos epideiktikon, ou panêgurikon), éloquence ostentatoire qui est pour l’orateur l’occasion de faire étalage de sa virtuosité. L’étude de Jean Starobinski sur l’éloquence française de la Renaissance à la Révolution s’inspire de cette classification : elle distingue en effet entre l’éloquence du barreau (la judiciaire) et celle de la tribune (la délibérative) ; en revanche, l’éloquence épidictique est oubliée, et la remplace l’éloquence de la chaire, éloquence du sermon ecclésiastique qui connaît un considérable développement au XVIIe siècle. On distingue par ailleurs, dans l’ensemble des rhétoriques, les tropes (qui sont les figures de style qui donnent du relief à l’expression ; c’est la partie de la rhétorique la plus complexe et la plus développée par la tradition) et les topoi (loci communes, koinoi topoi), les lieux communs dans lesquels puise l’orateur selon les circonstances de son discours. On dit encore que l’art rhétorique se compose de cinq parties, qui sont plutôt les moments de la construction du discours : inventio (eurêsis), qui établit les arguments ; dispositio (taxis) qui les met en ordre et construit le développement ; elocutio (lexis) qui introduit dans le discours les figures de style et les « ornements ». Les deux dernières parties sont beaucoup moins commentées : il s’agit de memoria (l’orateur apprend son discours par cœur, et doit parler sans lire) et actio (l’orateur joue et mime son discours par des gestes – effets de manche – et des expressions appropriés). Dans la tradition rhétorique, celle des logographes de l’antiquité, la mémoire est la récitation d’un discours préalablement écrit. Dans le Phèdre, Lysias a d’abord écrit le discours sur l’amour qui fait l’objet de l’epideixis à laquelle Phèdre, admiratif, assiste ; celui-ci demande alors à l’orateur de lui donner le texte de son discours, et s’empresse de l’apprendre par cœur pour le réciter à ses amis, par exemple Socrate qu’il rencontre ce matin là. C’est à cette mémoire mécanique, ou mnémotechnique, dépendante d’un texte préalablement écrit, que Socrate oppose, dans le même dialogue, la maïeutique de la mémoire vivante, ou réminiscence. Et il est bien vrai que la rhétorique, en son histoire, s’est surtout constituée comme une théorie du style et de l’écriture. Depuis la renaissance, la composition rhétorique est un exercice de style qui passe nécessairement par l’écriture. Dans l’antiquité, l’idéal de « l’homme de lettres », celui qui a été formé par le cycle des « humanités », était surtout incarné dans la figure de l’orateur ; de nos jours, il est beaucoup plus glorieux de se dire « écrivain ». C’est pourquoi la memoria et l’actio ont été peu à peu délaissées : elles appartiennent à la seule performance orale de l’orateur.
            Instruire et toucher dépendent surtout de l’inventio et de la dispositio, mais plaire dépend seulement de l’art de l’elocutio. Quant à la dispositio, elle se dispose traditionnellement en cinq « parties », qui conviennent surtout, il est vrai, au discours juridique : l’exordium ou proemium, qui a pour tâche de retenir l’attention des auditeurs (captatio benevolentiae : Cicéron, De Inventione, I, 16, 21) (9) ; la narratio, qui est l’exposition des faits ; l’argumentatio ou probatio, qui présente les preuves ; la refutatio, qui défait les arguments de l’adversaire ; enfin la peroratio, ou epilogus, qui conclut et s’adresse directement aux juges dans le but d’infléchir leur jugement.
            Ce cadre formel se transmet inchangé, de manuel en manuel, tout au long des siècles. Il a longtemps formé les esprits et, de ce fait, exercé une considérable influence sur les modes de penser. La rhétorique est en effet bientôt devenue le modèle non seulement du discours, mais de toute forme d’expression. Selon une formule qu’on lit dans l’Art poétique (ou Epître aux Pisons) d’Horace, et qui sera sans cesse invoquée par les théoriciens de l’art à l’âge classique : « Une poésie est comme une peinture (Ut pictura poesis). Il s’en trouvera une pour te séduire davantage si tu te tiens plus près, telle autre si tu te mets plus loin. L’une aime l’obscurité, l’autre voudra être vue en pleine lumière, car elle ne redoute pas le regard perçant du critique. » (v. 361-364). Si, comme le prétendait le poète grec Simonide, d’après un texte de Plutarque (De Gloria Atheniensium), « la peinture est une poésie muette et la poésie une peinture parlante », alors les règles de l’élocution et du style, qui gouvernent l’art du poète, valent aussi pour celui du peintre. C’est ainsi, par exemple, que Lodovico Dolce, dans son Dialogue sur la peinture intitulé l’Arétin (1557), distinguait trois parties dans la peinture, invenzione, disegno, et colorito qui sont en vérité une transposition des trois premières parties de la rhétorique selon Cicéron et Quintilien : inventio, dispositio, elocutio. On a également montré que les trois livres du traité d’Alberti, De Pictura (1435), étaient calqués sur la structure de L’Institution oratoire de Quintilien. « Je conseille, écrit Alberti au livre III de son traité, au peintre diligent de fréquenter les poètes, les rhéteurs et tous ceux qui sont versés dans les lettres, et de capter leur bienveillance, car ces esprits cultivés lui fourniront d’excellents ornements et surtout ils l’aideront dans ces inventions qui, dans la peinture, lui attireront les louanges les plus grandes » (éd. Schefer, p. 215). Si la rhétorique est alors proposée en modèle au peintre, c’est aussi parce que les arts que le Moyen Age classait parmi les arts mécaniques, et qui prétendent à la Renaissance s’élever à la dignité des arts libéraux, entendent profiter du prestige qui s’attache à la figure de l’orateur, ou de l’humaniste lettré. Les analogies entre l’art du dessin et celui de l’écriture confortent encore le parallèle. En outre, lorsque Léonard conseille au peintre d’observer les attitudes des sourds-muets pour s’en inspirer dans ses compositions, il transpose les attitudes de l’orateur (actio), sa gestuelle expressive, sur la scène du théâtre muet dont le tableau est le cadre. Et c’est encore en se réclament de cette tradition que Poussin, dans sa lettre du 28 avril 1639, demande à son correspondant Chantelou, non pas de regarder le tableau qu’il lui envoie, mais de le lire : « Lisez l’histoire et le tableau, afin de connaître si chaque chose est appropriée au sujet ». La convenance (en latin decorum) du discours aux circonstances qui le motivent est en effet, depuis l’antiquité, un impératif rhétorique. Sur l’influence de la rhétorique sur la théorie picturale, on lira l’essai fondamental de Rensselaer Lee, Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture, XVe-XVIIIe siècles, Macula, 1991 [1940]. On a même montré qu’il existe un lien étroit entre la tradition rhétorique et la théorie musicale. Non seulement en ce sens que la rhétorique est un art de l’expression, et que la musique, du moins depuis Monteverdi, exprime les passions humaines, mais aussi d’un point de vue plus formel : « La théorie musicale, écrit Curtius (La Littérature européenne et le Moyen age latin, p. 146), a été calquée sur la théorie rhétorique. Il existait un ars inveniendi musical (songeons aux « inventions » de Bach), une topique musicale, etc. » C’est ainsi encore que la composition musicale s’inspire de l’exorde qui ouvre le discours et de la péroraison qui le conclut. On comprend mieux alors combien le cadre rhétorique a été hégémonique dans la culture européenne. Et c’est aussi cette rigidité, cette incapacité à se réformer ou à se renouveler, qui distingue la rhétorique de la méthode dialectique dont Socrate et le fondateur, celle d’une recherche qui ne progresse que par la médiation de sa propre négation.

NOTES

1- « Ce serait lourdement se tromper que de croire que l’on a véritablement compris la phrase de l’Homme-mesure lorsqu’on l’a ramenée, avec Platon, à une théorie de la perception sensible, c’est-à-dire à une forme particulière et toute individuelle de la connaissance. Cette erreur entraîne toute l’interprétation traditionnelle de l’œuvre des sophistes, qui fait de ceux-ci des rhéteurs indifférents à la vérité et à la morale, sensibles seulement aux procédés lucratifs et aux opinions qu’il est avantageux de professer » « Protagoras est le champion de la perfectibilité par l’éducation », Dupréel, Les Sophistes, p. 19.

2- « Protagoras est le champion de la perfectibilité par l’éducation », Dupréel, Les Sophistes, p. 24.

3- Transfert de sens par analogie ou ressemblance : un « tigre » pour un homme féroce, un « aigle » pour un génie supérieur.

4- Proposition ou discours à double sens, littéral et spirituel, qui est une sorte de métaphore prolongée et continuée.

5- Substituer à l’idée propre une idée qui lui est associée par relation de cause à effet (« il a une plume brillante », la plume étant ici l’instrument de la main), ou de contenant à contenu (« boire un verre »), etc.

6- Faire entendre une chose par une autre. Par exemple, Phèdre déclarant à Hippolyte : « Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée », pour laisser entendre qu’elle aime Hippolyte lui-même.

7- Substituer à l’idée propre une idée qui lui est liée comme la partie au tout (la « voile » pour le « vaisseau »), la matière pour la chose (le « fer » pour « l’épée »), le singulier pour le pluriel (« le Français » pour « les Français).

8- Désigner une personne ou une chose par sa qualité (« le tyran » pour « Néron », « le poète » pour Rimbaud et « le voyant » pour « le poète », « la déferlante » pour « la vague »).

9- De l’Orateur : « Les règles de l’art oratoire s’appuient sur ces trois ressorts de persuasion : prouver la vérité de ce qu’on affirme, se concilier la bienveillance des auditeurs (ut conciliemus eos nobis qui audiunt), éveiller en eux toutes les émotions qui sont utiles à la cause » (II, XXVII, 115, p ; 53).

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