Jacques Darriulat

 

ESSAIS

 

 

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mardis de la Philo : 28-1-20
Mise en ligne : 1-3-20

 

 

 

 

PETIT ECHANGE AVEC CHATGPT

APHORISMES

ETRE ET EXISTER

1- Rencontrer l'existence

2- Dire l'existence

3- Eprouver l'existence

4- Ce que l'expérience nous apprend de l'Etre

ENSEIGNER LA PHILOSOPHIE

ESTHETIQUE DE L'ABSTRACTION

PRINCIPES DE PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

LA PEINTURE HOLLANDAISE AU SIECLE D'OR

LES FANTOMES DE L'OPERA

ON DEVRAIT DIRE...

QU'EST-CE QUE LE NEOREALISME ?

LA STAR, LA VIVANTE ET LE SANS POURQUOI

ESTHETIQUE DU PARADIS TERRESTRE (1)

LE REALISME SELON CEZANNE

NOTE SUR WITTGENSTEIN

ENTRETIEN

CEZANNE ET LA FORCE DES CHOSES

MANTEGNA : ANCIENS ET MODERNES

LE TABLEAU ET LE MIROIR

LE JARDIN A LA FRANCAISE

REMBRANDT, BETHSABEE

PHILOSOPHIE ET RHETORIQUE

LES RELIGIONS DU LIVRE

DU CARACTERE A LA CARICATURE

QUELLE VANITE QUE LA PEINTURE...

LES GROTESQUES

LE ROSSIGNOL ET LA DIVA

LA STATUE AMOUREUSE

L'INTERPRETATION DE L'OEUVRE D'ART

DE L'IDEE DU BEAU A L'ESTHETIQUE

CARAVAGE ET L'OPERA

 

 

 

ETRE ET EXISTER
 
2- Dire l’Existence

            Rien de plus banal que l’existence : en quelque endroit que nous jetions les yeux, c’est elle que nous rencontrons. Non, il est vrai l’existence elle-même, mais cette chose, puis cette autre, en lesquelles nous reconnaissons également la vertu d’exister, de faire acte de présence. De toutes parts, il y a de l’existence, et c’est sans doute en raison de cet excès, de ce trop-plein d’évidence que l’existence nous « crève les yeux » : la voyant toujours, nous ne réussissons plus à la voir. Ainsi de certains sons qui se maintiennent uniformément : nous finissons, envoûtés par cette monotonie, par ne plus les entendre, comme on le disait dans l’antiquité des Catadupes rendus sourds par le fracas permanent de la dernière cataracte du Nil auprès de laquelle ils vivaient. Ce par quoi Cicéron rendait compte de ce que les mortels n’entendent plus, pour l’entendre sans cesse, la musique céleste que faisaient en tournant les sphères de la machinerie cosmique (1). A chaque instant assaillis par l’existence, plongés en elle, nous ne savons plus nous en étonner. Partout et nulle part à la fois, toujours présente et pourtant toujours absente, l’existence se fait oublier, elle demeure incognito parmi nous. Toujours la même, jamais mise en question, l’existence n’a donc pour nous pas d’histoire. D’où vient alors que le substantif qui la désigne n’est pas, lui, sans histoire ? Ce mot – qui devait devenir au XIXe et au XXe siècle l’enjeu crucial du débat philosophique, et ceci bien avant qu’il ne se répande après 1945 sous l’influence de Sartre – n’entre dans l’usage courant qu’à partir du XVIIIe siècle (2). Si l’existence est par elle-même intemporelle, le besoin de la nommer, le désir de l’appeler par son nom n’est guère plus vieux que d’un peu plus de deux siècles. L’existence désigne alors, plus que la vie consciente d’elle-même, le genre de vie qu’on mène, sa position au sein de la société. Il s’agit en ce sens moins d’exister pour soi-même que d’exister pour les autres, avoir de la valeur à leurs yeux. C’est ainsi que, depuis sans doute le commencement des temps, chacun cherche à se faire valoir, à faire remarquer sa présence aux yeux de ces semblables. Mais ce qui est plus nouveau, et même assez récent, c’est que, pour suivre le fil de la méditation de Wittgenstein, le « monde » cherche à faire remarquer son existence à l’homme qui le pense.
            Voici environ deux siècles que « l’existence » du monde ne va plus de soi aux yeux des modernes. Exister signifie alors « être réel », d’une réalité non pas apparente, mais authentique. On devine que l’existence n’est pas sans rapport avec la vérité. Cela s’entend dans la réplique savoureuse de Madame Raymonde, prostituée, à Monsieur Edmond, proxénète, dans le dialogue que composa Henri Jeanson pour le film de Marcel Carné, Hôtel du Nord (1938) : « – M. Edmond (Jouvet) : Ma vie n'est pas une existence... – Mme Raymonde (Arletty) : Eh bien, si tu crois que mon existence est une vie... ». Ce qui fait sourire est le jeu sur le double sens des mots « vie » et « existence », et alors que les débats intellectuels (et nul n’est moins intellectuel que Raymonde ou Edmond…) sur l’existence et sur l’existentialisme se répandent. Pour Edmond, « vivre » est un fait simplement biologique, mais « exister » signifie « vivre vraiment » ; et pour Raymonde inversement, l’existence consiste simplement à se trouver là où l’on est, mais « vivre », ce ne peut être que vivre intensément, vivre et non survivre. L’ambiguïté se retrouve aussi bien chez les philosophes, puisque Heidegger baptise « Dasein » l’homme, en tant qu’il est le seul vivant en mesure de questionner l’Etre, le vivant pour lequel « il y va de son Etre », pour lequel exister ne va pas de soi, et dont le destin historial est ainsi de répondre à l’appel de la vie authentique. Pourtant, avec l’accord du maître, Dasein – qui signifie simplement « existence » – sera rendu par les traducteurs français par « Etre-là » (da-Sein). Ainsi, « exister » c’est « être là » où l’on se trouve, et faire ainsi face au silence de l’Etre selon Heidegger, ou au non-sens du monde selon Wittgenstein, en accord sur ce point avec Monsieur Edmond ; mais « exister », c’est aussi selon Heidegger assumer authentiquement son destin d’être-pour-la-mort par une résolution devançante qui libère le « pouvoir-être » du Dasein, soit vivre authentiquement, en accord cette fois avec Madame Raymonde. Mais il s’agit pour nous à la suite de Wittgenstein, de penser l’existence du monde, non de Raymonde ni d’Edmond. Que peut bien signifier penser « authentiquement » le non-sens de l’existence du monde ?
            Il était sans doute nécessaire que nous rencontrions sur notre chemin Heidegger, puisqu’il fut l’un des premiers – le premier, à l’écouter lui-même, depuis Parménide – à déplacer l’axe de l’étonnement philosophique de la Pensée à l’Etre. Platon fonde la philosophie en ce sens qu’il est le premier à penser qu’il n’est rien de plus étonnant, pour la pensée, que le pouvoir de penser et de concevoir qui est en la pensée, prise de conscience qu’il nomme « réminiscence », ou « anamnèse », en ce sens que la pensée l’a depuis toujours su, mais qu’elle l’avait oublié. Heidegger recommence la fondation de la philosophie – c’est du moins sa prétention – en pensant qu’il n’est rien de plus étonnant, et digne d’être pensé, pour la pensée, que le fait de l’Etre, soit la source unique de laquelle procèdent toutes les existences déterminées, singulières, qui nous tombent sous les yeux, qui nous tombent sous la main. Ce qu’il nomme les « étants » (qui traduit l’ens, ou les entia des médiévaux, qui traduisaient à leur tour le to on, les ta onta des Grecs), multiples et divers, tandis que l’Etre (la majuscule est de rigueur) est nécessairement un. Ce que Heidegger nomme « la décadence » de la philosophie, ou la « déchéance » de la pensée, vient de ce que la pensée oublie de penser – non la pensée elle-même, comme l’enseignait la tradition des classiques – mais l’Etre. Oubliant la pensée de l’Etre, nous ne considérons plus que les étants qui nous tombent sous la main, que nous pouvons utiliser à notre guise, comme autant d’outils que nous manions, et non plus d’énigmes qui appellent à penser. Inutile de penser : il suffit alors de travailler, et de maîtriser le monde grâce à notre habileté technique. Pour que la philosophie renaisse, il faudrait donc que nous revenions au moment de son aurore, avant la fondation platonicienne, au temps des Présocratiques, principalement Héraclite et Parménide. Dans un cours prononcé pendant l’été 1935 – soit huit ans après la parution de son maître-ouvrage : Sein und Zeit, « Etre et Temps », et six ans après la Conférence de Wittgenstein sur l’éthique – cours publié sous le titre : Introduction à la métaphysique, Heidegger commence par ces mots : « Pourquoi y a-t-il de l’étant et non pas plutôt rien ? Telle est la question » (Warum ist überhaupt Seiendes und nicht vielmehr Nichts ?). Comprendre : telle est l’unique question qui soit vraiment inaugurale pour la réflexion philosophique, toutes les autres étant secondaires en regard de celle-là (3). Nombreux sont ceux qui jugeront intempestif le rapprochement de Wittgenstein avec Heidegger. Il s’impose ici pourtant. Wittgenstein s’étonne du fait qu’il y ait un monde, Heidegger du fait qu’il y ait des étants, soit des choses, ou des existants déterminés qui occupent l’horizon du monde. Il n’y a pourtant pas opposition entre l’unité du « monde » et la multiplicité des « étants », puisque Heidegger pense à son tour l’étant dans l’ouverture d’un monde, soit depuis l’Etre dont il procède, et rapporte donc également le multiple à l’Un. La question de Heidegger ne porte pas sur la diversité des choses, mais sur ce qu’elles ont en commun et qui les rassemble, à savoir « l’existence ». Il est vrai qu’Heidegger ajoute « et non pas plutôt rien », alors que Wittgenstein énonçait explicitement qu’il nous est rigoureusement impossible de penser le néant du monde, ce pourquoi, ajoutait-il, notre étonnement est un non-sens, puisque nous ne sommes pas en mesure d’imaginer un non-monde. Mais en ajoutant « et non pas plutôt rien », Heidegger ne prétend pas se représenter l’inexistence du monde, mais plutôt mettre en valeur, par le travail de la négation, la gratuité du « il y a » (en allemand « es gibt », de geben, « donner » : « ça donne »), le don gratuit de l’avènement phénoménal du monde, qui nous est donné sans qu’il nous soit rien demandé en retour, sans que nous soit donnée en même temps la raison de ce don, ni même le nom du donateur. Ce par quoi Heidegger veut penser, non pas l’inexistence du monde, en effet inconcevable, mais plutôt sa radicale contingence, ce qu’il y a d’absolument incompréhensible, injustifiable, dans le seul fait de sa présence. Du monde, nous pouvons sans doute tout expliquer, justifier, légitimer. L’astronome peut, par exemple, rendre raison du cycle des saisons en le rapportant à l’inclinaison de l’axe de rotation de la Terre sur le plan de l’écliptique. Mais qu’il y ait une terre, un soleil, un monde, un univers, cela, nul ne peut en rendre raison. On doit se contenter de constater : « Il y a » ; « C’est ainsi ». Le physicien prétend tout connaître du monde, il pose en principe que le monde en sa totalité est connaissable, à l’exception toutefois de l’acte fondateur qui lui donne naissance, cet acte que la théorie standard nomme pittoresquement le « Big Bang ». Que les particules qui constituent la matière soient ce qu’elles sont, nous pouvons en rendre compte. Mais qu’il y ait un univers et non pas plutôt rien, nous ne pourrons jamais en rendre raison. Il faut nous résigner – mais peut-être est-ce une chance – à recevoir le monde comme un fait, sans jamais pouvoir l’interpréter comme un signe. Et c’est bien ainsi que Wittgenstein, de son côté, s’efforçait de penser et d’éprouver le monde comme une énigme – donc relevant de ce qu’on ne peut dire, soit de « l’élément mystique » – et non comme un mystère, soit comme un message secret dont il faudrait trouver le chiffre.
            Wittgenstein questionne l’existence. Heidegger questionne l’Etre. La différence est peut-être moins grande qu’on pense, mais il importe pourtant de ne pas la négliger. La notion d’existence se répand, nous le savons, depuis une période assez récente. Mais la notion de l’Etre est, quant à elle, vieille comme le monde, elle apparaît avec l’homme de parole, c'est-à-dire dès que l’homme naît à l’humanité, qu’il devient humain, si tant est que le langage est le propre de l’homme. Il n’y a pas de langue qui ignore le verbe être, pas même celles qui ne l’utilisent pas, et la phrase nominale elle-même, qui se reconnaît à ceci qu’elle ne se construit pas autour d’un verbe (4), n’accède au sens qu’en posant implicitement le sens de l’Etre. « Métro, boulot, dodo », ou comme on dit aujourd’hui, plus noir encore : « Métro, boulot, caveau » (5), n’a de sens qu’à se traduire en phrase verbale, par exemple : « cette existence, c’est pas une vie ! », à la manière de Raymonde, ou « cette vie, c’est pas une existence ! », à la manière d’Edmond. La formule dessine le parcours d’une existence, elle en fait voir l’absurdité et par là prend sens. Elle n’est pas la simple série incohérente de trois signifiants arbitrairement juxtaposés. C’est pourquoi, toute phrase nominale, qui semble avoir supprimé la fonction du verbe, suppose tacitement un verbe ayant valeur d’être ou d’existence, sans l’effectivité duquel le syntagme serait réduit à la simple profération de sons dépourvus de sens. Pour le dire de façon plus imagée, c’est seulement dans la lumière de l’Etre que le discours devient signifiant. Et même si l’on peut dire que la phrase nominale produit un effet rhétorique qui lui est propre, elle ne saurait pourtant avoir de sens si elle n’était pas implicitement validée par le sens de l’Etre (6). Le verbe « être » – en ce sens où il indique une existence réelle, une relation à la vérité de ce qui est affirmé – n’est pas un verbe parmi tous les autres d’une même langue, il est le verbe sans lequel aucune langue ne serait possible. C’est seulement parce que l’homme considéré selon sa destination, soit le Dasein, accède à une précompréhension de l’Etre, qu’il peut aussi accéder au langage. Toute parole se déploie ainsi dans la visée de l’Etre. C’est pourquoi le signe linguistique porte, non sur une chose singulière (7), mais toujours sur une généralité, car la parole n’appelle jamais la chose elle-même, mais le fait de son « exister » qui est commun à chaque chose. Et telle est bien la leçon de Heidegger : « Supposons qu’il n’y ait pas cette signification indéterminée d’“êtreˮ, et que nous ne comprenions pas non plus ce que signifier veut dire. Qu’y aurait-il alors ? Seulement un nom et un verbe de moins dans notre langue ? Non. Dans ce cas, il n’y aurait pas de langue […] Supposé que nous ne comprenions pas du tout l’être, supposé que le mot “êtreˮ n’ait pas même cette signification évanescente, eh bien, alors, dans ce cas, il n’y aurait absolument aucun mot. Nous-mêmes ne pourrions jamais, ni d’aucune façon, être des disants » (8).
            L’étrangeté de l’être, sans lequel nous ne saurions rien signifier, réside donc dans l’indéterminé de sa signification propre, soit la « question du sens de l’Etre » (Heidegger), qui semble devoir demeurer une question sans réponse, non pas en ce sens où elle serait absurde – il serait paradoxal que le plus universel des signifiants soit lui-même privé de signification – mais parce qu’il appartient à l’Etre d’ouvrir dans le discours la dimension du sens, d’appeler la parole à la profération du sens.
            S’étonner de l’existence du monde est à la fois pour Wittgenstein une expérience de l’absolu – seule en mesure de fonder une éthique ou une esthétique – et un non-sens, puisqu’une telle question, qui « donne du front contre les bornes du langage » (9), est vouée à demeurer sans réponse. Ce qui est ici questionné, il n’y aurait pas de mot pour le dire. Il y a pourtant bien un mot pour dire ce qu’on ne peut pas dire : c’est le verbe « exister », et le nom « existence », dont l’usage courant est récent, et plus encore le verbe « être » que toute langue humaine présuppose depuis la nuit des temps, et qui se trouve ainsi à l’origine du langage sans lequel l’homme ne saurait être humain. Le verbe être – qui devrait être le plus général, puisqu’il n’est rien qu’on ne puisse dire ou signifier sans se référer, d’une manière ou d’une autre, à la pensée de l’Etre (10) – est en vérité un verbe très singulier. Sa morphologie est complexe, en ce sens que le verbe ne se forme pas sur une racine unique, et que sa conjugaison est souvent déroutante. La question de l’Etre, et l’analyse de son spectre sémantique, se trouvent à l’origine de la culture judéo-chrétienne. Quand Moïse rencontre Dieu au sommet du Sinaï et lui demande sous quel nom les enfants d’Israël devront l’adorer, le dieu de la montagne répond : « Je suis Celui qui suis ». Telle est du moins la traduction, par la Bible de Jérusalem, de la traduction latine du texte hébreu, dite la « Vulgate », effectuée par Jérôme de Stridon à la fin du IVe siècle de notre ère : Dicam filiis Israhel : « Deus patrum vestrorum misit me ad vos » : « Je dirai aux enfants d’Israël : “Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vousˮ » ; Si dixerint mihi : « quod est nomen eius ? », quid dicam eis ? : « S’ils me demandent : “Quel est son nom ?ˮ, que leur répondrai-je ? » ; Dixit Deus ad Mosen : « ego sum qui sum » : « Dieu dit à Moïse : “Je suis Celui qui suisˮ » ; Ait sic : « dices filiis Israhel : qui est misit me ad vos » : « Il dit encore : “Tu diras au fils d’Israël : Celui qui est m’a envoyé vers vousˮ » (Exode, 3, 13-14). On constate que, dès la fondation du monothéisme (11), l’identité du Dieu unique dépend de la syntaxe du verbe « être » : le Dieu de la Vulgate se nomme une première fois : Ego sum qui sum, ce qui donne en français la traduction grammaticalement surprenante : « Je suis Celui qui suis », alors qu’on attendrait plutôt : « Je suis Celui qui est ». Et en effet, Dieu ajoute aussitôt : Je suis « Celui qui est » : Qui est misit ad vos. L’exégèse chrétienne, tant théologique que philosophique, retiendra : Ego sum qui sum, plutôt que Ego sum qui est. Elle met donc l’accent sur la personne présente du Dieu unique, sur la première personne du singulier, la voix qui parle en son nom, et non sur la troisième personne, le tiers impersonnel qui est aussi le tiers exclu, ou transcendant, auquel se réfère l’échange. Ainsi se laisse deviner, par ce parti pris du traducteur, le choix d’interpréter la révélation du nom divin – scène primitive d’un monothéisme radical – dans la perspective de l’incarnation, d’un dieu présent en personne, et qui se présente à sa créature, non comme un lointain, mais comme un prochain : « Me voici : Je suis » : Ecce : ego sum. La traduction de la Vulgate interprète l’Ancien Testament à la lumière du Nouveau. Par exemple, pendant la tempête qui s’abat sur le lac de Tibériade, quand Jésus marchant sur les eaux s’approche de la barque des apôtres apeurés, il leur dit : « C’est moi [littéralement : « Je suis »] ; n’ayez pas peur » : Ego sum, nolite timere (Jean, 6, 20). En se présentant lui-même à la première personne, Jésus usurpe la majesté du Dieu du Sinaï, le Dieu unique dont le nom est précisément : Ego sum qui sum. A plusieurs reprises, dans l’évangile de Jean, Jésus se présente publiquement comme celui qui a pour nom Ego sum. Par exemple, dans le long débat qui fait suite au pardon accordé à la femme adultère (Jean, 8, 1-11), devant les Pharisiens offusqués de ce que cet inconnu, à leurs yeux illégitime, ose passer outre la Torah (« Tu ne commettras pas d’adultère », Exode 20, 14), Jésus répond en se donnant à lui-même le nom de Dieu, ce qui ne peut qu’accroître le scandale : « Je suis la lumière du monde, Ego sum lux mundi » (Jean, 8, 12) ; « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que Je suis, Cum exaltaveritis Filium hominis tunc cognoscetis quia ego sum » (Jean, 8, 28) ; et plus encore : « En vérité, en vérité je vous le dis, avant qu’Abraham fût, Je Suis, Amen amen dico vobis antequam Abraham fieret, ego sum » (Jean, 8, 58). A Marthe, sœur de Lazare, qui vient à sa rencontre, Jésus déclare : « Je suis la résurrection et la vie, Ego sum resurrectio et vita » (Jean 11, 25). Jésus reprend ainsi la parole qui n’a de sens que dans la bouche d’un Dieu. Aussi peut-il dire : « Qui me voit a vu le Père [littéralement : Qui voit me voit et voit le Père], Qui vidit me vidit et Patrem » (Jean 14, 9).
            La traduction du texte hébreu en grec, dite la traduction des Septante – traduction collective effectuée par des savants alexandrins vers 270 avant notre ère, donc au sein d’une culture païenne, dont la philosophie est alors la plus haute expression, étrangère à la foi chrétienne qui guide à l’inverse la traduction de Jérôme – oppose, à la présence incarnée de la première personne dans la Vulgate, la forme substantivée du verbe, soit le participe présent (ὁ ὢν, ὄντος , masculin, littéralement : Celui qui est existant) : « Dieu répondit à Moïse : “Je suis Celui qui est l’Existantˮ » ; et Dieu ajouta : “Tu parleras en ces termes aux fils d'Israël : Celui qui est existant m'a envoyé près de vousˮ » : εἶπεν ὁ θεὸς πρὸς Μωυσῆν : Ἐγώ εἰμι ὁ ὤν· καὶ εἶπεν : Οὕτως ἐρεῖς τοῖς υἱοῖς Ισραηλ : Ὁ ὢν ἀπέσταλκέν με πρὸς ὑμᾶς. Ὁ ὢν, qui est un masculin, désigne donc une personne, un « Existant », et non un quelconque « étant », qui se décline en grec ancien, non au masculin, mais au neutre : τὀ ὂν. La Septante est donc plus spéculative que la Vulgate : elle entend, dans le nom divin, l’acte absolu qui pose l’existence, le fait de Celui qui n’existe pas, non parce qu’il serait néant, mais parce qu’il est l’Existence elle-même. La première personne n’est pas redoublée comme en latin – Ego sum qui sum – elle est identifiée à l’idée de l’Existence – Ἐγώ εἰμι ὁ ὤν. Celui qui est l’Existant par excellence est celui qui existe par lui-même, qui contient en lui-même le principe de toute existence. Nous autres, mortels, ne sommes que les locataires de la vie ; Dieu seul en est le propriétaire. Traduction philosophique, qui se souvient, en la modifiant, de la Métaphysique (12) d’Aristote, qui définissait pourtant son objet comme « l’Etre en tant qu’Etre, τὁ ὄν ὄ ὄν » (livre Γ, 2, 1003a 33), donc au neutre et non au masculin comme le fait la Septante, ce qui accentue la présence réelle. Le dieu d’Aristote, des philosophes et des savants, trouve en lui-même sa raison suffisante : il n’est pas étant, il est l’Etre lui-même. Mais le Dieu du Sinaï est plus présent encore : il n’est pas existant, il est l’Existence elle-même ; il n’est pas vivant, il est la Vie elle-même.
            Chrétienne ou philosophique, les traductions de la Vulgate et des Septante ne sont que des traductions, et non le texte original. Qu’en est-il donc du texte hébreu lui-même ? Etant incompétent en ce domaine, je ne peux que me limiter au plus général. La formule hébraïque de la révélation du Sinaï s’énonce ainsi : Ehyeh Asher Ehyeh (אֶֽהְיֶה אֲשֶׁר אֶֽהְיֶה ), Ehyeh étant une forme du verbe être, hayah, qui encadre le pronom personnel Asher qui vaut également pour le masculin, le féminin, le neutre, et dans de très nombreux cas sert simplement de conjonction de coordination entre deux notions. Le problème, escamoté par les traductions grecques et latines, est que le verbe hayah, être, n’a pas de conjugaison au présent. Nous savons en effet que le verbe être est, dans toutes les langues, un verbe singulier, dont la morphologie est atypique. La forme Ehyeh de l’hébreu correspond, non au présent « Je suis », mais à la première personne du futur : « Je serai ». Il faudrait donc traduire : « Je serai qui je serai ». Ce qui fait apparaître un sens nouveau, tout à fait étranger au grec comme au latin. Il se pourrait que la réponse du Dieu du Sinaï à Moïse soit une ironie plutôt qu’une véritable révélation (celle-ci viendra après). Il y a en effet du marchandage dans l’échange qui se fait entre Dieu et Moïse, marchandage sacré, non profane, puisqu’il s’agit ici de marchander, non avec un homme quelconque, mais avec Dieu lui-même. Le marchandage est en effet beaucoup plus que la recherche de l’intérêt personnel, il est une façon de se mesurer l’un à l’autre, de faire connaissance avec l’Autre absolu qu’est pour Moïse le Dieu du Sinaï, et c’est pourquoi le rituel du marchandage n’est jamais sans rapport avec les rites de l’hospitalité. C’est en effet une sorte de marché que Dieu, qui a convoqué Moïse pour cette rencontre au sommet, propose à son prophète : Je délivre Israël de la servitude qui l’accable en Egypte (« J’ai vu, j’ai vu la misère de mon peuple qui réside en Egypte. J’ai prêté l’oreille à la clameur que lui arrachent ses surveillants. Certes, je connais ses angoisses. Je suis résolu à le délivrer de la main des Egyptiens et à le faire monter de ce pays vers une contrée plantureuse et vaste, une contrée où ruissellent le lait et le miel », Exode, 3, 7-8) ; mais en échange, je demande au peuple juif qu’il me voue un culte exclusif, un amour total, passionné, inconditionné, car je suis un Dieu jaloux : « Lorsque tu auras mené le peuple hors d’Egypte, vous rendrez un culte à Dieu sur cette montagne » (Exode, 3, 122). Ce pourquoi Yahvé, une fois accomplie sa part du contrat – délivrer Israël de l’Egypte qui l’opprime – donne à nouveau rendez-vous à Moïse au sommet du Sinaï pour régler l’article suivant : donner des lois au peuple qu’il reconnaît désormais pour son peuple et prescrire les rites du culte exclusif que le peuple juif doit désormais au Dieu du Sinaï (l’Exode, complété par le Lévitique et le Deutéronome). C’est à ce moment que Moïse intervient, non sans une certaine impertinence, en prolongeant le jeu de l’échange : si nous devons rendre un culte exclusif au Dieu du Sinaï, alors il faut que le Dieu du Sinaï nous donne son nom, pour que nous puissions l’invoquer par son nom : « Soit ! dit Moïse. Je vais trouver les enfants d’Israël et je leur dis : Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous ! Mais s’ils demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ? » (Exode, 3, 13). Et c’est alors que Dieu répond : « Je serai qui je serai ». N’est-ce pas une façon de rabrouer l’insolence de Moïse, qui a osé demander à Dieu son nom ? Car le nom n’est pas sans posséder une puissance incantatoire, invocatoire, qui donne prise et emprise sur Celui qui se trouve ainsi sommé de répondre à l’appel. Dieu n’est pas l’Appelé, il est l’Appelant qui élit ses prophètes en proférant le nom qui leur est propre – Moïse, Samuel – et l’Appelé doit aussitôt se présenter et dire : « Seigneur, me voici ! » : « Dieu l’appela du milieu du Buisson : Moïse ! Moïse ! – Me voici, répondit-il (respondit : Adsum, « Je suis présent ») » (Exode, 3, 4). Cette puissance du nom, Dieu l’a communiquée à sa créature en la laissant libre de nommer « les bêtes sauvages et tous les oiseaux du ciel » (Genèse, 2, 19-20), et par l’acte de cette dénomination, d’avoir pouvoir sur eux, de les domestiquer et de les mettre sous son joug. Ce n’est pas par la force physique que l’homme a pu triompher de la bête, mais par la seule force du verbe, par ce pouvoir de symbolisation qui lui permet de s’approprier le réel en le traitant comme un réseau de signes, seul en mesure d’imaginer les leurres et de déjouer les pièges. Si l’homme est meilleur chasseur, c’est parce qu’il est d’abord homme de paroles. Si donc Dieu se laissait aller à répondre à la demande de Moïse : « Quel est ton nom ? », il divulguerait un secret redoutable et inverserait l’ordre des hiérarchies, cédant à l’Appelé le droit d’être Appelant à son tour. Il faut donc entendre la pointe de la réponse divine : Tu veux savoir quel est mon nom ? Je serai qui je serai, tu verras bien qui je suis, il faut t’en remettre à moi et ne pas demander davantage. C’est une sorte de camouflet qui vise à remettre Moïse à sa place, à lui faire comprendre à qui il parle. Mais la réponse divine dit bien davantage encore : le verbe être n’est pas seulement employé au futur, et non au présent, il est aussi dans la forme de l’inaccompli, ou de l’inachevé, qui appartient en propre aux langues sémitiques anciennes. Le futur ne signifie pas ici que l’acte est destiné à se réaliser dans l’avenir, mais plutôt qu’il est appelé à se perpétuer dans le temps, qu’il a pouvoir de durer et de se maintenir dans l’être. Il faut donc entendre qu’il n’est pas vraiment au futur, mais plutôt dans une forme indéterminée, « inaccomplie », qui n’est ni passé, ni présent, ni futur, dans la continuité de la durée, dans le prolongement des temps et jusqu’à la fin des temps : « J’étais, je suis et je serai Celui que j’étais, que je suis et que je serai ». Il ne convient pas en effet à l’Eternel de se nommer dans un temps plutôt que dans un autre, Lui qui est de tous les temps, pour le siècle des siècles, lui qui est l’Existence même, et non pas une existence dans le temps. La réponse divine prend alors un autre sens, plus grave, mais qui se rapporte encore au sceau même de l’Alliance, à la vérité de la Promesse : Je suis tel que je suis dans tous les temps, tel que tu m’as connu, tel que tu me connais, tel que tu me connaîtras, et tu sais par là que je ne trahirai jamais ma Parole, que je serai toujours tel que je suis, et que tu peux sans réserve donner ta confiance au pacte que je te propose. Les dieux de l’Olympe aiment à tromper les hommes, à se jouer d’eux et ainsi à les perdre ; le Dieu des Juifs est un Dieu de vérité qui jamais ne se renie, et jamais ne trahit. Moïse pourtant veut davantage : il veut le nom de Celui avec lequel il scelle l’Alliance, il veut le secret de l’appel, le nom magique qui a pouvoir de convoquer le Dieu tout-puissant. Et c’est alors le moment décisif de la Révélation, car en donnant son nom, Dieu s’engage à son tour dans l’Alliance, il concède et transmet quelque chose de sa transcendance – pourtant absolue – il court ainsi le risque de la trahison d’un peuple à la nuque rebelle qui, en effet, se détournera souvent de son Dieu, et cela dès l’Exode, quand le peuple versera dans l’idolâtrie et adorera le Veau d’Or (Exode, 32, 1-6). Et c’est pourquoi le troisième commandement du Décalogue porte sur l’interdiction de prononcer le nom de Dieu en vain, ou « à faux » (en parjurant, ou en portant un faux témoignage) : « Tu ne prononceras pas le nom de Yahvé à faux, car Yahvé ne laisse pas impuni qui prononce son nom à faux » (Exode, 20, 7) (13). En donnant son nom à Moïse, Dieu consent à donner pouvoir à celui qui consent à s’engager envers lui, l’Alliance est réciproque, elle ne serait pas effective si chacun ne consentait à se donner à l’autre : « Tu parleras ainsi aux enfants d’Israël : Yahvé, le Dieu de vos pères, le dieu d’Abraham, le Dieu, d’Isaac et le Dieu de Jacob, m’a envoyé vers nous. C’est le nom que je porterai à jamais, sous lequel m’invoqueront les générations futures » (« C’est mon nom éternellement, c’est mon Mémorial pour le siècle des siècles », traduisait la Bible de Le Maistre de Sacy, celle que lisait Pascal). C'est par l'échange des noms que se noue le lien d'amour – qui est le mutuel engagement du « croire » ou de la « foi » – entre le Créateur et sa Créature : quand El Shaddai, le Dieu de la montagne, scelle une alliance avec Abram, lui promettant une postérité innombrable et la naissance d'un fils de Saraï, âgée pourtant de quatre-vingt-dix ans, il donne non seulement le signe de l'Alliance : la circoncision, mais aussi son véritable nom à Abram, qui désormais se nommera Abraham, comme à Saraï, qui désormais se nommera Sarah (Genèse, 17, 1-18). Et quand Jacob, fils d'Isaac, lui-même fils d'Abraham, parvenu au gué de Yabbok, lutte la nuit entière contre un adversaire surhumain – « J'ai vu Dieu face à face et j'ai eu la vie sauve », dira-t-il – lui aussi reçoit de Dieu son véritable nom : « On ne t'appellera plus Jacob mais Israël, car tu as été fort contre Dieu et tu l'emporteras sur les hommes » (Genèse, 32, 25-31) ; et Dieu confirme sa bénédiction en la renouvelant à Bethel : « Ton nom est Jacob, mais on ne t'appellera plus Jacob, ton nom sera Israël » (Genèse, 35, 10). Au sommet du Sinaï, c'est au tour de Dieu de confier à son peuple, aux enfants d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, le secret de son nom véritable : Yahvé. Non pour qu'il soit divulgué à tort et à travers, mais pour qu'il soit invoqué solennellement, dans la crainte et le tremblement, chaque fois qu'il sera nécessaire de commémorer le pacte fondateur du Sinaï : seul le grand prêtre est autorisé à prononcer une fois l’an, le jour du Grand Pardon, le nom de Yahvé. Aussi est-il transcrit, dans le texte de la Bible, par le tétragramme imprononçable, puisque les voyelles n’y sont pas mentionnées : YHWH (יהוה) composé des lettres yod, , waw, . Depuis le moyen âge et jusqu’à aujourd’hui, les Juifs, quand ils lisent pieusement la Torah, se gardent de proférer le nom sacré, et traduisent « Adonai » (c'est-à-dire « Seigneur ») quand ils rencontrent l’imprononçable tétragramme (14). La racine de « Yahvé » est sans doute à chercher dans le verbe être, hayah, décliné ici  dans la forme du futur inaccompli, Ehyeh. Ainsi le nom de Dieu, Yahvé, était-il déjà présent dans la première réponse faite à Moïse : Ehyeh asher Ehyeh. Les linguistes ont suggéré d’autres origines au tétragramme, le dérivant de mots qui signifient « s’engager passionnément » – ce qui fait de Yahvé un dieu d’amour – ou « prendre la parole » – ce qui fait de Yahvé le Dieu de la Révélation – ou encore « souffler » – ce qui fait de Yahvé le Dieu de la tempête, ou de la nuée ardente. Mais l’étymologie la plus admise lit dans le tétragramme une forme archaïque du verbe « être », dissimulant le secret de l’Etre dans l’imprononçable, par delà les limites du langage, donc dans l’inconnaissable, dans la transcendance absolue d’un Dieu unique, qui ne saurait être aucun étant déterminé ni individualisé puisque, pur Existant, il se trouve au principe de toute existence particulière. La métaphysique de l’Etre en tant qu’Etre n’est donc pas sans rapport avec le premier monothéisme qui pose le principe divin au-delà des existants, dans la source agissante qui donne à tous la force vitale, la puissance d’exister. Quel est donc cet « Etre » qui se pense ou se rêve sur le nom du Tout-Puissant ? L’Etre exprime l’audace d’un pacte originaire qui ouvre une ère nouvelle, une Alliance, une Promesse qui commence une époque qui vivra tant que les contractants sauront demeurer fidèles à leur Parole, la force d’un acte, d’un pacte initial, fondateur, et l’énergie qui s’alimente à sa source ; Etre communique son élan à l’impulsion de vivre qui se nourrit d’un engagement réciproque du fini avec l’infini, de l’homme faible et périssable avec l’Exister lui-même, Vivant absolu ou force créatrice qui sauve du néant et donne vie et existence à tout ce qui persévère en son être.
            Ce lien entre théologie et philosophie nous indique qu’il est possible, peut-être, de penser l’impensable en méditant les formes diverses du verbe être, sur le modèle de la sagesse juive, qui réfléchit le nom de Dieu en le dérivant de ce même verbe, ou en faisant varier ce même sens autour de l’énigme que Dieu, avant de confier enfin le secret de son nom propre, livre à la sagacité de Moïse : Ehyeh Asher Ehyeh, qui se traduit de multiples façons. La racine commune de la théologie et de la philosophie se trouve ainsi dans la syntaxe de la langue, dans la morphologie du verbe et dans l’étymologie du nom. Si nous nous tournons maintenant vers le domaine des langues indo-européenne, qui se distinguent clairement des langues sémitiques (hébreu, arabe et ses variantes, comme l’araméen ou l’éthiopien), et qui correspond à la sphère culturelle dans laquelle est née et s’est formée la réflexion philosophique – le grec est la langue natale, la langue maternelle de la philosophie – nous pouvons à notre tour méditer sur les singularités du verbe « être », à nul autre pareil. A l’inverse des autres verbes, qui se conjuguent autour d’une racine unique à laquelle on ajoute un suffixe, ou un préfixe, pour déterminer la personne, le mode ou le temps, le verbe « être » a ceci de singulier qu’il possède plusieurs racines. Cela s’entend en français, comme dans les autres langues indo-européennes : entre « je suis », « il est » et « je fus », il n’y a pas de racine commune. Le verbe être s’est ainsi constitué à l’intersection de diverses racines, dont chacune est porteuse d’un sens qui lui est propre. Cette pluralité de sens nous permet de dire, donc de penser, ce que, selon Wittgenstein, on ne saurait dire, non seulement en décomposant la signification de l’Etre en ses signifiants originaires, mais encore en pensant l’unité du spectre obtenu. A cette analyse, Heidegger consacre tout un chapitre de son Introduction à la métaphysique (15). Il conclut sur les trois sens qui, selon lui, se croisent et s’entrelacent dans le verbe Sein : les trois racines sont indo-européennes (mais ce n’est là qu’un exemple, celui que nous connaissons le mieux ; rappelons qu’il n’est pas de langue qui ignore le verbe « être »), les deux premières étant indo-iraniennes (on les retrouve par exemple dans le latin esse comme dans le grec einai) et la troisième n’apparaissant que dans les langues germaniques : « La plus ancienne, la racine véritable, est es, en sanskrit : asus, la vie, le vivant, ce qui de soi et à partir de soi se tient, et va, et repose en soi : le subsistant par soi (eigenständig) » (16). Il faut comprendre qu’être pleinement, c’est être vivant, c'est-à-dire posséder en soi le principe de son existence et de son épanouissement, à l’inverse, par exemple, de la maison, qui ne se construit pas elle-même, mais est construite par l’architecte. « La seconde racine indo-européenne, continue Heidegger, est bhû, bheu. S’y rattache le grec phuô, s’épanouir, perdominer [régner, avoir le pouvoir de], venir à stance et rester en stance à partir de soi-même [se réconcilier avec soi-même et demeurer en cet état] (aufgehen, walten, von ihm selbst her zu Stand kommen und im Stand bleiben). Ce bhû a été jusqu’à présent compris comme nature [qui se dérive du latin nasci, naître] et comme croître, selon la conception ordinaire et superficielle de phusis et de phuô. A partir de l’interprétation plus originaire, à laquelle on arrive en s’attaquant au point de départ de la philosophie grecque, le croître se révèle comme un épanouir, qui à son tour reste déterminé à partir de l’adester [être présent] et de l’apparaître. Aujourd’hui, on rapproche la racine phu- de pha-, phainesthai [apparaître, se manifester]. La phusis serait ainsi ce qui entre dans la lumière en s’épanouissant, phuein, briller, luire, paraître, et par suite apparaître » (17). Il faut comprendre que l’épanouissement qui est signifié dans le verbe « être » n’est pas seulement celui de la croissance du vivant, qui s’accomplit de la naissance à la maturité, mais le mouvement propre par lequel tout phénomène apparaît dans l’horizon de notre expérience, comme un don du « il y a » (es gibt), comme l’éclosion de ce qui se manifeste dans le jour de la présence. Phuein, c’est aussi l’illumination progressive d’un paysage au lever du soleil. En ce sens, il appartient à l’essence de l’Etre de se manifester sous nos yeux, dans le champ de l’expérience, puisque phuein est son acte propre. « La troisième racine, ajoute enfin Heidegger, apparaît seulement dans le domaine de flexion du verbe germanique sein ; c’est wes ; sanskrit : vasami ; germanique : wesan, habiter, demeurer, rester ». Heidegger précise qu’à cette racine se rattachent le Vesta latin (la déesse gardienne du foyer, telle Hestia pour les Grecs), mais aussi les formes du prétérit du verbe sein (ich war, j’étais) et du parfait (ich bin gewesen, j’ai été). Il ajoute : « Le substantif Wesen [pour lequel les dictionnaires donnent essence, naturel, caractère propre] ne signifie pas originairement la quiddité, l’essence, mais le rester constitutif du présent (Gegenwart) (18), la présence (Anwesen) et l’absence (Abwesen) » (19).
            Heidegger peut alors conclure : « De ces trois racines, tirons les trois significations qui apparaissent clairement à l’origine : vivre, s’épanouir, demeurer. La linguistique les constate. Elle constate aussi que ces significations primitives ont aujourd’hui disparu ; que seule s’est maintenue une signification abstraite : “êtreˮ » (20). Heidegger signifie par là que le verbe être, dans les langues indo-européennes, comme d’ailleurs dans toutes les langues, est d’un double usage : en tant que « verbe copulatif », être fait fonction de « copule », c'est-à-dire de simple liaison entre le sujet et le prédicat : « le ciel est bleu ». Le verbe perd ainsi son sens propre et devient l’équivalent du signe « égal » qui met deux termes en relation l’un avec l’autre. Mais « être » peut aussi être utilisé comme un « verbe substantif », en tant qu’il affirme son acte propre, qui se décline, selon l’analyse précédente, en « vivre, « s’épanouir » et « demeurer » : « Etre ou ne pas être, telle est la question » (21). Selon Heidegger, le sens substantif, vivant chez les premiers penseurs de la Grèce, a peu à peu été oublié, et s’est affaibli dans le sens purement formel d’une simple liaison logique (sens copulatif). Pour Heidegger comme pour Husserl, l’origine, soit l’invention qui rompt avec le passé et fonde un avenir nouveau, est plénitude du sens, et l’histoire à laquelle elle donne lieu est toujours déclin et perte de sens. Il y a à cela, du moins dans le cas qui nous occupe, une raison simple : nous ne rencontrons jamais l’existence elle-même – qui est partout et nulle part – mais telle ou telle chose existante, non l’Etre lui-même mais les « étants », et c’est pourquoi, oubliant l’origine fondatrice, nous oublions le sens de l’Etre. Aussi Heidegger entreprend-il de refonder la philosophie en faisant retour à l’origine, en réactivant l’origine que la routine a progressivement laissé tomber dans l’oubli. Selon lui, il faut remonter aux penseurs présocratiques – qui précèdent donc la fondation platonicienne de ce que la tradition nomme « philosophie » – pour retrouver une pensée d’avant l’oubli de l’Etre, une pensée pleinement consciente de l’énigme de l’Etre. Parmi ces penseurs, Parménide (VI-Ve siècle BC) est, selon Heidegger, celui qui a le mieux affirmé le sens de l’Etre, et la nécessité, qui est celle de toute méditation authentique, de le questionner. Parménide, qui est dans l’authenticité de l’origine, peut nous aider à retrouver le sens substantiel du verbe par-delà sa déchéance dans le sens copulatif. Ce que Heidegger fait entendre ainsi : « Dans le jardin, il y a un arbre. Nous disons de lui : l’arbre est d’une belle taille. C’est un pommier. Il est peu riche de fruits cette année. Les oiseaux chanteurs aiment le visiter. L’arboriculteur pourrait encore en dire d’autres. Le savant botaniste qui se représente l’arbre comme un végétal peut établir quantité de choses sur l’arbre. Finalement, un homme étrange [Parménide] arrive par là-dessus et dit : “L’arbre est ; que l’arbre ne soit pas, cela n’est pasˮ » (22).
            Nous n’approfondirons pas davantage cette enquête étymologique et syntaxique sur le verbe « être ». Sa complexité nous dépasse, elle nous éloignerait également de l’attitude proprement philosophique, mise en lumière par Wittgenstein, qui nous conduit à nous étonner inexplicablement de l’existence du monde. Une dernière remarque, pourtant, avant de revenir à l’expérience même de l’étonnement, en tant qu’elle est une expérience réellement vécue : parmi les trois significations que portent les trois racines qui se nouent dans le verbe être – soit le vivre, le s’épanouir et le demeurer – il y a une contradiction évidente entre les deux premières – qui n’ont de sens que comme devenir – et la troisième, qui stationne au contraire en son état, persiste et se maintient, semblable à elle-même. De cette contradiction, il nous est possible d’inférer la différence qui dissocie l’Etre de l’Exister, et de comprendre comment l’Exister a pu être engendré à partir de l’Etre. Il y a en effet un verbe latin, dont notre exister est directement issu : ex-sistere, de sisto, sistere, qui signifie établir, se maintenir, affermir, fixer, s’arrêter (et aussi faire comparaître devant un tribunal, au sens où l’on parle d’un « arrêt de justice », ou de « mettre aux arrêts »). On retrouve donc dans la langue latine (stare, sisto, stano) la racine sta- (d’où dérivent, par exemple, stable, station, statique, statue) qui est l’équivalent de la racine germanique wes, avec le sens de demeurer, habiter. Ex-sister, c’est donc cesser d’être ce que l’on est pour entrer dans le devenir de son accomplissement. L’être demeure en l’état, l’existence s’achemine vers sa pleine manifestation. Ces deux sens, pourtant contradictoires, sont également inscrits dans la racine de l’Etre, sans que cette contradiction n’ait jamais été perceptible aux oreilles des anciens : être, c’est également affirmer son état, se maintenir contre l’adversité, mais c’est aussi devenir, non pas être un « demeuré » qui végète et ne progresse plus, mais une force qui se cultive et accroît sa puissance. C’est ainsi que, lorsque Spinoza définit l’essence de l’homme par le désir (cupiditas), ou l’effort (conatus) de persévérer en son être (in suo esse perseverare), il ne veut certainement pas dire que le propre de l’homme est de demeurer ce qu’il est – car ce serait renoncer au désir, qui appartient pourtant à son essence – mais à l’inverse qu’il tend toujours à devenir ce qu’il n’est pas encore (23). « Persévérer en son être », c’est, selon Spinoza, non se maintenir en l’état, mais désirer toujours désirer, et toujours désirer davantage. Et c’est ainsi en effet que désirent les hommes, ils désirent désirer, ils ne veulent pas vivre, ils veulent vivre davantage, il ne leur suffit pas d’être, ils veulent pleinement exister. L’Etre est devenir, non pure permanence. Cela vaut pour l’homme, mais aussi pour le monde, qui est nature, ce qui signifie nativité, naissance, éclosion et genèse. C’est ainsi que Cézanne voit la Sainte-Victoire non comme un massif immuable et impassible, mais comme une surrection en devenir, le fruit d’un soulèvement qui vient du fond des âges (24). Tout ce qui est ex-siste, travaillé par la patience d’un secret mûrissement. Il n’y a pas d’être qui ne soit engagé dans l’existence, et il n’y a pas d’existence qui ne rêve de se reposer dans la perfection de l’être. Entre la constance de l’Etre et l’élan de l’Exister, il n’y a donc pas contradiction, mais au contraire complémentarité. Les deux sens sont si étroitement imbriqués l’un dans l’autre dans l’esprit des anciens Grecs qu’ils n’ont jamais éprouvé le besoin de deux verbes distincts, et qu’un seul leur suffisait : εἶναι (25). Aussi est-il bien superficiel de prétendre qu’ils n’avaient pas l’idée de l’existence puisqu’ils n’avaient pas un verbe particulier pour la nommer en propre. Il faut à l’inverse penser comment, pour les Grecs, il n’y a d’Etre que par l’Existence et d’Existence que par l’Etre.

 

 

NOTES

1- « L’impulsion et le mouvement des sphères inégalement distantes les unes des autres, mais de façon que les intervalles soutiennent entre eux des rapports rationnels, produisent ces sons différents et, les sons aigus se combinant aux graves, des accords harmonieusement variés en résultent. De si grands corps en effet ne se meuvent pas en silence, et en vertu d’une loi naturelle, les sphères extrêmes émettent d’un côté des sons graves, de l’autre des sons aigus. Ainsi ce ciel, mouvant porteur d’étoiles, plus rapides que les autres sphères dans sa révolution, rend un son aigu et perçant comme un cri, la sphère lunaire donne au contraire le plus grave […] Des hommes éclairés ont, avec des cordes ou des accents humains, imité ces harmonies, et, par là, mérité que ce lieu céleste où nous sommes se rouvrit pour eux, comme pour les plus grands esprits qui, dans une vie humaine, se sont appliqués à l’étude des choses divines. Remplies comme elles le sont du bruit de l’univers, nos oreilles se sont assourdies, car il n’y a point de sens plus émoussé que l’ouïe, et c’est ainsi qu’en cet endroit nommé Catadupa, où le Nil se précipite de hautes montagnes, le fracas incessant fait que les hommes ne perçoivent plus les sons. Quant à la musique produite par la révolution rapide du système du monde, le bruit même en est tel que les oreilles humaines sont incapables de l’entendre, tout de même que vous ne pouvez regarder le soleil en face et que ses rayons triomphent de votre acuité visuelle et de vos sens » Cicéron, De Republica, VI, 18.

2- « Dans l’usage courant, il [le mot Existence] est rare avant le XIXe siècle. Mais il s’était répandu au XVIIIe siècle dans des sens particuliers : il désigne la vie considérée dans sa durée, son contenu (1734, Voltaire), il équivaut à “rang, position socialeˮ, sens disparu, puis à “mode, type de vieˮ (1795, Mme de Genlis), et se dit du fait d’avoir une réalité pour un observateur (1795, id.) » (Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, 1992, article : « Exister »).

3- Heidegger continue en effet : « Et il y a lieu de croire que ce n’est pas une question arbitraire. “Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ?ˮ Telle est manifestement la première de toutes les questions ».

4- La phrase nominale s’oppose à la phrase verbale en ce sens qu’elle réussit à construire une unité de sens sans prendre appui sur un verbe. Par exemple : « Pas de printemps pour Marnie » ; « A l’ouest, rien de nouveau » ; « Moi Tarzan, toi Jane » ; « Pas de phrase sans verbe ! ».

5- C’est en effet cette sinistre trinité qu’on lit sur les banderoles des manifestations qui ont lieu depuis quelque temps déjà contre le gouvernement d’Emmanuel Macron.

6- Sur cette question de la phrase nominale, et son rapport implicite au verbe être, exister, on lira deux articles de Benveniste, dans Problèmes de linguistique générale, I, « Tel », Gallimard, 1966 : « Etre et Avoir dans leurs fonctions linguistiques », chap. XVI, p. 187-207, et : « La phrase nominale », chap. XIII, p. 151-167 ; et le très riche article de Jacques Derrida : « Le supplément de copule. La philosophie devant la linguistique », in Langages, 1971, 6ème année, n° 24, 1971, Epistémologie de la linguistique [Hommage à E. Benveniste], sous la dir. de Julia Kristeva, p. 14-39 (les pages 34-37 étant au cœur de ce débat) ; également dans Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Minuit, 1992, p. 209-246. Si Benveniste distingue brillamment les styles propres de la phrase verbale (forme narrative ou descriptive susceptible de confirmation ou d’infirmation, s’offrant donc au dialogue et à l’examen) et de la phrase nominale (assertion péremptoire, sur le modèle de la sentence ou du proverbe, énonçant une vérité intemporelle sur le mode non réfutable du dogme), toutefois, l’une comme l’autre de ces deux formulations n’ont de sens qu’en se référant à l’idée d’une existence possible (comme le montre par ailleurs Benveniste lui-même p. 156, quand il traduit les formes nominales d’une langue des Philippines, pour en expliquer le sens, en formes verbales : homme-je = je suis l’homme, homme-lui = il est l’homme). Que pourrait signifier, par exemple, la trinité de la République : « Liberté, Egalité, Fraternité », pour un esprit qui n’aurait pas la moindre idée de ce que c’est qu’exister ?

7- L’exception du nom propre est un cas très particulier : seul est digne de le porter celui qui répond à l’appel, non toutefois comme un chien qui accourt quand son maître le siffle, mais comme un homme libre et responsable, qui répond de son existence. Ce pourquoi le nom propre ne fait jamais appel à la chose, mais à l’Etre, à l’Exister eux-mêmes. Et quand un homme est réduit à l’état de chose, alors il n’est plus besoin de l’appeler par son nom, il suffit de l’identifier par son matricule.

8- Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. G. Kahn, Gallimard, 1967, p. 91 : « Wir selbst könnten überhaupt nie Sagende sein. »

9-“My whole tendency and, I believe, the tendency of all men who ever tried to write or talk Ethics or Religion was to run against the boundaries of language. This running against the walls of our cage is perfectly, absolutely hopeless”, Wittgenstein, A Lecture on Ethics.

10- L’Etre, L’Existence ne portent pas seulement sur le phénomène sensible, mais sur tout ce qui apparaît en vérité. C’est ainsi que l’on peut dire qu’il existe une solution à ce problème, qu’il apparaît, au terme d’un développement mathématique, une relation constante entre deux variables, ou bien encore qu’il y a, ou qu’il existe au moins un x qui satisfait aux exigences d’une équation donnée.

11- Le monothéisme apparaît de façon épisodique sous la forme idolâtre d’une religion solaire vers le milieu du deuxième millénaire BC sous le règne d’Amenhotep IV, qui prend le nom d’Akhenaton en tant que chef d’une réforme radicale qui consacre Aton dieu unique, seul culte légitime à l’exclusion de tous les autres. Le Dieu unique est alors non l’Etre lui-même, mais un étant suprême : le Soleil qui rayonne sur le monde. A l’inverse le monothéisme juif se fonde sur l’absolue transcendance du principe divin, alors au-delà de tout étant, créateur et non créature, dans la toute-puissance de l’Etre. S’il faut en croire la chronologie biblique, la scène primitive du monothéisme juif – l’Alliance nouée entre Yahvé et Moïse au sommet du Sinaï – remonterait au treizième siècle avant notre ère (vers 1250), et serait ainsi éloignée d’un siècle à peine du monothéisme solaire d’Akhénaton, dont le règne se situe environ entre 1355 et 1338. Selon les historiens et philologues qui se sont penchés sur le texte biblique, et surtout selon les dernières découvertes des archéologues, le texte fondateur de l’Exode n’aurait été rédigé que vers les VII-VIe siècles avant notre ère. Il faut lire sur ce thème la passionnante synthèse d’Israël Finkelstein, et Neil Asher Silberman, La Bible dévoilée, en Gallimard « Folio Histoire », 2002 [2001] (« L’Exode a-t-il eu lieu ? », p. 84-118).

12- Ce mot de « métaphysique » n’apparaît qu’au premier siècle avant notre ère, donc deux siècles après la traduction des Septante, quand Andronicos de Rhodes sépare, vers 60 avant notre ère, les ouvrages d’Aristote qui concernent la Physique de ceux qui doivent être lus ensuite, meta ta phusika, postériorité pédagogique mais non philosophique, en ce sens qu’elle n’obéit pas à l’ordre du concept, qui pose au contraire la Métaphysique, comme connaissance des premiers principes, ou « philosophie première », avant la Physique.

13- Traduction de la Bible de Jérusalem. Dans la Vulgate : « Non adsumes nomen domini in vanum » : Tu ne t’approprieras pas (« adsumere » : prendre pour soi, s’approprier, se réserver) le nom de Dieu en vain (Exode, 20, 7).

14- Le Dieu de la Torah a plusieurs noms, qui sont autant de masques, ou de substituts, au nom sacré qui doit demeurer secret, dissimulé dans l’imprononçable tétragramme : il est El, ou son dérivé Elohim, nom du Dieu suprême chez les Araméens et les Phéniciens ; il est Shaddai, ou El Shaddai, le Dieu de la montagne, le Dieu du Sinaï ; il est encore le Saint, le Très-Haut, le Roi, le Rocher, l’Eternel

15- Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. Gilbert Kahn, Gallimard, 1967, chapitre II: “Sur la grammaire et l’étymologie du mot “êtreˮ », p. 63-83.

16- Ibid, p. 80.

17- Ibid. p. 81

18- Gegenwart se traduit plus communément par « présent », in gegenwart par « en présence de ».

19- Ibid. p. 81.

20- Ibid. p. 81-82.

21- Ce double sens, substantif et copulatif, du verbe portant sur l’existence, s’observe dans toutes les langues, soit qu’il s’exprime par deux formes distinctes, soit qu’ils fusionnent en une seule : « A la base de l’analyse, tant historique que descriptive, il faut poser deux termes distincts que l’on confond quand on parle de “êtreˮ : l’un est la “copuleˮ, marque grammaticale d’identité ; l’autre, un verbe de plein exercice. Les deux ont coexisté et peuvent toujours coexister, étant complètement différents. Mais en maintes langues, il ont fusionné » (Benveniste, Problème de linguistique générale, I, « Tel », Gallimard, 1966, p. 187).

22- Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, PUF, 1973, p. 166.

23- « Le Désir est l’essence même de l’homme, c'est-à-dire un effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer en son être » (Cupiditas est ipsa hominis essentia, hoc est conatus, quo homo in suo esse perseverare conatur) : Ethique, IV, prop. 18, démonstration.

24- Voir sur ce site, dans la partie « Essais », le document intitulé « Le réalisme selon Cézanne ».

25- Il est de coutume d’affirmer que les anciens Grecs n’avaient pas de mot pour exister, existence. On pourra lire sur ce thème, par exemple, les articles de Charles H. Kahn : « The Greek Verb to be and the Concept of Being », in Foundations of language, vol. 2, n° 3, août 1966, p. 245-265 ; et « Why Existence does not emerge as a distinct concept in Greek  Philosophy ? », Archiv für Geschichte der Philosophie, n° 58, 1976, p. 323-334; également dans Essays on Being, Oxford University Press, Oxford, 2009, p. 16-40 et 62-74. Comme le remarque Kahn lui-même, il n’est pas difficile de retrouver les sens d’exister, existence, dans le verbe einai dès l’époque classique. Il est vrai pourtant que, chez Platon comme chez Aristote, la perfection de l’être réside dans l’accomplissement de l’essence, et n’est vraiment pleine et entière que dans l’hiératisme divin : le dieu demeure semblable à lui-même, l’homme cherche sa voie dans le devenir. Huparxis, huparkhein, que l’on donne parfois pour un équivalent d’existence, exister, ne convient pourtant pas : dans le langage philosophique, ce terme désigne l’invariant sur le fondement duquel se détermine la substance singulière, mais non la réalisation pleine et entière de l’Etre plongé dans le devenir ; et dans le langage courant, il désigne, non l'existence, mais les moyens de l'existence : la fortune, la richesse. C’est avec Plotin, puis le néoplatonisme (huparxis est parfois synonyme d’hupostasis), et surtout le néoplatonisme chrétien, que la notion d’existentia prend sa valeur moderne. C’est tout particulièrement à Marius Victorinus, rhéteur et philosophe romain, converti tardivement au christianisme (IVe siècle de notre ère), qu’il revient d’avoir le premier donné tout son poids philosophique à ce terme. L’existentia répond alors à un modèle christologique, et n’a de sens qu’au sein de la doctrine de l’incarnation : le Père est, le Fils existe. Sur ces questions, il faut consulter le riche ouvrage de Jean-Christophe Bardout, Penser l’existence. L’Existence exposée. Epoque médiévale, Vrin, 2013, chapitre premier : « Une naissance difficile », p. 19-83.

 

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