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Master 2, 2009-2010.
Mise en ligne : janvier 2011

 

CEZANNE ET LA FORCE DES CHOSES (2)



            Relisons la célèbre lettre à Emile Bernard du 15 avril 1904 :
            « Permettez-moi de vous répéter ce que je vous disais ici : traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d’un objet, d’un plan, se dirige vers un point central. Les lignes parallèles à l’horizon donnent l’étendue, soit une section de la nature ou, si vous aimez mieux, du spectacle que le Pater Omnipotens Aeterne Deus étale devant nos yeux. Les lignes perpendiculaires à cet horizon donnent la profondeur. Or, la nature, pour nous hommes, est plus en profondeur qu’en surface, d’où la nécessité d’introduire dans nos vibrations de lumière, représentées par les rouges et les jaunes, une somme suffisante de bleutés, pour faire sentir l’air » (Corr. 300).
            Cette déclaration ambiguë et plutôt obscure a été interprétée comme le manifeste d’un art formaliste, qui tend à styliser le motif en formes géométriques simples, et qui commence ainsi l’art « moderne » en ouvrant la voie au cubisme. Ainsi par exemple, le critique anglais Clive Bell écrit en 1922 : « Pour une large minorité, les radicales simplifications – les réductions des formes naturelles à la sphère, au cylindre, au cône, etc. – que Cézanne avait utilisées comme moyen étaient considérées comme très significatives parce qu’elles étaient porteuses de développement fructueux. On pouvait en déduire une théorie de l’art – et même un système esthétique complet. Guidés sur de nouvelles voies grâce à la pratique de Cézanne, un groupe de peintres talentueux et spéculatifs s’est mis à théoriser sur la nature de la forme […] Le plus grand d’entre eux, Picasso, inventa le cubisme » (Since Cézanne, p. 16). Bel exemple de mouvement rétrograde du vrai : c’est à la lumière du cubisme, censé être essentiel dans la fondation de l’art moderne (ce qui est fort douteux…), qu’est interprété l’art de Cézanne. Cette démarche répandue, qui influencera longtemps notre lecture des tableaux de Cézanne (Liliane Brion-Guerry, malgré son réel talent, en est encore victime dans son ouvrage de 1950, cherchant à expliquer l’évolution de l’art de Cézanne par une succession de modèle structuraux pour la construction de l’espace) est en vérité un contresens : loin de schématiser le réel en quelques formes géométriques simples que l’entendement est en mesure de maîtriser, l’art de Cézanne évalue au contraire ce qu’il peut y avoir de radicalement incompréhensible dans le pur et simple fait de la présence du monde, dans « l’énormité » de l’existence elle-même. Il ne s’agit nullement de traduire le monde dans le langage de la géométrie, mais au contraire d’en découvrir la présence compacte, refermée sur elle-même, hostile à toute tentative d’assimilation par l’intelligence humaine. Ce pourquoi Cézanne se réfère toujours à la pure sensation, aux « petites sensations », à la « sensation colorante », et jamais aux formes intelligibles qui pourraient les ordonner. Ce pourquoi encore Cézanne répète qu’il faut se méfier des causeries en peinture, et que la vérité du tableau, sa « monstration », est irréductible à la démonstration du discours.
            La formule de la lettre à Emile Bernard évoque une autre formule, tout aussi célèbre, à laquelle recourait Galilée au début du XVIIe siècle pour définir la méthode de la science nouvelle dont il était l’initiateur : la physique mathématique. Dans le petit traité du Saggiatore, de 1623, dans lequel il répond aux critiques que les Jésuites lui adressaient, Galilée définit contre son adversaire le principe de sa méthode expérimentale : « Je crois deviner chez Sarsi la croyance bien arrêtée que, pour philosopher, il est nécessaire de se réclamer des opinions de quelque auteur célèbre, comme si notre esprit devait rester stérile s’il n’épousait pas le raisonnement de quelque autre. Peut-être pense-t-il que la philosophie est un ouvrage de fiction rédigé par un de nos semblables, comme le sont l’Iliade, ou le Roland Furieux – ouvrages dans lesquels il est de nulle importance de savoir si ce qui est écrit est vrai ou faux. Mais, monsieur Sarsi, ce n’est pas en ces termes que le problème se pose. La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert sous nos yeux, je veux dire l’univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique (in lingua matematica) et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot, de même qu’en être privés nous condamne à errer en vain dans un sombre labyrinthe ». La même idée se retrouve dans une lettre que Galilée adresse à Fortunio Liceti le 11 janvier 1641 : « Si la philosophie était ce que contiennent les livres d’Aristote, Votre Seigneurie serait, il me semble, le plus grand philosophe du monde, parce qu’alors la philosophie est tout entière entre vos mains et vous êtes capable de donner à chaque chose sa place. Moi je crois que le vrai livre de la philosophie, c’est celui qui est constamment ouvert devant nos yeux, mais comme ce livre est rédigé avec des caractères qui ne sont pas ceux de notre alphabet, nous ne pouvons tous les lire : ce sont les triangles, les quadrilatères, les cercles, les sphères, les cônes, les pyramides et autres figures mathématiques qui tiennent lieu de lettres dans un tel livre ».
            Deux commentaires :

  1. Un livre rédigé en « caractères mathématiques » est un livre totalement privé de sens, et qui ne peut que constater les faits. C’est pourquoi il s’oppose au monde romanesque, doué de signification. Si bien que Galilée semble ici reprendre un topos médiéval (le liber naturae  qui est une écriture divine, au même titre que les Saintes Ecritures), alors qu’en vérité il en dénonce l’absurdité : le livre de la nature ne nous parle pas de Dieu, pas plus que d’Achille ni de Roland, parce qu’il ne parle pas du tout. En ce sens, la physique mathématique légitime un monde nouveau, sourd et muet, absurde, totalement étranger à la recherche du sens qui est le propre de l’homme. Le premier à en tirer toutes les conséquences métaphysiques sera (à la suite de Descartes) Pascal : « Le silence éternel des espaces infinis m’effraie ». En ce sens, le monde de Cézanne est bien galiléen, il ôte le voile du sens, de la fable ou de l’allégorie, pour manifester l’absolu non-sens de la pure présence du monde. N’est-ce pas là l’origine du paysage, enfin attentif à la pure présence des choses, et non plus simple hiéroglyphe ?
  2. Mais Galilée affirme encore, et il le démontre, que ce non-sens peut être adéquatement décrit par les figures de la mathématique, sans doute parce que la mathématique est précisément la seule « langue » qui ne signifie rien, mais dont la syntaxe fonctionne cependant. La réduction de la nature à la langue mathématique (ce qui s’accomplit par la mise en équation des quantités mesurables) est donc aussi sa condition d’intelligibilité. Il n’en va pas du tout de même pour Cézanne, selon lequel le cylindre, la sphère et le cône expriment non l’intelligibilité de la nature, mais au contraire son inintelligibilité fondamentale. C’est qu’il ne s’agit pas pour le peintre de calculer des rapports, mais de témoigner pour la présence. Il ne s’agit pas de traduire dans une langue, fût-elle mathématique, mais au contraire de manifester la présence de la chose dépouillée de la signification qui rend possible son appropriation, de rétablir le « motif » en son mouvement propre, non encore domestiqué dans les structures d’intelligibilité que notre entendement lui impose. C’est précisément la raison pour laquelle Cézanne n’est décidément pas cubiste : le cubisme analytique décompose l’objet en une géométrie intellectuelle et très maîtrisée, tandis que c’est bien malgré lui que Cézanne assiste à l’inhumaine géométrisation du visible, c'est-à-dire à sa réduction en bloc massif et compact de pure présence. « Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur ». Le cubisme reste un art intellectuel, tandis que nul ne répugne plus que Cézanne à l’arbitraire des constructions intellectuelles. : « Les  causeries sur l’art sont presque inutiles […] Le littérateur s’exprime avec des abstractions tandis que le peintre concrète, au moyen du dessin et de la couleur, ses sensations, ses perceptions » (propos de Cézanne rapporté par Emile Bernard, Catal. 95 p. 38). Comme le remarquait John Rewald dès 1948 : « C’est la conscience de la forme qui a éloigné Cézanne de ses amis impressionnistes. Mais nulle part sur ses toiles, Cézanne n’a poursuivi ce concept abstrait aux dépens des sensations directes. Il a toujours trouvé ses formes dans la nature, jamais dans la géométrie » (Art News, nov. 48, Catal. 95 p. 60). Pourtant, comment peut-on trouver le cylindre, la sphère et le cône dans la nature, où ils ne se trouvent manifestement pas ? Quelle est cette géométrie cézanienne qui est en quelque sorte pré-géométrique et préréflexive, événement de la pure sensation et non construction de l’entendement ? Comment, de la chose même, une forme simple peut-elle naître : « Chez Cézanne, ce n’est pas l’objet  qui se plie aux exigences d’une structure spatiale extérieure à lui ; bien au contraire c’est lui qui, par sa seule puissance volumétrique, engendre cette structure » (Guerry, « Conclusion », p. 171). Qu’est-ce donc que « la puissance volumétrique de l’objet » ? (1)

           
            La géométrie de Cézanne est l’expression, selon l’excellente formule de Liliane Guerry, d’une « puissance volumétrique ». Il n’en va pas de même avec les hiéroglyphes du non-sens qui composent selon Galilée le livre ni vrai ni faux de la « nature », livre qui n’a rien à voir avec ceux rédigés par nos semblables, Homère ou l’Arioste, puisqu’il n’a rien à nous dire, et n’exprime que la parfaite et neutre équivalence, ou parité, des deux membres de l’équation mathématique. Galilée, dans le Saggiatore, cite « des triangles, des cercles et autres figures géométriques », qui sont des surfaces ; Cézanne, dans la lettre à Bernard d’avril 1904, cite « le cylindre, la sphère, le cône », qui sont des volumes, et qui plus est des volumes convexes, arrondis, comme sous l’effet d’une pression intérieure. La surface, deux dimensions, est pure idée, schème immatériel de l’entendement ; mais le volume, trois dimensions, s’efforce de venir à l’existence, il veut se produire sur la scène et pousse devant lui pour occuper la place. La perspective traditionnelle creuse une profondeur dans le tableau. Inversement, la perspective de Cézanne bombe le plan de l’apparence : le monde ne s’éloigne pas devant le peintre, il se gonfle au contraire terriblement, se fait convexe sous l’effet d’une pression intérieure, il vient au-devant du spectateur, et semble le menacer de son immensité silencieuse. Remarquer que dans « bombé » il y a « bombe » : la convexité menaçante de l’univers cézannien est le symptôme inquiétant d’une bombe dissimulée au cœur de la matière, qui tend et arrondit les volumes jusqu’au point de leur extrême résistance. Au sein de l’immensité matérielle, au centre de laquelle nous sommes dangereusement logés, une cosmique bombe à retardement est sur le point de désintégrer l’ordre précaire des êtres et des lieux. L'étymologie nous apprend que « bombe » se prend en deux sens, selon la forme – l’idée est celle d’un gonflement, volume arrondi de la sphère, du cône ou du cylindre – ou selon le son – l’idée est alors celle d’une vibration continue, insistante, au rythme obsédant, la répétition lancinante d’une angoisse qui va crescendo, et qui menace tout autant l’intégrité de la pensée que la permanence du monde. La « bombarde » est un instrument de fer, qui permet de faire vibrer une languette d’acier qu’on place dans la bouche, obtenant ainsi, par cet appareil rudimentaire, une entêtante vibration qui résonne autant aux oreilles qu’elle se propage et envahit le crâne de l’instrumentiste. Ainsi, sous l’impeccable soleil de Provence, l’insistant « chant » des cigales, ou le vol des mouches qui hante les âmes accablées. On entend cette « bombe » dans les paysages de Cézanne. Elle est le premier symptôme d’un cataclysme imminent, l’explosion souterraine qui soulève fantastiquement la Sainte-Victoire, l’oscillation d’amplitude croissante du vibrion nucléaire. Cette sourde énergie gonfle terriblement la forme de ce monde, elle incurve irrésistiblement le phénomène du visible, elle bombe la toile sur le châssis. Cézanne n’a jamais peint des pommes que parce que le monde entier n’est qu’une gigantesque pomme, le contenant sphérique d’une énergie surhumaine, l’effet convexe d’une éruption lente, le ralenti d’une déflagration cosmique, une « explosante-fixe » (2). L’univers tout entier n’est-il pas une sphère en expansion qui dissipe lentement l’inconcevable énergie de l’explosion initiale ? Si les pommes de Cézanne s’arrachent au plan de la table sur lequel elles sont posées, c’est soulevées par l’énergie qui tremble en leur centre, telles les boules d’un jeu de massacre dont le regard du peintre serait la cible, bombes ou boulet de canon, plutôt que pommes, et qui font peser sur nous la menace d’une déflagration imminente et, pour le moment encore, étrangement silencieuse. Ces pommes, blocs de pure présence, ne sont guère comestibles. Rilke le notait dès 1907 : « Chez Cézanne, ils [les fruits] perdent tout caractère comestible, tant ils ont pris réalité de choses, tant leur présence têtue les rend indestructibles » (8-10-07 ; Seuil, p. 38).  Ces pommes, ce n’est pas nous qui les croquerons, ce sont elles plutôt qui nous engloutiront, qui nous absorberont lentement dans le silence de la matière, dans la force des choses. Cette révolte de la chose sur le regard, de la présence sur l’esprit, ne pouvions-nous la lire dès le commencement, dès l’invention du genre longtemps tenu pour mineur, mais devenu souverain par le sacre de Cézanne, de la « nature morte » ? Cet entassement des fleurs et des fruits, des gibiers cadavériques au milieu de la porcelaine blanche et des aiguières d’or, que disait-il, sinon que ce festin de songe n’est nullement offert à la gourmandise de l’hôte imprudent qui ose s’attabler, mais que c’est inversement le noceur qui deviendra la proie fascinée des choses qui l’assiègent ? Le chiasme de la Vanité retourne notre illusoire royauté sur le monde, et résonne d’une sentence qui pourrait bien être celle d’un Juge : « Toi qui te nourris de matière, tu es matière toi-même et retourneras en matière ». La rançon du péché, la jouissance que nous procure la pomme qui se laisse croquer, c’est la revanche des choses, dont la muette permanence finira bien par absorber et digérer les intrus que nous sommes en ce monde.

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Figure 1 : 1890, Nature morte aux pommes

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Figure 2 : 1899, Pommes et oranges

            La formidable protubérance du phénomène menace sourdement le spectateur, le peintre solitaire qui se risque parmi les choses. De tous les  objets peints par Cézanne, aucun ne semble aussi caractéristique de son art que la pomme. Dès 1895, Thadée Natanson publiait dans La Revue blanche, dont il était à la fois le fondateur et le directeur, un article qui faisait de Cézanne le peintre de la pomme, comme on dit que Géricault est le peintre du cheval, Degas celui des petites danseuses ou Van Gogh celui des tournesols : « Pour l’amour qu’il a mis à les peindre, et qui lui a fait résumer en elles tous ses dons, il est et demeure le peintre des pommes, des pommes lisses, rondes, fraîches, pesantes, éclatantes, et dont la couleur rouge, non pas de celles qu’on souhaiterait manger et dont le trompe l’œil retient les gourmands, mais de formes qui ravissent […] Il aura fait les pommes siennes. De par sa mainmise magistrale, elles lui appartiennent désormais. Elles sont à lui autant que l’objet à son créateur » (Catal. 95, p. 35). La remarque est juste, mais l’interprétation est faible : ce n’est ni la fraîcheur ni l’éclat du fruit qui tentent Cézanne, c’est plutôt la force de sa présence qui s’impose à lui, la pomme n’étant qu’une boule de matière, une sorte d’atome dense et formidablement grossi, l’archétype de la présence matérielle, la « Chose » par excellence. Si elle n’est en effet guère comestible, ce n’est pas parce que sa « forme » « ravit », comme l’écrit Natanson, mais plutôt parce qu’elle renverse l’antique relation de sujétion, non comme un fruit qu’on offre à notre gourmandise, mais comme une Chose qui subjugue le regard par l’hypnose de sa présence.
            Tout objet quel qu’il soit peut se réduire à cette convexité massive de la Chose, et rien ne différencie fondamentalement, sous le regard de Cézanne, la pomme de cet ami dont on fait le portrait ou de ce paysage qui se déploie devant nous. C’est ainsi que Liliane Guerry peut noter (p. 88) : « Le paysage tout entier se comporte alors dans l’espace comme le ferait un objet unique, une pomme par exemple » ; ou bien encore (p. 90) : « C’est parce que le paysage tout entier se comporte comme un seul volume que le galbe de ce volume suggère l’existence d’une troisième dimension ». Au poète Léo Larguier (Le Dimanche avec Paul Cézanne, 1925), ami de Joachim Gasquet, qui rend visite au peintre dans les années 1901-02, Cézanne aurait déclaré : « Les objets vus dans l’espace sont tous convexes » (Macula 16), comme si la matière, en occupant l’espace, déployait une force interne qui la gonflait irrésistiblement. Selon un article publié en décembre 1907, « L’Atelier de Cézanne » (La Grande Revue), signé par un certain Rivière et par le graveur et théoricien d’art Jacques Félix Schnerb, et relatant une visite à Cézanne qui eut lieu en janvier 1905, le peintre aurait déclaré « "Je m’attache à rendre le côté cylindrique des objets". Et l’un de ses axiomes favoris, que son accent provençal faisait sonner d'une musique inoubliable, était : "tout est sphérique et cylindrique". Ceci demande une explication. En énonçant cette formule, Cézanne montrait aussi bien une pomme ou un objet positivement sphérique ou cylindrique, qu’une surface plane comme un mur ou un plancher » (Macula 88). Et la prétendue « explication » qui suit ce texte souligne que la lumière ne se répand pas uniformément, même quand elle éclaire un plan, mais qu’elle répartit ses valeurs autour d’une zone lumineuse et dominante. Il est vrai que Cézanne aime à dire qu’il y a dans tout objet un point culminant en lequel se résume la tension de la présence matérielle, le point de plus grande proximité qui porte au-devant du peintre l’incurvation du phénomène. A Emile Bernard, 25-1-1904 : « Pour les progrès à réaliser, il n’y a que la nature, et l’œil s’éduque à son contact. Il devient concentrique à force de regarder et de travailler [comme si la sphéricité du visible se transmettait à l’œil qui témoigne pour lui]. Je veux dire que dans une orange, une pomme, une boule, une tête [liste remarquable, tous ces objets étant substituables l’un à l’autre sous le regard de Cézanne], il y a un point culminant ; et ce point est toujours – malgré le terrible effet : lumière et ombre, sensations colorantes [et c’est une grande question que de savoir ce qu’il y a de « terrible » en cet « effet »] – le plus rapproché de notre œil ; les bords des objets fuient vers un centre placé à notre horizon. Avec un petit tempérament, on peut être très peintre [sous-entendu : il suffit de savoir regarder la nature ; ceci contre Zola, qui faisait du tempérament du peintre toute la force de son génie : « Une œuvre d'art est un coin de la création vu à travers un tempérament », Mes Haines, 1866]. On peut faire des choses bien sans être très harmoniste. Il suffit d’avoir un sens d’art – Et c’est sans doute l’horreur du bourgeois, ce sens-là » (Corr. 304-305 ; j'ai inséré, entre crochets, mes propres commentaires). Il y a quelque chose de « terrible » en effet dans la culmination du point de plus haute tension, qui marque l’avance extrême de la protubérance des choses, la ligne de front où se concentre le danger de leur permanente offensive, la cible visée par le lancer de la « bombe ». Comme l’écrit encore Liliane Guerry (p. 91-92) : « L’espace, encore unifié, est à l’extrême de sa tension. On éprouve cette impression désagréable qu’il pourrait d’un moment à l’autre éclater comme un ballon trop gonflé, et l’on imagine alors les montagnes, les maisons, les rochers, les arbres, entraînés par la masse débordante de la mer et se précipitant en un gigantesque bouleversement hors des limites du cadre ». On peut dire alors que dans ce soulèvement du monde, tout se fait pomme, et que la montagne Sainte-Victoire n’est elle-même qu’une gigantesque pomme. C’est encore Joachim Gasquet, malgré la faconde qui lui fait enjoliver le pittoresque des propos de Cézanne, qui trouve ici les mots les plus justes : « Comprenez-moi bien, fait-il dire à Cézanne, si ma toile est saturée de cette vague religiosité cosmique, qui m’émeut, moi, qui me rend meilleur, elle ira toucher les autres en un point peut-être qu’ils ignorent de leur sensibilité. J’ai besoin de connaître la géométrie, les plans, tout ce qui tient ma raison droite. L’ombre est-elle concave ? me suis-je demandé. Qu’est-ce que ce cône, là-haut ? tenez. De la lumière ? J’ai vu que l’ombre sur la Sainte-Victoire est convexe, renflée. Vous le voyez comme moi. C’est incroyable. C’est ainsi… J’en ai eu un grand frisson » (Macula 122) (3). On comprend mieux alors l’extraordinaire lenteur du travail de Cézanne : « Je procède très lentement, la nature s’offrant à moi très complexe, et les progrès à faire sont incessants. Il faut bien voir son modèle et sentir juste. Et encore s’exprimer avec distinction et force » (lettre à Bernard, 12 mai 1904). Non que le peintre poursuive une chimérique perfection, je ne sais quelle harmonie formelle qui tendrait vers l’abstraction (rien de moins platonicien que la géométrie cézanienne, rien de moins « intelligible » que la sphérique présence des choses), mais inversement parce que la lenteur du travail, silencieux et solitaire, contribue à créer progressivement cette hypnose du réel qui bombe la Chose au point culminant de sa présence, le regard se laissant absorber peu à peu, et comme ensevelir dans le mutisme de la matière.

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Figure 3 : 1885-95, Sainte-Victoire

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Figure 4 : 1900, Sainte-Victoire

            Après tout, qu’est-ce que peindre, sinon s’imposer une activité qui consiste à fixer pendant des heures le motif qui nous tombe sous les yeux ? Il est assez évident que si nous nous contraignions à fixer une pomme pendant trois ou quatre heures, nous finirions par en apercevoir l’étrangeté, « l’énormité », tombant dans une sorte d’hébétude en laquelle nous plongerait la seule fixité du regard. Qui, sinon le peintre, se risque à cet exercice ? Il se pourrait bien que les hommes ne parlent et ne s’agitent que pour esquiver cette immobilité mortelle qui les menace silencieusement, qu’ils ne désirent et ne se divertissent que pour échapper à l’immense sommeil des choses qui les envahit insidieusement. A la prendre à la lettre, la pratique du peintre est un exercice de la patience qui se risque, par la fixation quasi obsessionnelle du regard sur l’objet qui l’accapare, qui absorbe son attention, au plus près de la présence, un travail de l’œil qui convertit l’esprit à la remémoration de la présence. C’est en ce sens que Lacan faisait allusion à « … la brusque perception de quelque chose qui n’est pas si facile à définir, la présence. C’est là un sentiment que nous n’avons pas tout le temps. Certes, nous sommes influencés par toutes sortes de présences, et notre monde n’a sa consistance, sa densité, sa stabilité vécue, que parce que, d’une certaine façon, nous tenons compte de ces présences, mais nous ne les réalisons pas comme telles. Vous sentez bien que c’est un sentiment dont je dirai que nous tendons sans cesse à l’effacer de la vie. Ce ne serait pas facile de vivre si, à tout instant, nous avions le sentiment de la présence avec tout ce qu’elle comporte de mystère. C’est un mystère que nous écartons, et auquel, pour tout dire, nous nous sommes faits » (Le Séminaire, livre I, Les Ecrits techniques de Freud, 1975, p. 53). C’est précisément parce qu’il ne s’y fait pas que Cézanne est un grand peintre. De la présence qui le fascine et le tente, on peut dire qu’il n'en revient pas. Encore le peintre ne s’avance-t-il au-devant du monstre qu’armé de son chevalet, de sa boîte à couleur, de la palette et du pinceau : ainsi travaille-t-il, pendant le temps dilaté de la confrontation, ce qui le sauve sans doute de cette stupeur imbécile en laquelle se laisse engloutir la psychose. C’est là sans doute ce que Cézanne nomme, dans la lettre à Bernard du 25 janvier 1904, « avoir un sens d’art ». Il faut en effet un « sens » tout particulier pour se livrer volontairement au supplice de la présence. « Science avec patience / Le supplice est sûr. » Dans la tension qui méduse, comme face à face, l’œil et le phénomène, tout, les choses comme les êtres, se transforme en une incompréhensible pomme, un bloc de matière gonflé jusqu’au point de son éclatement. Même quand il fait le portrait de ses proches, il semble que Cézanne s’efforce de les voir comme il regarderait une pomme. A Ambroise Vollard, qui nous a rapporté les propos qu’ils ont échangés pendant les cent quinze séances de pose que réclama son portrait, Cézanne, agacé de voir peu à peu son modèle s’ensommeiller et laisser glisser la pose, déclarait : « Malheureux ! Vous dérangez la pose ! Je vous le dis, en vérité, il faut vous tenir comme une pomme ! Est-ce que cela remue, une pomme ? » (Catal. 95 p. 423). Le regard perspicace de David Herbert Lawrence le remarquait également en 1929 : « Lorsque sa madame Cézanne est tout à fait immobile, tout à fait comme une pomme, l’univers qu’il a construit autour d’elle commence à glisser, mal à l’aise. Cela faisait partie de son désir : faire que la forme humaine, la forme de vie, s’arrête. Pas statique – tout au contraire. Mobile mais arrêtée. Et en même temps il met en mouvement le monde immobile. Les murs tressautent et glissent, les chaises se penchent ou se cabrent légèrement, les tissus se recroquevillent comme du papier qui brûle » (Catal. 95, p. 57-58). La métamorphose du vivant dans la forme de la pomme est le symptôme d’une métamorphose cosmique, celle du monde en « motif », qu’on ne saurait mieux exprimer que par cette immobilité en mouvement ou ce mouvement immobile que l’écrivain définit ici avec une grande précision. On a remarqué combien les têtes de ses modèles se schématisent en une forme sphérique ou ovoïde (on évoque alors parfois les sculptures de Brancusi), comme si elles subissaient l’attraction inconsciente de la « pomme », et sur les autoportraits, il est frappant de constater combien le crâne chauve de l’artiste évoque la rotondité du fruit. Il faut ressentir ce qu’il peut y avoir d’effroi devant ce « devenir chose » des objets et des êtres (selon Gasquet, Cézanne ressent un « grand frisson » en prenant conscience de la convexité de la Sainte-Victoire), la pomme cézanienne étant un pur volume de matière, dépourvu de toute signification, une pure et simple présence, à l’inverse de l’interprétation de Schapiro (« Les pommes de Cézanne, essai sur la signification de la nature morte », in Style, artiste et société, « Tel », p. 171-230) qui, inscrivant la pomme dans l’ensemble signifiant du mythe ou de la fable, en fait le fruit défendu et le symbole d’une sexualité aussi violente que refoulée. Non : la pomme de Cézanne ne « signifie » rien, pas plus que les triangles et les cercles de Galilée. Elle est simplement là, et menace d’engloutir le regard qui se penche trop longtemps sur elle, par la seule puissance hypnotique de sa présence.
            Le grand historien d’art Lionello Venturi, qui fut le premier à publier un catalogue véritablement scientifique de l’œuvre du peintre, avait bien senti combien l’âme de Cézanne se laissait absorber dans les fruits de la nature morte, mais il voyait en cette extrême attention au grain de la matière l’expression d’une pure joie de peindre, une sympathie et une communion avec la beauté des choses : « Cézanne sent que ses objets sont beaux, ce qui lui inspire de la joie.  Et pour exprimer sa joie, les fruits, la nappe et la cruche sont des incidents : ce sont les jaunes, les rouges et les blancs qui chantent la joie [...] Il se passe en effet ceci d’incroyable que la critique n’admet pas encore que l’âme de l’artiste soit contenue dans une pomme peinte […] C'est-à-dire que la vie de l’artiste, ses joies et ses douleurs, s’impriment dans ses natures mortes, et qu’il élève la plus simple pomme au niveau de l’humanité » (Catal. 95, p. 432). Le contresens est manifeste : ce n’est pas la pomme qui exprime, ou représente, l’âme de l’artiste (4), c’est inversement l’âme de l’artiste qui disparaît, engloutie par l’hypnose de la présence, médusée par l’immobilité des choses. Il est bien vrai que la pomme « contient » « l’âme de l’artiste », non toutefois parce que l’artiste s’y retrouve, mais au contraire parce qu’il s’y perd. Pour dire cet extraordinaire renversement, un historien d’art ne suffit peut-être pas, il faut un poète et un écrivain. David Herbert Lawrence publie en 1929 un ouvrage critique, The Paintings of D.H. Lawrence, dont la subjectivité revendiquée conduit paradoxalement à une profonde vérité objective : « La terre de Van Gogh était encore une terre subjective, sa projection dans la terre. Mais les pommes de Cézanne tentent réellement de permettre à la pomme d’exister dans sa propre entité distincte, sans l’imprégner d’émotion personnelle. Le grand mérite de Cézanne a été, pour ainsi dire, de rejeter la pomme loin de lui pour la laisser exister par elle-même ». Ce sacrifice du subjectif dans l’objectif, de l’âme dans la chose, ne s’accomplit nullement dans la « joie », comme voulait le croire Lionello Venturi, mais au contraire dans une profonde souffrance, celle d’un esprit livré à l’étreinte des choses, étouffé par constriction entre les bras du monstre : « Après s’être évertué férocement pendant quarante ans, il est parvenu à connaître une pomme, avec plénitude ; et, avec un peu moins de plénitude, une ou deux cruches. C’est tout ce à quoi il est parvenu […] De sorte que la pomme de Cézanne fait mal. Elle fait hurler les gens de douleur. Et ce ne fut que quand ses descendants eurent une fois de plus transformé Cézanne en abstraction [Lawrence dénonce ici les cubistes, ou la lecture que les abstraits, Kandinsky tout le premier, feront de l’art de Cézanne] qu’il put enfin être accepté. Alors les critiques s’avancèrent et détournèrent sa bonne pomme en forme signifiante, et dès lors Cézanne était sauvé […] On l’a tranquillement remis dans sa tombe, et la pierre est venue reboucher l’ouverture » (Catal. 95, p. 57). Aveuglement de l’historien d’art, extraordinaire clairvoyance du poète.
            Dans « le grand livre de la nature », l’homme n’est jamais seul, il sent de toutes parts l’autorité du créateur par les signes et signatures qui marquent sa volonté et son dessein. Mais dans le spectacle que l’Omnipotens Aeterne Deus étale devant nos yeux, le peintre prend la mesure de son exclusion, et l’hostilité d’un monde qu’il faut renoncer à habiter en poète, un monde radicalement inhumain où l’homme n’a pas lieu d’être. Pas un bruit, pas une présence humaine dans les paysages de Cézanne. Même quand il peint un village, c'est-à-dire un lieu habité et non un paysage désert, il semble qu’une catastrophe ait incompréhensiblement vidé les maisons de leurs habitants, et que ces constructions, pourtant édifiées pour et par les hommes, retournent à l’inhumanité primitive des choses. En 1872, Cézanne passe l’hiver à Paris, dans un appartement de la rue Jussieu dans lequel sa compagne, Hortense Fiquet, accouchera de son fils Paul. Il peint l’entrepôt des vins situé alors à la place occupée aujourd’hui par la faculté de Jussieu, c'est-à-dire le paysage urbain qu’il voit par la fenêtre de son modeste appartement (figure 5).

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Figure 5 : 1872, L'Entrepôt des vins vu de la rue Jussieu

            Cette vue de Paris, qui fait penser à ces photographies d’Atget qui, en raison du temps de pose, ont éliminé la trace de tous les passants, ne conservant que la silhouette pétrifiée des bâtiments, est absolument déserte, les immeubles au loin sont privés de fenêtre, comme s’il avait suffi, par une sorte de malédiction, que le peintre tourne les yeux sur Paris pour que la ville soit instantanément dépeuplée (n° 26 du Catal. 76, p. 131). Cézanne a bien peint les tonneaux empilés le long des murs, mais on se demande pour quels buveurs le vin est ainsi mis à cuver. Quand, selon un motif souvent recommencé par Cézanne, la route tourne avec la perspective dans le village que le tableau présente, elle semble s’enfoncer, s’emmurer et disparaître plutôt que tourner, comme un chemin qui ne mène nulle part, une impasse privée de toute signification, puisqu’il n’est jamais de randonneur pour avancer sur ce chemin, et qu’on ne voit d’ailleurs pas pourquoi il faudrait ici prendre la route, puisque la route conduit à ces maisons aveugles, sans portes ni fenêtres, inhospitalières et qui n’attendent aucun voyageur.

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Figure 6 : 1873, La Maison du docteur Gachet, à Auvers

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Figure 7 : 1881, La Route tournante

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Figure 8 : 1881, Maisons au bord d'une route

            La route chez Cézanne n’est jamais une invitation à la marche, elle n’entraîne pas dans la profondeur, elle semble inversement se porter au devant du tableau, et refouler le spectateur, l’étranger, loin du village que ses habitants ont déserté et où l’homme n’a plus sa place (La Route tournante, vers 1881, n° 76 du catal. 95, p. 230 ; figure 7). La première de ces maisons maudites, inhabitables et inhospitalières, est sans doute La Maison du pendu que Cézanne peint à Auvers-sur-Oise en 1873 [Orsay, catal. n° 30, p. 139 ; voir "Cézanne (1)", figure 2], maison abandonnée qui tue, semble-t-il, l’imprudent qui se risque à l’habiter, et qui, épousant les courbes du terrain, semble déjà retourner à la pure inertie minérale des choses. Plus tard, dans les paysages de Provence, les maisons sont de grandes boîtes géométriques, les portes sont fermées, les fenêtres aveugles quand les volets ne sont pas rabattus, ces bâtisses métaphysiques semblent abandonnées, comme si l’exode rural, qui frappe durement la campagne française en cette fin du XIXe siècle, prenait le sens d’une universelle et incompréhensible malédiction (figure 9).

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Figure 9 : 1884-85, Maisons en Provence

            De cette épiphanie de la Chose, Cézanne n’est pas le seul témoin. Le phénomène est sensible chez les plus grands artistes dès la fin du XIXe siècle. Un symptôme : dans la littérature, et particulièrement le roman, l’importance croissante de la description au sein de la narration. Princesse de Clèves (1678) : « La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Henri le Second. Ce prince était galant, bien fait et amoureux ». La description en demeure là, et l’on passe tout de suite à la narration c'est-à-dire à l’analyse génétique des passions, à l’exposé romanesque du traité des passions de l’âme. On sait en revanche combien chez Balzac, le portrait d’une âme est indissociable du monde des choses, du décor en lequel cette âme macère. La description d’un intérieur prend la valeur de la représentation d’un personnage. La description balzacienne est ainsi  à la fois objective et subjective, en dénombrant une collection d’objets elle analyse les passions les plus secrètes de leur propriétaire. Psychologie du collectionneur, dont la collection est le plus authentique autoportrait (5).
            Avec Flaubert, les  objets ne décrivent plus le profil d’une âme, ils valent inversement par eux-mêmes, prennent une inquiétante revanche sur le personnage, et envahissent à son insu un univers qui tend irréversiblement vers le bric-à-brac et le capharnaüm (lire à ce sujet Travail de Flaubert, Seuil, « Points », 1983 : « Roman et objets : l’exemple de Madame Bovary », par Claude Duchet, p. 11-43). L’objet vaut alors par lui-même, c’est plutôt le sujet qui devient un intrus dans un monde envahi par la venue des choses, la chose elle-même devenant chose-en-soi. L’objet balzacien raconte une histoire ; l’objet flaubertien est inversement un non-sens, le témoin têtu d’un échec de la signification. Flaubert avec Cézanne. Bien que l’écrivain interprète cette venue des choses comme le symptôme de l’absurde et de l’affaissement général des âmes, ce qu’il nomme la « bêtise », dont la contagion universelle le terrifie (il n’écrit que pour résister à cette marée) : « La médiocrité s’infiltre partout, les pierres mêmes deviennent bêtes, et les grands routes sont stupides. Dussions-nous y périr (et nous y péririons, n’importe), il faut par tous les moyens possibles faire barre au flot de merde qui nous envahit » (A Louise Colet, janvier 54 ; Duchet 15). Cézanne y voit plutôt l’avènement de l’Etre et l’humiliation de l’homme, le dévoilement de la majesté inhumaine du monde, une sorte de mystère d’avant la venue des hommes, à la fois monumental et sacré. Flaubert y décèle inversement la fatalité d’une hébétude qui engourdit insidieusement les esprits, et les fait se noyer dans l’océan de bibelots et de pacotilles que leur incessante et mécanique activité engendre. Aussi l’objet absurde est-il plutôt pour Flaubert un objet fabriqué, « kitsch », à la façon des objets de piété que vend Arnoux à la fin de L’Education (sa boutique porte l’enseigne « Aux Arts gothiques »), ou bien à la façon des sculptures aberrantes que travaille inlassablement sur son tour le percepteur Binet dans Madame Bovary (6). L’homme, comme un animal absurdement programmé, sécrète autour de lui tout un monde de bibelots qui l’encombrent et finissent par l’étouffer. La casquette de Charles Bovary, le porte-cigares du vicomte, souvenir du bal de la Vaubyessard. A Louise Colet, 14-8-53 : « Qu’attendre d’une population comme celle de Manchester, qui passe sa vie à faire des épingles ? Et la confection d’une épingle exige cinq à six spécialités différentes ! Le travail se subdivisant, il se fait donc, à côté des machines, quantité d’hommes machines… » (Duchet p. 31). Flaubert décrit l’envahissement des objets ; Cézanne pèse le poids des choses. Duchet (p. 41, à propos de Madame Bovary) : « Le mot chose est plus général, il tend à se confondre avec l’ensemble des objets, avec la totalité du monde ; il n’a du reste pas d’individualité propre et renvoie, dans son indistinction plurielle, au chaos ou au néant. Les choses existent, par une sorte d’inertie active, d’immobilité captieuse, elles émanent vers l’humain ou le cernent de leur présence opaque. Enfin et surtout, la chose est une modalité de l’objet, ou plutôt elle est dans l’objet, comme dans son intériorité, sa limite et sa finalité : la chose est le devenir flaubertien de l’objet, elle est sa mort et sa transfiguration en espace, temps ou matière. Le trajet de l’objet à la chose, que l’écriture imite, conduit tragiquement à la destruction, à la déréalisation du monde ». La chose flaubertienne est ainsi l’objet oublié, mis au rebut, devenu l’élément indifférent d’une nature morte de l’absurde. Duchet (42) en donne quelques exemples probants, ainsi l’inventaire découvert par Charles après la mort d’Emma dans le secrétaire de sa femme : « … il se mit à fouiller dans ce tas de papiers et de choses, y découvrant pêle-mêle des bouquets, une jarretière, un masque noir, des épingles et des cheveux – des cheveux ! de bruns, de blonds ; quelques-uns même s’accrochant à la ferrure de la boîte, se cassaient quand on l’ouvrait ». La mort d’un personnage, c’est toujours, dans le roman flaubertien, la liquidation de sa collection.
            Indice de cet inquiétant avènement de la chose, et de son corollaire – la déchéance de l’humain : la photographie (Pellerin, après avoir essayé tous les styles, se reconvertit à la fin de L’Education dans la photographie). Il est fort significatif en ce sens que les premières photographies, en raison du long temps de pose exigé, supprimaient les vivants, dont le passage était trop précaire pour marquer de son empreinte le chlorure d’argent : la photographie, témoin d’un monde déserté par les hommes, un monde restitué à son pur état de chose. Chacun sent bien qu’être photographié, c’est d'une certaine façon être à son tour transformé en « chose ». « L’art » du photographie, mais il s’agit en ce sens d’un art mensonger et méprisable, est de nous cacher cette secrète et insidieuse mise à mort. Dans un énigmatique sonnet – l’avant-dernier – des Fleurs du mal, « Le Rêve d’un  curieux » (n° 125), dédié « A F. N. » (sans doute pour « à Félix Nadar »), Baudelaire évoque une séance de pose dans l’atelier du photographe, et la « douleur savoureuse » de ce qui ressemble à une mort imaginaire : une fois dissipé le flash miraculeux de la prise de vue, demeure une image sans âme qui déçoit cruellement l’espérance de la révélation : « Enfin la vérité froide se révéla : / J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore / M’enveloppait. – Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ? / La toile était levée, et j’attendais encore ». Le non-sens photographique n’est pas demeuré étranger à Flaubert, et, comme le remarquait Michel Butor, tandis que L’Education sentimentale est une aquarelle qui fait songer à Degas, Madame Bovary est au contraire un daguerréotype, monotone monochrome, une longue pose en noir et blanc : « L’œuvre de Flaubert est très picturale […] Il est facile d’isoler dans Madame Bovary des tableaux que l’on peut mettre en relation avec l’art de Gustave Courbet, et aussi les débuts de la photographie, car c’est un livre, peut-on dire, en noir et blanc […] L’Education sentimentale nous fait irrésistiblement penser aux peintres impressionnistes […] A certains moments de notre lecture, nous croyons nous trouver devant une peinture de Degas, ainsi lors de la grande description du champ de courses » (Michel Butor, Improvisations sur Flaubert, Essai, Editions de la Différence, 1984, p. 145)..
      La chose flaubertienne est le déchet des vies toujours et nécessairement manquées. Le perroquet empaillé d’Un cœur simple en est l’emblème universel, transposition de la colombe du Saint-Esprit dans l’épouvantail de la momie. La mort de Dieu – la bêtise de l’abbé Bournisien – découvre le silence où s’ensevelissent les « choses ». Flaubert, écrivain, dit le deuil du sens, sa décrépitude dans l’insignifiance. Cézanne, peintre, dit le don devenu incompréhensible du phénomène, son inquiétante étrangeté, le non-sens de sa pure présence en un monde qui ne se lit plus comme un livre – son créateur n’y a laissé aucune marque, ni signe ni finalité qui soit susceptible de nous indiquer un chemin – mais qui se rencontre comme une présence hostile, ou du moins indifférente à tout ce qui est humain. Adam était le centre de la création ; l’homme moderne est jeté dans un monde qui ne le concerne pas, et où rien ne peut l’aider à comprendre ce qu’il est venu y faire.
            Il arrive pourtant à Flaubert, plus proche alors de l’art de Cézanne, de dire aussi le triomphe des choses inhumaines, corrélatif de la défaite de l’humain, l’hostile et muette présence du monde qui se découvre au regard dans l’hébétude du désespoir, en ces moments terrifiants où l’esprit épuisé abdique devant l’hostilité des choses et s’abandonne au vide médusé de la bêtise. Ainsi Emma, dans les heures précédant son suicide, tombe quelques instants en cet état d’hypnose où l’esprit, cédant à la tentation de l’idiotie, se laisse fasciner par l’oppressante présence des choses : « Couchée sur le dos, immobile et les yeux fixes, elle discernait vaguement les objets, bien qu’elle y appliqua son attention avec une persistance idiote. Elle contemplait les écaillures de la muraille, deux tisons fumant bout à bout, et une longue araignée qui marchait au-dessus de sa tête dans la fente de la poutrelle ».
            Lionello Venturi notait avec raison en 1936 : « Le moment est venu d’affirmer que le monde spirituel de Cézanne, jusqu’à la dernière heure de sa vie, n’a pas été celui des symbolistes, ni des fauves, ni des cubistes ; mais que ce monde s’associe à celui de Flaubert, de Baudelaire, de Zola, de Manet, de Pissaro » (Cézanne, son art, son œuvre, paris, Paul Rosenberg, 1936, p. 45). Sans doute est-il paradoxal de rapprocher d’un écrivain le peintre qui se défiait le plus de toute forme de littérature ; mais Flaubert n’est-il pas, de tous les écrivains, celui qui est précisément le plus déterminé à « tordre le cou » aux prétentions de la fausse littérature ? Dans sa première période, dite « romantique », la seule qui se laisse tenter par des thèmes explicitement littéraires, Cézanne est parfois bien proche de Flaubert. C’est ainsi que dans Le Festin peint vers 1867 [voir figure 1 dans « Cézanne (1) »], le peintre d’Aix imagine une curieuse orgie païenne que de nombreux commentateurs ont rapprochée du grand festin donné par les soldats d’Hamilcar, au début de Salammbô (7). Mais le rapprochement est plus explicite encore dans La Tentation de saint Antoine (Orsay, vers 1875-77 ; figure 10), tout juste postérieure à l’ouvrage de Flaubert publié en 1874.

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Figure 10 : 1875-77, La Tentation de saint Antoine

            Il est vrai que la figure de la Tentatrice est chez Flaubert suggérée et indirecte, tandis que Cézanne montre avec crudité la provocation d’un nu féminin qui semble frapper de stupeur et terrasser l’ascète. Ce qui chez Flaubert est évocation devient chez Cézanne apparition. Cézanne ne rapprochait-il pas lui-même son art de celui de Flaubert ? Lui qui s’efforce de s’approcher autant qu’il est humainement possible du flamboiement de la sensation première se reconnaît, de façon il est vrai un peu rudimentaire, dans la littérature comme dans la peinture qu’on classait alors sous la catégorie du « réalisme » : s’en tenir aux choses mêmes, voilà l’ambition que Cézanne sait partager avec Flaubert comme avec Courbet : « Je voudrais être bête comme chou [encore un végétal sphérique...]. Ma méthode, mon code, c’est le réalisme. Mais un réalisme, entendez-moi bien, plein de grandeur, sans s’en douter. Courbet, Flaubert » (Gasquet, Macula 126). Ce n’est pourtant pas à propos du Festin, mais assez paradoxalement à propos de la Vieille au chapelet (figure 11 ; on la rapproche souvent de l’art d’un Rembrandt, mais parfois aussi, et plus justement sans doute, de Courbet) que le peintre évoquait, s’il faut en croire Joachim Gasquet, le souvenir de Salammbô : « Vous savez, aurait dit Cézanne, que lorsque Flaubert écrivait Salammbô, il disait qu’il voyait pourpre. Eh bien, quand je peignais ma Vieille au chapelet, moi, je voyais un ton Flaubert, une atmosphère, quelque chose d’indéfinissable, une couleur bleuâtre et rousse qui se dégage, il me semble, de Madame Bovary […] Je scrutais tous les détails des vêtements, la coiffe, les plis du tablier, je déchiffrais le sournois visage. C’est bien après que j’ai constaté que la face était rousse, le tablier bleuâtre, comme ce ne fut qu’une fois le tableau fini que je me souviens de la description de la vieille servante au comice agricole » (Conversations, 111) (8).

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Figure 11 : 1895-96, La Vieille au chapelet

            Il y a ainsi un temps pour la peinture – « scruter tous les détails » – et un temps pour la littérature – se souvenir de Flaubert. On sait que lors des Comices agricoles, événement considérable dans la chronique de Yonville-l’Abbaye, tandis que s’entrelacent les manœuvres d’approche de Rodolphe et les prix distribués par les autorités aux veaux, vaches, cochons, le comité d’honneur distingue, parmi d’autres bêtes : « Catherine-Nicaise-Elizabeth Leroux, de Sassetot-la-Guerrière, pour cinquante-quatre ans de service dans la même ferme, une médaille d’argent – du prix de vingt-cinq francs ! » (« L’Intégrale », 625 a). A l’appel de son nom, péniblement extirpé de la foule, paraît alors l’Ecce Homo flaubertien, le visage pitoyable et terrifiant de ce mal moderne que Flaubert nommait « la bêtise », un visage dépourvu de toute transcendance, devenu chose parmi les choses à force d’avoir été jour après jour domestiqué par le néant, image d’une vie dévastée par le non-sens quotidien d’un « demi-siècle de servitude » (625 b) : « On vit s’avancer sur l’estrade une petite vieille de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtements. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et, le long des hanches, un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré d’un béguin sans bordure, était plus plissé de rides qu’une pomme de reinette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains, à articulations noueuses. La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu’elles semblaient sales quoiqu’elles fussent rincées d’eau claire ; et, à force d’avoir servi, elles restaient entrouvertes, comme pour présenter d’elles-mêmes l’humble témoignage de tant de souffrances subies. Quelque chose d’une rigidité monacale relevait l’expression de sa figure. Rien de triste ou d’attendri n’amollissait ce regard pâle. Dans la fréquentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur placidité » (625 a-b). La vieille servante, dans sa stupeur, murmure en recevant sa médaille : « Je la donnerai au curé de chez nous pour qu’il me dise des messes ! » (625 b). Comme si le faciès de la bêtise était l’ultime témoignage d’un temps où la foi donnait encore sens à la vie. Comme l’Aveugle dont le chant accompagne l’ultime spasme de l’agonie d’Emma, les traits de la vieille servante semblent médusés par la disparition de l’âme. Il se trouve que la Vieille au chapelet, dont l’histoire n’a pas conservé le nom, n’est pas sans rapport avec la mélancolie d’un temps sans croyance, qui abandonne les hommes sans défense au supplice patient et sûr de l’existence. Joachim Gasquet, sans doute se souvenant du saisissant paragraphe de Flaubert, décrit la redécouverte de la toile de Cézanne, oubliée pendant une dizaine d’années dans un coin poussiéreux de l’atelier : « Je la nettoyai. Elle m’apparut… La pauvre fille était là, toute affaissée, obstinée, résignée, butée, avec, effritées comme deux vieilles briques, ses grosses mains de serve jointes, collées au chapelet, son gros tablier de cotonnade bleue, son gros châle noir de servante bigote, sa coiffe, son museau de mystique écroulée. Un rayon pourtant, une ombre de pitié consolait d’une vague lumière son vide front baissé. Toute racornie et méchante, une bonté l’enveloppait. Son âme desséchée tremblait toute, réfugiée au geste de ses mains. Cézanne me dit son histoire. A soixante-dix ans, religieuse sans foi, elle avait, dans un sursaut d’agonie, enjambé sur une échelle le mur de son couvent. Décrépite, hallucinée, rôdant comme une pauvre bête, il l’avait recueillie, l’avait vaguement prise comme bonne, en souvenir de Diderot et par naturelle bonté, puis l’avait fait poser, et maintenant la vieille défroquée le volait comme dans un bois, lui revendant, pour essuyer ses pinceaux, ses serviettes et ses draps qu’elle lacérait en chiffons, en murmurant des litanies ; mais il continuait à la garder, fermant les yeux, par charité » (Catal 95, p. 408 a). On ne saurait contester à Gasquet un certain talent dans l’art de formuler le sens latent de l’image.
            A la suite de Gasquet, et dans une certaine mesure de Cézanne lui-même, nombreux sont les admirateurs du peintre qui associeront son art à celui de Flaubert. Dans le Paul Cézanne qu’il publie à New York en 1952, Meyer Schapiro rapproche de façon fort convaincante la magnifique toile du Metropolitan, Rochers à Fontainebleau (vers 1893 ; catal 95, n° 158, p. 381 sq. ; figure 12), de la description par Flaubert de la forêt de Fontainebleau où Frédéric et Rosanette isolent leur amour, fuyant le chaos de la révolution de 1848.

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Figure 12 : 1893, Rochers à Fontainebleau

            Sur la toile de Cézanne, des rochers denses et comme gonflés par une sourde menace, obturent le champ de la vision et laissent peu de place aux pins qui se dressent comme parmi ces décombres. Ces blocs envahissent de leurs masses oppressantes plus de la moitié de la surface du tableau, comme s’ils emmuraient irréversiblement le peintre sous le poids du visible. Schapiro a su retrouver avec finesse ce sentiment d’étouffement dans la forêt de Flaubert. La petite dizaine de pages consacrées à la fugue des amants dans la forêt de Fontainebleau forme une sorte de parenthèse dans la fureur aveugle et, aux yeux de Flaubert, imbécile, des événements qui secouent la capitale. A l’histoire en train de se faire qui emporte Paris dans le bruit et la fureur, s’opposent le passé mort dont le château de Fontainebleau, visité par Frédéric et Rosanette, est comme le vain emblème, et la forêt elle-même, que Flaubert décrit subtilement comme la ruine titanesque d’un âge géologique qui précède la venue des hommes. Au verbiage vide de la rhétorique révolutionnaire, la forêt oppose un silence épais, vaguement maudit, hostile à la présence de l’homme et que seule la bête peut habiter, un milieu dense et impénétrable où les choses prennent vie et où l’homme est intrus : « Le chemin fait des zigzags entre les pins trapus, sous des rochers à profils anguleux ; tout ce coin de la forêt a quelque chose d’étouffé, d’un peu sauvage et de recueilli […] Une odeur résineuse emplissait l’air chaud, des racines à ras du sol s’entrecroisaient comme des veines. Rosanette trébuchait dessus, était désespérée, avait envie de pleurer […] Un peintre en blouse bleue travaillait au pied d’un chêne, avec sa boîte à couleurs sur les genoux. Il leva la tête et les regarda passer […] Quand la voiture s’arrêtait, il se faisait un silence universel ; seulement, on entendait le souffle du cheval dans les brancards, avec un cri d’oiseau très faible, répété […] En se renversant la tête, on apercevait le ciel, entre les cimes des arbres. Quelques-uns, d’une altitude démesurée, avaient des airs de patriarches et d’empereurs, ou, se touchant, formaient avec leurs longs fûts comme des arcs de triomphe ; d’autres, poussés dès le bas obliquement, semblaient des colonnes près de tomber […] Quelque chose de plus lourd, une langueur fiévreuse planait au-dessus des mares, découpant la nappe de leurs eaux entre des buissons d’épines ; les lichens, de leur berge, où les loups viennent boire, sont couleur de soufre, brûlés comme par le pas des sorcières, et le coassement ininterrompu des grenouilles répond au cri des corneilles qui tournoient […] Les roches se multipliaient de plus en plus, et finissaient par emplir tout le paysage, cubiques comme des maisons, plates comme des dalles, s’étayant, se surplombant, se confondant, telles que les ruines méconnaissables et monstrueuses de quelque cité disparue […] Frédéric disait qu’ils étaient là depuis le commencement du monde et resteraient ainsi jusqu’à la fin ; Rosanette détournait la tête en affirmant que "ça la rendrait folle", et s’en allait cueillir des bruyères […] Ça et là, telles que des promontoires sur le lit desséché d’un océan, se levaient des roches ayant de vagues formes d’animaux, tortues avançant la tête, phoques qui rampent, hippopotames et ours (9). Personne. Aucun bruit. Les sables, frappés par le soleil, éblouissaient ; – et tout à coup, dans cette vibration de lumière, les bêtes parurent remuer. Ils s’en retournèrent vite, fuyant le vertige, presque effrayés. Le sérieux de la forêt les gagnait ; et ils avaient des heures de silence où, se laissant aller au bercement des ressorts, ils demeuraient comme engourdis dans une ivresse tranquille ».

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             « L’artiste met une distance entre lui-même et le monde, comme un lutteur qui recule pour mieux prendre son élan ; comme lui, il choisit son terrain de combat, il s’astreint à réduire le spectacle de la vie aux systèmes plastiques et cette attitude tendue dépouille ses visages et ses arbres de leur frisson vital » écrit Sterling à propos des natures mortes de Cézanne (La Nature morte, p. 99). Le travail du peintre s’apparente aux travaux d’Hercule, il s’agit de tenir tête à la violence phénoménale, d’assimiler, à force de patience et de ruse, par la sensation comme par l’intelligence, l’inhumaine présence des choses. Cette hostilité du monde, elle s’exprime pour Cézanne par la brûlure que le phénomène lumineux insinue dans l’œil vivant (alors que le monde de Flaubert est au contraire toujours gris et pluvieux). Voir le monde, ce n’est pas contempler un spectacle mis en scène pour nous, c’est affronter douloureusement sa terrible présence, l’énergie rayonnante qui émane de la matière. Peindre, c’est réussir à dominer et à travailler la pathologie de la sensation, transformer la souffrance de la réceptivité dans la joie de la création, ou plutôt, car le mot est ici trop fort, dans la joie de la recréation qui consiste, à coups de pinceaux, à recomposer patiemment ce monde qui se décompose sous le coup violent de l’empreinte sensible. C’est ce que Cézanne nomme « réaliser ses sensations », c'est-à-dire transformer le martyre de la sensation visuelle en une œuvre née de nos mains, l’assimiler par le lent travail de peinture, par l’affrontement patient et terrible du motif souverain. Digérer le réel. Quelques citations en ce sens : « Arriver à formuler suffisamment les sensations que nous éprouvons au contact de cette belle nature – homme, femme, nature morte – et que les circonstances vous soient favorables, c’est ce que je dois souhaiter à toute sympathie d’art » (à Louis Leydet, 17 janvier 1905) ; « Les sensations douloureuses m’exaspèrent au point que je ne puis les surmonter, et qu’elles me font vivre en retrait, c’est ce qu’il y a de mieux pour moi » (à son fils, 12 août 1906) ; « Je me trouve sous le coup de troubles cérébraux, qui m’empêchent d’évoluer librement. Je demeure sous le coup de sensations, et, malgré mon âge, vissé à la peinture » (1904, à Emile Bernard, 27 juin 1904). On peut dire qu’il s’agit de transformer le chaos des sensations premières (la souffrance de l’œil) en ce que Cézanne nommait « la logique des sensations » (la digestion cérébrale). Dans les quatrième et cinquième « opinions » transcrites par Bernard, Cézanne déclare : « – Peindre d'après nature, ce n'est pas copier l'objectif, c'est réaliser ses sensations. – Dans le peintre il y a deux choses, l’œil et le cerveau, tous deux doivent s’entraider : il faut travailler à leur développement mutuel ; à l’œil par la vision sur nature, au cerveau par la logique des sensations organisées, qui donne les moyens d’expression » (Macula, p. 36). L’œil en effet n’a pas de « moyens d’expression », il n’exprime rien, il reçoit de plein fouet le choc du réel, il s’efforce de tenir bon devant l’assaut de la présence. Tel est, selon Cézanne, l’héroïsme humble du peintre, son entêtement et sa patience. Rimbaud : « Là, pas d’espérance / Nul orietur / Science avec patience / Le supplice est sûr ». Rapporté par Gasquet : « Oui, mon cher monsieur Stock, déclarait-il au journaliste (et on entend effectivement sa voix), je peins comme je vois, comme je sens – et j’ai les sensations très fortes – eux aussi ils sentent et voient comme moi mais ils n’osent pas… Ils font de la peinture de salon […] Moi j’ose, monsieur Stock, j’ose… J’ai le courage de mes opinions… et rira bien qui rira le dernier » (cité in Catal. 95, p. 120 a).
            En ce sens on peut dire que Cézanne est plus proche encore que Flaubert de la ligne de front, l’écrivain travaillant une langue riche de sens, se mouvant dans l’élément du « style », tandis que le peintre est muet, dépouillé de l’écran du langage, absolument nu devant le monumental mystère des « Choses ». Comme l’écrit Cézanne, l’écrivain se meut dans des idées, des « abstractions », tandis que le peintre, selon une extraordinaire formule, « concrète ses sensations » : « Le littérateur s’exprime avec des abstractions, tandis que le peintre concrète au moyen du dessin et de la couleur, ses sensations, ses perceptions. On n’est ni trop scrupuleux, ni trop sincère, ni trop soumis à la nature ; mais on est plus ou moins maître de son modèle, et surtout de ses moyens d’expression. Pénétrer ce qu’on a devant soi, et persévérer à s’exprimer le plus logiquement possible… » (à Emile Bernard, 26 mai 1904). Chez l’écrivain, l’abstraction est le fruit d’un travail intellectuel, maîtrisé et cent fois recommencé ; chez Cézanne, l’abstraction est plutôt la conséquence du fait phénoménal, la brûlure de la sensation hypnotisant l’esprit, paralysant le travail cérébral, et n’étant capable, en tant qu’elle est brute et non encore travaillée, que d’engendrer sur la toile des taches de couleur « abstraites », en ce sens qu’on n'y retrouve pas le dessin du phénomène, comme si la réalité avait été désintégrée par la violence nucléaire de l’explosion de la pure présence : « … L’obstination que je mets à poursuivre la réalisation de cette partie de la nature, qui, tombant sous nos yeux, nous donne le tableau. Or, la thèse à développer est – quelque soit notre tempérament ou forme de puissance en présence de la nature – de donner l’image de ce que nous voyons, en oubliant tout ce qui apparut avant nous. Ce qui, je crois, doit permettre à l’artiste de donner toute sa personnalité grande ou petite. Or vieux, 70 ans environ [Cézanne a alors 66 ans], les sensations colorantes qui donnent la lumière sont chez moi cause d’abstraction qui ne me permettent pas de couvrir ma toile, ni de poursuivre la délimitation des objets quand les points de contact sont ténus, délicats, d’où il ressort que mon image ou tableau est incomplète. D’un autre côté les plans tombent les uns sur les autres, d’où est sorti le néo-impressionnisme qui circonscrit les contours d’un trait noir [allusion à Gauguin], défaut qu’il faut combattre à toute force. Or la nature consultée nous donne les moyens d’atteindre ce but » (à Emile Bernard, 23-10-1905). Le pur éclat de la sensation désintègre la logique de la forme, et le travail du peintre consiste à opérer la synthèse de cet éblouissement, à « réaliser ses sensations », c'est-à-dire à rétablir le statut du réel dans le phénomène fragmenté, menacé d'abstraction par l'explosion de la présence.
            Cézanne à son fils six semaines avant sa mort : « Enfin, je te dirai que je deviens, comme peintre, plus lucide devant la nature, mais que chez moi, la réalisation de mes sensations est toujours très pénible. Je ne puis arriver à l’intensité qui se développe à mes sens, je n’ai pas cette magnifique richesse de coloration qui anime la nature. Ici, au bord de la rivière, les motifs se multiplient, le même sujet vu sous un angle différent offre un sujet d’étude du plus puissant intérêt, et si varié que je crois que je pourrais m’occuper pendant des mois sans changer de place en m’inclinant tantôt plus à droite, tantôt plus à gauche » (à son fils, 8 septembre 1906 ; souligné par moi). Sous les yeux de Cézanne, la rivière n'est pas un modèle bien défini, un objet bien déterminé, c'est une sorte de dieu vivant qui chatoie et danse sous la chaleur écrasante, une scintillation colorée « qui anime la nature ». Motif et non modèle, « chose » en mouvement et non forme mesurable, la rivière se multiplie (« les motifs se multiplient »), elle devient magie fascinante et varie ses effets (« si varié que je crois que je pourrais m’occuper pendant des mois sans changer de place »), hypnotisant lentement sa proie, ce regard imprudent qui s'est risqué dans l'intimité des choses.
           « En nous ne s’est pas endormie pour toujours la vibration des sensations répercutées de ce bon soleil de Provence, de nos vieux souvenirs de jeunesse, de ces horizons, de ces paysages, de ces lignes inouïes qui laissent en nous tant d’impressions profondes […] Je continue à chercher l’expression de ces sensations confuses que nous apportons en naissant. Si je meurs, tout sera fini, mais qu’importe » (à Gasquet, 3 juin 1899 ; souligné par moi). Qu'est-ce donc que vivre, pour un peintre, sinon tenir bon dans l'universel tremblement de la lumière, tenir tête à la « vibration » qui mine secrètement l'inhumaine présence du monde ? Le peintre s'use en ce combat, « mais qu'importe » si, dans le temps de l'oeuvre, il a su tenir son rang, sans jamais faillir, seul et faisant face au soulèvement des choses ? Depuis la naissance (« ces sensations confuses que nous apportons en naissant ») et jusqu'à la mort, toute vie est livrée à la violence du jour ; elle ne demeure vivante que tant qu'elle tient le pinceau, tant qu'elle convertit en œuvre le supplice de la sensation, tant qu'elle « ne s'est pas endormie pour toujours ».

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            Ainsi pourrait-on dire que l’art de Cézanne réinvente l’antique catégorie du sublime. N’est-ce pas en effet dans l’esthétique du sublime, connue des Anciens, réactivée par les Modernes depuis la « Querelle » qui les opposa aux Anciens autour de 1700, que se laissait pressentir cette révélation d’un monde inhumain, innommable, qui s’épanouit dans toute sa gloire sous le pinceau du Maître d’Aix ? Qu’est-ce en effet que le sublime, sinon la découverte d’un aspect de la nature que le langage échoue à dire ? Dans Les Trois anges, Essai sur quelques citations de A la recherche du temps perdu (Champion, 2008, p. 21), Jean Roudaud écrit : « Le choix de la tempête comme lieu sublime est un topos ancien dont la peinture a fait grand usage. Le monde dans sa profondeur est hors de l’intelligible (la tempête expose ce non-sens mystérieux) mais il se manifeste normalement dans la clarté ». C’est ainsi que le sublime, d’abord pressenti dans la nuit romantique, devient patent dans la banalité aveuglante du jour, dans la clarté la plus « normale ». Au fond, tout phénomène est sublime par la seule force de sa phénoménalité. Le soleil d’Aix, tel qu’il pèse sur les tableaux de Cézanne, est d’un sublime plus pur que l’orage, la tempête ou l’abîme vertigineux, qui sont finalement des figures du sublime mélodramatiques et littéraires, donc bavardes (alors que le mutisme est au contraire la qualité première du sublime). La vérité du sublime n’est pas la profondeur nocturne qui ensevelit le monde dans le pressentiment d’un au-delà, mais la platitude du jour, le plan d’immanence (Cézanne lui-même ne parle-t-il pas d’un monde semblable aux figures des jeux de cartes ?) sur lequel vient s’écraser l’incompréhensible présence du monde. Pour dire le sublime, il faut à Caspar David Friedrich, l’immense panorama d’un massif montagneux, et la même catégorie évoque à l’esprit de Kant les pyramides d’Egypte ou la basilique Saint-Pierre, à Rome ; pour dire le même sublime, il suffit à Cézanne d’une pomme. Pour reprendre la formule de Roudaud, ce qu’il y a de sublime dans l’art de Cézanne, c’est la révélation d’un monde « hors de l’intelligible ». Ainsi peut-on dire que le sublime définit l’évolution générale de la sensibilité esthétique depuis le XVIIIe siècle et jusqu’au XXe siècle au moins. Il détermine le « destin de l’art », dans la modernité comme dans la postmodernité, lui assignant la tâche insurmontable de représenter cela même qui, par sa seule présence, résiste à toute « représentation ». Ne faut-il pas dire que, dès la fondation de « l'esthétique », l'équilibre dynamique du beau était déstabilisé par la surenchère du sublime, débordé par l'hyperbole et la Schwärmerei qui transportent le plaisir esthétique au maximum de son intensité ? Pourtant le sublime cézannien, contredisant par là l'analyse kantienne, ne tente nullement une évasion vers la transcendance : il fait au contraire l'expérience et l'essai de l'indépassable horizon au sein duquel est confinée l'immanence de notre monde.

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            Cézanne expérimente une pratique de la peinture qui porte son art à la limite de ses possibilités, et le met ainsi en situation critique. En se concentrant sur l’obstacle de l’intensité phénoménale, en s’efforçant de faire face à la violence de l’apparaître, en s’approchant au plus près de la muraille, semblable au massif de la Sainte-Victoire, que le visible oppose au travail d’assimilation effectué par l’œil et par l’esprit, Cézanne fait l’expérience de l’horizon d’immanence, ou de l’indépassable limite de l’expérience possible, pour nous autres hommes. Plus que la forme de l’espace-temps qui, selon Kant, dessine cet horizon, l’art de Cézanne fait apparaître une majesté inhumaine et inaltérable, une densité de présence (10) qui menace l’équilibre de la relation sujet / objet, esprit / monde, et exige de la part du peintre un travail d’autant plus considérable qu’il s’approche davantage du motif, tension croissante qui définit précisément la notion de limite : la limite, bien qu’indépassable, peut être approchée infiniment (c’est la notion, par exemple, d’asymptote), tandis que la borne peut-être atteinte et dépassée (11). Cézanne porte ainsi jusqu’à son extrême tension l’art de peindre : la peinture n’est plus pour lui une imitation de l’apparence, mais plutôt l’approche indéfinie de l’apparaître, une sorte d’épreuve de l’existence nue. L’apparence est la phénoménalité du monde telle qu’elle se laisse composer dans le cadre et la quadrature d’un « tableau », l’apparaître exprime au contraire l’intensité du phénomène surgissant, la violence d’une épiphanie qui est aussi subversion des catégories dans la forme desquelles le sujet s’efforce de domestiquer la survenue du phénomène. A cette violence s’expose le jugement esthétique, qui est un jugement réfléchissant, qui s’origine donc dans l’éclat d’une pure rencontre sensible, s’offrant sans a priori à l’irradiation phénoménale, et renversant à ses risques et périls la domination somme toute fragile du jugement déterminant. Ainsi peut-on dire que, de Giotto à Cézanne, toutes les « révolutions » en peinture innovaient en ce sens qu’elles révélaient une dimension nouvelle, une possibilité non encore explorée dans le champ du visible ; le « maître » est alors celui qui nous apprend à voir ce que nous avions depuis toujours sous les yeux et qui, pourtant, par routine ou par inattention, était demeuré inaperçu. C’est ainsi que Caravage a su nous révéler la puissance expressive du clair-obscur, lui conférant la dignité théologique d’un affrontement de la grâce avec les ténèbres, exposant sous nos yeux un tableau nouveau du monde qui en accroît à la fois le mystère et la splendeur. Les caravagesques ont suivi, avec plus ou moins de talent (et pour nombre d’entre eux, avec un immense talent), explorant toutes les voies ouvertes par cette régénération du regard que le génie du Caravage avait rendue effective. Ainsi progresse ce qu’on nomme, peut-être abusivement, « l’histoire de la peinture » : à la façon d’une exploration systématique des puissances du visible, chaque mise en valeur d’une dimension nouvelle étant aussitôt reprise par les épigones jusqu’à l’épuisement de ses possibilités, le génie de l’invention finissant par s’éteindre dans la routine du style et de la manière. Aussi est-il bien superficiel de définir un art par la seule grammaire de son « style », qui ne devient véritablement codifié et clairement reconnaissable qu’à l’époque tardive où cet art parvient à la saturation de son sens, à son enlisement dans la routine. Parmi tous les inventeurs du regard, ce n’est pas sans raison qu’on dit de Giotto qu’il est le précurseur, lui qui sut découvrir ce qui sans doute crevait depuis toujours les yeux mais que nul n’avait su voir, la « majesté » du visible, la royauté du phénomène sous un ciel d’azur dont l’homme est le grand témoin (à l’image du corps de François, le héros de la basilique supérieure d’Assise, stigmatisé par sa propre vision), la dignité d’un réel sensible que la préférence symbolique et le parti pris herméneutique refoulaient depuis des siècles. Cet horizon de la splendeur phénoménale, les peintres, à la suite du précurseur, n’ont cessé de l’enrichir, découvrant de nouvelles richesses, suscitant de nouvelles valeurs, rendant toujours plus intense, plus chatoyante, la forme dans la lumière. Il semble bien pourtant qu’avec Cézanne la conquête du visible entreprise par les peintres européens depuis le Trecento (expérience qui réactivait nécessairement, bien qu’en lui donnant un autre sens, l’antique notion de mimêsis) trouve sa limite : Cézanne n’explore pas une contrée nouvelle de la phénoménalité, il se heurte plutôt à l’obstacle de la présence, il met en évidence la violence d’un apparaître à laquelle l’œil vivant se mesure, par laquelle le regard apprend à se connaître. Jusqu’à Cézanne, l’art de peindre a enchaîné les victoires de l’œil sur le visible ; avec Cézanne cette ivresse prend fin (aussi évoque-t-il son travail comme un effort pénible et douloureux, non comme un enthousiasme créateur), et l’œil intelligent fait l’apprentissage de son immersion dans le rayonnement de la lumière, de sa sujétion au monde qui l’impressionne (mais déjà Giotto lui-même rapportait la splendeur du monde phénoménal à la gloire de la création divine, reconnaissant ainsi dans l’intensité de l’apparaître un événement plus qu’humain ; aussi les peintres après Cézanne se réclameront-ils souvent de ceux qu’on nomme aux débuts du XXe siècle les « Primitifs », c'est-à-dire les peintres italiens du Trecento). Aussi faut-il opposer la clarté perspective, qui dispose les objets dans le tableau du monde, à la lumière irradiante que Cézanne expérimente jusqu’à la brûlure et l’éblouissement (de même que s’opposent l’optique géométrique de l’âge classique à la théorie du champ magnétique élaborée par Maxwell au XIXe siècle). C’est précisément parce que Cézanne porte la peinture à la limite de ses propres possibilités qu’à l’inverse de Giotto, il n’ouvre nulle route nouvelle, mais au contraire expérimente la résistance d’une limite que nul ne peut dépasser. Aussi Cézanne n’a-t-il pas vraiment de successeur, tant il est vrai qu’on ne peut que répéter – et toute répétition ne peut s’accomplir qu’au prix d’une déperdition du sens – sa tentative sans vraiment la renouveler. Derain et Matisse à Collioure en 1905 exacerbent le sentiment de la présence en portant les couleurs dans l’incandescence, obtenant ainsi une sorte de Cézanne chromatiquement exalté ; Vlaminck dans ses natures mortes de 1905-07 recommence la surexposition de la perspective cézanienne en y ajoutant le tumulte des couleurs de Van Gogh ; les choses commencent à se tasser avec Albert Marquet qui reproduit en grisaille, dans ses vues de Paris, les éblouissantes vues de Londres peintes par Derain en 1906 ; Henri Manguin, Charles Camoin apaisent dans leurs vues de la Côte d’Azur la tension qui habitait la vision cézanienne ; Braque recommence dans ses vues de l’Estaque de 1907-08 la monumentalité de Cézanne, mais, à l’inverse des Fauves, en la réduisant à une quasi monochromie ; Yves Brayer continue jusqu’à sa mort en 1990 une Provence stylisée et décorative, un Cézanne en quelque sorte devenu mondain et multipliant à l’infini d’aimables paysages qui orneront, sous la forme des estampes signées, d’innombrables salles à manger bourgeoises. Très rapidement, l’art en train de se faire, tout en reconnaissant sa dette envers Cézanne, cherchera d’autres voies, telles l’abstraction, le cubisme, le futurisme et les tentatives de dépassements de la peinture dans les avant-gardes russes. Ainsi se vérifie le fait que cet art, celui de Cézanne, fixe une limite plus qu’il n’annonce un avenir.
            Cézanne mettait en péril la fonction mimétique du tableau en déstabilisant l’équilibre du visible et de l’œil, du phénomène en sa gloire et du sujet sensible qui s’offre à sa réception. L’extrême intensité de la présence fait éclater la composition dans le cadre de laquelle se recueille la re-présentation (qui est présence assimilée par la ré-flexion de l’observateur). Cette crise de la représentation opère en deux sens, peut-être contradictoire : en premier lieu, l’avènement massif de la Chose en son impénétrable présence, bloc de matière que schématise la violence de son apparition (sphère, cylindre, cône) ; en second lieu la dissolution de l’Objet dans le miroitement immatériel de la lumière, tel que l’art de Monet en fait la démonstration : la série des cathédrales de Rouen, peinte entre 1892 et 1894, est contemporaine des débuts de la période synthétique (1888-1906) des Joueurs de cartes, des études pour les Grandes Baigneuses, de La Maison lézardée, de la dernière série des Sainte-Victoire et des magnifiques natures mortes qui précèdent la venue des crânes. La Chose qui survient sous les yeux fascinés de Cézanne interdit la représentation par l’impact de sa pure présence, tandis que l’irradiation lumineuse enregistrée par l’œil exact de Monet s’oppose à la définition de l’objet, mais nullement à sa représentation comme irradiation et miroitement. L’un et l’autre induisent le peintre à renoncer au monde, Cézanne par aveu d’impuissance, Monet par l’excès d’une réverbération envahissante. C’est par ce double dépassement, qui conjugue l’éblouissement de Monet et l’hypnose de Cézanne, que les peintres du XXe siècle expérimenteront des voies nouvelles.
            Ce que l’art de Cézanne nous permet donc de penser, c’est non seulement la limite de ce qu'il est possible de faire dans le cadre du tableau tel qu'il s'est construit à la renaissance (une fenêtre ouverte sur le monde, selon Alberti), mais encore la limite de l’interprétation esthétique de la beauté elle-même. Il fallait sans doute que la révolution esthétique qui, depuis le XVIIIe siècle, inscrivait la beauté dans le choc non conceptualisable, c'est-à-dire objectivement indéterminable, de la rencontre sensible, s’achemine vers une surenchère sensible (selon l’orientation hyperbolique que le sentiment du sublime donnait dès l’origine à l’interprétation esthétique) qui finisse par se retourner contre la possibilité même de la re-présentation. Pour que la beauté paraisse en majesté, il faut, selon les principes même de la philosophie esthétique, qu’elle se fasse littéralement aveuglante, et par conséquent qu’elle échappe à toute représentation déterminée. Cette menace, qui conduit la sensibilité esthétique à se nier elle-même dans l’excès de la sensation, était sans doute latente dès l’origine par la présence, à côté d’une esthétique du beau, d’une esthétique du sublime, qui, tendant à l’inconditionné, s’abîmait dans l’irreprésentable. Certes, l’irreprésentable d’un Caspar David Friedrich est encore poétique, littéraire ou mystique, tandis que le sublime de Cézanne, qui avait en horreur toute peinture « littéraire », est purement sensible, expérimenté par la pure et simple violence de la sensation. Mais l’étrange dédoublement de l’analytique du jugement esthétique marquait, dès la troisième Critique qui posait les fondements de cette recherche, l’impasse à laquelle elle devait nécessairement conduire. C’est en ce sens, peut-être, que nous sommes « postmodernes » : si l’esthétique définit l’esprit de la modernité (Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, 1863), Cézanne, en portant son art à la limite de l’horizon esthétique, nous met au défi d’inventer un art radicalement nouveau, qu’on nommera « contemporain » pour ne plus le dire « moderne », et qui fera du rejet violent de toute « esthétique » le premier article de son manifeste.

 

NOTES

1- Quand j’ai rédigé cette étude, en 2010, je n’avais pas pris connaissance de la conférence (« La certitude de Cézanne ») que Jean-Luc Marion prononça lors du colloque Ce que Cézanne donne à penser, qui eut lieu à Aix-en-Provence en juillet 2006  (les Actes en ont été publiés chez Gallimard en 2008). Ce texte très remarquable, que j’ai découvert en octobre 2011, converge sur de nombreux points avec les analyses que je développe ici : même rapprochement de la lettre à Emile Bernard avec le passage du Saggiatore, même accent mis sur la convexité du phénomène sensible, sur l’opposition de l’objet et de la chose, sur l’interprétation du dispositif perspectif, sur l’effacement du sujet qui se fait témoin de la pure présence… Il est vrai que je n'ai fait, dans le texte qu'on lit ici, que développer des thèses déjà formulées dans mon doctorat, soutenu en 1990 à Paris I (Qu'est-ce qu'un tableau ? Essai sur la formation des images en Europe depuis Giotto, volume 2, p. 983-989, sous la direction d'Olivier Revault-d'Allonnes). Il y a cependant une différence radicale entre ces deux essais : je ne pense pas, avec Marion, que l’apparaître de l’apparence soit pour Cézanne quelque chose comme la grâce d’une « donation du visible », « l’auto-monstration » du monde sous les yeux comblés de l’artiste, une reprise de la Genèse qui transporte le peintre dans  la béatitude d’un paradis terrestre, pur de toute corruption : « Il s’agit toujours du Paradis de Tintoret : ‟Le miracle y est, l’eau changée en vin, le monde changé en peinture. On nage dans la vérité de la peinture. On est saoul. On est heureux”. Aucun doute » (p. 130). Précisément, ce commentaire, qu’une lecture plus attentive relierait aux Noces de Cana de Véronèse plutôt qu’au Paradis du Tintoret, est prononcé par Cézanne lors d’une visite que le peintre fait au Louvre en compagnie de son ami Gasquet. Or, comme Cézanne l’explique lui-même quelques lignes plus loin, depuis David et le néoclassicisme, ce paradis des peintres est aujourd’hui perdu, toute cette vie de la peinture est devenue comme morte, l’incarnation miraculeuse qui faisait tout le bonheur de peindre des « maîtres d’autrefois » s’est dissipée comme un mirage, laissant la place à un réel sans âme, peut-être sans vie, qui est l’enjeu véritable de la nature morte chez Cézanne, et déjà chez Courbet avant lui. « L’éclosion » du phénomène n’est pas, ou n’est plus, une donation, le miracle qui « donne » le tableau, mais plutôt la résistance et l’opacité d’une présence à laquelle le peintre se confronte longuement, péniblement, et qu’il ne parvient à « réaliser » qu’au prix d’un  long travail. Cézanne « travaille » sur le motif, et il faut donner tout son poids à ce combat de l’œil et du monde, du sujet et de la chose, de l’esprit et de l’Etre. Chacun sait qu’on ne travaille pas en paradis, et que le travail commence avec l’expulsion du jardin d’Eden. Pour recevoir un don, il faut une grâce, et le monde de Cézanne, qui est celui de la modernité, me paraît singulièrement privé de grâce. Il est bien vrai que cet art médite la donation du visible, mais encore faut-il ajouter que ce « don » est une violence plutôt qu’une bénédiction : on « donne » aussi des coups… Cézanne sur le motif fait front à l’assaut de la lumière, à la ruée sauvage des « sensations colorantes ». Il tient le coup. L’évidence phénoménale fonde, selon Marion, la « certitude » de Cézanne. Contre Merleau-Ponty, qui voyait en Cézanne le maître de l’esquisse, du tremblement de l’origine, du premier frisson qui annonce la genèse des mondes, le Cézanne de Marion ne doute pas : « Aucun doute » conclut le texte de cette conférence. Sous les yeux de Cézanne, le phénomène fait son apparition, avec une irréfutable évidence. Il est cependant bien vrai que Cézanne, sans jamais trouver le repos d’une certitude, doute toujours, non de l’apparaître de la chose, mais de la possibilité même de peindre cet événement, cet avènement. Son art précaire est toujours menacé, tant il est difficile de maintenir l’écran fragile de la représentation contre l’irradiation phénoménale dont le motif est la source, tant il est périlleux de tenir tête à la chose magnifiée par l’acte de sa présence.

2- Breton, L’Amour fou : « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas ».

3- Et encore, du même Gasquet : « Longtemps, je suis resté sans pouvoir, sans savoir peindre la Sainte-Victoire, parce que j’imaginais l’ombre concave, comme les autres qui ne regardent pas, tandis que, tenez, regardez, elle est convexe, elle fuit de son centre » (Macula 112).

4- C’est là le propre de ce que Cézanne nommait « la peinture littéraire », qui refoule la surdité, l’absurdité de la Chose sous le masque de l’expression, ou du sentiment : « Je n’aime pas la peinture littéraire […] Vouloir forcer l’expression de la nature, tordre les arbres, faire grimacer les rochers, comme Gustave Doré, ou même raffiner comme Vinci, c’est encore de la littérature. Il y a une logique colorée, parbleu » (Gasquet, Macula 118).

5- Sur description et narration, voir Genette, Figures II, Seuil, « Points », 1969 : « Frontières du récit, p. 49-69.

6- « Il était seul, dans sa mansarde, en train d’imiter, avec du bois, une de ces ivoireries indescriptibles, composées de croissants, de sphères creusées les unes dans les autres, le tout droit comme un obélisque et ne servant à rien » (Madame Bovary, « L’Intégrale », I, 677 b).

7- A Maurice Denis, Cézanne aurait confié : « Le peintre, c’est l’orgueil avant tout, le Mathô de Salammbô, lui, et les autres n’existent pas » (Conversations, 94).

8- Il y a chez Flaubert une autre vieille attristée qui émouvait Cézanne : « Vous rappelez-vous dans ce voyage qu’il fait, dans Par les champs et par les grèves, cet enterrement qu’il raconte et cette vieille qui pleure comme il pleut… Chaque fois que je le relis, je pense à Courbet… La même émotion, le même art… Voyez » (Gasquet, Conversations, 145). Voici le passage de Flaubert auquel pense ici Cézanne : « Serrant les poings sur la poitrine, baissant la face, allant en avant sans remuer les pieds, essayant de regarder, tremblant de voir, elle s'est avancée vers la ligne des lumières qui brûlaient le long du brancard. Lentement, lentement, en levant son bras comme pour se cacher dessous, elle a tourné la tête sur le coin de son épaule et elle est tombée sur une chaise, affaissée, aussi morte et molle que ses vêtements mêmes. A la lueur des cierges, j'ai vu ses yeux fixes dans leurs paupières rouges, éraillés comme par une brûlure vive, sa bouche idiote et crispée, grelottante de désespoir, et toute sa pauvre figure qui pleurait comme un orage. C'était son mari, perdu à la mer, que l'on venait de retrouver sur la grève, et qu'on allait enterrer tout à l'heure. » (Œuvres complètes, Seuil, « L'Intégrale », 1964, p. 496).

9- Meyer Schapiro note la présence de rochers anthropomorphes sur le tableau de Cézanne : « Les puissants rochers de la partie inférieure, aux formes courbes et congestionnées, possèdent une forte qualité organique, d’un effet presque viscéral. On distingue un vague profil humain en bas à droite et le contour d’un visage – une tête penchée – sur le rocher illuminé aux arêtes dentelées du centre. Derrière et à gauche, le terrain se tord monstrueusement et ondule vers le fond » (Catal 95, p. 381).

10- En mécanique quantique, on parle en effet de « densité de présence », ou plutôt de « densité de probabilité de présence », telle que la fonction d’onde d’une particule, établie par Schrödinger, permet de la calculer. Chez Cézanne, on ne saurait parler de « probabilité de présence » : la Chose est là, irréfutablement, et la certitude de l’Etre est un absolu esthétique.

11- Sur l’opposition kantienne de la borne et de la limite, voir Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, « Conclusion : de la détermination des limites de la raison pure », § 57-60, Vrin, 1965, p. 137-156.